Intervention de Pierre Moscovici

Réunion du jeudi 29 juin 2023 à 11h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes :

Je souhaite saluer l'ensemble des artisans du traditionnel – quoiqu'il le soit un peu moins cette année – rapport de la Cour des comptes sur la situation et les perspectives des finances publiques : Mme Carine Camby, présidente de la première chambre, et ses équipes, notamment M. Emmanuel Giannesini, conseiller maître et contre-rapporteur, M. Stéphane Guéné, conseiller maître en service extraordinaire, rapporteur général, M. Olivier Vazeille, conseiller référendaire, Mme Claire Falzone et M. Emmanuel Jessua, conseillers référendaires en service extraordinaire, et M. Nicolas Thervet, auditeur.

Cette année, le rapport porte des messages importants sur l'état toujours très dégradé de nos finances publiques et sur la nécessité d'adopter une trajectoire de redressement, alors que le contexte économique a fortement évolué depuis l'année dernière.

La croissance ralentit et, même si la France semble avoir échappé à la récession, contrairement à l'Allemagne, le dynamisme exceptionnel des rentrées fiscales, qui nous a bien aidés en 2021 et en 2022, ne se répétera pas une troisième année consécutive. Du côté des dépenses, l'inflation et la hausse des taux d'intérêt augmentent la charge de la dette, qui mobilise une part croissante de nos ressources.

Je l'ai dit et je le redirai, si nous voulons préserver notre souveraineté budgétaire, restaurer nos marges de manœuvre pour financer la transition écologique, et pouvoir investir dans des domaines clés, il est indispensable d'assainir nos finances publiques.

Le rapport relatif à la situation et aux perspectives des finances publiques (RSPFP) comporte quatre chapitres : les résultats 2022 ; l'exercice 2023 ; la trajectoire pluriannuelle 2023-2027, et le quatrième, plus novateur, une contribution transversale et méthodologique à l'exercice de revues de dépenses.

Le RSPFP de cette année est l'occasion de constater que le déficit demeure très élevé en 2022. Nous devons acter définitivement la fin, depuis longtemps annoncée, du « quoi qu'il en coûte ». L'année 2022 devait en marquer la sortie, mais la crise de l'énergie, la guerre en Ukraine et la hausse de l'inflation ont empêché le retour à la normale des dépenses publiques. L'inflation a atteint des niveaux que nous n'avions plus connus depuis les chocs pétroliers.

Le Gouvernement a choisi de protéger les ménages et les entreprises grâce à des dispositifs comme le bouclier tarifaire et les primes à la pompe. Ces choix ont permis de sauvegarder le pouvoir d'achat des ménages et la compétitivité de nos entreprises, mais ils ont entretenu une dynamique de dépense. Ils ont ainsi fortement pesé sur notre déficit, qui est resté élevé à 4,7 points de PIB.

Si je qualifie ce déficit d'élevé, c'est parce que, paradoxalement, nos finances publiques ont bénéficié en 2022 de facteurs conjoncturels favorables. D'abord, les mesures de soutien liées à la crise sanitaire et les dépenses de relance ont diminué de 50 milliards d'euros – c'était attendu, mais c'est considérable. Toutefois, les dépenses liées à la crise énergétique ont pris le relais.

D'autre part, comme en 2021, le dynamisme spontané des recettes publiques a été exceptionnel, au point que malgré la poursuite des baisses d'impôts – 50 milliards depuis 2017 –, le taux de prélèvements obligatoires a atteint en 2022 son plus haut historique à 45,4 %.

Dès lors, pourquoi le déficit est-il toujours si élevé ? Parce que celui-ci reste, pour sa plus grande partie, de nature structurelle – à hauteur de 4 points de PIB – et ne se résorbera donc pas du seul fait du redressement de l'économie. Nous sommes très loin des objectifs, obsolètes, de la loi de programmation des finances publiques 2018-2022.

Conséquence du déficit élevé, la dette publique, à 111,8 points de PIB, reste très supérieure à son niveau de 2019, à hauteur de 14,2 points de PIB supplémentaires, passant de 2 375 milliards en 2019 à 2 950 en 2022, soit une augmentation de 575 milliards en trois ans.

J'en viens maintenant à l'année 2023. Celle-ci aurait dû être la première année d'une trajectoire de redressement, mais d'après les prévisions du Gouvernement, on peut craindre que ce soit une année blanche ou de transition.

Si nous avons eu la chance de bénéficier d'un hiver doux, sans rupture d'approvisionnement sur le gaz et alors que les prix de l'énergie ont fortement diminué en début d'année, 2023 demeure marquée par de nombreuses incertitudes, tant du point de vue géopolitique que financier. Dans ce contexte, et selon le programme de stabilité, notre croissance atteindrait seulement 1 % en 2023, et l'inflation resterait proche de 5 %. La prévision de croissance est un peu plus élevée que celles des organismes de prévision et des institutions internationales.

S'agissant des recettes publiques, elles devraient marquer cette année un net ralentissement en termes réels : le Gouvernement prévoit qu'elles pourraient croître de 4,3 %, mais ce serait sensiblement moins que la valeur du PIB, qui augmenterait, elle, de 6,5 %. Ce décalage explique que le taux de prélèvements obligatoires devrait baisser pour s'établir à 44,3 %.

La dépense publique progresserait moins vite que l'inflation, du fait du repli des dépenses de soutien face à la crise sanitaire et de relance, et ce malgré des mesures de soutien liées à l'énergie toujours importantes.

Le déficit passerait à nouveau à 4,9 points de PIB – une bonne surprise n'est pas exclue. Le déficit structurel demeurerait inchangé à 4 points de PIB et la dette atteindrait 109,6 points de PIB, soit un repli de plus de deux points dont on se réjouirait davantage s'il n'était exclusivement dû à l'effet de l'inflation sur le dénominateur. Les efforts en matière de désendettement sont nuls.

En conclusion, 2023 sera une année blanche en matière de redressement des finances publiques.

J'en viens maintenant à la trajectoire 2023-2027 tracée par le programme de stabilité que j'ai déjà évoqué devant vous en tant que président du Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Notre message est simple : ramener le déficit à moins de 3 % – j'ajouterai significativement en dessous de 3 % – du PIB en 2027 est un objectif atteignable mais au prix d'un effort très substantiel sur la dépense publique, d'autant que le scénario macroéconomique qui sous-tend cet objectif est optimiste, donc à la merci d'une déception.

La crise sanitaire puis la crise énergétique ont propulsé notre dette publique à des niveaux historiques. La période qui s'ouvre à partir de 2023 doit donc impérativement être mise à profit pour retrouver des marges de manœuvre et redresser nos finances publiques. C'est le point de départ.

La Première ministre a annoncé la semaine dernière, aux assises des finances publiques, que le projet de loi de programmation des finances publiques (PLPFP) pour 2023-2027 sera redéposé sur le bureau des assemblées en septembre. C'est une bonne chose. C'est absolument impératif, non seulement au regard de nos engagements européens, mais aussi pour ancrer, expliciter et étayer notre stratégie de finances publiques.

Le projet de loi devra apporter des réponses claires à trois enjeux majeurs : le premier est le risque de divergence française au sein de la zone euro. La trajectoire proposée dans le programme de stabilité est moins ambitieuse que celle de nos principaux partenaires européens. Sous réserve que tous les pays concernés respectent les engagements qu'ils viennent d'afficher, cette trajectoire accentue notre divergence au sein de la zone euro, alors que toute la gouvernance est fondée sur l'impératif d'une convergence, gage de solidité et de durée.

Le deuxième enjeu concerne le réalisme des prévisions macroéconomiques utilisées pour construire la trajectoire de retour sous les 3 %. J'ai déjà eu l'occasion de le dire comme président du HCFP, les hypothèses macroéconomiques du Gouvernement sont trop optimistes, notamment s'agissant de la croissance potentielle, et conduisent donc à sous-évaluer l'effort pour atteindre les objectifs.

Le troisième enjeu porte sur la maîtrise des dépenses. Compte tenu du niveau de nos prélèvements obligatoires, la réduction du déficit reposera à titre principal sur un effort substantiel en dépense. Les ordres de grandeur sont connus : avec une croissance de la dépense publique en volume limitée à 0,4 % par an hors charges d'intérêt, c'est en fait entre 10 et 12 milliards d'euros d'économies qu'il faut effectuer chaque année, et ce, alors que de nouvelles dépenses ont été annoncées. La crédibilité et le succès de cet objectif exigent que le PLPFP soit ambitieux – la France ne peut pas se contenter de revenir tout juste sous les 3 % en 2027 –, réaliste – les hypothèses doivent l'être pour que les objectifs puissent être atteints – et précis sur les réformes qui permettront de réaliser ces économies.

J'en viens au quatrième point : la revue des dépenses, à laquelle s'est engagé le Gouvernement, et que la Cour propose d'axer sur la qualité et les résultats.

Cette revue est à mes yeux indispensable. Elle peut être un instrument puissant au service des objectifs de la programmation pluriannuelle si elle est menée avec détermination et dans la durée ; si elle porte sur un périmètre large ; et si elle implique et responsabilise tous les niveaux d'administration publique.

L'exercice des revues de dépenses n'est en rien une nouveauté pour nos voisins. En France, il n'a jamais existé. Quatre tentatives se sont succédé depuis le début des années 2000 : les audits de modernisation de l'État en 2005, la révision générale des politiques publiques en 2007, la modernisation de l'action publique en 2012, et, en 2017, le plan Action publique 2022. Ces démarches étaient pour l'essentiel limitées aux dépenses de fonctionnement courant de l'État et n'ont par conséquent abouti qu'à des résultats modestes. En atteste la dynamique de notre dépense publique.

La nouvelle génération de revues de dépenses doit en tirer les leçons et être conçue, dès l'origine, comme un exercice beaucoup plus ambitieux. Elle est l'occasion d'instaurer une gouvernance des finances publiques saine et efficace, en associant toutes les administrations publiques – l'État et ses opérateurs, la sécurité sociale et les collectivités territoriales –, et en portant l'effort sur toutes les dépenses, qu'elles soient de fonctionnement ou d'investissement et pour tous les secteurs. Toutes les dépenses doivent ainsi être soumises aux exigences similaires de qualité et de soutenabilité.

Nous avons placé la qualité de la dépense publique au cœur de notre contribution à cette revue des dépenses et nous avons identifié des pistes d'amélioration.

Ma conviction est que la réduction brutale et uniforme des dépenses publiques n'est pas une solution – j'ai dit maintes fois que l'austérité était la pire des options et le rabot la pire des procédures. Seule la recherche de qualité et d'efficience doit être la clef de la maîtrise de la dépense.

Pourquoi soulever cette question de la qualité de la dépense pour mieux la maîtriser ? Je fais comme beaucoup le constat d'un paradoxe français de la dépense. La France a fait le choix, jamais démenti depuis cinquante ans malgré des hauts et des bas, d'une part importante de socialisation. Ce choix peut s'avérer payant si la satisfaction à l'égard des services publics est élevée. Or celle-ci ne cesse de fléchir alors que la dépense publique a augmenté de 28 % en volume et par habitant depuis 2000. Les contribuables sont en droit de se tourner vers les décideurs publics pour leur demander : « Que faites-vous de notre argent ? ». Le recul de la France dans le classement Pisa – Programme international pour le suivi des acquis des élèves – et l'incapacité de la politique du logement à satisfaire la demande en matière de construction et de logement social incitent à rechercher comment dépenser mieux.

Nous avons donc réfléchi à la qualité de la dépense à trois étapes clefs du processus de décision : la conception, le déploiement et l'évaluation.

En premier lieu, au stade de la conception, il est nécessaire de mieux étayer la valeur ajoutée et l'utilité des dépenses, par le biais notamment d'un ciblage plus pertinent ; de leur assigner des objectifs plus clairs, mieux hiérarchisés ; et de veiller à ce qu'elles soient cohérentes et non redondantes par rapport aux dispositifs existants. Tout cela semble de bon sens mais je vous renvoie au rapport pour constater, nombreux exemples à l'appui, que ce n'est pas toujours le cas, loin s'en faut. Il convient également de veiller plus rigoureusement à la cohérence des initiatives entre les différents niveaux d'administration, en associant plus en amont et plus étroitement les parties prenantes. Par ailleurs, la « compatibilité climatique », c'est-à-dire la cohérence avec nos engagements en faveur de la transition écologique, doit être vérifiée dès la conception de la dépense.

Ces critères sont déjà pour partie l'objet des études d'impact, obligatoires depuis 2009. Mais outre que celles-ci ne s'appliquent pas à la totalité des textes, elles n'ont ni enrayé la dynamique des dépenses publiques, ni sensiblement contribué à leur qualité depuis treize ans.

C'est donc une véritable montée en gamme des études d'impact et des évaluations préalables qui est proposée, grâce notamment à une idée disruptive que je défends : la contre-expertise indépendante systématique des études d'impact par un organisme du monde académique. Je sais que cette idée se heurtera à des objections, notamment dans notre culture budgétaire très orientée vers le monde public et l'exécutif. C'est l'occasion pour moi de glisser dans cette parenthèse que cette culture doit évoluer, changer et s'ouvrir. Nous devons avoir moins peur du débat et de la contre-expertise.

En second lieu, s'agissant du déploiement des dépenses, les crises récentes ont montré que l'administration est capable de dépenser rapidement lorsque cela est nécessaire, en s'appuyant sur plusieurs outils de simplification issus de la révolution digitale.

Néanmoins, comment trouver un bon équilibre entre rapidité et contrôle du paiement à bon droit et lutte contre la fraude ? Les enjeux se chiffrent en milliards d'euros. La Cour estime que la revue de dépenses doit intégrer ces deux dimensions et conduire à élever aux meilleurs standards les dispositifs de contrôle.

Nous observons qu'une fois les crédits votés, les systèmes de répartition des moyens entre services, territoires ou opérateurs – entre universités, entre tribunaux, entre collectivités territoriales – constituent un enjeu majeur. Ce sont ces systèmes, avec leurs critères, qui déterminent en pratique qui bénéficie de combien, bien plus que le vote d'enveloppes globales.

Or, ces systèmes font montre d'une grande inertie ; ils privilégient les dotations historiques sans corrélation avec les coûts auxquels font face leurs bénéficiaires ni avec les réalités locales ; ils génèrent insatisfaction et inégalités territoriales ; ils ne prennent pas suffisamment en considération la démographie. Là encore, les revues de dépenses sont une opportunité de moderniser ces systèmes en les rendant plus transparents et davantage orientés vers la qualité des services et les gains d'efficience.

Par ailleurs, la Cour observe que le volet dédié à la performance de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), est très lacunaire et daté. C'est, je le crains, l'administration qui conçoit ses propres indicateurs de performance à destination des corps de contrôle sous le regard indifférent des commanditaires politiques et du grand public. Nous proposons une vaste ouverture, un grand coup d'air. Il est nécessaire de franchir une étape audacieuse et d'ouvrir largement les données publiques, y compris budgétaires, pour que la société civile produise ses propres mesures de l'efficacité et de l'efficience des dispositifs publics.

Enfin, en bout de chaîne, l'évaluation est indispensable pour mesurer la performance et surtout pour susciter une boucle d'amélioration en continu.

Les dispositifs de dépense devraient être limités dans le temps, comporter systématiquement une clause d'évaluation et leur prolongation devrait être liée à une analyse de leurs résultats.

Nous proposons que l'évaluation des dispositifs publics change véritablement d'échelle et sorte du microcosme public. Cela suppose des programmes pluriannuels respectés et des travaux davantage confiés à des structures du monde académique.

Cette grille d'analyse de la qualité proposée par la Cour permet de constater certains progrès accomplis depuis une quinzaine d'années mais aussi de nombreuses voies d'amélioration, qui exigent parfois de rompre avec des pratiques très ancrées de la dépense publique en France.

Si elle porte sur l'ensemble des dépenses, sans exclusion a priori, si elle responsabilise toutes les administrations, si elle s'inscrit dans la durée et si elle est soutenue par une volonté politique forte, la revue de dépenses pourra être un levier pour améliorer la qualité de la dépense publique et sa soutenabilité. C'est à ces conditions que nous réaliserons enfin une vraie revue des dépenses publiques.

Les assises des finances publiques sont un bon début, elles ne peuvent pas être une fin. Le processus engagé doit être l'occasion d'ouvrir le débat sur les finances publiques, de procéder à des revues sérieuses, et d'aller bien au-delà de la stricte analyse budgétaire des politiques publiques. C'est la seule manière d'aboutir à une maîtrise des dépenses qui ne soit pas mécanique, donc frustrante.

À défaut, nous produirons à nouveau un exercice utile sur le plan financier, mais qui ne traitera pas les problèmes à la racine, qui ne permettra pas d'améliorer les politiques publiques, ni la satisfaction à l'égard des services publics. Les économies réalisées peuvent être le résultat d'une revue des dépenses publiques – il s'agit de dépenser mieux à moindre coût –, mais l'exercice a une portée bien plus grande qu'une simple visée budgétaire.

Il est temps de passer à l'action. C'est pourquoi la Cour est, plus que jamais, à la disposition du pouvoir législatif, du pouvoir exécutif et des citoyens, pour mettre à profit sa connaissance des politiques publiques. Elle a cherché à le faire dans neuf domaines d'action prioritaires : les dépenses fiscales, les aides aux entreprises en temps de crise, la transition écologique, l'éducation, les forces de sécurité intérieure, les relations financières avec les collectivités, la formation professionnelle, le logement et les soins de ville.

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