Intervention de le général d'armée Thierry Burkhard

Réunion du jeudi 6 avril 2023 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

le général d'armée Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées :

C'est la quatrième fois que nous nous retrouvons depuis le début de cette seizième législature. J'ai déjà évoqué devant vous les évolutions de l'environnement stratégique et la nécessité d'anticiper pour ne pas être dépassé. Ces éléments ont été également présentés dans la Revue nationale stratégique, qui portait notamment sur les nouvelles menaces ou les nouveaux enjeux.

Avec la LPM, il s'agit de donner aux armées les moyens de répondre à l'ambition de puissance d'équilibres de notre pays. Sous la conduite du ministre des Armées, celles-ci ont mené un travail d'introspection très dense, avec la volonté de se mettre à la hauteur des transformations de notre monde. La guerre en Ukraine a bien évidemment influencé nos réflexions dans le sens où elle a permis de confirmer des orientations déjà prises, mais également de dévoiler des domaines où il faut encore plus nettement produire un effort.

Ces actions doivent se faire en étant connecter au réel, notamment en prenant en compte les difficultés socio-économiques de notre pays, et plus largement du monde. À ce titre, nous sommes conscients du niveau d'effort consenti par la nation. Nous sommes engagés pour exploiter ce potentiel au maximum pour la sécurité des Français et les intérêts de notre pays.

Avant de répondre à vos questions, je souhaiterais d'abord partager quelques éléments d'appréciation de la situation stratégique. J'expliquerai ensuite la méthode utilisée par l'état-major des Armées pour apporter sa contribution à la construction de cette LPM, avant d'aborder les grandes orientations de notre transformation.

Pour la France, la situation actuelle est d'abord influencée par l'attaque de l'Ukraine par la Russie d'une part, l'évolution de notre posture en Afrique d'autre part, marqué par notre retrait du Mali il y a six mois. La guerre en Ukraine correspond plutôt aujourd'hui à une guerre de position, avec de part et d'autre la volonté d'épuiser l'adversaire dans des batailles d'attrition massives. Elle se caractérise également par la mise en œuvre de profondeurs stratégiques dont les caractéristiques diffèrent chez les deux belligérants. La Russie joue sa stratégie de long terme et « encaisse les coups » en renouvelant son potentiel. De fait, la profondeur stratégique est probablement la caractéristique et l'atout majeur de la Russie depuis longtemps. À l'inverse, l'Ukraine dispose d'une moindre profondeur stratégique ; elle est donc plus vulnérable aux coups de son adversaire. Si elle est aidée par un certain nombre de pays, elle n'a pas totalement la main sur sa profondeur stratégique. L'Ukraine s'efforce d'agir plus rapidement, afin de ne pas subir sur le long terme la profondeur stratégique russe.

Les armées françaises interviennent en appui. Conformément à ce qu'a résumé le président de la République : « l'Ukraine ne peut pas perdre, ne doit pas perdre ». Les armées appuient l'action de la France en Ukraine sur deux axes. Le premier concerne des cessions (dites complètes), avec un effort pour céder des matériels immédiatement employables, sur lesquels nous avons formé les soldats ukrainiens. Comme le ministre l'a indiqué hier, nous préparons la cession d'un système sol-air de moyenne portée de capacité importante, qui aura lieu dans les semaines à venir. Le deuxième axe, qui porte sur la formation de l'équivalent d'un bataillon militaire ukrainien (600 militaires), a débuté cette semaine en Pologne. Ces militaires sont ainsi formés sur du matériel français, dans le cadre dans la mission européenne nommée European Union Military Assistance Mission (EUMAM).

En Afrique, la menace terroriste est en expansion, en particulier en direction du golfe de Guinée. La France cherche à changer la forme de sa présence, avec la construction de partenariats plus associatifs, c'est-à-dire d'égal à égal, avec les pays africains. Cela concerne un appui à la montée en puissance de ces armées africaines, si nécessaire jusqu'à l'accompagnement, comme nous le faisons actuellement au Niger. Le deuxième volet porte sur l'adaptation de nos dispositifs pour répondre du mieux possible et de la manière la plus adaptée aux besoins de formation de ces pays. Il s'agit notamment de nouvelles capacités dans le domaine de la troisième dimension, afin que ces pays disposent dans la 3ème dimension de capacités adaptées à leurs besoins. Il convient également de mentionner un effort de lutte dans le champ des perceptions, pour contrer la guerre informationnelle que nous livre un certain nombre de compétiteurs et réussir à donner une image plus vraie de la France. Cela nécessite néanmoins un effort collectif plus global : les armées ne doivent pas être la seule image de la France en Afrique.

La zone Asie-Pacifique devient le centre de gravité du monde. L'approche française doit tenir compte de la tyrannie des distances, dans la mesure où cette zone ne se situe pas dans notre environnement proche. Nous devons être capables de conduire des manœuvres de signalement stratégique pour assumer la compétition dans la zone Pacifique, grâce à la complémentarité des moyens. Nous sommes un pays de la zone disposant de forces prépositionnées sur place.

Par exemple l'exercice Croix du Sud, exercice interallié rassemblant de nombreux pays de la zone, est actuellement organisé et conduit par les forces prépositionnées et nous y adjoignons des moyens supplémentaires, à l'image de la mission Jeanne d'Arc qui a contribué à l'exercice. Il existe donc une complémentarité entre des moyens déjà présents sur zone et des renforcements que nous pouvons envoyer. Nous maintenons et développons également les liens avec nos partenaires dans la zone.

L'effort se porte aussi dans l'océan Indien, d'une part en raison des distances, mais d'autre part parce que les menaces y sont probablement plus prégnantes. L'objectif consiste ici à protéger les ressources de nos zones économiques exclusives (ZEE), mais également à défendre nos approches et à préserver la liberté de circulation pour les flux d'approvisionnement. Nous développons des partenariats avec les Émirats arabes unis (EAU) ou avec l'Inde.

Ensuite, comment les armées se sont-elles organisées pour contribuer à la construction de la LPM ? Nous avons tout d'abord bien identifié la nécessité de doter les fondamentaux de la défense française, c'est-à-dire un socle lié à la singularité de notre pays et de notre positionnement stratégique et géographique. En particulier, nous avons accordé une vraie priorité à notre autonomie, qui se conjugue avec notre place d'allié otanien et de partenaire stratégique fiable. Il s'agit en particulier d'être capable de tenir nos accords de défense. Il importe également de bien prendre en compte nos outremers.

Nous nous sommes également attachés à la singularité de nos armées, dont la mission consiste notamment à fournir à nos décideurs politiques une autonomie de compréhension et d'appréciation, en particulier à travers le renseignement, de son recueil à son exploitation. Cette mission est aussi la mise en œuvre de la dissuasion, avec des forces nucléaires adaptées aux évolutions de la menace. Enfin, nos forces conventionnelles doivent être crédibles, à la fois pour épauler la dissuasion nucléaire, mais également en termes de réassurance au profit de nos alliés.

Le but consiste à assurer la protection de tous les Français en métropole et en outre-mer face à la dangerosité du monde mais aussi à celle du quotidien. Tout repose sur les hommes et les femmes composant l'armée, qui se sont engagés au service de la France. Ils n'ont pas choisi la voie de la facilité mais agissent avec détermination. Nous devons être capables de maintenir le niveau de leur force morale ainsi que leurs compétences. Cette communauté humaine est aussi élargie aux familles.

Dans ce domaine, il y a là un vrai sujet de fonctionnement courant. Pour qu'un militaire soit capable de remplir sa mission en opération, il a d'abord vécu au quotidien dans sa garnison et il s'est entraîné. Ce fonctionnement courant, cette capacité à vivre correctement avec les moyens nécessaires et suffisants sont essentiels.

Cela signifie que nous avons abordé l'exercice de construction de la LPM à partir de deux points de vigilance. Le premier concerne le soutien, qui est une mission à part entière. Compte tenu des transformations historiques, celui-ci n'est pas complètement à la hauteur, ayant probablement subi par le passé une optimisation à outrance et des flux trop tendus. Or ceux-ci ne sont pas compatibles avec les exigences de la haute intensité, de la fidélisation et de la singularité militaire. Il s'agit de changer de logique et de dimensionner les moyens pour que les soutiens puissent remplir une mission et non pas des contrats de service. Une fois que les moyens seront alloués, les soutiens feront l'objet d'une très grande exigence pour être performant.

Un second point de vigilance porte sur la cohérence dans les actions de renouvellement capacitaire, qui diffère d'une logique de parc. Le plus important n'est pas de voir ce que nous avons dans nos casernes, dans nos hangars, amarrés à nos quais mais ce que nous pouvons réellement faire fonctionner. Nous devons être capables de disposer des matériels, mais également des potentiels d'utilisation et des munitions pour la préparation opérationnelle et pour l'engagement. L'autonomie logistique est également essentielle. Il ne suffit pas de disposer de matériels ; encore faut-il pouvoir les déployer, grâce à du personnel entraîné et des munitions disponibles. Cela doit nous permettre d'ajuster l'ambition aux réalités, sans la dénaturer, mais également de « sincériser » nos capacités opérationnelles.

J'ai défini trois axes d'effort pour pouvoir être à la hauteur des enjeux. Le premier concerne la cohésion nationale, qui est le fondement de la résilience et le centre de gravité de notre pays. De fait, nos adversaires, sur différents théâtres d'opérations, cherchent immédiatement à tester cette cohésion, qui agit directement sur les forces morales des armées.

Les armées ne sont pas les seules responsables, mais nous avons un véritable devoir de diffusion de l'esprit de défense qui contribue à la cohésion nationale. Notre action prioritaire se tourne vers la jeunesse, qui représente l'avenir de notre pays. De manière plus intéressée, il s'agit aussi pour les armées de répondre aux enjeux de résilience et de masse. La réserve constitue également un moyen puissant et direct de contribuer à la cohésion nationale.

Le deuxième axe d'effort est constitué par la solidarité stratégique. Dans notre monde, il est difficile d'imaginer d'être aujourd'hui efficaces et performants dans la durée si l'on agit seul. Nous devons donc être capables de rassembler et d'assumer si nécessaire le rôle de nation-cadre, en particulier dans une coalition. Cela implique de mieux assumer nos responsabilités au sein de l'OTAN, ce qui constitue pour moi le levier principal pour œuvrer au développement et à la consolidation d'un pilier de défense européen.

Nous devons aussi tirer un meilleur parti de nos partenariats stratégiques, pour lesquels je vois trois opportunités. Tout d'abord, il s'agit de monter des opérations dans un contexte de compétition, là où les organisations internationales sont probablement moins efficaces aujourd'hui. Ensuite, il convient de mieux accepter de profiter des stratégies régionales de certains de nos partenaires, pour concentrer nos efforts sur une stratégie plus globale. Il est illusoire de vouloir faire tout, tout seuls, partout. En outre, le levier de la préparation opérationnelle est essentiel. Les exercices en multinational sont plus exigeants en termes de niveau d'entraînement, mais également en matière de coordination. Nous devons nous y astreindre, car il s'agit d'un véritable levier de préparation opérationnelle.

Le troisième axe d'effort porte sur la puissance et l'efficacité de notre système de combat, qui nécessite trois adaptations pour être performant en multimilieux et multichamps (M2MC). Les trois milieux terre-air-mer sont concernés, mais également l'espace exo-atmosphérique, le cyber, les champs électromagnétique et informationnel et les grands fonds marins. Ces nouveaux domaines sont aujourd'hui touchés par la conflictualité.

Nous devons donc modifier notre organisation du commandement pour disposer d'un système de commandement plus plastique et être capables de nous adapter à la diversité des opérations dans lesquelles nous sommes engagés, depuis des situations de gestion de crise jusqu'aux opérations de haute intensité. Au cœur même d'une opération, le système de commandement doit être capable de donner le bon niveau de subsidiarité en fonction des différents secteurs et phases de l'opération. Ce défi constitue la clef de notre efficacité opérationnelle. De manière générale, l'organisation du commandement est essentielle.

Ensuite, nous devons développer l'organisation de nos capacités, c'est-à-dire la manière dont nous pouvons conduire les opérations le plus efficacement possible. Il s'agit d'une part de produire des effets sur nos adversaires. D'autre part, cette doctrine doit nous permettre de nous protéger de nos adversaires. Pour ce faire, nous devons être capables de mettre en réseau nos senseurs et nos effecteurs, cinétiques ou dans les champs immatériels. Je parle ici du réseau multi-senseurs multi-effecteurs (RM2SE).

De plus, nous devons adapter notre style d'action en fonction de nos adversaires et de leurs capacités. Ces vingt dernières années, l'objectif était de conquérir une supériorité aérienne, maritime, ou plus difficilement terrestre et d'agir à partir de ces milieux-là. Face aux adversaires auxquels nous pouvons être confrontés aujourd'hui, il me semble illusoire de pouvoir adopter la même approche. Il nous faut nous rapprocher des principes de la guerre de Foch, l'un d'entre eux étant l'économie des moyens.

Nous devons plutôt être capables de conduire une manœuvre à partir d'un niveau résilient permettant de contrer l'adversaire à moindre coût. Nous devons pouvoir créer une bulle d'hypersupériorité qui permette à un moment donné, dans une zone donnée, d'établir une supériorité pour produire des effets contre l'adversaire. Cette approche peut paraître moins ambitieuse, mais elle est plus réaliste.

Pour la mise en œuvre de cette LPM, si elle était adoptée, j'ai fixé quatre impératifs aux armées. Le premier impératif auquel nous devons aboutir porte sur la sécurité à 360 degrés. Il s'agit de la défense du cœur de souveraineté et de l'indépendance de la France, sur le territoire métropolitain mais aussi en outre-mer, dans tous les milieux et dans tous les champs. Pour y parvenir, nous devons disposer d'une dissuasion crédible, strictement suffisante, en modernisant nos moyens et en coordination étroite avec la direction générale à l'armement (DGA). Nous devons également consolider notre autonomie stratégique dans la fonction renseignement. Enfin, il faut contribuer à la résilience de la nation par l'affermissement de nos postures de protection, en particulier dans les nouveaux domaines cyber et espace.

Nous devons renforcer notre réactivité, notamment pendant les phases de contestation, où il nous faut pouvoir réagir de manière très rapide. Cela se traduit par le renforcement de l'échelon national d'urgence (ENU-R). Enfin, il convient de consolider nos capacités outre-mer, compte tenu de la tyrannie de la distance, en étant conscient que ce renforcement prendra du temps.

Le deuxième impératif concerne la crédibilité. Nous devons nous adapter à l'extension de la conflictualité - c'est le multimilieux et multichamps (M2MC) - et une augmentation de l'intensité. Au niveau opératif, nous devons disposer d'un vaste panel de moyens, en particulier être capables d'agir sur les perceptions, combinées aux effets cinétiques destructeurs de nouvelles munitions plus précises, en incluant les nouvelles technologies et particulièrement les drones.

Au niveau stratégique, il est indispensable d'assurer un meilleur entraînement pour renforcer notre capacité à commander une coalition en étant nation-cadre. Il importe donc de disposer au sein des trois armées d'éléments structurants permettant d'entraîner d'autres pays en Europe, mais aussi en Afrique. Le troisième impératif consiste à être en mesure d'assurer une adaptation permanente. L'évolution de la conflictualité, la complexité du monde et l'évolution technologique font de l'adaptation un mode de fonctionnement permanent. Cela pose des défis en termes de développement capacitaire : quels moyens pour faire quoi, mais surtout dans quels délais ?

Un certain nombre de chantiers d'adaptation ont été lancés ; ils peuvent être regroupés en deux grands volets. Le premier vise à poursuivre l'appropriation des nouvelles technologies (intelligence artificielle, cloud, cyber, drones, munitions télé-opérées, etc), en relation étroite avec la DGA. La préparation de la LPM a ainsi permis de mieux « raccorder un certain nombre de tuyaux ». Nous devons ensuite investir le champ de l'influence et de la lutte informationnelle. Dans ce domaine, nous avons probablement réagi avec un peu de retard. Les manœuvres hybrides bénéficient aujourd'hui d'un terrain extrêmement favorable et nous devons impérativement nous protéger et agir : nous ne pouvons pas abandonner ce champ de bataille. Nous avons d'ailleurs pris un certain nombre de décisions et de mesures, en avance de phase de la LPM.

Dans les champs immatériels, l'action passe d'abord par l'organisation et les processus ; mais nous devons également être capables de mettre sur la table un certain nombre de moyens. Les manœuvres hybrides bénéficient aujourd'hui d'un terrain favorable, du fait de l'organisation de nos sociétés, des technologies de communication et des réseaux sociaux.

Ensuite, l'ensemble de cette dynamique doit intégrer la question du changement climatique, notamment parce qu'il est porteur de crises dans de nombreuses régions du monde, et plus largement les enjeux liés aux questions énergétiques et environnementales.

Enfin, l'adaptation doit concerner nos modes de gestion RH. Nous devons nous donner les moyens d'assumer et de prendre en compte un décalage croissant entre les sujétions de l'état militaire, qui ne changeront pas, sous peine de ne plus être capable demain de remplir nos missions, et les modes de vie de la société civile. C'est par exemple un des objectifs du plan famille II.

Le quatrième et dernier impératif consiste à être exigeants pour nous-mêmes vis-à-vis de la nation. Nous sommes pleinement conscients des fortes contraintes économiques. De fait, l'argent public qui est alloué doit être utilisé de manière la plus rigoureuse possible.

Cela passe par une recherche de l'efficience à travers des mesures de simplification, c'est-à-dire l'ajustement du normatif au caractère exceptionnel de nos missions. Sur le plan capacitaire, avec la DGA, il faut réinterroger la soutenabilité dans la durée de nos programmes d'armement au vu de l'évolution très rapide, mais également les effets à produire. Il s'agit aussi d'intégrer la juste proportion du haut niveau technologique avec une identification plus exhaustive des chaînes de valeurs.

Pour conclure, le projet de LPM en lui-même n'est pas un aboutissement mais un point de départ. Le défi de sa mise en œuvre demeure important pour les armées. Nous avons déjà engagé un certain nombre de transformations pour répondre aux nouveaux enjeux de la conflictualité et à l'accélération de notre monde. Il nous faut poursuivre ces efforts. Je suis conscient que la LPM est un acte de portée majeure et si les Français nous regardent, cela est aussi le cas des Européens et de nos compétiteurs. Vous pouvez compter sur les armées pour se montrer à la hauteur de ces défis.

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