Commission de la défense nationale et des forces armées

Réunion du mercredi 21 juin 2023 à 11h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à onze heures.

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Nous poursuivrons ce matin nos travaux en accueillant le vice-amiral d'escadre Nicolas Vaujour, sous-chef d'état-major « opérations » de l'état-major des armées, pour traiter dans le détail du retour d'expérience de l'opération Sagittaire. Lors des débats sur le projet de loi de programmation militaire (LPM), plusieurs d'entre vous ont dit souhaiter un meilleur suivi des opérations ; le bureau de la commission y travaille.

L'opération Sagittaire, lancée fin avril dernier à la demande du président de la République dans le contexte d'une forte dégradation de la situation sécuritaire au Soudan, a permis d'évacuer un millier de ressortissants de plus de 80 nationalités. J'étais au Niger lorsqu'elle a eu lieu et je peux vous assurer que cette opération, qui a permis d'évacuer de nombreux Nigériens, a eu une très forte portée diplomatique. Elle s'est déroulée sur trois théâtres : Khartoum, où nos forces sont entrées en premier dans le contexte périlleux d'une capitale en zone de guerre ; Port-Soudan, où aucun bateau français n'avait jeté l'ancre depuis 1996 ; le Darfour, d'où ont été évacués pour le compte de l'Organisation des Nations unies (ONU) une centaine de personnels humanitaires, notamment grâce à nos forces déployées au Tchad. Cette opération a mobilisé d'importants moyens : avions de transport de l'armée de l'air et de l'espace – lors de notre dernière visite à la base aérienne d'Évreux nous avons eu un retour d'expérience des aviateurs engagés dans cette opération –, membres des forces spéciales et du GIGN, frégate multi-missions de la marine. D'autres pays ont évacué leurs ressortissants du Soudan mais le rôle de l'armée française a été prépondérant et le succès de cette opération a été reconnu et salué par tous. Je tiens, au nom de la commission, à rendre hommage à l'ensemble des militaires qui y ont participé, et singulièrement au commando gravement blessé en intervention à Khartoum.

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le vice-amiral d'escadre Nicolas Vaujour

, sous-chef d'état-major « opérations » de l'état-major des armées. Je vous remercie de m'accueillir. J'ai eu l'honneur de proposer cette opération, de la planifier, de la faire monter en puissance et, une fois l'ordre reçu du Président de la République, de l'exécuter. Nous avons évacué 1 017 personnes de 84 nationalités, dont 225 Français, par huit rotations d'A400M et deux de C-130. Trois zones d'évacuation ont été utilisées : la base aérienne de Wadi Seidna, Port-Soudan et l'aéroport El-Fasher au Darfour, toutes peu connues de nos armées puisque le Soudan est une zone traditionnelle d'influence anglo-saxonne. Urgence, réactivité, audace, coordination interministérielle, interalliée, milieu semi-permissif, nécessité d'établir des accès : telles sont les particularités caractérisant l'opération dont je vais retracer la chronologie.

Elle a été effectivement lancée le 22 avril, mais les prémices de la crise étaient si perceptibles que dès le 12 avril, le Centre de crise et de soutien (CDCS) a commencé des réunions plus précises sur l'évaluation de la situation. Nos services de renseignement ont été orientés vers le Soudan et le 15 avril, nous avions déjà les premiers plans d'évacuation de ressortissants que nous avions mis à jour peu de temps auparavant avec nos forces françaises stationnées à Djibouti. Trois manières de procéder étaient envisageables : évacuation « light », opération « musclée » et option « hit and run », où l'on vise une arrivée assez rapide sur le théâtre suivie d'un départ au plus vite pour s'exposer le moins possible. J'avais donné cette dernière orientation. Trois modes d'action avaient été définis : par la route, comme l'on fait les Saoudiens et l'ONU ; par l'aéroport de Khartoum ; par l'aéroport de Wadi Seidna. J'avais fixé pour critères une trêve à peu près respectée – le « à peu près » s'est confirmé et, en pratique, on peut même dire « peu » respecté –, l'accessibilité de l'aéroport et, critère absolu de succès : l'accord des deux parties au conflit, les forces armées soudanaises du général Burhane et les forces de soutien rapide (FSR) du général Hemeti.

Nous avons décidé de renforcer notre base de Djibouti dès le mardi 18 avril, en accord avec les autorités djiboutiennes, en y projetant trois A400M et un C-130 des opérations spéciales, des véhicules, du personnel, notamment médical, et notre module de chirurgie vitale dont l'utilité s'avérera cruciale.

Pendant la semaine de montée de la crise, le lien avec le CDCS est devenu permanent, le partage d'informations provenant de l'ambassade et de nos capteurs de renseignement nous permettant d'apprécier au mieux la situation sur le terrain. Une première difficulté est rapidement apparue : les trêves successives n'ayant jamais été respectées, le ravitaillement de nos ressortissants et de notre ambassade posait un problème à court terme, aucun déplacement n'étant possible, notamment dans le centre de Khartoum où des combats se déroulaient. Cela compliquait singulièrement leur regroupement vers les trois lieux décidés dans notre plan d'évacuation. Il nous fallait aussi sécuriser notre ambassadrice, qui se trouvait dans sa résidence entourée d'un faible effectif de sécurité. Ainsi, jeudi 20 avril, nos ressortissants ne disposant plus que de trois jours d'autonomie, il nous a fallu décider de l'opportunité de déclencher une intervention, bien que nos critères n'aient pas complètement été réunis, et en envisageant une prise de risque un peu supérieure à ce que nous avions imaginé.

Vendredi 21 avril, par chance, notre ambassade a pu être un peu ravitaillée mais nous avons su le même jour que l'accès à l'aéroport de Khartoum, que nous essayions de négocier avec un des deux camps en présence, ne serait pas possible, la piste ayant été endommagée lors des combats. Nous avons donc focalisé notre effort sur l'aéroport de Wadi Seidna situé à 25 km au nord, ce qui posait d'autres problèmes. Cette emprise étant tenue par les forces armées soudanaises, avec qui il fallait établir le contact. Il fallait également établir le contact avec les FSR pour que, lors du transit des ressortissants, la ligne de front entre les FSR et les forces armées soudanaises puisse être franchie avec une escorte militaire. Nous avons donc renforcé notre étude sur Wadi Seidna et établi les contacts nécessaires, avec les forces locales soudanaises ; et en particulier avec le responsable de la sécurité de l'aéroport pour nous assurer que lorsqu'il verrait arriver un avion, il ne tire pas dessus !

Samedi 22 avril, nous lançons l'opération sur ordre du Président de la République, une fois les trois critères réunis. Le premier, je l'ai dit, était une trêve à peu près respectée. En pratique, les trêves successives étaient respectées la nuit mais les combats reprenaient dès 6 heures le matin et, souvent, atteignaient leur paroxysme l'après-midi. Mieux valait donc se poser en début de soirée pour opérer de nuit et avoir sécurisé l'évacuation avant le petit matin. Le deuxième critère était l'accessibilité, et nous avions obtenu l'accord des forces armées soudanaises pour l'accès à Wadi Seidna. Le troisième critère était l'accord des deux parties au conflit. Nous avions obtenu celui des deux généraux ennemis, mais nous n'avions aucune certitude qu'il soit transmis vers l'intégralité de leurs subordonnés ; comme nous le verrons, un de nos commandos a pâti de la mauvaise transmission de ces ordres.

Nous avons lancé l'opération en conservant toutes les options ouvertes. Évacuer par Wadi Seidna signifiait sécuriser l'aéroport, monter une structure de coordination de la manœuvre aérienne et pouvoir circuler entre l'aéroport situé à 25 kilomètres au nord de Khartoum, nos lieux de regroupement et l'ambassade. Pendant que nous vérifiions que ce plan d'action était possible, il avait été demandé à nos ressortissants de se regrouper en trois points : l'ambassade, une villa située au centre de Khartoum et la résidence de France. Ils devaient se tenir prêts à former un convoi mais ils n'ont pas su jusqu'à dimanche 23 avril à 6 heures du matin s'ils iraient à l'aéroport ou s'ils partiraient par la route. Les deux possibilités ont été laissées ouvertes jusqu'à ce moment.

Samedi 22 avril vers 18 heures se pose le premier avion, un C-130H des forces spéciales qui, étant muni d'une boule optronique avec système infra-rouge, pour reconnaître et « blanchir » l'aéroport avant de se poser. Ce n'était pas sans risque, puisque nous n'avions aucune certitude que cette emprise, équipée de systèmes sol-air, n'allait pas prendre à parti nos aéronefs. Cet avion a fait des premiers vols de reconnaissance et pris contact avec les forces armées soudanaises pour se poser. Les forces aériennes soudanaises sur place ont été quelque peu surprises par cette arrivée – les ordres avaient été incomplètement transmis, ou ils étaient incomplètement clairs. Une fois apportées les clarifications nécessaires, le C-130 s'est posé et, dans la foulée, trois A400M. Ainsi avons-nous pu mettre en place le dispositif d'accueil des ressortissants, installer le module de chirurgie vitale et acheminer les véhicules nécessaires aux forces spéciales pour faire le lien entre l'aéroport et Khartoum.

Dimanche 23 avril à 6 heures du matin, la reconnaissance de nuit s'étant bien déroulée, le choix est fait, en lien entre l'Élysée, le ministère des Affaires étrangères et le ministère des armées, de procéder à l'évacuation par l'aéroport de Wadi Seidna. Nous lançons donc l'opération. Le premier convoi, prêt à 6 heures du matin, a rallié Wadi Seidna escorté par nos forces spéciales et un détachement du GIGN, avant que ne soient initiées les rotations aériennes vers Djibouti. Parmi les difficultés rencontrées, il est apparu que tout le monde ne pouvait pas rallier les points de rassemblement fixés.

Le Quai d'Orsay avait une vision très précise de la situation et il faut rendre hommage au travail du CDCS, qui s'est employé à localiser un par un tous les ressortissants français dans la zone de Khartoum, les rassembler au maximum puis nous indiquer les lieux où ils se trouvaient. Après quoi, les forces spéciales ont reçu pour mission d'aller chercher l'ensemble des personnes à évacuer « à la petite cuillère », une par une dans les zones de combat évidemment non sécurisées ; c'est lors d'un de ces convois qu'un commando a malheureusement été blessé.

L'opération a donc été lancée le dimanche, dans un environnement dit semi-permissif, avec des convois escortés, ce qui n'est pas notre manière de faire traditionnelle. Le lendemain, lundi 24 avril, ayant terminé l'évacuation d'environ 500 personnes de Khartoum, nous avons transféré le contrôle de l'aéroport aux Allemands, qui ont eux-mêmes passé la main aux Britanniques un peu plus tard.

Mardi 25 avril, le convoi de l'ONU parti de Khartoum le 23 avril arrive à Port-Soudan, et nous mettons à sa disposition une frégate repositionnée par anticipation, contribuant ainsi à l'évacuation de 398 membres du personnel des Nations Unies vers Djeddah. Enfin, jeudi 27 avril, une centaine d'agents de l'ONU sont rassemblés au Darfour et les Nations unies demandent qui peut les évacuer. La France est le seul pays à se proposer : 32 commandos saisissent l'aéroport d'El-Fasher et deux A400M procèdent à leur évacuation vers Ndjamena.

Telle a été la chronologie générale de l'opération Sagittaire. Nous avons tenu à donner au président de la République et à nos autorités politiques le choix du mode d'action jusqu'au dernier moment. Cela n'a pas été simple pour nos troupes stationnées à Djibouti, auxquelles il a été demandé plusieurs fois de modifier la configuration des A400M juste avant l'opération. Il fallait être en mesure de rendre l'évacuation possible mais aussi, si aucune des options retenues ne pouvait être concrétisée, d'assurer la sécurité de notre ambassadrice en envoyant une « équipe » de commandos à sa résidence. S'il avait fallu privilégier une évacuation par la route, sachant que les Saoudiens avaient manqué de carburant en plein désert et que leur stock de vivres avait été tout juste suffisant, nous avions prévu une phase de ravitaillement intermédiaire et redirigé la frégate qui croisait en mer Rouge à ce moment pour être en mesure d'accueillir notre convoi à Port-Soudan. Et comme l'armée française n'avait pas fait escale à Port Soudan depuis longtemps, des Zodiac avaient été dépêchés immédiatement avant l'arrivée de la frégate pour vérifier l'accessibilité des quais. L'option « route » n'a finalement pas été retenue, mais l'ONU a eu besoin de la frégate dont la présence avait été anticipée à Port-Soudan.

J'en viens à nos alliés. Une semaine avant le début de l'opération, j'ai demandé au commandement américain pour l'Afrique, AFRICOM, comment il envisageait de réagir à la crise qui s'aggravait au Soudan. Leur réponse a été qu'ils imaginaient faire comme en Afghanistan : ils organiseraient l'évacuation de ressortissants en étant les leaders de l'opération, mais ils étaient preneurs de notre appui, que nous leur avons promis.

La crise empirant, j'ai lancé le vendredi après-midi précédant l'engagement de l'opération une visioconférence avec l'ensemble de nos partenaires européens, « les anciens de Takuba ». Quinze de mes homologues se sont mis autour de la table. Tous étaient soumis à une forte pression politique pour évacuer leurs ressortissants et, se trouvant sans solution, ils n'attendaient qu'une chose : que nous les soulagions. Les Américains, qui participaient à la conférence, annonçant d'emblée qu'ils évacueraient seulement les diplomates, nous faisons savoir à nos partenaires européens que nous prenons la responsabilité de la coordination de l'opération mais que nous n'avons aucune certitude de réussir l'évacuation par Wadi Seidna. J'indique à mes interlocuteurs qu'il y aura trois niveaux de coordination, le premier au Quai d'Orsay pour les ressortissants étrangers qui veulent être intégrés à la liste française d'évacuation, le deuxième au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) à Paris, où on nous avons monté une cellule de coordination internationale. Les officiers de liaison peuvent y demander, pour les pays qui souhaitent projeter des avions, des créneaux d'atterrissage ( slots) à Wadi Seidna et à Djibouti. Le soulagement des participants à la visioconférence était perceptible. J'ai toutefois indiqué à mes homologues que nous ne pourrions pas nous charger d'escorter leurs ressortissants entre Khartoum et l'aéroport de Wadi Seidna.

Des visioconférences quotidiennes ont eu lieu pendant les cinq jours qui ont suivi, ce qui nous a permis de coordonner et d'aider l'ensemble de nos partenaires à utiliser la porte que nous avions ouverte ; elle l'a été par les Britanniques et les Allemands. Les forces françaises ont dû gérer les créneaux d'atterrissage avec la tour de contrôle, ce qui n'est pas chose simple, avec, en base arrière, le Centre air de planification et de conduite des opérations (CAPCO) de l'armée de l'air et de l'espace à Lyon. Je dois vous dire que lors de la réunion de l'Initiative européenne d'intervention (IEI) qui a eu lieu une semaine plus tard, nous avons été accueillis en héros.

Si l'évacuation a été un succès, c'est aussi parce que le travail interministériel a bien fonctionné. Les choses se sont remarquablement bien passées entre le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, dont notre ambassadrice, le ministère des armées et le GIGN. La fluidité des échanges et les visioconférences d'autorité ont permis une appréciation très bien partagée de la situation. Le GIGN qui, vous le savez, est chargé de protéger nos ambassades, a été intégré dans le premier convoi de manière à assurer immédiatement la sécurité de notre ambassadrice ; une action commando était prévue si sa sécurité avait dû être assurée par d'autres moyens.

J'en viens à un retour d'expérience sur notre point d'accès à Djibouti et, plus généralement, sur la plus-value indubitable de disposer de tels points d'accès. En Afrique, nous avons une stratégie d'accès de Djibouti à Dakar. En cas de crise, les questions suivantes sont essentielles : Où puis-je me poser ? Quels sont mes aéroports partenaires ? Où sont mes accès maritimes ? Les Allemands, ayant voulu aller directement de chez eux à Khartoum, ont dû faire demi-tour au premier essai et, lors du deuxième essai, ils se sont posés en Jordanie faute d'avoir un accès plus proche. Les Néerlandais sont allés en Jordanie. Les Suédois m'ont demandé s'ils pouvaient atterrir à Djibouti ; les parkings étaient pleins, je leur ai proposé N'Djamena et nous avons fait ce qu'il fallait avec les autorités tchadiennes pour qu'ils puissent s'y poser. Les Italiens sont venus à Djibouti où nous leur avons ouvert la porte parce que nous connaissons bien les Djiboutiens, et j'ai d'autres exemples. Nous avons donc « organisé le parking », et pour cela il était extraordinairement important d'avoir un partenariat fort avec ces pays du continent africain.

D'autre part, le contexte était semi-permissif. Cela signifie que nous étions sous menace, la question centrale étant de déterminer son niveau. C'est le « brouillard de la guerre » : on ne sait jamais quelle est la réalité du contrôle opéré par les autorités sur leurs troupes, qu'il s'agisse des forces armées soudanaises ou des FSR. La seule certitude est qu'elles n'en ont pas le contrôle total. Dans un tel environnement, il faut donc assumer un certain niveau de risque, que l'on essaie de réduire au maximum. Malheureusement, je crains que cet environnement soit la nouvelle norme. Jusqu'à présent, les évacuations de ressortissants se passaient dans des milieux permissifs, Kaboul ayant été un contre-exemple. Á grands traits, on réquisitionne des avions d'Air France, les gens se rendent à l'aéroport où l'on enregistre le nom de ceux qui embarquent et c'est terminé. A l'avenir, et de plus en plus souvent, nous devrons agir dans des environnements semi-permissifs, caractérisés par une certaine hostilité d'une des deux factions au moins. Cette fois, nous avons eu la chance que ceux qui s'opposeraient éventuellement à nous soient deux factions opposées, forces armées ou milices. Mais on peut aussi devoir affronter l'opposition de la foule, beaucoup plus compliquée à gérer qu'une milice armée.

Si le semi-permissif devient la nouvelle norme, notre doctrine, qui consiste à évacuer au plus tard, devra être revue. Nous menons cette réflexion avec le Quai d'Orsay : quand faut-il demander à nos ressortissants de quitter un territoire, ce qui est toujours un crève-cœur pour eux ? Un équilibre doit impérativement être trouvé, car la question se pose pour d'autres zones et d'autres pays.

Enfin, le succès de l'opération Sagittaire a été rendu possible par notre savoir-faire et nos capacités. Nous savons entrer en premier dans une zone à risques, ce que nous avons fait avec les forces spéciales par le premier avion, puis avec les forces conventionnelles ensuite. Ce savoir-faire est aussi assuré par nos outils de combat, dont les avions A400M et C-130. Nos forces spéciales sont rompues à ce genre de manœuvres sur terrain sommaire. Sur le plan capacitaire, l'arrivée à maturité de l'A400M, avion remarquable, a permis de jouer l'ensemble de cette équation. Enfin, le succès est dû à un système de commandement et de décision politique également remarquable. Il y a là une différence de taille avec certains de nos partenaires européens qui ne peuvent pas décider aussi facilement et rapidement ce genre d'opération. La réactivité, la capacité de rassembler autour d'une table, en interministériel, l'ensemble des décideurs pour choisir une option puis l'exécuter nous ont permis d'aller extrêmement vite.

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Je vous remercie, amiral, pour cette présentation impressionnante par ce qu'elle révèle de capacité de planification et d'exécution dans des conditions très difficiles. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

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Nos armées ont donc conduit une évacuation réussie permettant de sauver, dans une situation volatile, non seulement les expatriés français mais de nombreux ressortissants étrangers. Le succès de l'opération transparaît dans les témoignages de nos ressortissants et dans les nombreux récits de diplomates ou de fonctionnaires de l'ONU louant l'accueil et le professionnalisme de nos militaires sur place. Les combats, se déroulant en zone urbaine, bloquaient les ressortissants chez eux. Quelles difficultés spécifiques rencontrent nos armées lors des interventions de ce type en milieu urbain ? En ma qualité de président du groupe d'amitié France-Djibouti, j'aimerais aussi savoir dans quelle mesure notre coopération militaire et diplomatique ancienne a facilité cette opération.

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le vice-amiral d'escadre Nicolas Vaujour

Que soit stationné à Djibouti un officier général en la personne du général Laurent Boïté permet d'avoir un lien très étroit avec les autorités djiboutiennes. Cela nous a permis de leur dire dès la mi-avril que nous envisagions, avec leur aval, d'utiliser l'aéroport de Djibouti pour gérer l'évacuation de nos ressortissants au Soudan, d'obtenir leur accord et l'autorisation d'organiser l'arrivée des avions étrangers à l'aéroport de Djibouti.

Les difficultés spécifiques à une évacuation en zone de combat urbain sont illustrées par l'incident au cours duquel un de nos soldats a été blessé. Il participait au deuxième convoi, chargé d'extraire les ressortissants isolés, et pour cela, de s'aventurer dans les zones de combat. Ce deuxième convoi a été pris à partie par une bande armée et l'un de nos commandos marine, touché par une balle, est tombé du véhicule. Cet incident a démontré la pertinence de l'organisation de notre soutien médical. Le convoi a fait demi-tour sous le feu pour aller récupérer le blessé, qui saignait beaucoup. Le médecin des forces spéciales qui participait au convoi, comme c'est systématiquement le cas, l'a stabilisé au plus près. Il a ensuite été emmené rapidement à l'aéroport de Wadi Seidna, situé à 25 kilomètres au nord de Khartoum, où il a été opéré par un chirurgien français dans le module de chirurgie vitale – schématiquement, un lit médicalisé sous une tente – avant d'être évacué vers Djibouti où il a été à nouveau examiné par les médecins en attendant son évacuation sanitaire vers les hôpitaux parisiens. C'est l'application de notre doctrine : intégration de notre service de santé au plus près des forces spéciales dans le convoi et module de chirurgie vitale déployé au bon endroit ; il était temps qu'il y arrive, a dit le chirurgien, car il avait perdu énormément de sang. L'homme a été sauvé, il est sorti de l'hôpital et se porte très bien.

Mais, je vous l'ai dit, notre concept de l'évacuation de ressortissants n'est pas d'aller les récupérer « à la petite cuillère » au milieu des combats puisque, habituellement, nous opérons en milieu permissif. Cette fois, nous étions en milieu semi-permissif, et nous avions indiqué à nos autorités politiques que nous allions prendre des risques pour aller chercher tous nos ressortissants. Ce risque était assumé par l'ensemble de la chaîne et toutes nos autorités. Nous n'avons pas souffert d'un défaut de matériel mais d'une difficulté tactique : chaque convoi devait traverser la ligne de front.

Nos alliés européens n'ont pas créé de difficultés, même si nous faisions l'objet de beaucoup d'attentes de leur part. Si j'en prends pour preuve le nombre d'appels téléphoniques me demandant un créneau d'atterrissage que j'ai reçus dimanche 23 avril, j'imagine que la pression politique pesant sur mes homologues a été permanente.

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Au nom du groupe Rassemblement national, je salue les militaires français qui ont participé à l'opération Sagittaire avec un grand professionnalisme et un dévouement sans faille. Ils nous rendent fiers et méritent notre reconnaissance. On se réjouit de voir encore la France rayonner sur la scène internationale grâce à l'excellence de nos armées. Nous avons aussi constaté l'importance stratégique d'avoir des forces pré positionnées à l'étranger. Comment pourrions-nous renforcer cette capacité d'intervention dans les zones de conflit à l'avenir ? D'autre part, un article de presse de 2018 estimait que les besoins des forces françaises en matière de transport aérien stratégique vers des théâtres d'opérations extérieures dépendaient pour deux tiers de l'affrètement d'avions civils gros porteurs. Vous serait-il nécessaire de disposer de telles capacités aériennes dans le cas d'opérations telles que Sagittaire ou la montée en puissance de l'A400M vous permet-elle de remplir convenablement vos missions ?

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le vice-amiral d'escadre Nicolas Vaujour

L'importance pour les armées françaises de disposer de forces pré positionnées est bien comprise et elle trouve sa traduction dans la LPM, qu'il s'agisse des forces pré positionnées à l'étranger ou de nos forces de souveraineté dans l'ensemble de nos territoires, qui font l'objet d'un traitement particulier dans la LPM. Pour ce type d'opérations, si les forces pré positionnées permettent d'absorber le premier choc, il est toujours nécessaire de les renforcer par des équipements et des éléments particuliers que l'on ne pourrait, sauf à y consacrer énormément d'argent, laisser sur place en permanence. Je pense par exemple aux modules de chirurgie vitale, des équipements spécifiques qui doivent être entretenus et utilisés par nos chirurgiens et que l'on ne saurait laisser à l'année à Djibouti ou au Gabon. En revanche, nous tenons à être capables de renforcer ces bases rapidement et par anticipation, alors même que la décision politique et militaire n'est pas encore prise. C'est ce que nous avons fait dans ce cas : la décision a été prise le 22 avril mais nous avions commencé à projeter dès le 18 avril les compétences qui manquaient à l'état-major de Djibouti : des spécialistes de l'évacuation de ressortissants, des spécialistes du CAPCO de Lyon, des forces spéciales et des médecins. C'est ainsi que nous envisageons de reformuler la capacité de réponse d'urgence de nos forces armées : être en mesure de déployer très rapidement les petits modules nécessaires et hyperspécialisés pour renforcer les forces pré positionnées qui, connaissant leur environnement, peuvent négocier avec les autorités locales.

Pour ce qui est du transport stratégique, nous avons effectivement recours à des gros-porteurs Antonov, notamment pour les transports hors gabarit. Mais ce n'est pas un Antonov 124 que nous aurions posé à Wadi Seidna. Ces avions servent à transporter du gros matériel ou des équipements sensibles entre les théâtres d'opération et la métropole, pour des projections et des relèves d'hélicoptères, ou pour le transport de munitions. Nous aurions pu déployer directement, de la métropole jusqu'à Khartoum, des A400M, avions remarquables, je le redis, si nous avions eu la certitude que l'aéroport était ouvert, mais ce n'était pas le cas. L'énorme avantage stratégique de l'A400M est son allonge, qui nous permettait de faire l'aller-retour Djibouti-Khartoum-Djibouti sans refaire le plein. C'est crucial : si l'on va à El-Fasher, situé à 2 000 kilomètres de Djibouti, il faut pouvoir revenir sans devoir ravitailler sur place. Ces capacités, que nous avons développées depuis de nombreuses années maintenant, sont arrivées à maturité.

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Le Soudan s'enfonce dans une guerre civile qui aggrave la crise humanitaire et l'émigration forcée. Dans ce contexte, les armées ont évacué en un temps record 1 017 personnes dont 225 Français. Mais qu'en a-t-il été du personnel local, des militants pour les droits de l'homme, des artistes ou des journalistes menacés et qui sollicitaient une évacuation rapide ? Quelle est leur situation actuelle ? Ces personnes qui avaient un contact avec les autorités françaises ont-elles pu bénéficier de rapatriement au même titre que les Russes et les autres ressortissants évacués ? On garde le souvenir horrifié des images d'Afghans accrochés aux C130 américains sur le tarmac de l'aéroport de Kaboul.

La LPM prévoit le report ou l'abandon de certaines commandes, notamment pour l'A400M ; notre groupe a présenté une série d'amendements à ce sujet. Notre flotte d'A400M aurait-elle suffi si, parallèlement à l'opération Sagittaire, nous avions dû engager nos forces sur un autre théâtre, par exemple lors d'une crise climatique dans les Outre-mer ? Enfin, la France a mené seule une évacuation d'ampleur de ressortissants de 84 nationalités et a coordonné parfois directement avec les autorités locales des conditions d'accès au port. N'est-ce pas un exemple marquant que, contrairement au discours officiel, la France n'est pas une puissance d'équilibre mais au moins d'initiative ?

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le vice-amiral d'escadre Nicolas Vaujour

Je l'ai dit dans mon propos liminaire, nous avons demandé à tous les pays de signaler au Quai d'Orsay ceux qui voulaient être évacués, sans aucune contrainte et sans filtre par nationalité, fonction ou autre critère. Des 1 017 personnes évacuées, 225 étaient françaises et 100 soudanaises. Je tiens à votre disposition la liste des 84 nationalités évacuées par nos soins. Au tout début, l'ambassade de France a appelé tous nos ressortissants pour leur indiquer les points, dates et heures de regroupement. Dimanche 23 avril au matin, nous avons évacué tous ceux qui avaient réussi à rallier les points de regroupement par leurs propres moyens puis constitué plusieurs autres convois. Très rapidement, le bouche-à-oreille a fait que les gens savaient que les Français étaient évacués, notamment à partir de l'ambassade de France. Nous avons annoncé que le dernier convoi, la « voiture-balai » en quelque sorte, aurait lieu lundi 24 avril au matin. Il n'y a eu aucun filtre.

Ensuite, d'autres pays ont agi. Lundi 24 avril, nous avons passé la main aux Allemands, qui sont restés sur l'aéroport de Wadi Seidna pour poursuivre leur évacuation par leurs propres moyens, avant de passer le relais aux Britanniques qui ont continué d'évacuer leurs propres ressortissants. Pour les Britanniques, une polémique a eu lieu sur le point de savoir s'ils allaient évacuer uniquement des diplomates ou l'ensemble des ressortissants. Pour ce qui nous concerne, nous avions clairement annoncé, dès le départ, où et quand les rassemblements devaient avoir lieu en vue d'une évacuation, et cela s'est répandu dans Khartoum. Mais il y a eu d'autres évacuations successives : les Saoudiens ont composé un grand convoi routier, tout comme l'ONU, prête à accepter d'autres ressortissants. Nous avons vraiment fait tout ce que nous pouvions faire. Mais, je vous l'ai dit, je ne voulais pas que l'opération dure trop longtemps. Notre mode d'action était du type « First in, first out » : je viens, je remplis la mission du mieux que je peux – et je pense que ce fut le cas – mais je ne garde pas les « doigts dans la prise » alors que la situation continue à se dégrader.

Notre flotte d'A400M est-elle suffisante ? En tout cas, là, pendant l'évacuation, nous étions toujours en opération au Niger, au Proche et au Moyen-Orient ainsi qu'à l'Est de l'Europe. Nous ne sommes pas mono-tâche mais multi-tâches en permanence. Bien sûr, « l'élastique se tend » et, l'urgence commande de faire des choix ou de revoir les priorités. En l'espèce, il était prévu un entraînement de parachutistes à partir d'un A400M ; ces parachutistes s'entraîneront un peu plus tard ou, plus exactement, une compagnie de parachutistes avait été mise en alerte en métropole pour le cas où le durcissement de la crise nous aurait contraints à reprendre l'aéroport de vive force. Cela aurait été une tout autre opération, qui n'a pas eu lieu d'être.

Bien entendu, un militaire à qui l'on demande s'il veut davantage de matériel répondra toujours « oui ». Mais, objectivement, notre flotte répond aux besoins. Ce qui m'importait était que l'A400M, avion complexe, arrive à maturité. Il a désormais une certaine fiabilité et le niveau de disponibilité augmente de même que le nombre d'aéronefs livrés. Nous en sommes, à 21 sur 35 désormais, et cette flotte permet de conduire nos missions.

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L'opération Sagittaire vous a-t-elle fait prendre conscience de trous capacitaires qui pourraient entraver des évacuations ultérieures ? Que manquait-il à nos alliés pour entrer en premier ? Pourquoi les États-Unis n'y sont-ils pas allés ? Cela s'explique-t-il par l'intervention de sociétés militaires privées comme Amarante ou Comya Group, que dirige Alexandre Benalla ? L'État a-t-il fait appel à ces prestataires privés ? Dans le cadre de l'opération Sagittaire, y a-t-il eu un cadre d'emploi pour ces sociétés privées ou des collaborations entre elles et les forces armées ?

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le vice-amiral d'escadre Nicolas Vaujour

Je ne parlerai pas de « trou capacitaire » mais il aurait certainement été utile de disposer de drones supplémentaires à Djibouti. Il se trouve que nos drones Reaper sont à Niamey au Niger et n'ont pas l'allonge nécessaire pour pourvoir opérer à Khartoum à près de 4 000 km de là (ils seront toutefois utilisés pour l'évacuation des agents de l'ONU à El Fasher). Nous avons bénéficié d'un accès aux observations de drones américains, avec quelques images, mais ce n'était pas notre propre matériel. Nous n'avions pas de chasseurs sur place mais des chasseurs de défense aérienne et de bombardement en alerte. Nos bombardiers sont à N'Djamena et nos intercepteurs à Djibouti ; nous pouvions les utiliser si besoin était, mais nous ne voulions pas paraître trop agressifs. Les Soudanais n'auraient peut-être pas eu la même réaction si nous étions arrivés à Wadi Seidna avec une dizaine d'avions, ce pourquoi nous sommes arrivés avec un C-130, mais nous étions en mesure de réagir.

Plusieurs raisons expliquent que nos alliés n'y soient pas allés. D'abord, leur processus décisionnel politique est probablement beaucoup plus compliqué que le nôtre. Ainsi, un de nos alliés devait avoir obtenu un créneau d'atterrissage à Khartoum avant que son autorité politique décide s'il participerait ou non à l'opération. Cela signifie que le politique ne donnait aucune délégation au niveau militaire ; on ne peut tout simplement pas gérer une telle opération de cette manière. D'autre part, peut-être ont-ils du mal à assumer le risque induit par une opération de cette sorte pour évacuer leurs ressortissants. Pour tout vous dire, ils étaient vraiment contents que nous ayons ouvert l'aéroport.

Pour ce qui concerne les États-Unis, je pense qu'il faut se référer à ce qui s'est passé en Afghanistan. Mon analyse personnelle est que l'image du général quittant Kaboul le dernier dans la soute d'un avion est restée inscrite dans l'esprit de leurs autorités politiques, et qu'ils ne voulaient pas reproduire cette image négative. Leur doctrine était la même que celle des Britanniques et des Anglo-Saxons de manière générale : on évacue les diplomates, point. Cela a provoqué les polémiques que l'on sait au Royaume-Uni mais les États-Unis n'ont pas modifié leur politique et ils ont évacué leurs 77 diplomates en même temps que nous. Les Britanniques, qui avaient procédé de la même manière, ont dû revenir, sous la pression politique, pour évacuer les ressortissants. Il est certain qu'il est plus simple d'évacuer seulement les diplomates…

Nous n'avons aucun contact avec les sociétés militaires privées. Nous avons nos propres services de renseignement et ce n'est pas notre manière de faire.

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Les Échos ont rapporté le témoignage d'un diplomate allemand louant les qualités de l'armée française qui lui a sauvé la vie.

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Votre récit retraçant 96 heures intenses et l'efficacité de l'opération Sagittaire nous pousse à continuer le travail que nous menons sur le plan législatif au service des armées, comme cela a été le cas par le vote de la LPM 2024-2030. J'ai entendu parler d'une quantité insuffisante de trousses de premiers secours ; en avez-vous eu écho ? Plus généralement, avez-vous manqué de munitions et de petits équipements pendant cette opération ? Combien étaient les membres des forces spéciales ? Vous avez passé le relais aux Allemands lundi 24 avril ; cela signifie-t-il qu'à dater de ce jour-là il n'y avait plus aucune force spéciale française sur le tarmac ? Enfin, vous pourriez être amené à conduire des interventions en milieu semi-permissif sur différents autres théâtres ; lesquels ?

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le vice-amiral d'escadre Nicolas Vaujour

Je répondrai à votre dernière question pour vous dire que la situation est très évolutive. Objectivement, la question des trousses de secours n'est vraiment pas un sujet. Aujourd'hui, nos forces armées, particulièrement nos forces spéciales, sont équipées à très bon niveau et chacun est apte à pratiquer du secourisme de combat, pour venir en aide en urgence au camarade qui tombe à son côté. Au-delà, je l'ai dit, un médecin est intégré dans l'escorte, et en l'espèce il a sauvé la vie du premier maître commando blessé. Je n'ai eu aucun retour au sujet des petits équipements et je n'ai donc pas de commentaires à faire, mais nous avons tout ce qu'il faut. L'opération Sagittaire a été conduite par 150 personnes au Soudan, pour deux tiers membres des forces conventionnelles, pour un tiers relevant des forces spéciales et du GIGN.

Les autres théâtres sont malheureusement nombreux. Nous dialoguons beaucoup avec le Quai d'Orsay à ce sujet. Quand les choses se dégradent dans un pays donné, nous partageons notre appréciation de la situation avec le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères pour savoir si ce que nous observons est conforme à ce que ressentent les ambassadeurs. En fonction du niveau de dangerosité estimé et partagé entre le Quai d'Orsay, les services de renseignement et les armées, nous décidons, le cas échéant, de monter une cellule de crise. Notre premier retour d'expérience est que l'on peut inciter certains de nos ressortissants à partir en avance de phase quand nous estimons que la situation est très grave ou se dégrade rapidement. Il y a malheureusement beaucoup de points rouges dans le monde.

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Dans le cadre d'une opération hybride associant forces conventionnelles et forces spéciales, le commandement des opérations spéciales (COS) intervient assez peu ? C'est vous, en tant que sous-chef « opérations » qui menez l'opération ?

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le vice-amiral d'escadre Nicolas Vaujour

Le COS est sous mes ordres, comme le sont le Comcyber, le commandement de l'espace et les forces conventionnelles, si bien que l'intégration a forcément lieu à mon niveau. Nous avions placé une équipe de liaison des forces spéciales à Djibouti afin que le général commandant les FFDJ ait le commandement de l'ensemble de l'opération, forces aériennes et forces spéciales incluses. Par chance, notre général à Djibouti est l'ancien n° 2 des forces spéciales, mais sur le fond nous voulions un commandement tactique unique. Il y avait malgré tout un contrôle des forces spéciales à Paris, mais la synchronisation a été menée par un commandement intégré à Djibouti. Cela n'empêchait pas des liens directs avec les forces spéciales, comme il y en a traditionnellement.

En effet, il n'y avait plus personne lundi 24 avril. J'avais indiqué à nos alliés que je souhaitais être relevé dès le dimanche soir, parce que j'estimais que l'opération serait alors terminée. Elle l'a finalement été lundi, et les Allemands comme les Italiens se sont proposés pour prendre notre suite.

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Au nom du groupe des députés socialistes, je salue la bravoure de nos militaires qui ont permis la réussite d'une opération démontrant une nouvelle fois notre rôle central dans la sécurité internationale. L'évacuation n'aurait pas été possible sans la coopération de Djibouti et de l'Éthiopie. Nous en déduisons que la réussite de l'opération Sagittaire a été en partie permise par la coopération avec des États voisins avec lesquels nous entretenons de bonnes relations. Durant les débats relatifs à la LPM, mon groupe a rappelé l'importance des partenariats stratégiques au sein de l'Union européenne et de l'Otan mais aussi avec nos partenaires géographiques. Sommes-nous capables de conduire l'évacuation de ressortissants français et étrangers dans des zones du monde où nous n'avons pas de tels alliés ? Comment favoriser ces partenariats stratégiques et géographiques ?

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le vice-amiral d'escadre Nicolas Vaujour

Ces partenariats, essentiels, constituent une grande partie de mon travail. Lorsque, vendredi 21 avril, j'ai lancé une visioconférence, tous nos partenaires n'étaient pas obligés de venir, mais quinze pays étaient représentés autour de la table, et ils attendaient une seule chose : qu'un leader se dégage. Entretenir la connaissance de nos partenaires est fondamental, d'abord pour savoir avec qui nous allons pouvoir travailler et jusqu'à quel niveau – au niveau très dur, au niveau un peu moins dur, pas du tout ? –, ensuite pour nous garantir des accès. Je souhaite, je l'ai dit, multiplier les zones du monde où je suis à peu près sûr d'avoir accès à un port ou à un aéroport. Ces partenariats s'entretiennent, par exemple avec des missions telles que Pégase que nous allons bientôt débuter en Indo-Pacifique pour vérifier que tel aéroport est effectivement capable de nous accueillir ou de servir de point d'appui. Il en va de même pour les escales de bateaux. Il faut aussi vérifier le niveau de partenariat avec le pays considéré et déterminer si l'on peut l'utiliser comme plateforme-relais. Lors de l'évacuation de Kaboul, pouvoir compter sur un aéroport aux Émirats arabes unis a été essentiel.

Tout cela a un coût : la coopération avec nos partenaires. Nous devons d'abord nous faire reconnaître comme compétents, améliorer l'interopérabilité avec ces pays et travailler l'amitié entre la France et ces États, de manière à ce que, le jour J, nous ne soyons pas perçus comme des étrangers mais comme des partenaires. Nous devons donc investir d'emblée en les aidant, parce que, souvent, ils n'ont pas exactement les mêmes capacités que les nôtres. Aussi, nous les formons et les entraînons dans les domaines aérien et maritime, et, le jour où « ça chauffe », ils nous renvoient l'ascenseur.

Nous entretenons ces partenariats à plusieurs niveaux, dont le mien. J'ai des relations serrées avec mes homologues américains au Pentagone, et j'ai des liens directs et réguliers avec les chefs du commandement américain pour l'Afrique, du commandement pour la zone Proche et Moyen-Orient et du commandement pour la zone indo-pacifique. Je suis allé les voir, nous avons établi des liens. Si vous ne vous connaissez pas personnellement, vous n'obtiendrez pas la réponse à la petite demande que vous avez à faire. Les formats multilatéraux sont tout aussi nécessaires. L'Initiative européenne d'intervention (IEI) en fait partie. Dans ce cadre comme dans d'autres organisations internationales telles que l'Otan et au travers des opérations européennes, nous devons apprendre à nous connaître suffisamment pour que l'on puisse m'appeler un dimanche à 6 heures du matin pour me dire : « S'il te plaît, Nicolas, quand me donnes-tu un créneau horaire pour me poser à Wadi Seidna ? ».

En réalité, les partenariats entre Etats, ce sont aussi des relations interpersonnelles pour montrer que l'on peut aller ensemble vers un même but et tester régulièrement cette capacité en exercices et en opérations. Si nous n'avions pas conduit nos opérations au Sahel, il n'y aurait pas eu grand monde autour de la table vendredi 21 avril après-midi. Mes interlocuteurs savent comment nous travaillons, quelles règles nous respectons, ils savent qu'ils peuvent nous faire confiance, et donc que dans cette affaire c'est vers nous qu'il faut se tourner.

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Vous avez souligné le rôle central de la place de Djibouti dans le bon déroulement de l'opération. Aurions-nous pu mener une telle opération sans Djibouti ?

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le vice-amiral d'escadre Nicolas Vaujour

L'opération n'aurait pas été la même et elle aurait forcément été beaucoup plus compliquée sans l'appui de Djibouti. Il aurait fallu trouver un autre point d'appui. N'Djamena n'est pas si éloignée, et nous aurions donc pu réaliser l'évacuation, mais cela aurait été moins facile. Nous aurions pu choisir la Jordanie, où nous avons des avions et d'où ont opéré les Néerlandais et les Allemands. Dans la zone Proche et Moyen-Orient, nos points d'accès sont la Jordanie, les Émirats arabes unis et Djibouti ; cela me permet de considérer que si quelque chose ne va pas dans cette région, je saurai comment faire si on me demande d'agir. J'observe l'ensemble des régions du monde selon ce prisme. Il y aurait une difficulté si nous n'avions aucun point d'appui dans une zone donnée, mais cela n'est pas le cas car nous développons des stratégies militaires opérationnelles dans toutes les régions du monde en identifiant les partenaires qui nous garantiront des points d'accès quand bien même nous n'avons pas de forces pré positionnées là-bas.

Partir de France pour arriver directement à Khartoum aurait été plus compliqué, parce que cela suppose de prendre des paris ; la prise de risque est beaucoup plus forte. C'est ce qu'ont voulu faire les Allemands, sans y réussir parce que l'aéroport de destination n'était pas ouvert.

On peut aussi choisir une manière d'opérer beaucoup plus dure. Nous aurions pu envisager de monter une opération uniquement par la route, à partir de Djibouti, en faisant monter une colonne de blindés à travers l'Éthiopie pour aller jusqu'à Khartoum, mais on entre là dans une autre dimension. Le « léger » est politiquement acceptable, avec le « lourd » on renvoie une tout autre image. La France dispose de points d'appui sur tout le continent africain mais aussi en Guyane, aux Antilles, au Proche et au Moyen Orient, en Indo-Pacifique avec Nouméa et la Réunion. Les points d'appui sont stratégiques et l'ouverture de points supplémentaires est au cœur de nos réflexions.

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Si vous aviez dû vous projeter à 4 000 kilomètres d'un point d'accès, comment auriez-vous assuré le ravitaillement des avions en carburant pour repartir ?

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le vice-amiral d'escadre Nicolas Vaujour

Quand nous allons à l'autre bout du monde, un moment vient où il faut faire escale. Quand nous allons dans le Pacifique, nous nous arrêtons aux Émirats arabes unis. Il faut trouver le bon partenaire au sol, mais cela se travaille avant l'opération, pas quand elle est en cours.

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Les A400M peuvent-ils être ravitaillés en vol ? Nous avons constaté à Évreux que, contrairement à ce qui vaut en Allemagne, nos C-130 n'ont pas de perche.

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le vice-amiral d'escadre Nicolas Vaujour

L'A400M est un avion de transport dont l'élongation est suffisante pour permettre des transports de longue distance mais pas une action de très longue distance. Les C-130 ont la perche. Mais, je vous l'ai dit, nous ne voulions pas procéder ainsi.

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L'opération Sagittaire a été une formidable démonstration des capacités des armées françaises. L'engagement des gendarmes du GIGN et de leurs camarades des forces spéciales a été décisif. Pouvez-vous nous en dire davantage sur la coordination interarmées pendant cette séquence d'urgence ? Quelles ont été ses forces et éventuellement ses faiblesses ?

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Je salue l'engagement de nos forces armées sur place et de notre personnel diplomatique ainsi que la mobilisation inconditionnelle des autorités djiboutiennes et de l'ambassadeur de Djibouti en France dont la réactivité a contribué à la réussite de l'évacuation. Cela démontre une nouvelle fois que Djibouti est un véritable allié de la France. Nos deux pays ont tissé des liens solides que nous devons entretenir car rien n'est jamais acquis et que la nature a horreur du vide. Il faut chérir cette relation privilégiée, cette amitié réciproque, en pensant également à la montée en puissance de l'armée djiboutienne et à la hausse de l'aide publique au développement. La France et nos forces armées sur place s'en trouveront grandies. Le renouvellement du traité de coopération et de défense entre nos deux pays devrait nous permettre d'aller dans ce sens, à condition qu'il soit gagnant-gagnant et que l'action de Djibouti soit valorisée à son juste prix. La réussite de l'opération Sagittaire aidera-t-elle à faire évoluer notre coopération avec Djibouti dans le sens d'un équilibre véritable et d'une plus grande considération à l'égard d'un allié très fidèle ?

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De très nombreuses informations sur l'opération Sagittaire étaient accessibles en clair pendant qu'elle se déroulait et avant même qu'elle ait été rendue publique. Était-ce volontaire ? Si ce ne l'était pas, comment faire pour maîtriser la communication sur ces opérations avant qu'elles soient rendues publiques ?

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le vice-amiral d'escadre Nicolas Vaujour

Une opération de ce type requiert une coordination interarmées de l'ensemble des composantes nécessaires sous un même commandement. L'interarmées est arrivé à maturité, nous l'avons vu : il n'y a eu aucun problème pour intégrer la composante Air, les forces spéciales et la frégate de la marine sous les ordres de l'état-major interarmées de Djibouti. Il peut y avoir des frictions ponctuelles, que nous analysons lors du retour d'expérience mais sur le plan général nous avons été extrêmement satisfaits de la manière dont les choses se sont passées. De même, la coordination interministérielle a été sans faille.

Le traité de coopération en matière de défense avec la République de Djibouti est en cours de revue. L'opération Sagittaire aura démontré une fois de plus à notre partenaire que nous sommes une puissance amie en mesure de réagir quand elle nous le demande. Nos accords de défense sont précis et nous avons toujours répondu aux sollicitations de Djibouti dans ce cadre. Oui, le traité doit être « gagnant-gagnant ». Nous avons des intérêts, Djibouti a les siens, et nous devons aussi savoir rendre notre partenariat attirant. Les Chinois, les Américains et d'autres sont présents et Djibouti explore toutes les pistes de coopération, mais notre intimité stratégique et l'amitié réelle qui nous unit sont des arguments forts. Nous assurons leur protection aérienne, et nous aidons leur marine à monter en puissance. Nous avons intérêt à cette coopération pour disposer de cet accès sur la façade orientale de l'Afrique et Djibouti a intérêt à avoir un partenaire fiable, présent, attentif, qui n'agit pas dans son seul intérêt, comme nous l'avons démontré lors de l'opération Sagittaire en ne nous limitant pas, comme nous l'aurions pu, à ne rapatrier que nos ressortissants. Nos autres partenaires l'observent, partout dans le monde, les Émirats arabes unis pour commencer, et voient que nous ne faisons pas défaut. C'est très important.

Nous n'avons jamais voulu mettre l'information sous embargo mais quand on commence à regrouper les ressortissants, cela circule sur WhatsApp et ailleurs. Nous ne voulions pas nécessairement faire savoir ce que nous comptions faire tout de suite, mais le fait que l'information sorte n'était pas particulièrement gênant en soi. Nous sommes extrêmement sensibilisés à la diffusion d'« informations » qui s'avèrent en fait des attaques contre notre pays. Il n'y a pas une opération pour laquelle nous ne surveillons pas l'information, sa provenance et ses modalités de diffusion, pour rétablir si nécessaire la vérité et maîtriser les attaques informationnelles autant que nous le pouvons. Et quand on veut mener une opération particulièrement discrète, on se réunit à trois, pas à cinquante.

La séance est levée à midi trente

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Xavier Batut, M. Mounir Belhamiti, M. Pierrick Berteloot, M. Christophe Blanchet, M. Benoît Bordat, Mme Martine Etienne, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, Mme Charlotte Goetschy-Bolognese, M. José Gonzalez, M. Loïc Kervran, M. Bastien Lachaud, M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Delphine Lingemann, Mme Alexandra Martin, Mme Pascale Martin, M. François Piquemal, M. Julien Rancoule, Mme Nathalie Serre, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, Mme Mélanie Thomin

Excusés. - M. Julien Bayou, Mme Valérie Bazin-Malgras, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Caroline Colombier, M. Emmanuel Fernandes, Mme Anne Genetet, M. Christian Girard, M. Olivier Marleix, M. Frédéric Mathieu, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, M. Christophe Naegelen, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Valérie Rabault, M. Fabien Roussel, M. Aurélien Saintoul, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Bruno Studer, Mme Corinne Vignon