Intervention de Vincenzo Salvetti

Réunion du mercredi 18 janvier 2023 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Vincenzo Salvetti, directeur des applications militaires au CEA :

Depuis sa création en 1958, la DAM pilote et mène à bien les programmes qui lui sont confiés par l'État. La DAM assure une responsabilité de maîtrise d'ouvrage pour trois missions essentielles de la dissuasion française : les armes nucléaires, la propulsion nucléaire et les matières stratégiques nécessaires aux deux premiers volets.

La DAM compte de l'ordre de 4 900 salariés en CDI, et un total d'environ 5 100 employés en y ajoutant les personnels en CDD, les doctorants, les post-doctorants et les intérimaires. 75 % des effectifs sont affectés à la première mission de la DAM, à savoir les armes nucléaires et le programme Simulation. La DAM est responsable de la conception, du développement et de la fabrication des armes qu'elle met ensuite à disposition des forces océaniques stratégiques (FOST) et des forces aériennes stratégiques (FAS). En effet, les armes ne sont pas livrées aux armées, mais restent bien la propriété du CEA. La DAM, en outre, garantit la sûreté et la fiabilité des armes durant toute leur durée de vie. Lorsque les armes sont retirées de service, elles sont démontées sur un site militaire. C'est le général de Gaulle lui-même qui avait souhaité que l'assemblage et le démontage des têtes nucléaires soient assurés par des opérateurs de la DAM, mais sur des sites sous commandement militaire, et non sur les sites du CEA. Il s'agit de la base opérationnelle de l'île Longue, pour les armes océaniques, et du centre spécial militaire de Valduc pour les armes aéroportées. Les éléments d'armes sont ensuite démantelés dans les centres de la DAM.

Dans le cadre de sa deuxième mission, la DAM pilote la conception et la fabrication des chaufferies nucléaires embarquées, y compris leur cœur nucléaire, en s'appuyant sur deux maîtres d'œuvre industriels majeurs : TechnicAtome, pour la conception, et Naval Group pour la fabrication des principaux équipements sous pression. Les réacteurs utilisés pour la propulsion navale reposent sur les technologies à eau pressurisée, comme dans le nucléaire civil. Le même type de combustible, de l'oxyde uranium dont le taux d'enrichissement est inférieur à 5 %, est utilisé pour l'alimenter. Framatome réalise les ébauches forgées utilisées par Naval Group pour usiner les cuves de réacteurs et les générateurs de vapeur. Enfin, Orano fournit la poudre d'uranium enrichie dont la DAM a besoin pour les cœurs de réacteurs des chaufferies nucléaires. Alors que le combustible civil est placé sous le contrôle d'Euratom, celui utilisé pour les sous-marins nucléaires ou le porte-avions est libre d'emploi. Cette distinction se fonde sur l'origine du minerai : le pays producteur décide si le minerai est ou non libre d'emploi. Enfin, lorsque la chaufferie nucléaire est intégrée dans le bateau, la DAM assure durant toute la durée de vie du sous-marin ou du porte-avions son assistance technique au maître d'ouvrage du MCO des sous-marins qui est le « service de soutien de la flotte » (SSF).

Troisièmement, la DAM est maîtresse d'ouvrage dans l'approvisionnement en matières stratégiques : en plutonium, en uranium hautement enrichi et en tritium pour les armes, et en uranium faiblement enrichi pour les chaufferies. Cependant, la France a décidé de mettre un terme à sa production de plutonium à Marcoule en 1992 et d'uranium hautement enrichi à Pierrelatte en 1996. Depuis cette période, nous recyclons ces deux matières stratégiques.

Tant pour les armes que pour la propulsion nucléaire, la DAM travaille en interface directe avec la division des forces nucléaires de l'état-major des armées (EMA) et la direction générale de l'armement (DGA).

Enfin, la DAM apporte son expertise à l'État dans trois autres domaines. Le premier est la sécurité contre le terrorisme nucléaire et la non-prolifération nucléaire. La DAM est également chargée d'une mission de défense conventionnelle, depuis la cession du centre de Gramat situé dans le Lot par le ministère des armées et la DGA le 1er janvier 2010. Pour finir, notre sixième mission nous a été affectée en 2002 par la ministre de la défense Michèle Alliot-Marie : il s'agit de faire profiter, si besoin, la défense et du le monde industriel de notre expertise acquise dans le monde de la dissuasion. Ainsi, nous pouvons être appelés par la DGA à participer à des programmes d'études en amont aux côtés d'industriels de la défense. C'était le cas du programme sur le système de combat aérien futur mené en coopération avec le Royaume-Uni[1], qui intégrait une composante sur la furtivité.

Je souhaitais vous apporter des précisions sur les armes nucléaires, en commençant par leur principe de fonctionnement. Une tête nucléaire est composée d'une enveloppe externe, qui contient une charge nucléaire et un bloc équipement qui gère le séquentiel de fonctionnement de l'arme. L'enveloppe garantit la pénétration de la tête nucléaire : elle doit être furtive et durcie pour préserver l'intégrité de la tête nucléaire en cas d'interception par une défense antimissile balistique. Une fois que la tête est entrée dans l'atmosphère, la charge nucléaire fonctionne. Cette charge comprend deux étages : une amorce, qui délivre environ 10 % de l'énergie totale contenue par l'arme, et un étage de puissance, qui en fournit 90 %. Une arme nucléaire est déclenchée par un détonateur, qui nécessite une puissance de l'ordre d'un joule ; lorsqu'elle explose, dans un laps de temps de quelques dizaines de millionièmes de seconde, son facteur d'amplification est de l'ordre de 1015.

Le fonctionnement de l'arme nucléaire fait intervenir des réactions de fission et de fusion thermonucléaire. Il est régi par un seuil minimal ; en effet, pour que la fission ait lieu, une densité critique doit être atteinte. Ainsi, la densité du plutonium au repos est de 16 ; pour qu'il fissionne, sa densité doit être portée à environ 50/60. Une masse minimale de plutonium est requise pour enclencher la fission. Sans ces deux conditions, l'arme nucléaire ne pourra pas fonctionner.

Comme une arme conventionnelle, la tête nucléaire doit atteindre une cible prédéfinie avec un effet recherché. Il s'agit ici de délivrer un certain niveau d'énergie, avec une arme optimisée. En effet, le nombre de sous-marins lanceurs d'engins (SNLE) est de quatre, avec seize missiles par sous-marin, l'objectif est de maximiser la capacité d'emport de chacun. La Russie ou les États-Unis, qui ont culminé à plus de 30 000 armes au plus fort de la guerre froide, ne sont pas soumis aux mêmes contraintes pour assurer une dissuasion crédible que la France, qui n'en disposait, au plus, que 500 à 600 à cette même période. En 2020, le Président a rappelé que notre stock maximal était de 300 armes nucléaires.

La tête nucléaire dont l'optimisation a été poussée à son maximum est la TN 75. Elle est encore en service dans la FOST, associée au missile M51.1 depuis 2010. Vingt-six essais nucléaires ont été nécessaires pour la mettre au point et la garantir. Lorsqu'il était encore possible de mener des essais nucléaires, nous pouvions approcher les seuils de fonctionnement. Seuls les essais nucléaires permettaient d'obtenir de tels niveaux d'optimisation de la charge nucléaire. Leur arrêt définitif a rapidement posé la question de la garantie de fonctionnement de la charge nucléaire. Le président Mitterrand a décidé d'un moratoire à la fin des années 1991. Toutefois, la préparation d'un essai nucléaire par an est restée autorisée jusqu'en 1996, en allant jusqu'à la réalisation du container où était positionné l'engin, au fond d'un puits dans le Pacifique. Cela nous a permis de maintenir nos compétences en matière d'essais nucléaires dans le cas où ces derniers auraient repris, mais également de nous préparer à leur arrêt.

C'est à cette période que nous avons défini le concept de charge robuste La charge robuste est fortement développée sur le plan technologique, mais elle s'éloigne des seuils de fonctionnement. Si la dernière série d'essais de 1995-1996 a suscité de nombreuses polémiques, elle était indispensable pour démontrer et qualifier les charges robustes sur lesquelles s'appuierait à l'avenir notre dissuasion. Depuis 1996, les têtes nucléaires aéroportées (TNA) et océaniques (TNO) ont été conçues, développées et garanties sans essai nucléaire nouveau. Au total, 210 essais nucléaires ont été réalisés par la France, dont 17 en Algérie et 193 en Polynésie française.

Le programme Simulation repose sur trois piliers : des physiciens, qui connaissent les règles régissant le fonctionnement d'une arme nucléaire ; des numériciens, dont la tâche consiste à traduire la physique de fonctionnement en systèmes d'équations complexes ; enfin, des supercalculateurs, capables de réaliser le un calcul complet en moins d'une semaine. Nos calculateurs sont au meilleur niveau mondial. Mes équipes travaillent avec les salariés d'Atos – précédemment Bull – pour concevoir les supercalculateurs du futur. Lorsque ce partenariat a été engagé au début des années 2 000, Bull était un industriel moribond ; l'argent injecté par l'État et le pilotage assuré par le CEA ont fait d'Atos le quatrième constructeur mondial de super calculateurs.

Au-delà des calculateurs, nous nous sommes réservés la possibilité de mener des expériences dans deux grandes installations. La première est celle d'Epure, située sur le site de Valduc, en Bourgogne. Il s'agit d'un programme français lancé par le Président de la République en 2008. Epure s'intéresse au fonctionnement de l'amorce et à la phase initiale de densification du plutonium. Cette installation respecte bien entendu les traités de non-prolifération et d'interdiction complète des essais nucléaires signés par la France. En effet, ces expériences ne dégagent pas d'énergie d'origine nucléaire. La seconde, le laser mégajoule (LMJ), installé au centre d'études scientifiques et techniques d'Aquitaine (Cesta), adresse le fonctionnement thermonucléaire.

Pour finir, les essais nucléaires passés nous servent encore aujourd'hui. Une fois que le standard de simulation réunissant l'ensemble des codes qui décrivent le fonctionnement de l'arme est en phase de qualification finale, la validation ultime consiste à rejouer des essais nucléaires. Nous connaissons en effet la géométrie des engins alors testés ainsi que les dispositifs de mesure alors utilisés. Il nous suffit dès lors de comparer les résultats alors obtenus à ceux qui sont simulés. Ainsi, nous sommes certains de la qualité de nos codes de calcul et de l'incertitude de notre outil numérique.

Le programme Simulation est un succès. Lancé en 1996 et préparé dès 1992, il a permis de garantir le fonctionnement de la TNA en 2006, qui équipe aujourd'hui les FAS et la TNO qui équipe la FOST depuis en 2010 en plus de la TN 75.

Epure caractérise la phase d'implosion de l'amorce avant son fonctionnement nucléaire. Il s'agit de machines radiographiques, reposant sur un système identique à celui de la radiographie du corps humain, mais qui dégage une dose cent mille fois plus forte en raison de la densité des matériaux qu'il est nécessaire de pénétrer. La vitesse d'implosion du matériau de l'amorce à est de quelques kilomètres par seconde. Pour radiographier un engin en implosion, la durée du flash est extrêmement courte, il dure 60 nanosecondes. Epure nous permet de réaliser des expérimentations mettant en œuvre du plutonium. Toutefois, comme nous nous interdisons de dégager de l'énergie nucléaire, nous menons les essais sur des maquettes à échelle réduite.

La France seule a décidé du programme Epure, en suivant deux phases. À la suite de la signature des accords de Lancaster House avec le Royaume-Uni le 2 novembre 2010, le programme Teutatès a été lancé, incluant Epure. L'installation est désormais exploitée conjointement par les deux nations : environ quarante des cent employés qui y travaillent sont britanniques. Pour des raisons de sûreté nucléaire, et eu égard à notre loi, le chef de l'installation qui porte la responsabilité de l'exploitation nucléaire est français, mais son adjoint est britannique. Si l'exploitation de l'installation est commune, chaque pays reste souverain sur les expériences qu'il réalise : l'engin, son design et les matériaux utilisés ne sont pas partagés.

Le LMJ est une installation expérimentale de 300 mètres de long, 150 mètres de large et 60 mètres de haut. Il s'intéresse à la fusion thermonucléaire. Le but est de faire interagir l'énergie laser produite par des faisceaux laser avec un matériau tel que l'or afin de créer un rayonnement X qui fait imploser une bille contenant du deutérium, et, à terme, du deutérium et du tritium. La presse a rapporté élogieusement les expérimentations américaines sur la fusion à rendement net d'énergie dans le National Ignition Facility (NIF) à Livermore, qui utilisaient du deutérium et du tritium. Portés à des températures de l'ordre de 100 millions de degrés et à des centaines de milliers de fois la pression atmosphérique, ces deux isotopes naturels de l'hydrogène trouvent de bonnes conditions pour fusionner. Ils dégagent alors une très grande quantité d'énergie sous forme notamment de neutrons. Pour parvenir à cette fusion par confinement inertiel, des installations de l'ampleur de celles du NIF ou du LMJ sont nécessaires. Le LMJ, lancé en réalisation en 2003, a été mis en service en 2014 avec un nombre de faisceaux laser réduits. À terme, il en comptera 176, pour une énergie totale de 1,3 mégajoule. Le NIF produit quant à lui 2 mégajoules, il s'agit donc d'installations de classe équivalente.

L'EPURE et le LMJ nous permettent donc de confronter des mesures réalisées lors de ces expériences – l'une simulant le fonctionnement primaire de l'arme, l'autre son fonctionnement thermonucléaire – à des calculs prévisionnels. Cette comparaison nous amène à améliorer nos codes de calcul pour réduire l'incertitude de l'outil numérique dans le but de garantir en les optimisant nos charges nucléaires.

Je conclurai sur la stratégie de la DAM, centrée autour de cinq enjeux fondant notre raison d'être. Le premier est d'honorer et de préserver la confiance de l'autorité politique. Lors des audits qu'elle réalise tous les quatre ans environ auprès de la DAM, la Cour des comptes souligne constamment la clarté de la gouvernance des programmes nucléaires de défense. La gouvernance de notre mission au profit de la dissuasion remonte au plus haut niveau de l'État : en effet, le conseil des armements nucléaires est présidé par le Président de la République. L'ensemble des décisions concernant les programmes touchant à la dissuasion est pris dans le cadre de ce conseil, qui se réunit une à deux fois par an, en fonction des besoins de. Une attention particulière est portée à l'avancement des programmes déjà lancés et au grand futur, à horizon 2045-2050. Une œuvre commune, directive du Premier ministre, décrit ensuite le partage des travaux à réaliser entre le ministère des armées et le CEA : elle définit le périmètre des activités confiées à la DAM. Un comité réunissant l'armée et le CEA a été créé afin de faire le rapport de nos activités. Sa première réunion a eu lieu en 1961, un an après la réalisation du premier essai nucléaire, et trois ans avant le déploiement des premières armes nucléaires. Tous les programmes de la dissuasion sont examinés par ce comité mixte une fois par an. Le comité analyse également et prend acte du programme moyen à long terme de la DAM, qui présente dans le détail le contenu physique et financier de chaque programme. Le budget de la DAM s'élève à 2,7 milliards d'euros, et inclut notamment les salaires de nos personnels.

Notre deuxième enjeu consiste à disposer d'une organisation optimisée pour maîtriser le pilotage de nos programmes. Notre organisation matricielle s'articule autour de directeurs de programmes à la tête de chacune des missions que j'ai décrites, et de directeurs de centres, responsables de la maîtrise d'œuvre. Nos cinq centres se situent à Bruyères-le-Châtel, à Salives en Bourgogne, au Barp en Nouvelle Aquitaine, à Gramat en Occitanie et à Monts en Centre-Val de Loire.

En outre, la DAM doit pouvoir adapter ses armes stratégiques à une évolution du contexte stratégique afin que la dissuasion reste crédible et efficace. La DAM œuvre également dans le cadre des programmes futurs. Nous travaillons à l'air-sol nucléaire de quatrième génération, qui remplacera la composante aéroportée actuelle à horizon 2035, ainsi qu'au prochain incrément du missile M51.3, qui emportera une tête océanique adaptée dans quelques années et, dans un futur plus lointain, au programme M51.4.

La DAM doit également maîtriser le maintien de la souveraineté et des compétences nécessaires à nos programmes. Nous avons établi une gestion précise des compétences sur nos métiers spécifiques. Si certains sont communs à d'autres entreprises, d'autres sont en effet moins courants. Des formations internes sont donc assurées. Par ailleurs, nous avons récemment lancé un plan d'attractivité, qui vise à la fois à recruter, former et fidéliser les personnels dont nous avons besoin. Il faut en effet une dizaine d'années à un concepteur d'armes ou de têtes pour acquérir l'ensemble de ses compétences.

Enfin, nous assurons la crédibilité scientifique et technique de la DAM, qui passait autrefois par la capacité à réaliser des essais nucléaires. Désormais, notre crédibilité repose sur différents socles : nous publions par exemple les collaborations scientifiques que nous réalisons dans des domaines ouverts. 25 % du temps de faisceau du LMJ est alloué à la recherche académique, dont la qualité des résultats atteste de ceux obtenus dans le monde de la dissuasion.

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