Intervention de Françoise Jeanjaquet

Réunion du mercredi 8 février 2023 à 14h30
Commission d'enquête chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements au sein de l'administration pénitentiaire et de l'appareil judiciaire ayant conduit à l'assassinat d'un détenu le 2 mars 2022 à la maison centrale d'arles

Françoise Jeanjaquet, première vice-présidente, coordinatrice du service d'application des peines antiterroriste :

J'ai demandé à Mme Thubin de m'accompagner, car elle est chargée du suivi des détenus de la maison centrale d'Arles.

Dans mon propos liminaire, et en réponse au questionnaire qui m'a été adressé, je vais d'abord décrire l'organisation du service, définir notre domaine de compétence et les limites de notre intervention, avant d'exposer les difficultés auxquelles nous sommes confrontés pour assurer nos différentes missions ; j'aborderai ensuite plus particulièrement les questions relatives aux réductions de peine ainsi que les avis que nous émettons, notamment concernant l'orientation en QER et en quartier de prise en charge de la radicalisation (QPR), et plus spécifiquement encore s'agissant du cas de M. Elong Abé.

Les juges de l'application des peines en matière de terrorisme ont une compétence exclusive pour assurer le suivi des condamnés pour une infraction terroriste, ce qui signifie que les juges de l'application des peines (JAP) dits de droit commun ou locaux qui interviennent dans les établissements doivent nécessairement se dessaisir à notre profit lorsqu'ils ont connaissance d'un dossier lié au terrorisme. Notre compétence est en outre nationale, c'est-à-dire que nous assurons le suivi de tous les condamnés pour des faits de terrorisme, quel que soit leur lieu de détention ou quel que soit leur domicile, notamment pour le suivi des mesures en milieu ouvert.

Cette fonction a été créée en janvier 2006 dans l'objectif d'assurer une spécialisation des magistrats dans ce domaine très particulier et de prendre en charge de manière homogène les personnes condamnées pour de telles infractions. Il y avait aussi la volonté de rendre aussi systématique que possible le recours à la visioconférence pour l'audition des condamnés pour des faits de terrorisme, de manière à éviter les extractions et les transports de condamnés, lesquels sont soumis à des règles de sécurité très particulières.

En 2006, il n'y avait qu'un seul magistrat chargé de ce suivi, qui traitait essentiellement des terrorismes basque et corse. C'est avec la montée en puissance des condamnations pour terrorisme islamiste, notamment du fait de la judiciarisation des départs ou des velléités de départ en Syrie, que le nombre de personnes condamnées pour des infractions terroristes a augmenté de façon exponentielle, conduisant à affecter au service un deuxième magistrat en 2016, puis un troisième en septembre 2019, avec la création du poste – que j'occupe – de première vice-présidente chargée de la coordination du service. Comme tous les JAP, nous disposons d'une greffière par cabinet et deux adjoints administratifs travaillent avec nous, ce qui constitue au total un petit service de huit personnes.

Plus de 85 % des condamnés que nous suivons sont désormais des terroristes islamistes, auxquels s'ajoutent entre 8 % et 10 % de terroristes basques, environ 3 % de condamnés corses et une personne d'Action directe. Nous commençons depuis peu à avoir affaire à des condamnés appartenant à la mouvance d'ultradroite, notamment au groupuscule OAS.

S'agissant plus particulièrement des condamnés pour terrorisme corse, nous en suivons actuellement huit dans le cadre d'un aménagement de peine ou d'une peine en milieu ouvert. Ils vivent en Corse. Un se trouve, essentiellement pour des raisons de santé, en région parisienne. Six autres sont emprisonnés, dont cinq au centre pénitentiaire de Borgo – notamment MM. Ferrandi et Alessandri, depuis leur radiation du répertoire des DPS à la suite de l'assassinat d'Yvan Colonna.

Au total, toutes mesures confondues, nous suivions au 31 décembre 2022 614 personnes, dont 256 détenus et 39 individus faisant l'objet d'une mesure d'aménagement de peine sous la forme d'une détention à domicile sous surveillance électronique. Il faut savoir qu'en décembre 2015, le service n'avait la charge que de 240 dossiers – d'où l'accroissement de nos effectifs.

Le service et nos trois cabinets spécialisés sont organisés selon une répartition géographique articulée autant que possible avec le ressort des directions régionales de l'administration pénitentiaire afin qu'il y ait un interlocuteur unique par région, sauf en région parisienne, où la répartition se fait par département. Cette répartition permet à chaque JAP compétent en matière de terrorisme d'avoir dans son ressort au moins un QER et un QPR. Chaque cabinet assure, dans le secteur dont il a la charge, le suivi des mesures en milieu ouvert – sursis probatoires, surveillance judiciaire, suivi socio-judiciaire et suivi post-peine –, des mesures d'aménagement de peine – semi-liberté, détention à domicile sous surveillance électronique, placement extérieur –, ainsi que des condamnés incarcérés en établissement pénitentiaire.

Il ne s'agit cependant pas d'un suivi continu. Les textes ne nous donnent aucune compétence pour déterminer le régime de détention ni même orienter le parcours d'exécution de la peine, qui dépend exclusivement de l'administration pénitentiaire. Par exemple, les décisions relatives au classement ou au déclassement d'un détenu au travail ou en formation ainsi qu'à son accès à des activités en détention dépendent uniquement de la direction de l'établissement ; elles sont généralement prises à l'issue de commissions pluridisciplinaires uniques (CPU) au sein desquelles le JAP n'intervient pas. Nous n'avons aucune préconisation particulière à donner en matière de gestion des mesures de sécurité ou de régime de détention, qui relèvent de la compétence du chef d'établissement, en fonction des régimes applicables aux différents quartiers de l'établissement. Nous n'intervenons que de manière ponctuelle, lorsque nous sommes saisis d'une demande ou d'un avis relevant de notre compétence et prévu par les textes.

Le cœur de notre métier est d'abord de statuer sur les demandes d'aménagement de peine des condamnés et sur les réquisitions du parquet national antiterroriste (PNAT) en vue de la mise en place de mesures de sûreté à la libération. Nos décisions sont alors rendues dans le cadre d'une procédure contradictoire comportant une audience ; le condamné y est assisté par un avocat et a la possibilité de faire appel de nos jugements, lesquels sont examinés par la chambre de l'application des peines compétente en matière de terrorisme, à la cour d'appel de Paris.

Notre cœur de métier est aussi de statuer sur l'octroi de réductions de peine supplémentaires ou le retrait de crédits de réduction de peine. Néanmoins, nous ne pouvons pas nous saisir d'office : nous devons être saisis par le chef d'établissement ou par le parquet. Nous sommes également saisis de demandes du condamné concernant des permissions de sortir ou des autorisations de sortie sous escorte. Il s'agit de décisions rendues sur ordonnance et relevant essentiellement du champ d'intervention de la commission de l'application des peines. Ces ordonnances sont également susceptibles d'appel.

Nous avons ensuite des activités, non pas véritablement annexes, mais liées au fait que le JAP peut être amené à formuler des avis consultatifs dans le cadre d'une procédure aboutissant à une décision de nature administrative – et non juridictionnelle. Il s'agit notamment de l'orientation initiale d'un condamné vers un établissement et des décisions de transfert d'un établissement à l'autre. Toutefois, la décision finale relève de la compétence de l'administration pénitentiaire. Nous intervenons également pour donner un avis sur la prolongation des mesures d'isolement, en raison de la mission de gardien des libertés individuelles que nous exerçons : en effet, les mesures d'isolement sont très attentatoires à la liberté individuelle et peuvent avoir des conséquences délétères sur la santé psychique et physique du détenu – d'où un cadre procédural extrêmement contraint. Enfin, nous donnons notre avis au sein des commissions qui vont proposer le placement ou le maintien d'un individu sous le statut de DPS, sachant que la décision finale appartient au ministère de la Justice. Si j'ai hésité à qualifier ces activités d'annexes, c'est parce qu'on n'en tient compte ni dans l'évaluation de notre charge de travail ni dans les statistiques d'activité de notre service.

Chaque magistrat suit en moyenne un peu plus de 200 dossiers. Compte tenu de la nature très particulière du contentieux, le ratio est bien inférieur à celui d'un JAP chargé de personnes détenues pour des faits de droit commun. Nous exerçons dans d'assez bonnes conditions et le travail que nous accomplissons dans le cadre de notre activité juridictionnelle est qualitatif.

Néanmoins, nous travaillons à flux tendu et sommes contraints d'établir des priorités. En effet, depuis environ deux ans, le nombre de sortants de prison s'accroît et notre priorité absolue est d'examiner les demandes d'aménagement de peine de ces condamnés à l'approche de leur sortie et les réquisitions du PNAT en vue de la mise en place de mesures de sûreté. Il est en effet de notre responsabilité d'examiner la situation des détenus terroristes afin de déterminer s'ils ont besoin d'un accompagnement à leur sortie de détention et nous devons impérativement statuer dans des délais contraints, à savoir avant ladite sortie. Nous y passons de plus en plus de temps, parfois au détriment d'autres tâches.

D'autre part, si la compétence nationale permet une spécialisation et une uniformisation de la jurisprudence en matière de terrorisme, elle a aussi un inconvénient, qui est notre éloignement des établissements. Un JAP local va pouvoir se rendre plusieurs fois par mois sur place, rencontrer le chef d'établissement, effectuer des visites, avoir des échanges informels ; il aura de ce fait une connaissance fine de l'établissement, de la politique qui y est menée, des conditions de détention et des profils des détenus. Nous ne disposons pas de cette possibilité. Nous nous déplaçons essentiellement pour tenir des audiences dans le cadre de dossiers à fort enjeu. Par exemple, il y a quinze jours, le tribunal de l'application des peines s'est rendu au centre pénitentiaire de Borgo pour examiner la demande d'aménagement de peine de M. Ferrandi. Il nous semble en effet important, s'agissant de personnes faisant l'objet d'une réclusion criminelle à perpétuité, de nous rendre dans l'établissement, de rencontrer le détenu, d'échanger avec le chef d'établissement et avec les équipes. Nous souhaiterions augmenter le nombre de ces déplacements. Si nous avons visité la majorité des centres disposant d'un quartier dédié du type QER ou QPR, il nous manque une connaissance fine de la politique menée dans chaque établissement.

Nous souhaiterions aussi avoir le temps de présider nous-mêmes des commissions de l'application des peines, notamment pour l'examen des réductions de peine supplémentaires. Dans l'état actuel des choses, la commission de l'application des peines locale rend un avis après examen de la demande et nous envoie le dossier ; nous sollicitons l'avis du PNAT et nous rendons une décision motivée. Toutefois, nous n'avons pas toujours la possibilité d'échanger avec les membres de la commission, car nous manquons de temps non seulement pour nous déplacer mais aussi pour organiser des réunions de la commission en visioconférence. C'est très dommage, la commission de l'application des peines étant une source particulièrement riche d'informations et un lieu de discussion concernant la situation et le parcours du condamné, puisqu'y siègent un représentant de l'établissement, un représentant de la détention, un représentant du service pénitentiaire d'insertion et de probation (Spip) et un représentant du PNAT.

De même, nous ne pouvons consacrer qu'un temps limité aux avis que nous sommes amenés à donner à l'administration pénitentiaire, et qui sont très nombreux car les personnes condamnées pour terrorisme font l'objet de beaucoup de transferts, d'orientations, de mesures d'isolement ou de sortie d'isolement. Nous n'émettons des avis que de manière ponctuelle, sur saisine, et, compte tenu de nos moyens, il nous est difficile d'avoir une vision panoramique, en temps réel, du parcours en détention des condamnés relevant de notre compétence. Or cela nous permettrait peut-être de mieux suivre leur prise en charge et de préconiser, parfois même en dehors des textes, des orientations, dans le cadre d'échanges informels avec les établissements.

Il nous arrive de le faire, mais essentiellement pour des condamnés qui ont déposé une demande d'aménagement de peine ou envisagent de le faire. Souvent, nous les recevons en audition et ils nous font part de leurs projets concernant la sortie ou le parcours d'exécution de peine ; nous pouvons alors, à la lumière de ce qu'ils nous disent et de ce que nous estimons être leur besoin en matière pénitentiaire, informer l'administration pénitentiaire de ce qui serait bien pour eux.

Actuellement, c'est donc principalement au moment de l'examen d'une requête en aménagement de peine, ou des réquisitions du parquet en vue de l'instauration d'une mesure de sûreté, que nous étudions la situation pénale et le parcours pénitentiaire global du condamné dont le dossier nous est soumis. Nous le faisons sur le fondement des avis recueillis auprès du Spip et de la direction de l'établissement, ainsi que de tous les documents qui nous sont transmis – synthèses QER, synthèses QPR, rapports des binômes de soutien. En outre, pour certaines mesures – c'est obligatoire pour mettre en œuvre une mesure de surveillance judiciaire –, nous avons des expertises psychiatriques ou nous pouvons en diligenter.

Le JAPAT ne dispose pas de l'intégralité des informations qui permettent d'évaluer complètement la dangerosité d'un condamné, notamment celles qui peuvent être recueillies par les services de renseignement, quels qu'ils soient.

Peut-être serait-il intéressant d'envisager la création d'un quatrième poste pour développer cette politique. En outre, nous demandons en vain la création d'un poste d'assistant spécialisé – recommandée par le rapport rendant compte du contrôle de fonctionnement effectué par l'IGJ en octobre 2019 –, à l'instar de celui qui existe au service de l'exécution des peines du PNAT, afin de rédiger des notes de synthèse, à mettre régulièrement à jour, sur le parcours des condamnés pris en charge par le service. Cela nous fournirait un outil de travail préparatoire complet et actualisé au moment de notre prise de décision.

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