Commission d'enquête sur l'attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de services de télévision à caractère national sur la télévision numérique terrestre

Réunion du jeudi 14 décembre 2023 à 14h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à quatorze heures cinq.

La commission procède à l'audition de Mme Camille Broyelle, M. Antoine Louvaris et Mme Agnès Granchet.

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Nous poursuivons nos auditions en tenant une table ronde consacrée aux aspects juridiques de la régulation audiovisuelle, réunissant Mme Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas, M. Antoine Louvaris, professeur de droit public à l'université Paris Dauphine-PSL et Mme Agnès Granchet, maître de conférences à l'Institut français de presse de l'université Paris-Panthéon-Assas.

Mesdames, monsieur, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à notre invitation. Je vous donnerai successivement la parole pour une intervention liminaire de dix minutes au plus, afin que nous puissions ensuite échanger sous forme de questions-réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé, notamment au sein des groupes audiovisuels, de nature à influencer vos déclarations le cas échéant.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Camille Broyelle, M. Antoine Louvaris et Mme Agnès Granchet prêtent successivement serment.)

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Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas

Votre commission enquête sur les autorisations accordées aux chaînes nationales de la télévision numérique terrestre (TNT), en s'intéressant à l'attribution des fréquences, au contenu des autorisations et au contrôle du respect de celui-ci. Alors que l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) s'engage dans un processus de grande ampleur d'appel aux candidatures pour l'attribution de quinze chaînes de la TNT nationale, on imagine aisément que votre commission est destinée à examiner la façon dont l'Autorité accomplit sa mission et notamment à vérifier qu'elle n'intervient ni trop ni pas assez dans la régulation des chaînes.

Je souhaite appeler votre attention sur un point qui me semble important au regard de la mission que la représentation nationale entend voir l'Arcom exercer : en France, comme dans la plupart des démocraties libérales, le parti a été pris implicitement d'organiser l'expression publique dans les médias, c'est-à-dire de réglementer les contenus audiovisuels et de les assujettir à des obligations d'ordre déontologique. Cette réglementation, qui n'est pas liée à l'attribution des fréquences mais qui s'y est trouvée associée de façon conjoncturelle, s'explique par le rôle fondamental que jouent les médias dans le fonctionnement démocratique.

Comme dans d'autres États, la réglementation de l'audiovisuel en France se manifeste d'un bout à l'autre de la chaîne, c'est-dire de l'attribution des autorisations au contrôle. Elle est fondée sur la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, que met en œuvre l'Arcom. Au moment de l'attribution des fréquences, l'Arcom a pour mission de composer un paysage audiovisuel pluraliste. Les candidats retenus sont assujettis à des obligations déontologiques définies par la loi, et l'on peut observer de façon flagrante que le corpus d'obligations s'imposant aux éditeurs de télévision et de radio a crû considérablement.

Initialement, la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL), ancêtre de l'Arcom, était seulement chargée de veiller au respect de la langue française, de protéger les mineurs et de s'assurer que les programmes des éditeurs du service public reflétaient le pluralisme des courants de pensée et d'opinion. Au fil du temps, ces obligations se sont étoffées. L'obligation de respect du pluralisme s'est étendue au secteur privé, et d'autres sont apparues : honnêteté ; indépendance de l'information ; indépendance à l'égard de l'actionnaire ; représentation de la diversité de la société française exempte de préjugés ; actions en faveur de la cohésion sociale ; lutte contre les discriminations ; juste représentation des femmes et des hommes ; lutte contre les stéréotypes, les préjugés sexistes, les images dégradantes, les violences faites aux femmes, les violences commises au sein des couples ; interdiction des incitations à la haine ou à la violence à l'égard de personnes ou de groupes de personnes ; lutte contre les fausses informations ou encore contre le dopage.

Ces obligations qui figurent dans la loi sont précisées et complétées dans des délibérations de l'Arcom ; elles sont également reprises et précisées dans les conventions qu'elle conclut avec les éditeurs. Elles se traduisent non seulement par des interdictions mais aussi par des obligations positives : par exemple, celle de prévoir dans les programmes des actions en faveur de la cohésion sociale. Elles sont bien plus importantes que celles imposées aux individus et à la presse, lesquels ne sont assujettis qu'à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui interdit certains discours considérés comme pathogènes pour la société. La loi du 30 septembre 1986 va bien plus loin et prévoit des interdictions plus importantes s'agissant de l'expression publique dans les médias. L'Arcom est chargée de contrôler le respect de l'ensemble de ces obligations et de sanctionner les éditeurs en cas de méconnaissance de celles-ci.

D'une certaine façon, l'attribution des fréquences a rendu service à l'État dans la mesure où elle lui a permis de ne pas s'interroger sur le fondement de cette réglementation. Alors que l'on sortait du monopole, alors que la diffusion audiovisuelle n'était pas assurée exclusivement par le service public, alors que son ingérence était contestée, pourquoi l'État a-t-il continué de réglementer l'expression publique dans les médias ? Cette question n'a pas fait l'objet d'un débat. À la lecture des travaux préparatoires réalisés à l'époque, on observe que grâce à l'attribution des fréquences, l'État a évité d'avoir à répondre à cette question embarrassante : pourquoi la liberté des médias, qu'il a reconnue en 1982, est-elle beaucoup plus contrainte que celle des individus ?

Une fausse idée, celle d'un échange équitable, a ainsi prospéré : la soumission des éditeurs du secteur privé à des obligations déontologiques serait la contrepartie de l'attribution gratuite de fréquences par l'État. Or cette idée est fausse. La preuve en est que des obligations déontologiques, certes moins étoffées mais importantes tout de même, continuent de peser sur les éditeurs dont les programmes sont distribués sur le câble, par voie satellitaire ou sur internet et qui peuvent ainsi se passer d'une diffusion hertzienne : leur liberté d'expression publique reste moindre que celle des individus.

La réglementation de l'expression publique des médias ne résulte donc absolument pas de l'attribution des fréquences. En France comme dans la plupart des démocraties libérales, elle tient au fait que les médias animent et produisent le débat public, lequel est nécessaire au fonctionnement de la démocratie, à la cohésion de la société et aux processus électoraux. À moins d'en avoir une conception américaine, le débat doit nécessairement, au sein d'une société démocratique, être organisé : les individus ont en effet un rôle à y jouer en tant que citoyens. C'est la raison pour laquelle des règles du jeu sont posées : le fondement de la réglementation des médias, c'est leur utilité démocratique.

Or, à la lecture de la loi du 30 septembre 1986 et des débats parlementaires qui ont précédé les nombreuses modifications qu'elle a connues, on observe que ce fondement n'est pas assumé. La nécessité de réglementer l'expression publique dans les médias n'a pas fait l'objet d'un véritable débat au Parlement. Le texte de la loi du 30 septembre 1986 comporte lui-même de nombreuses ambiguïtés. Si l'on examine le droit positif et la façon dont les recommandations émises par l'Arcom sont appréhendées par le Conseil d'État, on constate que ces recommandations sont en réalité des actes réglementaires. De la même façon, les conventions que les services de télévision et de radio signent avec l'Arcom n'en sont pas au sens contractuel du terme : ce sont de véritables autorisations. Ce sont presque des injonctions contradictoires que reçoit ainsi l'Arcom : d'un côté, on lui accorde un pouvoir de sanction – ce qui montre que l'on attend d'elle des résultats –, tandis que de l'autre, on n'assume pas que l'expression publique dans les médias soit conditionnée, réglementée et limitée.

Il me semble important que la représentation nationale ait un débat sur la nécessité d'une réglementation des médias. Encore une fois, celle-ci ne dépend pas des fréquences hertziennes, qui n'auront été qu'un moment dans l'histoire des médias. À l'heure actuelle, il n'y a déjà plus que 22 % des foyers qui les reçoivent exclusivement. À terme, l'État ne disposera donc plus de ce levier. Dans ce contexte, la représentation nationale souhaite-t-elle que l'expression publique continue d'être réglementée ou préfère-t-elle adopter le modèle américain ? C'est une première question fondamentale. Quel rôle, ensuite, souhaite-elle voir exercer par l'Arcom ? En raison du manque de clarté de la position du Parlement, il repose en effet à l'heure actuelle sur l'Autorité une responsabilité politique considérable qu'il ne me paraît pas souhaitable qu'elle endosse seule.

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Agnès Granchet, maître de conférences à l'Institut français de presse de l'université Paris-Panthéon-Assas

Dans une approche différente, je me suis interrogée successivement sur la procédure, le contenu et le contrôle des autorisations, qui sont l'objet de votre commission d'enquête.

La procédure d'attribution ne pose pas de problèmes. Il me semble que la loi garantit sa transparence et son impartialité – sa mise en œuvre étant un autre sujet. La procédure est transparente puisqu'elle prévoit la publication des appels à candidatures, des déclarations de candidatures très détaillées, la publication de la liste des candidatures recevables, l'audition des candidats et finalement la publication des autorisations délivrées. Dans l'ensemble, les critères fixés par le législateur tendent à l'impartialité. Le critère fondamental de l'intérêt du public recouvre deux dimensions : d'une part le pluralisme, d'autre part la diversité des opérateurs, visant à garantir la libre concurrence. La régulation est donc à la fois juridique et économique.

On peut toutefois considérer que certains critères favorisent les acteurs en place, puisqu'il est question de l'expérience acquise par les candidats, du financement et des perspectives d'exploitation, ainsi que du coût des investissements nécessaires. Un autre critère, enfin, est ambivalent : celui du respect par les candidats, dans leurs activités antérieures, des obligations leur incombant : principes d'honnêteté, d'indépendance et de pluralisme, représentation de la diversité de la société française et respect de l'article 2 bis de la loi du 29 juillet 1881, entre autres.

S'agissant ensuite du contenu des conventions d'autorisations, je commencerai par une remarque au sujet de ce que tout le monde qualifie d'obligations déontologiques – un terme qui m'interroge sur la forme et sur le fond.

Sur la forme d'abord, le législateur n'emploie pas le terme de déontologie mais ceux d'honnêteté, de pluralisme et d'indépendance. Ce sont des principes éminemment déontologiques, certes, mais il me semble que la déontologie désigne les règles émanant d'une profession. Cela peut sembler n'être qu'une question sémantique, mais la prétention de l'Arcom à intervenir en matière de déontologie constitue un facteur de grande impopularité auprès des journalistes et des médias : elle est vue comme un censeur des journalistes, même si chacun sait que ses contrôles portent sur les éditeurs. C'est ainsi notamment qu'a été perçue son intervention concernant le traitement médiatique des attentats de janvier 2015, lorsqu'elle a relevé trente-six manquements, émis quinze mises en garde et prononcé vingt-une mises en demeure – ce qui était certes beaucoup. Ce phénomène s'accroît car, sous l'influence du droit européen, notamment de la directive 2010/13/UE du 10 mars 2010 visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels, dite « directive services de médias audiovisuels (SMA) » et du règlement (UE) 2022/2065 du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques dit « Digital Services Act », le régulateur doit maintenant encourager à l'autorégulation. Il me semble pourtant que l'autorégulation devrait être volontaire et émaner des médias eux-mêmes ; c'est le cas notamment en matière de publicité et de respect des obligations des plateformes.

Sur le fond, la maîtrise de l'antenne interroge également. Lorsqu'une chaîne est mise en garde, mise en demeure ou sanctionnée pour non-maîtrise de l'antenne, les journalistes concernés peuvent y voir une modalité de contrôle de leur travail. Quant à la représentation de la diversité de la société française, les chiffres du rapport de l'Arcom parlent d'eux-mêmes : elle est encore loin d'être parfaite, aussi bien s'agissant de l'origine des personnes que du handicap, de la catégorie socioprofessionnelle ou du genre. Les conventions prévoient des dispositions particulières s'agissant de la représentation des femmes. Si l'Arcom se félicite des progrès quantitatifs de leur présence à l'antenne – 46 % à la télévision, alors que les femmes représentent 52 % de la population –, elle relève cependant qu'elles ne disposent que de 36 % du temps de parole total et même de 32 % seulement dans le secteur privé.

Les principes d'honnêteté et d'indépendance de l'information posent également question. Souvent, les conventions font référence aux recommandations de l'Arcom, quand ces recommandations disposent elles-mêmes que les obligations des éditeurs seront précisées par leurs conventions ! Quant au droit d'opposition et aux chartes déontologiques, ils constituent une obligation légale, mais certaines chartes sont purement formelles – j'oserais presque dire qu'elles ne sont que des prospectus.

J'en arrive enfin au contrôle des autorisations. On parlait autrefois du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) comme du gendarme de l'audiovisuel. S'il en va également ainsi de l'Arcom aujourd'hui, alors ce gendarme fait un usage assez modéré de son pouvoir de sanction. Alors que la loi prévoit une mise en demeure préalable à toute sanction, le CSA puis l'Arcom ont ajouté la lettre simple, la lettre ferme et la mise en garde. Cette gradation offre une souplesse dans la mise en œuvre du pouvoir de sanction, mais elle est source de confusion pour le public.

Il arrive que des sanctions pécuniaires – d'un montant parfois élevé – soient prononcées. L'Arcom peut également demander l'insertion de communiqués au sein des programmes, une pratique fondée sur le principe de la mise au pilori ou name and shame, sans doute moins onéreuse mais plus efficace. Les autres sanctions possibles sont assez peu utilisées. C'est le cas notamment de la suspension du programme pour une durée maximale d'un mois, qui serait pourtant envisageable dans certains cas – sachant que le Conseil constitutionnel avait validé cette sanction, au regard de la séparation des pouvoirs comme de la liberté de communication.

La professeure Broyelle a évoqué la multiplication des compétences de l'Arcom. Celle-ci nuit-elle à son efficacité ? Je me demande quant à moi si le fait que le droit européen et le droit français lui aient imposé un rôle en matière de supervision des plateformes ne la conduirait pas à moins réguler les médias audiovisuels traditionnels.

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Antoine Louvaris, professeur de droit public à l'université Paris Dauphine-PSL

Il est toujours intéressant de lire ce que les administrations disent d'elles-mêmes. Or dans son rapport, l'Arcom distingue régulation économique et technologique d'une part, et régulation sociétale et démocratique d'autre part.

Le choix a été fait de confier à une autorité publique indépendante des pouvoirs de régulation classiques auxquels s'adjoignent des méthodes nouvelles. Ces pouvoirs classiques sont tout simplement un pouvoir de police – il y a trente ou quarante ans, on aurait parlé d'une police spéciale de l'audiovisuel –, lequel se traduit par des sanctions. S'il faut distinguer, au niveau individuel, la mesure de police de la sanction, la sanction administrative est quant à elle une expression du pouvoir de police. Ce pouvoir est toutefois confié à une autorité publique indépendante, la personnalité morale, conformément à l'équilibre voulu par le Conseil constitutionnel. Lors de la libéralisation des médias, on s'est en effet demandé si leur régulation pouvait être confiée à une autorité administrative indépendante, selon la terminologie de l'époque.

Or, selon l'article 20 de la Constitution, le Gouvernement dispose de l'administration. Implicitement mais nécessairement, le Conseil constitutionnel a donc accepté que, compte tenu de la nature des libertés en jeu, l'assurance de l'indépendance à l'endroit des puissances publique et privée supposait l'existence d'une autorité administrative indépendante ou était compatible avec elle. De surcroît, un certain nombre de textes européens exigent l'institution d'autorités administratives indépendantes.

La régulation de l'audiovisuel s'étend à proportion de l'influence d'un média sur un public, à la différence du bon vieux régime répressif des libertés publiques, lequel est le plus libéral – je parle de l'État gendarme – où l'autorité publique intervient ex post et non ex ante.

L'intervention ex ante s'applique dans le domaine des autorisations mais, aussi, de la régulation de leur exécution : recommandations, cahier des charges, droit souple, permettent ainsi à l'autorité publique indépendante de suivre le média dans le respect de la régulation sociale, démocratique et républicaine. L'Arcom est la cheville ouvrière de cette intersection. L'autorité administrative indépendante bénéficie donc de ce concours de pouvoir et d'un pouvoir réglementaire assez étendu.

Le droit souple, quant à lui, n'était pas soumis au juge. Il relevait d'un ensemble d'instruments juridiques, qui ressemblaient à des actes juridiques mais qui concernaient une pratique publique ou privée. Suite à plusieurs jurisprudences du Conseil d'État, le droit souple permet de disposer d'instruments pouvant influencer ou accompagner les comportements, ce qui relève de la soft regulation ou régulation douce. Il faut bien comprendre, en effet, que l'autorité publique indépendante agit d'une manière graduée.

Des mises en garde peuvent donc avoir lieu, mais sous le contrôle du juge. Nous sommes donc face à une triangulation du pouvoir : pouvoir politique et administratif, autorité administrative indépendante et juge administratif, lequel joue le rôle de régulateur du régulateur en ouvrant son prétoire à l'ensemble des actes de l'autorité publique indépendante susceptible d'avoir un effet juridique.

Les sanctions relèvent du recours en plein contentieux et le refus de sanctions est soumis au contrôle du juge, avec un pouvoir discrétionnaire.

Le Conseil d'État a également examiné un certain nombre de recommandations. Il vient d'ailleurs de signifier à l'Arcom qu'elle dispose de pouvoirs de police internationale, notamment vis-à-vis de certains médias russes, non sur le fondement de la législation européenne mais sur celui de la convention internationale sur la télévision transfrontière que la France et l'Ukraine ont signée.

Le concours de moyens s'exerce dans le cadre européen, qui s'apprête à se doter d'un règlement sur la liberté des médias, lequel insiste également sur les questions liées à la concentration. Précisément, la question de la régulation de l'audiovisuel soulève celle de l'inter-régulation : régulation de la concurrence, régulation des « tuyaux » et non de leur contenu avec l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep). Le non-aboutissement de la fusion, malgré l'entreprise commune admise par le Conseil d'État, soulève la question de la nature des pouvoirs respectifs de l'Autorité de la concurrence et de l'Arcom. Le droit de la concurrence appliqué aux médias est par excellence le lieu de la rencontre entre les deux régulations.

Avec la régulation économique, c'est un concours de libertés qui est en jeu. Celles définies par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, à quoi s'ajoutent la liberté d'entreprendre, la liberté contractuelle et le droit de propriété. Ce sont là, aussi, des objectifs d'intérêt public.

Tant mieux, peut-être, si peu de sanctions sont prononcées. La sanction administrative est certes utile mais elle doit intervenir en dernier lieu. Il est normal d'opposer la liberté et les contraintes d'intérêt public. En l'occurrence, nous nous situons dans le registre de libertés qui nécessitent un cadre pour qu'elles puissent s'épanouir. Elles s'inscrivent dans un ordre public républicain, consubstantiel aux libertés publiques, que j'appellerais l'ordre public « régulatoire » audiovisuel consubstantiel aux libertés. Quelle est donc la part des contraintes et des exigences ? Il convient de veiller à un équilibre. Le verre est à moitié vide ou à moitié plein, c'est selon.

Pour une certaine chaîne, le Conseil d'État a censuré une décision de l'Arcom, considérant qu'il y avait atteinte à la liberté d'expression et qu'il était possible de contester les principes républicains eux-mêmes. En revanche, il a jugé que d'autres propos n'étaient pas admissibles car portant atteinte à des principes substantiels de non-discrimination et de lutte contre les préjugés. Il l'a fait avec l'approbation de la Convention européenne des droits de l'homme. Nous nous situons toujours sur une ligne de crête.

Les textes européens sont clairs : les autorités indépendantes doivent respecter les organes constitutionnels, donc, le Parlement, qui vote la loi et qui contrôle, aussi bien les autorités publiques indépendantes que le Gouvernement.

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Qu'en est-il du rôle de l'argent dans les médias ? Est-il possible de créer une chaîne de télévision sans en avoir ? La loi garantit la liberté de communication mais il est nécessaire de disposer de fonds. Est-ce une forme de liberté censitaire ?

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Agnès Granchet, maître de conférences à l'Institut français de presse de l'université Paris-Panthéon-Assas

Vous avez une vision très libérale des choses ! Le droit à l'information consacre le pluralisme : il n'y a pas de liberté de communication sans l'expression plurielle des points de vue. Certes, sans argent, il n'est pas possible de faire quoi que ce soit mais, selon le Conseil constitutionnel, la liberté de communication du téléspectateur n'est effective que s'il est en mesure de choisir entre différents courants de pensée et d'opinion.

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Antoine Louvaris, professeur de droit public à l'université Paris Dauphine-PSL

La liberté de communication des idées et des opinions suppose celle de l'émetteur et du récepteur.

Selon le Conseil constitutionnel, l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 garantit le pluralisme, lequel est une condition de la démocratie. Nous vivons cependant dans une économie de marché, où la liberté d'entreprendre, la liberté contractuelle et le droit de propriété sont également autant de réalités.

Le projet européen de règlement établissant un cadre commun pour les services de médias dans le marché intérieur (European Media Freedom Act) insiste sur le renforcement du secteur de l'audiovisuel public, lequel dispose de sujétions et de prérogatives particulières et me paraît en effet essentiel. Je le définis comme « libertifère », c'est-à-dire, porteur de liberté.

La question du financement soulève celle de l'accès à la création d'entreprise. Les autorisations tiennent compte, d'ailleurs, d'un certain nombre de critères. Elle soulève également celle de la déconcentration, grâce à laquelle des entreprises plus petites pourraient accéder au marché.

De plus, nombre de chaînes sont gratuites et les « consommateurs » peuvent donc y accéder.

Si le législateur souhaite entrer dans des considérations plus régulatrices, il conviendrait d'observer ce qu'il en est de ces contraintes constitutionnelles que sont la liberté d'entreprendre, le droit de propriété et la liberté contractuelle.

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Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas

Il est aussi possible d'envisager la nationalisation de tous les médias ou de distribuer des aides publiques ! Il importe de ne pas étouffer économiquement les médias afin qu'ils puissent éclore et concourir à l'expression du pluralisme. Des réponses existent, qui dépendent du prisme politique envisagé.

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L'Arcom ne devrait-elle pas considérer les groupes et non les chaînes, notamment en matière de sanctions ou de mises en demeure ?

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Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas

La sanction d'un éditeur atteint également le groupe.

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Le plafond des sanctions est estimé à partir des résultats d'une chaîne et non d'un groupe.

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Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas

Votre question revient donc à se demander si les sanctions ne devraient pas être plus lourdes.

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En effet, mais elle va aussi au-delà, l'Arcom ne se contentant évidemment pas de sanctionner. Les appels d'offres ne devraient-ils pas viser la stratégie globale des groupes et non, simplement, le projet d'une chaîne ?

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Antoine Louvaris, professeur de droit public à l'université Paris Dauphine-PSL

Une telle question se pose également dans le droit de la concurrence, où des principes supra-législatifs s'imposent : s'agissant des sanctions, ceux de la personnalité et de la proportionnalité des peines. Il en va différemment s'agissant des autorisations, qui s'inscrivent dans le régime préventif de liberté d'entreprendre. Jusqu'où peut aller l'autorité administrative pour accorder une autorisation, étant entendu que le principe est la liberté et la restriction, l'exception ?

Les personnalités morales existent donc. Sauf erreur, les sanctions prononcées en France ne comptent pas parmi les plus timorées d'Europe, même s'il est assez difficile de comparer en raison de la grande hétérogénéité des situations.

Votre question soulève celle de la frontière entre le formalisme et le réalisme. Le groupe est certes une réalité mais les données juridiques le sont tout autant.

J'insiste : la question des aides publiques est importante, de même que celle du service public en tant que particularisme républicain. Celui-ci se doit d'être « libertifère », quelles que soient ses prérogatives par rapport à la liberté d'entreprendre. Pour les personnes privées, un certain nombre de contrôles s'imposent, y compris ex ante, avec une double répression à la clé, administrative et pénale.

La mise en demeure intervient avant la sanction et est tributaire du recours pour excès de pouvoir. Elle a un effet pré-répressif.

Une décision a récemment été prise concernant la possibilité de critiquer des actionnaires sur leur propre chaîne.

Un équilibre doit être trouvé, et par rapport à la puissance publique qui, parfois, ne protège pas les libertés, et par rapport au marché, où les asymétries de pouvoir sont réelles.

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L'usage modéré du pouvoir de sanction de l'Arcom et une action en gradation ont été évoqués. Quid de leur efficacité ? Une action plus répressive ou volontariste de l'Arcom aurait-elle d'autres effets ?

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Antoine Louvaris, professeur de droit public à l'université Paris Dauphine-PSL

Votre question soulève celles de la légalité et de l'opportunité.

Des choix politiques sont faits, dont la limite est posée par la Constitution. L'Arcom use de son pouvoir répressif d'une manière limitée mais je ne suis pas convaincu que cela soit une mauvaise chose.

Nous nous situons dans une activité régulatrice de police spéciale. La sanction administrative doit avoir un effet dissuasif et d'exemplarité. Son existence même doit jouer. Lorsqu'elle s'applique, elle doit faire l'objet d'une publicité suffisante.

Je suis favorable à la gradation : mises en garde, prises de position, mises en demeure me semblent efficaces. La mise en demeure est exigée par la Constitution en raison du principe de légalité des délits et des peines. Une autorité publique indépendante a été créée pour adapter l'administration à une nouvelle situation appelant une régulation. La sanction administrative a priori serait contraire à la séparation des pouvoirs mais elle s'inspire des garanties pénales. La mise en demeure compense la soumission des opérateurs à de nombreuses contraintes, donc, la carence de légalité des délits et des peines.

Je note qu'en général, les décisions de sanction passent plutôt bien le cap du contentieux, y compris à la Cour européenne des droits de l'homme.

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Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas

Je ne suis pas sûre que l'Arcom exerce son pouvoir de sanction de manière timorée. Il est vrai, en revanche, qu'il est amorti par cette exigence constitutionnelle de mise en demeure, laquelle doit être interrogée. En effet, elle n'est pas inscrite dans la Constitution mais elle a été posée par le Conseil constitutionnel afin de mieux expliciter les obligations pesant sur l'éditeur. Or, les mises en demeure ne disent rien de plus que ce qui est très précisément écrit dans les conventions.

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Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas

Elles sont supposées expliciter l'obligation pesant sur l'éditeur, en partant du principe que la loi était trop générale et que les comportements interdits n'étaient pas listés. Or, les délibérations et les conventions décrivent fort bien ces comportements. La mise en demeure n'a aucune plus-value, si ce n'est de retarder la sanction. De plus, l'Arcom ne peut ensuite sanctionner que ce qui a été explicitement visé dans la mise en demeure.

Je ne parlerais pas de gradation. La mise en demeure est le prélude de la sanction. Le champ de l'Arcom pour exercer un pouvoir de régulation et d'incitation repose sur ces mises en garde et ces observations. De ce point de vue, elle joue un autre rôle que celui, beaucoup plus dur, que lui donne la loi. Il me paraît utile. Ces dispositifs ne me semblent pas objectiver une crainte d'exercer un pouvoir de sanction. Il s'agit d'inciter à bannir certains comportements sans nécessairement se munir d'un bâton. Je ne suis pas certaine que l'Arcom exerce « mollement » son pouvoir de sanction.

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Agnès Granchet, maître de conférences à l'Institut français de presse de l'université Paris-Panthéon-Assas

J'ai interrogé la réception sociale des sanctions. Les médias ne saisissent pas la différence entre les mises en garde et les mises en demeure, même s'ils savent que les secondes sont plus graves. Je ne défends pas l'écran noir, mais l'impact de sanctions pécuniaires, même lourdes, est faible sur un grand groupe qui ne connaît pas de problèmes financiers – une ligne de crédits destinée à financer les condamnations judiciaires figure dans le budget du groupe qui édite Paris Match.

La réduction de la durée d'autorisation pourrait représenter une piste. Un cadre juridique dans lequel les sanctions ne sont jamais appliquées n'est pas satisfaisant ; cela ne signifie pas que l'Arcom doive déployer une politique totalement répressive, mais certaines sanctions déjà prévues par la loi seraient peut-être plus efficaces que des amendes.

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Antoine Louvaris, professeur de droit public à l'université Paris Dauphine-PSL

Il y a tout de même une gradation entre, ce que j'appelle de façon osée, le droit souple répressif et la mise en demeure. Le premier accompagne les opérateurs pour que ceux-ci se comportent mieux, alors que la seconde correspond à une exigence constitutionnelle et n'est pas une décision anodine – en général, l'entreprise qui la reçoit dépose un recours.

La question de l'usage du pouvoir de sanction se pose dans toutes les régulations économiques sectorielles. On ne peut pas comparer l'Arcom avec l'Autorité des marchés financiers (AMF), qui prononce fréquemment des sanctions, parce que l'audiovisuel est lié aux libertés d'expression et de pluralisme. La panoplie des sanctions est suffisamment large, mais le principe de proportionnalité en fait un plein contentieux qui ménage la possibilité de prononcer des sanctions douces – cela dépend du rapporteur de l'Arcom pour les poursuites puis du collège pour la décision.

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Madame Broyelle, vous avez évoqué la tension entre le positionnement du Parlement et la responsabilité que l'on donne à l'Arcom : considéreriez-vous opportun que des parlementaires fassent leur entrée à l'Arcom, à l'image de leur présence au sein du collège de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) ?

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Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas

Non. Il me semble important de ne pas politiser l'Arcom : cette autorité administrative indépendante (AAI) doit rester à bonne distance de l'État, de l'exécutif et du Parlement. L'élaboration de règles du jeu limite l'expression publique des médias, mais leur application et, le cas échéant, la sanction de leur transgression doivent être strictement impartiales, d'où l'existence d'une autorité neutre et non partisane. Je ne doute pas de la capacité d'un parlementaire de s'abstraire de son étiquette politique dans une AAI, mais pourquoi y siégerait-il alors ?

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Comment voyez-vous l'articulation entre le régulateur national, l'Arcom, et le projet de règlement européen sur la liberté des médias, l' European Media Freedom Act, actuellement en négociation en trilogue ? Même si l'Union européenne n'exerce pas de compétence dans le domaine compte tenu du principe de subsidiarité, le règlement s'appliquera uniformément une fois qu'il sera adopté – une directive, plus souple, aurait été préférable.

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Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas

Le comité– ou board – que ce projet de règlement doit installer aura des compétences dans les relations entre les grandes plateformes et les médias. Votre question est bien d'ordre institutionnel.

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Il serait bien que le principe de subsidiarité s'applique à l'audiovisuel public, dont le professeur Louvaris a rappelé l'importance en termes de libertés, notamment pour son financement. Comment voyez-vous l'articulation entre le niveau européen et le niveau national ? La situation n'est pas la même dans tous les pays de l'Union européenne, mais il existe déjà avec l'Arcom un niveau de régulation indépendant et important dans notre pays.

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Antoine Louvaris, professeur de droit public à l'université Paris Dauphine-PSL

Le futur règlement posera des contraintes, mais il faut privilégier la coopération et l'échange d'informations, rendus nécessaires par les grandes différences, que vous avez notées, entre les États membres dans ce secteur où l'Europe est néanmoins présente. Le projet de règlement va évoluer : il faut en profiter pour impulser une dynamique et élaborer un cadre juridique, même si le principe de subsidiarité doit s'appliquer – la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a d'ailleurs accepté notre fameuse exception culturelle, dont nous connaissons les effets bénéfiques alors qu'on peut la considérer comme contraire à certaines libertés promues par le droit de l'Union.

Une coopération incitative est la voie à privilégier, même si des éléments de droit dur contenus dans la directive européenne 2007/65/CE dite « services de médias audiovisuels » désormais codifiée, subsisteront. La régulation audiovisuelle est très culturelle, car elle est liée à des conceptions politiques et à une vision de la société : notre droit promeut, par exemple, le concept de république, qui respecte la pluralité puisqu'il est tout à fait possible de critiquer la République dans les médias. La coopération et les échanges nourriront les influences réciproques, lesquelles déboucheront peut-être sur l'adoption de normes communes. Quant à la question de la concentration, l'approche économique ne peut prévaloir en la matière.

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Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas

Il convient avant tout de s'assurer que le futur conseil est indépendant de la Commission européenne. Une refonte du Groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels ( European Regulators Group for Audiovisual Media Services ou Erga) devrait donner aux régulateurs nationaux une place plus importante, mais des chevauchements de compétences pourraient bien entendu apparaître.

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Madame Granchet, vous semblez appeler de vos vœux la possibilité de suspendre un programme : pouvez-vous nous confirmer que jamais un programme n'a été suspendu après avoir fait l'objet d'une mise en garde puis en demeure voire d'une sanction pécuniaire ?

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Agnès Granchet, maître de conférences à l'Institut français de presse de l'université Paris-Panthéon-Assas

Il me semble qu'un programme, diffusé à la radio, a été suspendu un jour après que son animateur, Arthur, s'était réjoui de la mort d'un policier ; des émissions de libre antenne, dans lesquelles des propos salaces étaient tenus, ont également été brièvement suspendues : ces exemples sont cependant anciens.

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Il n'y a pas d'exemple récent, ni de cas concernant un programme de la TNT. Nous avons demandé ce matin au président de l'Arcom la liste des sanctions et des mises en demeure adressées aux chaînes. Le président de l'Arcom estime que les sanctions pécuniaires sont déjà élevées, mais à quel stade deviennent-elles dissuasives ? Pour les chaînes de la TNT, ne représentent-elles pas une simple provision dans leur budget, comme pour Paris Match, même si les montants – de l'ordre de 3,5 millions d'euros pour une chaîne en février 2023 – ne sont pas neutres. Ces sanctions sont-elles prises en compte au moment du renouvellement de l'autorisation d'émettre ?

L'appréciation du dossier repose sur un faisceau d'indices lié aux critères posés par la loi : comment classe-t-on les candidats s'il y en a plusieurs ? Quelle est la part des critères objectifs et subjectifs, comme l'expérience ? Une chaîne ayant accumulé de nombreuses mises en demeure et sanctions pourrait-elle se retrouver exclue d'office du renouvellement de l'attribution d'un canal de la TNT ?

Le respect des obligations liées à la diversité, lesquelles figurent dans un baromètre que l'Arcom publie chaque année, peut-il également se révéler déterminant ? Dit autrement, une chaîne qui n'accomplirait aucun effort en la matière pourrait-elle se voir automatiquement exclue d'une procédure de renouvellement d'autorisation ? Le critère de la diversité n'est-il qu'un simple supplément d'âme ou peut-il peser fortement ?

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Agnès Granchet, maître de conférences à l'Institut français de presse de l'université Paris-Panthéon-Assas

Je ne suis pas le régulateur. La liste des critères présidant à l'attribution d'une autorisation d'émission ressemble à un catalogue à la Prévert. J'ai mis en avant les dispositions des conventions qui semblaient poser problème. La loi dispose qu'un éditeur demandant une autorisation d'émettre doit respecter les principes mentionnés à l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986, parmi lesquels figurent la représentation de la diversité de la société française et l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme de l'information. Prouver la violation de l'article 2 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est certes difficile, mais le cadre existe. En revanche, j'ignore si une succession de sanctions ou une absence d'effort en matière de diversité suffisent à condamner une candidature.

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Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas

L'article 29 de la loi du 30 septembre 1986 dispose que l'Arcom « accorde les autorisations en appréciant l'intérêt de chaque projet pour le public, au regard des impératifs prioritaires que sont la sauvegarde du pluralisme des courants d'expression socio-culturels, la diversification des opérateurs, et la nécessité d'éviter les abus de position dominante ainsi que les pratiques entravant le libre exercice de la concurrence. » À côté de ces impératifs prioritaires, on trouve d'autres critères, puisque la suite de l'article dispose que l'Arcom tient également compte de plusieurs autres facteurs, dont « l'expérience acquise par le candidat dans les activités de communication » – formulation des plus larges.

Encore faut-il que suffisamment de candidats se présentent pour que le régulateur puisse mobiliser tous les critères qu'énonce la loi. Si l'expérience acquise par le candidat dans les activités de communication joue en sa défaveur, il importe qu'un autre candidat, à l'expérience plus favorable, fasse une demande d'attribution.

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Estimez-vous que ces critères ne valent que pour comparer les candidats entre eux ? Le renouvellement de l'attribution d'une chaîne au détenteur sortant n'est pas automatique, n'est-ce pas ?

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Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas

Non, il ne l'est pas du tout.

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Nous sommes d'accord. Si le passif d'une chaîne est tel que la confiance est rompue, il est possible de ne pas renouveler son autorisation d'émettre, et ce quel que soit le nombre de candidats.

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Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas

Absolument. Le régulateur n'est pas contraint de choisir un éditeur au motif que celui-ci serait le seul candidat, mais la décision est plus simple à prendre si les candidatures sont nombreuses.

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Antoine Louvaris, professeur de droit public à l'université Paris Dauphine-PSL

La nature de l'intervention juridique diffère selon que la régulation est antérieure ou postérieure à l'attribution. La liberté de communication, ici audiovisuelle, est une liberté de premier rang. Quel est le nombre de sanctions – sachant que le juge a déjà annulé certaines mises en demeure – à partir duquel le régulateur considère que le renouvellement de l'attribution pose problème ? Cette question mérite d'être posée.

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Nous n'avons pas encore abordé les autorisations que donne l'Arcom pour les changements de contrôle actionnarial d'un éditeur de programmes. Quelles sont les procédures ? Quels actifs ont pu changer de main après une autorisation de l'Arcom ? Celle-ci n'accorde-t-elle que des autorisations d'émettre ? Avez-vous constaté des cas d'enrichissement sans cause ?

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Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas

La logique veut que la personne cédant tout ou partie du capital d'une entreprise s'enrichisse. Les fréquences ne sont pas revendues, elles sont valorisées, comme un restaurant valorise son accès à une terrasse – la différence étant que l'autorisation d'exploiter une terrasse sur le domaine public n'est pas acquise à titre gratuit. Le Parlement a adopté plusieurs dispositions visant à ce que l'État récupère les gains économiques obtenus à cette occasion ; peut-être souhaiteriez-vous étendre le champ de ces mesures.

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Antoine Louvaris, professeur de droit public à l'université Paris Dauphine-PSL

C'est en effet vers là qu'il faut se tourner, afin de récupérer une part plus importante de la plus-value.

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Je vous remercie pour votre contribution au travail de notre commission d'enquête. N'hésitez pas à compléter nos échanges par d'autres réflexions et préconisations, que vous pourrez nous transmettre par écrit ; nous vous avons également envoyé un questionnaire auquel vous pourrez répondre si vous en avez le temps.

La commission procède à l'audition de MM. Patrick Eveno, François Jost, Éric Maigret et Mme Sophie Jehel.

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Nous concluons cette journée d'auditions avec une table ronde consacrée à la recherche universitaire en sociologie des médias, qui réunit : M. Patrick Eveno, professeur émérite à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien rédacteur en chef de la revue Le Temps des médias, ancien président du conseil de déontologie journalistique et de médiation ; Mme Sophie Jehel, professeure en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis ; M. François Jost, professeur émérite en sciences de l'information et de la communication à l'université Sorbonne Nouvelle, sémiologue ; et M. Éric Maigret, professeur de sociologie des médias à l'université Sorbonne Nouvelle.

Madame et messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.

Je vais vous donner la parole pour une intervention liminaire de dix minutes chacun, qui précédera nos échanges sous forme de questions et réponses – à commencer par celles du rapporteur.

Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Patrick Eveno, Mme Sophie Jehel et MM. François Jost et Éric Maigret prêtent serment.)

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Sophie Jehel, professeure en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Je suis très honorée d'être auditionnée dans le cadre d'une commission d'enquête de l'Assemblée nationale qui porte sur le contrôle des chaînes de télévision. Je perçois cet appel à des enseignants chercheurs comme un signe très encourageant. À un moment où la place de la recherche publique indépendante – mais qui dialogue néanmoins avec les acteurs sociaux et les pouvoirs publics – doit être réaffirmée. Je suis sensible en particulier à votre intérêt pour l'apport des recherches en sciences humaines et sociales et, à propos des médias, aux sciences de l'information et de la communication.

Je suis professeure en sciences de l'information et de la communication à Paris 8, chercheure au laboratoire Centre d'études sur les médias, les technologies et l'internationalisation (Cemti) et chercheure associée au Centre d'analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias (Carism).

Je travaille depuis vingt ans sur les pratiques médiatiques des jeunes, des adolescents et des enfants. Je suis également enseignante à l'université et je travaille donc aussi sur ces pratiques avec des étudiants de 20 à 24 ans, en licence et en master. J'accompagne aussi des doctorants. Je travaille sur les questions déontologiques en faisant des études de contenu de certaines émissions. Je me suis aussi penchée sur le contenu et la réception d'émissions de téléréalité ainsi que sur la qualité des débats télévisuels en réalisant des sondages précis sur le traitement de l'information dans telle émission ou tel débat, notamment pendant la crise sanitaire.

Les méthodes de travail sont variées en sciences sociales. Grâce à l'engagement de la région Normandie et aux centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active (Cemea) – qui sont un mouvement d'éducation populaire – je travaille dans le cadre d'un observatoire des pratiques numériques des adolescents entre 15 et 17 ans. Selon les années, nous récoltons entre 4 000 et 10 000 réponses à un ensemble de 80 questions. Les rapports sont publiés sur le site Éducation aux écrans, lequel est géré par le réseau de création et d'accompagnement pédagogiques Canopé – une institution publique de création de ressources pour les enseignants.

J'ai aussi réalisé de nombreux entretiens avec des adolescents. C'est une autre technique, qualitative. Ce fut récemment le cas dans le cadre d'un projet sur la protection de la vie privée sur les plateformes numériques, soutenu par la Défenseure des droits et l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire (Injep). J'ai mené de nombreuses autres recherches, dont notamment une étude sur la réception des images sexuelles violentes et haineuses par les adolescents – soutenue par la mission de recherche Droit et Justice et par des associations éducatives.

J'ai aussi une expérience de la régulation de l'audiovisuel, ayant travaillé pendant quinze ans, jusqu'en 2006, au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) sur les questions de protection des mineurs et de déontologie des programmes. J'ai aussi présidé pendant trois ans le comité sur l'indépendance et l'honnêteté de l'information à France Télévisions. Je suis membre du Conseil de déontologie journalistique et de médiation, après avoir suivi les travaux de l'Observatoire de la déontologie de l'information (ODI), fondé par Patrick Eveno.

Depuis 2006, je conduis des recherches indépendantes à l'université.

J'avancerai quatre idées par rapport aux questions qui vous préoccupent.

La première idée, c'est qu'il me semble nécessaire – ce qui ne veut pas dire facile –de penser l'audiovisuel et les plateformes numériques comme des écosystèmes différents mais interdépendants. Le système audiovisuel français est de plus en plus interdépendant avec les grandes plateformes numériques. Les chaînes de télévision, qu'elles soient historiques ou nouvelles – dites de complément –, utilisent désormais de manière toujours plus intense les plateformes de réseaux sociaux numériques et d'hébergement, comme YouTube. Les comptes de ces chaînes et de leurs émissions sont aussi parmi les plus visibles. Le web lui-même a changé et l'on voit que s'y exercent de plus en plus des logiques de concentration de la visibilité et de concentration autour de la logique de marque des plateformes numériques publicitaires.

Mme Laurence Leveneur, chercheure associée à l'Institut national de l'audiovisuel (INA), a travaillé sur la manière avec laquelle les chaînes de télévision – TF1, M6 mais aussi France 2 – se sont progressivement tournées vers une communication de plus en plus intense sur des espaces qu'elles ne maîtrisent pas, dont elles ne sont ni propriétaires ni locataires, mais seulement usagères.

Cela peut avoir des effets positifs sur l'audience et la fidélisation, en particulier pour les chaînes commerciales, mais aussi pour le renouvellement des spectateurs des chaînes publiques. Les chaînes commerciales, notamment celles dites de complément, ont saisi plus rapidement cette opportunité de valoriser leurs contenus sur les réseaux sociaux.

Cela peut aussi avoir des effets de contagion des logiques dérégulées des plateformes numériques, puisqu'elles ne sont pas soumises aux mêmes règles en matière de pluralisme ou de lutte contre les discours de haine. Cela a été montré par nombre de travaux de chercheurs, comme par exemple ceux d'Alan Ouakrat sur la contagion des discours polémiques, voire populistes ou haineux, qui peuvent être repris sur les chaînes de télévision. Cela constitue une forme de complicité liée avant tout à des stratégies commerciales, mais aussi à des stratégies idéologiques.

J'ai moi-même travaillé de près sur les commentaires et les stratégies de publication sur les réseaux sociaux d'une émission comme « Touche pas à mon poste ! » (TPMP), en particulier en 2017. Je me demandais comment réagissaient les publics vis-à-vis des séquences sexistes ou homophobes qui pouvaient être diffusées dans cette émission.

Pour les chaînes commerciales, les réseaux sociaux numériques sont d'abord un outil de fidélisation. Mais, du fait de leur importance, et justement de l'effet de d'aubaine qu'ils représentent pour les chaînes de télévision, ils ont aussi pour conséquence d'inciter aux formulations caricaturales et aux raccourcis idéologiques et populistes. Car ce sont ces séquences qui auront une forte visibilité sur les réseaux sociaux numériques en raison de l'interdépendance et de ce que nous savons du fonctionnement des algorithmes des plateformes – là aussi pour des raisons avant tout commerciales. Mais ces raisons peuvent être également être idéologiques, comme en témoigne la résistance manifestée face à la lutte contre les effets de caisse de résonance de ces raccourcis idéologiques populistes, voire haineux.

Le recours aux réseaux sociaux numériques par les chaînes privées favorise donc des formes de participation des publics qui sont très réductrices, telles que le nombre de « like » et d'émojis ou encore la réalisation de pseudo-sondages.

Certaines chaînes de télévision prises par la course à l'audience et la recherche de recettes publicitaires – et notamment les petites chaînes ou celles d'information qui n'ont pas une grande audience, mais aussi des émissions comme TPMP – peuvent ainsi alimenter la haine sur les réseaux sociaux numériques en favorisant des propos caricaturaux ou des débats mettant en scène des oppositions extrêmes. Cela peut avoir un effet de contagion. Si le phénomène n'est pas nouveau, il prend une ampleur qui finit par poser problème du fait de la mobilisation des publics sur les réseaux sociaux numériques.

Il faut quand même dire que la recherche nous apprend que ces réseaux sont aussi des espaces où existe une forme de pluralisme que l'on ne trouve pas forcément dans les émissions télévisées qui sont commentées. C'est d'ailleurs ce sur quoi je fais travailler chaque année mes étudiants, et cela peut concerner toutes les chaînes et toutes les émissions. On trouve cette forme de pluralisme sur Twitter davantage que sur YouTube. Malheureusement, ce pluralisme prend souvent des formes polémiques, voire parfois violentes.

La deuxième idée que je voudrais développer, c'est l'importance de la télévision.

Vous vous penchez sur la régulation de l'audiovisuel et vous vous demandez peut-être quelle est désormais la place de la télévision, alors que les réseaux sociaux numériques sont devenus l'un des premiers moyens d'accès à l'information pour les Français. Eh bien la télévision n'a pas perdu son importance ; elle reste prééminente pour s'informer. Il ne nous a pas échappé qu'elle n'est plus en situation de monopole, mais elle reste un instrument important.

Un réseau de chercheurs sur la télévision, animé par Céline Ségur au Centre de recherche sur les médiations (Crem) et qui travaille avec l'INA, permet d'alimenter la réflexion sur la télévision. Des recherches extrêmement intéressantes dans le cadre du projet Pluralisme de l'information en ligne (PIL) menées grâce à l'Agence nationale de la recherche (ANR) ont donné lieu à un rapport qui souligne la complexité et la diversité des pratiques informationnelles chez les adultes. Les réseaux sociaux numériques ne remplacent donc pas la télévision, qui reste une source première d'informations et une référence pour tous les publics. Elle est de plus en plus regardée en linéaire par les plus de 50 ans. Mais elle continue à être regardée en ligne ou à la demande, tandis qu'elle alimente les réseaux sociaux numériques ainsi que les moteurs de recherche et de captation de l'actualité.

Elle conserve donc toute son importance.

C'est également à la télévision que les Français accordent le plus de confiance dans l'éventail des médias qui leur est proposé – à tort ou à raison. Je l'observe aussi grâce à l'observatoire normand sur les pratiques numériques des adolescents : la télévision est à fois la source première de récits et d'information des jeunes – à égalité avec les réseaux sociaux numériques – et une source importante qui complète les informations beaucoup plus fragmentées obtenues sur ces réseaux.

Même la télévision recouvre une grande diversité, avec de nombreuses chaînes publiques ou privées, elle est perçue comme la source d'information la plus fiable – d'où l'importance de conserver un contrôle du pluralisme et de réfléchir à des règles sur la concentration des médias.

Au vu des deux idées précédentes, et compte tenu de l'évolution des usages, il serait pertinent d'étendre la compétence de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) aux sites internet des chaînes de télévision et à leurs publications sur les réseaux sociaux numériques. Du fait de l'importance des attributions de l'Arcom, cela pose bien entendu la question des moyens qui lui sont accordés. Comme l'a suggéré Laurence Calandri, une collègue juriste, cela pourrait peut-être passer par la perception d'un pourcentage des sanctions prononcées. Il faut aussi que l'Arcom continue à développer les relations avec la recherche, avec des projets qui permettent d'établir des liens plus réguliers avec les laboratoires existants.

La troisième idée, c'est l'attention portée aux programmes destinés à la jeunesse – qui est peu présente dans les questions que vous m'avez adressées, mais qui me paraît extrêmement importante.

France Télévisions a enfin relancé un programme d'information pour les jeunes, ce que la BBC fait sans interruption depuis quarante ans. Et les développements de France Télévisions lui permettent de conserver le lien avec les jeunes, notamment grâce à France.tv Slash, aux innovations en matière d'écriture de fictions mais aussi de documentaires – je pense notamment à la chaîne DataGueule. La diversité et la qualité des programmes pour la jeunesse demeurent un enjeu très important, qu'il ne faudrait pas oublier sous prétexte qu'il y a Netflix et d'autres offres. Encore une fois, la télévision a un rôle central et c'est sur elle que la régulation peut être la plus efficace.

Quatrième idée, extrêmement importante pour penser la régulation de la télévision : la défiance des publics vis-à-vis des médias.

Même si je vous ai dit que la télévision était considérée comme la source la plus fiable, le niveau de méfiance des Français vis-à-vis de leurs médias est extrêmement élevé. On ne prête pas assez attention à la diversité des experts et des intervenants à la télévision. Aussi bien mes étudiants que les nombreux jeunes de milieux sociaux très différents que je rencontre à l'occasion des entretiens organisés chaque année disent qu'ils ont l'impression que la télévision ne s'adresse qu'aux personnes plus âgées – avec d'ailleurs une représentation de l'âge qui pose problème, puisque le baromètre de la diversité publié par l'Arcom montre que les femmes de plus de 50 ans sont extrêmement peu présentes à la télévision.

Les observations réalisées au cours de ces entretiens recoupent celles qui figurent dans le rapport du projet PIL financé par l'ANR que j'ai mentionné précédemment. Plus de 50 % des Français considèrent que la télévision est centrée sur le monde urbain. Le baromètre de la diversité montre que les banlieues n'apparaissent que dans 4 % des programmes – et il faudrait voir à quelles occasions. Il y a un problème de représentation de la banlieue et des publics populaire, ainsi qu'un problème majeur de représentation de la diversité de la France – cette dernière ne pouvant pas être réduite à Paris intra-muros.

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Patrick Eveno, professeur émérite à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien rédacteur en chef de la revue Le Temps des médias, ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation

Je vais essayer de recentrer le sujet, parce qu'il me semble que cette commission d'enquête porte sur l'attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de la TNT, et notamment de la TNT gratuite. Je vais reprendre la trame de votre questionnaire, sans répondre à tous ses points car il me faudrait environ douze heures pour cela.

Il est évident que les usages télévisuels ont tous profondément changé. On assiste depuis quarante-cinq ans à une explosion de l'offre télévisuelle, radiophonique et numérique. Je suis d'accord avec Sophie Jehel : il faut effectivement parler de convergence sur les écrans, mais pas seulement. On pourrait aller plus loin en considérant les industries culturelles – je m'honore d'avoir organisé le premier colloque sur l'histoire des industries culturelles aux XIXe et XXe siècles. C'était en 2001 et internet émergeait. Il faudrait refaire cet exercice. Comme Roch-Olivier Maistre a dû vous le dire ce matin, on compte désormais plus de 300 chaînes de télévision. Je ne vais pas insister sur tous ces points.

Je souhaite aborder les problèmes économiques, puisque je suis historien économiste d'abord et avant tout.

Le modèle des chaînes gratuites de la TNT ne peut pas exister en dehors des groupes. Il faut être clair. C'est ainsi : avec au plus 3 % d'audience, vous ne drainez pas suffisamment de publicité pour financer une chaîne de télévision gratuite. Je peux vous fournir des chiffres, puisque j'ai un peu travaillé pour vous. On ne peut malheureusement pas le démontrer pour tous les groupes, parce que TF1 et M6 englobent leurs chaînes principales et sont donc évidemment bénéficiaires. Mais on peut détailler les chiffres d'affaires et les résultats des différentes entités pour les groupes Altice et Canal+.

Le groupe BFMTV-RMC est un peu bénéficiaire depuis deux ans seulement, grâce aux synergies avec la radio RMC.

Le groupe Canal+ comprend trois chaînes gratuites, dont deux, C8 et CNews, sont particulièrement connues – et sans doute à l'origine de la création de cette commission d'enquête. CStar n'a que 1 % d'audience, mais elle ne coûte pas bien cher. En 2022, dernière année pour laquelle les données sont disponibles, le chiffre d'affaires cumulé de ces trois chaînes a représenté 157 millions et leur résultat net est négatif à hauteur de 48 millions d'euros – c'est-à-dire que le déficit atteint un tiers du chiffre d'affaires. C'était encore pire auparavant, avec un déficit de 58 millions d'euros en 2021et de 68 millions en 2020. Cela s'améliore petit à petit, mais le groupe perd beaucoup d'argent et depuis longtemps. Ce n'est pas grave puisque c'est Canal+ qui paye. Sans les chaînes gratuites, ce groupe aurait un résultat net supérieur à 600 millions. À cause de ces chaînes, son bénéfice est d'un peu moins de 550 millions. Cette perte de 50 millions remonte à Vivendi puis à Bolloré, puisque Vincent Bolloré est propriétaire de cet ensemble – ce qui nous amènera peut-être ensuite à aborder les problèmes de contrôle économique, et pas seulement économique.

La chaîne la plus déficitaire depuis 2020 est C8, parce qu'elle a signé un contrat avec un présentateur qui est en même temps producteur, qui fait 567 heures d'antenne par an et dont les initiales sont C. H. – peut-être le connaissez-vous. Il est responsable – si l'on peut dire… – des deux tiers du déficit de l'ensemble des trois chaînes gratuites de Canal+.

Toutes ces informations sont disponibles pour peu l'on se donne la peine de chercher. Comme disait le général de Gaulle : « Des chercheurs qui cherchent, on en trouve ; des chercheurs qui trouvent, on en cherche. » Les chercheurs trouvent parfois.

CNews est un peu moins déficitaire et CStar est la moins déficitaire, mais elle a le plus petit budget parce qu'elle fait du rien du tout. Puisqu'ils l'ont, ils la gardent.

Pour tout ce qui est information ou ce qui a rapport avec l'information, le groupe Vivendi-Canal+-Bolloré – vous prenez dans le sens que vous voulez – est un grand spécialiste du déficit. L'absorption du groupe Lagardère va en effet rapporter beaucoup d'argent grâce à Hachette – près de 3 milliards de chiffre d'affaires et un résultat net de plus de 200 millions –, à Lagardère Travel Retail – plus de 4 milliards de chiffre d'affaires et plus de 200 millions de résultat net – et, enfin, à Lagardère News, qui regroupe les trois radios – dont au premier chef Europe 1 –, Le Journal du dimanche et Paris Match. Le chiffre d'affaires de Lagardère News s'élève à un peu plus de 100 millions et son déficit à 50 millions.

L'ensemble d'information du groupe Vivendi – puisque tout le reste relève du secteur du divertissement – fait un peu plus de 200 millions de chiffre d'affaires et un peu plus de 100 millions de déficit.

Ce qui veut dire que ce n'est pas un problème économique ou de concentration économique. C'est un problème de prise en main idéologique. Un actionnaire ordinaire aurait fermé depuis longtemps ces puits sans fond. Mais peut-être ne sont-ils pas sans fond d'un point de vue idéologique et qu'ils permettent de favoriser une certaine idéologie. Je ne sais pas exactement quel est le but de l'actionnaire principal. Je l'ai rencontré une fois mais, malheureusement, comme nous sommes tous deux bretons et têtus, nous n'avons pas vraiment pu dialoguer. J'en suis désolé.

En 2016, quand M. Vincent Bolloré a mis de l'ordre à sa manière dans la chaîne iTélé pour la transformer en CNews, j'étais membre du comité d'éthique de iTélé et j'en ai démissionné. Ma façon de faire ne lui a peut-être pas beaucoup plus. Voilà.

Le renouvellement des autorisations interviendra en 2025. Évidemment, on se dit : « Chouette ! L'Arcom va pouvoir ne pas renouveler les autorisations de C8 et CNews ! » C'est un jeu de poker menteur et, à ce jeu, le groupe Bolloré et Vincent Bolloré – s'il est encore de ce monde en 2025 – sont un peu plus forts que la plupart des représentants de la nation et de l'Arcom réunis.

Personne ne l'a vu venir quand il a soumissionné en 2005 pour avoir Direct 8. On la lui a donnée gratuitement, ça ne lui a rien coûté du tout. Il a investi un petit peu d'argent, mais pas beaucoup. Ensuite il a racheté Virgin 17 à Lagardère pour 70 millions en 2010. Il avait donc un petit groupe de deux chaînes, qu'il avait achetées pour 100 millions. Après quoi il a acquis la troisième.

Il faut bien comprendre qu'aucune des chaînes gratuites de la TNT n'est rentable. Aucune.

Si L'Équipe va le devenir, c'est parce qu'elle bénéficie du soutien massif du groupe Amaury et du journal L'Équipe. Il y a une synergie extrêmement importante entre le journal, le site internet et la chaîne de télévision – avec en plus le groupe Amaury Sport Organisation qui soutient tout cela à bout de bras et qui fait d'énormes bénéfices grâce au Tour de France, au Paris-Dakar et autres bidules du même genre. L'Équipe n'est pas encore bénéficiaire, mais elle peut le devenir au sein de ce groupe, où elle a un rôle à jouer. Ils ont bien joué. La famille Amaury est une autre famille, plus intelligente – mais elle s'est débarrassée du journal Le Parisien, qui perdait de l'argent.

Va-t-on pouvoir, chouette, se débarrasser du problème ? Non, parce que les autorisations arrivent à échéance en janvier 2025 pour C8 et CNews et en décembre 2025 pour Canal+, c'est-à-dire pour la diffusion en clair sur la chaîne n° 4. Bolloré joue une partie de poker, menteur ou non – il semblerait qu'on puisse voir ses cartes –, ou une double partie : il dit que s'il n'y a pas de renouvellement des autorisations pour C8 et CNews, il ne demandera pas celui pour la 4. Il considère, en effet, que les plages en clair n'attirent aucun client, que ce n'est pas avec cela qu'il fera du business et qu'un non-renouvellement ne serait donc pas grave. Cela risque de causer une déflagration à l'Arcom. Comment s'en sortira-t-elle ? Je n'en sais trop rien : théoriquement, elle a toute une série de possibilités, mais qui accepterait de racheter la fréquence si cette autorisation était supprimée ?

Le problème fondamental est celui de l'indépendance du groupe d'information. Je ne parle pas de Canal+, car il n'y a rien de ce côté – seulement des films, des séries, etc. Par ailleurs, Canal+ a financé des films tels que Billy Elliot, qui n'est quand même pas d'extrême droite. En matière d'information, en revanche, il y a une dépendance directe vis-à-vis de l'actionnaire, ce qui pose évidemment un grave problème.

Je ne parlerai pas des règles déontologiques, car je crois que vous auditionnez la semaine prochaine la présidente du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM), qui m'a succédé dans cette fonction. J'ai seulement une petite réserve qui concerne la représentation de la diversité de la société française sur les écrans, l'intérêt des programmes et l'application de la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias dite « loi Bloche » : il ne faut quand même pas oublier que la liberté d'expression est un droit fondamental dans une démocratie et que, contrairement à ce qu'on croit en général, il existe un très grand pluralisme en France.

Peut-on, néanmoins, tolérer des chaînes d'opinion ? That is the question. On tolère bien des radios d'opinion, comme Radio Courtoisie ou Radio Libertaire. Vous me direz que la bande passante est beaucoup plus large, mais il y a tout de même 300 chaînes de télévision conventionnées en France, dont trente gratuites. Ne peut-on pas laisser une liberté éditoriale ? Je ne milite pas, vous l'avez bien compris, pour qu'on laisse les mains libres à Canal+ et à sa hiérarchie, mais il faut s'interroger, comme je l'ai fait dans ma contribution aux états généraux de l'information, en tant que chercheur. Peut-on ou doit-on interdire les chaînes d'opinion en France ? C'est à la représentation nationale de régler cette question et je ne m'en mêlerai donc pas.

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François Jost, professeur émérite en sciences de l'information et de la communication à l'université Sorbonne-Nouvelle, sémiologue

Je préférerais débattre avec vous plutôt qu'asséner un cours. Par ailleurs, cela fait quarante ans que je travaille sur la télévision – j'ai fait le premier cours en la matière à la Sorbonne-Nouvelle en 1982 : je ne vous raconterai pas toutes les recherches que j'ai faites, parce que cela prendrait du temps et que ce n'est pas très intéressant en tant que tel. J'aimerais néanmoins vous exposer la façon dont on doit, selon moi, considérer la télévision aujourd'hui.

Je rencontre deux attitudes lors des conférences que je fais à ce sujet. La première est l'assentiment : vous critiquez le journal télévisé, vous montrez comment il peut être idéologique et des gens vous disent aussitôt que vous avez bien raison, qu'ils sont tous pourris, que ce sont des salopards, etc. Quand vous travaillez sérieusement, pour votre part, sur les messages, vous regrettez cette attitude. La deuxième est le rejet, qui vient en général du milieu professionnel. Si vous dites que les journaux vont trop vite sur telle ou telle nouvelle ou qu'ils font trop de micros-trottoirs, on vous répond que vous n'êtes pas sur le terrain et qu'on fait son métier.

J'ai écrit un livre intitulé Médias : sortir de la haine ? Il faut réussir à le faire. Je ferai, à cet égard, une différence entre la méfiance et la défiance. La méfiance, selon Littré, consiste à ne pas se fier du tout ; la défiance consiste, en revanche, à se fier avec précaution. Il faut remplacer la méfiance par la défiance. Il est tout à fait normal de s'interroger sur la manière dont l'information se fabrique ou sur les raisons pour lesquelles telle ou telle information enfle tout d'un coup, mais on doit ensuite arriver à en tirer des leçons.

De quoi parle-t-on aujourd'hui quand on évoque la télévision ? L'expression « regarder la télévision » devient de moins en moins claire. On peut très bien regarder un programme sur son téléviseur, mais également suivre sur son ordinateur, sa tablette ou son smartphone les programmes diffusés par une chaîne. Les fournisseurs d'accès à internet deviennent des chaînes de télévision, et celles-ci profitent d'internet pour étendre leur audience grâce à la télévision de rattrapage ou replay.

Savoir ce qu'une nouvelle technologie change pour un média ancien n'est pas simple. D'une part, les effets ne sont pas forcément visibles. D'autre part, les potentialités offertes ne sont pas toujours celles qui rencontrent du succès auprès des usagers. On dit, par exemple, que les usagers peuvent regarder 300 chaînes, ou 250, mais dans les faits on en regarde dix. Raisonner sur la base des possibilités n'est pas très intéressant.

L'une des erreurs épistémologiques souvent commises consiste, par ailleurs, à penser que les mutations que nous observons dans les médias sont définitives.

On a opposé, par exemple, la logique télévisuelle à celle des plateformes en pensant que pour ces dernières, c'était « quand je veux, où je veux et comme je veux ». Cela reste possible, mais on voit que beaucoup de plateformes se télévisualisent, si je puis dire, c'est-à-dire qu'elles adoptent un fonctionnement télévisuel. Dans un premier temps, les plateformes facilitaient le binge watching – regarder à la suite beaucoup d'épisodes d'une saison d'une série, voire tous –, mais elles sont désormais beaucoup plus parcimonieuses : elles diffusent les épisodes deux par deux, une semaine après l'autre, c'est-à-dire qu'elles adoptent la logique originelle du feuilleton, qui est d'avoir à attendre avant de consommer. Ce procédé de fidélisation emprunté à la télévision est de plus en plus utilisé par les plateformes. Les chaînes de télévision empruntent, par ailleurs, aux plateformes en donnant accès à des programmes complets sur leur propre plateforme – je pense notamment à Arte, qui le fait beaucoup.

Une autre différence qui est en train de s'estomper très fortement concerne le direct. On a longtemps pu dire que la différence entre les plateformes et la télévision était que les premières ne faisaient pas du direct, contrairement, très souvent, à la télévision. Or une plateforme comme Prime Video a diffusé du direct lors des derniers tournois de Roland-Garros.

Si ces changements ne sont pas la fin de l'histoire, et si nos certitudes sont sans cesse remises en cause par les développements technologiques, une chose est sûre : nous n'en avons pas fini avec la télévision, au sens étymologique de vision à distance. Ce qui est remarquable, en effet, c'est qu'elle est partout.

Que devient le spectateur dans tout cela ? Il aspire depuis des années à la liberté. Les « grilles », comme on dit, l'emprisonnent un peu. Sa liberté n'est pas une conquête du numérique : elle est bien antérieure, puisqu'on essayait déjà d'enregistrer et de jouer avec la télécommande – on a maintenant le replay. Toutes les inventions technologiques, tous les progrès sont précédés d'un imaginaire qui les rend possibles. C'est sur cette base que se construisent les nouveautés de la télévision.

La télévision des premiers temps, celle qui a été lancée après la guerre et qui était animée par d'anciens résistants, avait comme souci de renforcer le lien social. On faisait, par exemple, des émissions sur les agriculteurs pour montrer aux Français les difficultés qui se posaient pour les nourrir. Cela n'existe plus tellement. Néanmoins, un grand changement s'est produit. Des études de l'Arcom avaient montré, il y a encore deux ans, que certaines professions n'étaient jamais visibles dans le journal télévisé, contrairement aux cadres supérieurs, qui ne représentent pourtant qu'un petit pourcentage de la population par rapport aux infirmières ou aux éboueurs. J'ai l'impression, pour avoir étudié cette question, qu'il existe une prise de conscience depuis les gilets jaunes : on voit des émissions qui n'existaient pas du tout auparavant, au sujet des agriculteurs, des ouvriers, des soignants, etc. Quelque chose est en train de bouger.

Autre idée reçue, on parle souvent de la fin de la télévision. Or on s'aperçoit, à la lecture des travaux de certains sociologues, que la télévision n'a rien perdu de son influence dans les classes populaires. Très souvent, on raisonne un peu depuis Paris et entre soi – il faut faire attention à cette manière de voir les choses.

Ensuite, au lieu de séparer, comme on le dit souvent – parce qu'on est derrière son écran –, la télévision rapproche, grâce aux live tweets (tweets en direct), qui permettent de satisfaire une aspiration bien antérieure à la télévision, qui est celle du bavardage : on a ainsi la possibilité de parler d'un programme.

Si ces rappels me paraissent importants, c'est parce qu'ils conditionnent, notamment, la programmation et que c'est en ayant ces éléments en tête qu'il faut se demander comment les chaînes de la TNT se distinguent des grandes chaînes historiques. Là encore, ce sont souvent les grands groupes qui apportent des réponses.

Puisqu'on m'a demandé hier de résumer mes travaux pour être utile à la commission, même si ce serait plutôt à vous de me dire ce qui serait utile, je vais résumer en quelques mots les grands chantiers qui me paraissent intéressants et ceux sur lesquels j'ai moi-même travaillé.

Mon travail est sémiologique. C'est un mot qu'on peut maintenant utiliser dans les médias sans avoir à préciser ce qu'il veut dire, mais je rappelle tout de même que cela consiste surtout à travailler sur les programmes tout en s'intéressant au contexte. On peut trouver, lorsqu'on analyse les émissions, notamment les séries, des symptômes de changements dans la société bien avant qu'ils ne se manifestent ailleurs d'une façon très visible.

J'ai ainsi montré dans mon livre Les nouveaux méchants : quand les séries américaines font bouger les lignes du bien et du mal, termes dont il existe, bien sûr, plusieurs définitions, que si les méchants, les criminels, apparaissaient d'une façon aussi nouvelle et insistante sur les écrans, c'était souvent en raison d'une défiance à l'égard des institutions. On peut lire dans Breaking Bad ou dans Dexter cette défiance et la volonté de remplacer soi-même les institutions, sans passer la médiation de la loi. C'est une réalité qui peut sembler inquiétante, mais qu'il est en tout cas intéressant d'étudier.

Il convient également de réfléchir aux obligations des chaînes et aux genres audiovisuels. J'ai beaucoup travaillé sur cette dernière question. J'ai ainsi montré qu'il n'y avait pas de genre intangible et que c'était un lieu d'affrontement entre différents acteurs de la télévision. Les genres ont été utilisés, à un moment, pour la redistribution de la redevance, et ils continuent à l'être par l'Arcom pour regarder si les obligations des chaînes sont remplies, ainsi que par les magazines de télévision, qui classent les émissions. Par ailleurs, ils correspondent à des attentes des spectateurs.

Je prendrai l'exemple de Popstars, même s'il est un peu ancien – je n'en ai pas trouvé de meilleur. Ce programme, qui visait à former un groupe de jeunes chanteurs, était destiné à un public également jeune à qui on présentait la chose comme un divertissement. Or c'était déclaré au Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) comme un feuilleton documentaire, ce qui permettait aux producteurs de toucher des subsides importants au titre des documentaires, pour une émission qui, il faut bien le dire, n'avait rien de tel. Il est donc fondamental de réfléchir à la façon dont on utilise les indicateurs.

Il en est de même pour un mot qui fait sursauter les gens de la télévision que je rencontre, qui est celui de la qualité. On me répond en général que c'est une notion qui ne veut rien dire et on me demande si on parle aussi de la qualité des livres. Or c'est effectivement le cas… La notion de qualité a été introduite en 1974, après l'éclatement de l'Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF), parce qu'on redoutait que le produit de la redevance soit distribué d'une façon injuste et que les chaînes essaient de faire plus d'audience pour avoir plus d'argent. Un indicateur de qualité est donc venu tempérer la répartition de la redevance. La question ne se pose plus dans ces termes, mais vous m'avez demandé, dans le questionnaire qui m'a été adressé, si la qualité des programmes avait changé. On n'en sait rien si on ne travaille pas sur la notion de qualité : il faut la reprendre.

Cela me conduit à la question de la téléréalité, sur laquelle j'ai beaucoup travaillé – j'ai dû y consacrer trois ou quatre livres – et à une préoccupation constante, qui est celle de l'éthique, que j'articule avec la démarche sémiologique. Je vais prendre, pour l'expliquer, un exemple très simple, celui du petit Syrien prénommé Aylan qui a été retrouvé noyé sur une plage. Comment parle-t-on d'un événement tel que celui-ci ? Beaucoup de gens pensent qu'il faut, pour informer, montrer. Sur certaines images, empreintes d'une sorte d'affectivité, on voyait un gendarme tenant l'enfant dans ses bras. Une autre image montrait un gendarme qui prenait des notes dans un carnet en regardant l'enfant, ce qui était plus froid. Par ailleurs, on a montré l'enfant d'une façon très proche ou au contraire d'une façon très éloignée, voire floutée. Tout cela n'est pas du tout équivalent : la description sémiologique de l'événement a des retentissements éthiques très différents. J'ai traité la question dans un livre intitulé Pour une éthique des médias. Il faudrait interroger l'Arcom sur sa conception en la matière. J'en ai relevé plusieurs, qui correspondent à des éthiques différentes. Or l'une va s'imposer lorsqu'on prend des décisions. Je pourrai y revenir si vous le souhaitez.

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Éric Maigret, professeur de sociologie des médias à l'université Sorbonne-Nouvelle

Je suis le directeur de l'Institut de recherche médias, cultures, communication et numérique (Irméccen). J'ai plutôt débuté par des travaux de sociologie des publics, notamment sur les usagers d'internet, et j'effectue aussi un travail au long cours sur les modélisations en sciences sociales – des médias et de la communication –, qui inclue la question tant débattue des effets.

Mes propos peuvent se résumer en quatre « N ».

Le premier est celui de la normalisation qui s'est produite du côté de l'offre à l'apparition de la TNT, au début des années 2000, en même qu'un enrichissement du paysage médiatique français. À cette époque, TF1 dominait les audiences : elle en détenait 40 % et c'était la seule chaîne dans cette situation en Europe, pour toutes les raisons auxquelles on peut penser, y compris des stratégies qui étaient probablement bonnes. L'arrivée de la TNT, sans être dirigée spécialement contre TF1, a permis de diversifier, de pluraliser l'offre télévisuelle : les audiences sont désormais plus faibles, notamment pour le leader que reste TF1, avec 18 % de la part d'audience, ce qui correspond plutôt à la norme en Europe. C'est l'effet premier de l'arrivée de la TNT.

Celle-ci demeure centrale, même si certaines chaînes restent parfois confidentielles en matière d'audience. Il existe encore une consommation de masse, notamment lors des heures de grande écoute ou prime times, le midi et le soir, autour des journaux télévisés et des programmes de la soirée, qui sont importants : ils permettent d'agréger des populations nombreuses, ce qui est utile en démocratie et sur le plan économique pour les chaînes.

Une diversification des programmes et des formats a eu lieu, et c'est tant mieux. Ils varient et sont fluides : les chaînes de la TNT n'ont pas nécessairement inventé les formats qui les caractérisent aujourd'hui.

Quels sont les défis que rencontrent les chaînes de la TNT ? C'est là qu'intervient le deuxième « n », celui du nomadisme des pratiques. Il existe depuis toujours – on changeait déjà de chaîne de télévision avant l'apparition des télécommandes – mais on observe une diversification, une fragmentation des publics et de l'offre sur différents supports, les smartphones, très prisés par les jeunes, les tablettes, les réseaux sociaux numériques, les plateformes, YouTube et TikTok, les services de streaming et la télévision à l'ancienne, qui semble dépassée et pourrait se diluer dans l'ensemble, en particulier la TNT.

Il existe, toutefois, une rupture de génération : les gens de plus de 50 ans continuent de regarder en force la télévision linéaire, classique, et leur consommation continue à augmenter – elle est actuellement de cinq heures trente par jour. En revanche, la télévision linéaire est de moins en moins regardée par les moins de 50 ans. Les 13-19 ans ne la regardent plus que neuf heures par semaine.

Par ailleurs, on constate un continuum des pratiques qui s'étend jusque sur les réseaux sociaux numériques : la télévision voit ses frontières se diluer, mais on peut également dire qu'elle se répand du point de vue des formats et des usages. On peut ainsi regarder une série télévisée sur un smartphone ou sur une plateforme qui n'est pas a priori une chaîne de télévision, et les plateformes elles-mêmes commencent à mettre en place des stratégies qui ressemblent à celles des chaînes de télévision, comme les publicités sur Netflix et Disney et des stratégies de fin du visionnage boulimique ou binge watching, consistant à redonner une fréquence hebdomadaire à des séries télévisées au lieu de donner d'un coup toute une saison. Il en résulte un éclatement et en même temps un élargissement du secteur télévisuel.

Cela m'amène à la question, déjà abordée, de la solvabilité économique : la TNT a ceci de particulier en France qu'elle est contrôlée, pour l'essentiel, par de grands groupes qui peuvent se permettre d'être en déficit sur certains segments. Je ne suis pas pessimiste, mais la question de la concentration des acteurs économiques va se poser à un moment ou un autre.

J'en viens à la dimension démocratique et normative, sous l'angle du sociologue qui est le mien – je ne suis pas juriste. On arrive à une situation que je trouve navrante – c'est le troisième « N » –sur le plan de la diversité, c'est-à-dire la représentation de la société dans ses différents aspects. La question a commencé à se poser vraiment en France au niveau national à partir de 2005 : on se souvient des émeutes qui se sont alors déroulées et de l'intervention du Président de la République de l'époque, Jacques Chirac, qui a appelé à une plus grande « diversité », ce mot étant employé plutôt que celui, qu'on trouve dans d'autres pays, de multiculturalisme. Il y a, dans notre société, comme ailleurs, des différences en matière culturelle, d'âge, de genre, etc.

Des enquêtes ont été lancées depuis le début des années 2000, d'abord dans le domaine universitaire, par Marie-France Malonga, qui a été la première à signer en France des travaux dans ce domaine, et par Éric Macé, un ancien collègue de la Sorbonne-Nouvelle et de l'Institut de la communication et des médias, qui a aussi travaillé pour le CSA. Celui-ci, devenu l'Arcom, tient un baromètre de la diversité qui permet quand même de mesurer certaines choses. On a ainsi observé un mieux en matière de représentativité à partir du moment où Jacques Chirac a appelé à une certaine diversité à l'écran, puis un recul depuis 2016. À la télévision, c'est bien connu, il y a 14 % de personnes non blanches ou perçues comme blanches – on ne s'intéresse pas aux races, qui n'existent pas, mais à ce que les gens perçoivent –, contre 20 % dans la population française, selon une enquête de l'Institut national d'études démographiques (Ined). Je rappelle à cet égard qu'il est interdit de faire des statistiques ethno-raciales en France, sauf à des fins de recherche.

Les femmes, quant à elles, ne représentent que 39 % de la population télévisuelle, contre 52 % dans la réalité. Les chaînes d'information sont les plus discriminantes : sur BFM TV et CNews, par exemple, 10 % seulement des personnes représentées sont perçues comme non blanches. La population ultramarine enfin était certes très peu représentée il y a une dizaine d'années, mais elle bénéficiait de la chaîne France Ô, qui a été supprimée en 2020 ; elle constitue désormais 0,4 % de la population télévisuelle, contre 3,2 % dans la réalité.

La représentation de la diversité constitue donc un enjeu majeur pour les médias, en particulier pour la télévision. Peut-être faut-il l'inscrire au nombre des injonctions liées au renouvellement des autorisations.

S'agissant des intérêts juvéniles, France 4, qui aurait dû connaître le même destin que France Ô, s'en est heureusement sortie : le confinement lié au Covid-19 a révélé toute l'importance de disposer de chaînes qui diffusent des programmes éducatifs et des divertissements spécifiques.

Le dernier « N » est la naïveté, dont il faut se garder lors du renouvellement des autorisations. Depuis quelques années, certaines chaînes ne respectant pas complètement le cahier des charges ont été rappelées à l'ordre par l'Arcom et ont reçu des amendes, mais n'ont pas pour autant changé leur ligne éditoriale ni leur fonctionnement. La question se pose donc de proroger les licences de C8 et CNews.

Faut-il considérer qu'une chaîne d'opinion, comme CNews, qui n'est plus une chaîne d'information, heurte les principes démocratiques ? La question est complexe. Cette évolution est contraire au cahier des charges, mais pas nécessairement à la démocratie, à condition qu'il existe d'autres chaînes d'opinion, pour garantir la pluralité. Toutefois, il s'agirait d'une diversité externe d'opinions, donc d'un renoncement à la pluralité interne. D'autre part, cela nécessiterait de créer au moins une dizaine de chaînes : ce n'est ni faisable ni réellement souhaitable.

En effet, de nombreux travaux menés sur la campagne présidentielle de 2022 ont montré l'existence d'un effet dit Zemmour, c'est-à-dire d'un emballement médiatique autour d'un candidat. Cela s'était déjà produit, par exemple en 1995 avec Édouard Balladur. La question est toujours de savoir si les médias forment l'opinion publique, donc influencent le résultat de l'élection. Cette fois, l'effet a pu être mesuré. Depuis une dizaine d'années, il est établi que les médias n'ont pas d'incidence directe sur les opinions publiques – il ne suffit pas de vanter un homme ou une femme politique pour le faire élire –, néanmoins il existe des processus bien plus subtils, comme l'effet d'agenda, qui se produit lorsqu'on montre un candidat, par exemple, de manière disproportionnée par rapport aux attentes. Ce fut le cas pour Éric Zemmour : crédité de 20 % d'intentions de vote, il a obtenu 7 % des voix. Toutes les chaînes ayant participé à l'emballement médiatique, il faut interroger le fonctionnement global. On ne peut légiférer sur cet aspect, en dehors des six mois qui précèdent l'élection. Les chaînes que j'ai citées ont nettement assumé une préférence politique, contribuant à former la bulle médiatique. Or celle-ci est néfaste pour la démocratie, parce qu'elle asphyxie la parole des autres candidats dans l'espace public.

L'an dernier, une chaîne de télévision moldave, qui avait perdu sa licence, s'est pourvue devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour violation de la liberté d'expression. La Cour a validé la révocation, parce que la chaîne n'avait pas respecté l'obligation de pluralisme interne.

Ainsi, les apports de la TNT sont considérables ; elle doit désormais relever des défis majeurs. En tant qu'autorité de régulation, l'Arcom aura beaucoup de travail au cours des prochaines années pour garantir un cadre démocratique satisfaisant.

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Il est certain que la représentation des populations ultramarines a quantitativement diminué, mais elle est sans doute de meilleure qualité : elle était cantonnée à France Ô, or le pacte pour la visibilité des outre-mer assure leur présence sur les autres chaînes de France Télévisions, à des moments de forte audience. Pour les spectateurs qui ne regardaient pas France Ô, les habitants des outre-mer sont plus visibles.

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J'ai interrogé ce matin les représentants de l'Arcom sur leur capacité technique d'analyse de contenus. Le président a donné une réponse juridique. Vous êtes chercheurs en sciences humaines : comment selon vous analyser les contenus, dont la quantité a explosé ? Est-il possible d'entrer dans le détail des variations ? L'exemple d'Aylan est très parlant pour définir les limites éthiques et pour déterminer quels contenus ont des effets sur le public, notamment sur les plus jeunes. Peut-on mieux qualifier les contenus ?

La seconde question, connexe, concerne la qualité. La question du mieux-disant culturel est passée de mode, mais elle reste pertinente, même si elle entraîne toujours un risque de sociocentrisme. La diffusion d'une adaptation des Perses d'Eschyle sur la première chaîne de la RTF en 1961 était-elle un programme de qualité, ou un programme de qualité pour un public donné ? J'ai tendance à choisir la première réponse, mais étant professeur de grec, mon point de vue est très situé ! Comment apprécier la qualité ? La diversité des chaînes peut-elle refléter celle des attentes tout en conservant le souci de la qualité ?

Vous avez évoqué l'interdépendance de la télévision et des nouveaux médias. Les conventions doivent-elles en tenir compte ? Selon vous, serait-il liberticide d'interdire les faux sondages en ligne, qui n'ont d'intérêt que publicitaire, et tendent à biaiser la perception ?

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Sophie Jehel, professeure en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Il est très difficile de dire quelles méthodes l'Arcom devrait utiliser. L'Institut national de l'audiovisuel (INA) offre les moyens d'une analyse plus fine. L'aspect déontologique est susceptible d'éclairer la question de la qualité : un programme de qualité doit par exemple dispenser une information honnête et citer ses sources. Il n'est pas nécessaire d'interdire les pseudo-sondages, il suffit d'imposer de ne pas les présenter comme tels, de préciser que des réponses recueillies sur Twitter, désormais X, ne sont pas représentatives de l'opinion de la population française, et de publier le nombre de personnes qui se sont exprimées.

Les principes généraux figurent déjà dans les conventions passées avec les chaînes. L'Arcom a les moyens d'agir, à condition de pouvoir intervenir sur les publications des plateformes numériques qui complètent les émissions. On peut exiger des chaînes commerciales le respect, des femmes et de la dignité humaine en particulier ; la diversité et le renouvellement des experts, dont il faut présenter les diverses casquettes, comme le préconise par exemple l'association Acrimed (Action, critique, médias).

La question de la représentation est également complexe. Le baromètre de la représentation fournit quelques éléments. On sait par exemple quelle place est donnée aux personnes perçues comme non blanches. Or non seulement ce terme est susceptible de renforcer les clivages et les idéologies racistes, mais en outre la notion ne recouvre pas une autre discrimination des grands médias, qui s'exerce à l'encontre des publics ruraux et populaires, dont les cultures sont diverses. J'ajoute que le problème vient aussi du traitement qui leur est réservé : la téléréalité fait intervenir des personnes de milieu populaire, ce qui a constitué une nouveauté louable, mais elle les piège et les humilie. Il arrive que des émissions d'information fassent de même. La perspective déontologique permet d'analyser la manière dont sont traitées des personnes dans le contexte précis d'une émission donnée, lorsqu'elles ne sont pas conformes à l'idéologie du présentateur ou de la chaîne. Les personnes qui ne se sentent pas représentées par les chaînes que j'évoquais y sont très sensibles.

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Vos propos font écho aux raisons qui ont motivé la création de cette commission d'enquête. En réalité, les conventions exigent déjà le respect de la dignité, mais il s'agit d'un impératif souvent bafoué. Vous avez cité la réduction des classes populaires à des stéréotypes dans la téléréalité ; je pense également à une émission consacrée la semaine dernière à un grand acteur : la chaîne met à distance les propos tenus en dénonçant leur obscénité, mais elle les diffuse in extenso. Comment la régularité des atteintes peut-elle faire consensus sans que cela soit suivi d'effet ? Il en va de même du manque de diversité, qui s'aggrave depuis 2016. L'Arcom fait ce qu'elle peut. L'audition de ce matin, très intéressante, a montré que les termes du débat, en particulier ses aspects juridiques, étaient bien compris, et que l'institution n'était pas laxiste. Pourtant, ses interventions restent vaines.

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Patrick Eveno, professeur émérite à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien rédacteur en chef de la revue Le Temps des médias, ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation

Quand on parle de la qualité, il est toujours question des productions, jamais de ceux qui les reçoivent.

Les Perses d'après Eschyle, comme d'autres émissions comparables, s'adressent à un public ; il est très difficile de s'adresser à tous. On oublie trop souvent que les publics sont très divers, donc demandent des qualités différentes. On peut diffuser Les Perses à la place de TPMP, mais les téléspectateurs risquent de partir sur Tik Tok ou Snapchat.

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François Jost, professeur émérite en sciences de l'information et de la communication à l'université Sorbonne-Nouvelle, sémiologue

J'ai organisé en 2012 un colloque international dont les actes, intitulés Pour une télévision de qualité, ont été publiés en 2014. Il en ressort notamment que les spectateurs sont très sensibles au fait que les chaînes et les programmes tiennent leurs promesses.

Il existe un indicateur, QualiTV, qui prend en considération de nombreux critères. Mais les chaînes privées refusent qu'on publie les mesures de satisfaction du public sur leurs programmes. Nous devons nous battre pour définir des indicateurs et les utiliser.

L'atteinte à la dignité de la personne est difficile à caractériser. Le débat oppose souvent ceux qui estiment qu'on peut tout montrer au nom du devoir d'informer et de la liberté d'expression et ceux pour qui des limites existent. Quand on examine les effets des images, on pense soit aux journalistes, soit aux spectateurs, mais trop peu à celui qui est dans l'image – que Roland Barthes appelle le spectrum. En 2010, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) a examiné le cas de l'émission « Dilemme », dans lequel une candidate devait se laisser traîner en laisse comme un chien pour faire gagner de l'argent à son équipe. Le CSA était très mal à l'aise avec cette question. Ainsi, selon l'éthique contemporaine du philosophe Ruwen Ogien, la réponse appartient à la candidate : si elle consent, il n'y a pas de problème. En revanche, lorsque Cyril Hanouna fait croire à un de ses chroniqueurs qu'il a assisté à un assassinat et le laisse bouleversé pendant vingt-quatre heures, il lui fait du tort, sans son consentement. C'est une autre forme d'atteinte à la dignité.

Le vrai problème est le manque de finesse des indicateurs. J'ai étudié la place des femmes dans les fictions. Le célèbre test de Bechdel contient trois critères : un des personnages principaux est une femme ; quand deux femmes se parlent, elles n'évoquent pas toujours leur vie personnelle ; le comportement des femmes n'est pas systématiquement réduit aux archétypes féminins – celui de la bavarde, par exemple. Dans les faits, il n'est pas suffisant. Il arrive que les personnages masculins parlent de leur vie sentimentale – constamment, dans la très belle série The Affair. Les analyses de l'Arcom sont purement quantitatives et ne rendent pas compte du jugement que la fiction porte sur la réalité. Le personnage féminin est-il une chômeuse ? Il faut introduire des indicateurs bien plus subtils, par exemple en s'interrogeant sur le trajet du personnage d'une série de la première à la dernière saison.

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Ma question concerne le modèle économique. Vous disiez qu'il serait naïf d'espérer repartir de zéro avec l'arrivée à échéance des autorisations de quinze chaînes – vous avez parlé de poker menteur. Le gâteau publicitaire qui finance les médias privés n'est pas extensible. Peut-être avons-nous trop de chaînes. Si les milliardaires sont les seuls à pouvoir financer des chaînes condamnées à fonctionner à perte, une solution consisterait à restreindre le nombre de chaînes, assurant à chacune de meilleures recettes publicitaires, en leur imposant la pluralité interne. En échange de l'accès gratuit aux canaux de diffusion, donc aux financements publicitaires, les chaînes devraient proposer des programmes divers ou, pour les chaînes d'information, un équilibre entre les débats et l'investigation. Nous avons tendance à vouloir trouver quinze prétendants, mais nous ne nous en sortirions pas plus mal si certains écrans restaient noirs.

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Tous les étudiants en droit public connaissent la jurisprudence née de la décision Commune de Morsang-sur-Orge et Ville d'Aix-en-Provence du 27 octobre 1995 : le Conseil d'État a jugé que le respect de la dignité de la personne étant une composante de l'ordre public, il était légitime d'interdire des spectacles de lancer de nain, même si l'intéressé était consentant. J'ai toujours été frappé que cette jurisprudence ne s'applique pas à certaines émissions de télévision mettant en scène des atteintes à la dignité susceptibles de troubler l'ordre public.

Les chaînes d'opinion sont-elles acceptables ? Certes, il existe une presse d'opinion, des radios d'opinion, comme Radio Courtoisie ou Radio libertaire. Mais cela suppose des moyens suffisants – quelques milliardaires mécènes. On pourrait alors imaginer un système totalement différent, dans lequel la puissance publique organiserait un ensemble de chaînes représentatives de la pluralité des opinions.

Monsieur Eveno, pourriez-vous clarifier votre comparaison avec le poker menteur ? Avez-vous expliqué que le groupe Bolloré menaçait d'arrêter Canal+, donc le financement du cinéma, si les autorisations de diffusion de C8 et CNews n'étaient pas renouvelées ? La parole ici est totalement libre, et vous êtes responsable de vos propos. Toutefois, je crois que vous ne servez pas votre argumentation en laissant transpirer votre détestation de M. Bolloré. Je n'ai aucune sympathie pour lui ; politiquement, je le combats ; mais vos mots – « s'il est encore de ce monde en 2025 » – m'ont heurté. Je n'aimerais pas que quelqu'un parle de moi en sous-entendant que ma mort ferait ses affaires.

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J'ajoute qu'il s'agit d'une commission d'enquête : vos propos vous engagent.

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Éric Maigret, professeur de sociologie des médias à l'université Sorbonne-Nouvelle

En tant que sociologue, je ne parle pas de qualité intrinsèque car cela renvoie à des conflits d'interprétation, culturels ou sociaux. On peut parler de qualités : il y a différentes façons d'apprécier les choses.

On sait que la qualité ou la diversité augmentent avec la pluralité, la représentativité, la complexité. Trois secteurs assurent l'activité sociale. Le premier, le secteur privé, possède la vertu de l'innovation. Le problème de l'audiovisuel privé en France, c'est qu'il risque moins qu'aux États-Unis, par exemple, parce qu'il entretient d'étroites relations avec le système public. Cette organisation a ses avantages, notamment celui de financer le cinéma, mais elle affaiblit trop largement la prise de risque dans la production de séries télévisées. La réussite des séries américaines est liée non seulement au premier amortissement en Amérique, mais aussi à des prises de risque massives grâce auxquelles elles sont très appréciées, en particulier des jeunes, car elles sont innovantes, par exemple en matière de représentation. On pourrait détailler le processus pour Canal+, TF1 et M6 au cours des vingt-cinq dernières années.

Le deuxième secteur, public, a une mission spécifique. Il est présent sur la TNT et il peut proposer d'autres productions – c'est pourquoi, malgré tout, je déplore la suppression de France Ô. Quant au secteur non marchand, il n'est pas présent sur la TNT.

Il faudrait donc d'abord faire exister ce dernier, puis accroître la qualité des deux premiers en revenant au niveau d'engagement attendu, qu'il s'agisse du risque ou de la spécificité.

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Sophie Jehel, professeure en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

On ne peut envisager de suspendre le pluralisme interne : étant donné l'ampleur des conflits sociaux et politiques que nous connaissons, cela aurait de graves conséquences. De plus, il ne serait pas possible de trouver des investissements équivalents à ceux de M. Bolloré pour financer des chaînes d'autres sensibilités politiques. Le pluralisme interne est nécessaire.

J'ai été très inquiète lorsque Cyril Hanouna a voulu devenir l'animateur du second tour de l'élection présidentielle et qu'il a organisé des débats sans respecter strictement le pluralisme. Un de mes étudiants va analyser ce phénomène, mais la recherche prend du temps.

J'ajoute qu'il faut garantir le pluralisme religieux. CNews diffuse des émissions religieuses : c'est possible, à condition de diffuser également des émissions athées et relatives à d'autres religions, comme le font les chaînes de service public, en maintenant un équilibre, dans le cadre de négociations.

S'agissant de la qualité, il est pertinent de s'en tenir à une appréciation déontologique, même si nous aurions besoin d'indicateurs plus exigeants. Il serait compliqué d'intervenir sur la programmation des chaînes, et ce n'est pas souhaitable. L'autorité de régulation doit donc imposer des limites à la liberté d'expression, pour éviter notamment le sexisme, le racisme, les discours haineux et les humiliations. La dignité humaine est une notion délicate sur le plan juridique. Dans le cas de l'émission « Dilemme », le CSA a mis en demeure la chaîne d'en respecter le principe. En droit français, le consentement ne suffit pas à empêcher l'atteinte. C'est essentiel tant le rapport de force entre un candidat et une société de production est asymétrique. La jurisprudence née du lancer de nain a d'ailleurs été validée au plus haut niveau international.

L'Arcom ne sanctionne que très prudemment ; nous devons affermir sa confiance. Les montants finissent par être significatifs parce que les dérives sont graves et répétées, en particulier dans l'émission TPMP et sur CNews. Jamais aucune chaîne n'avait fait l'objet d'autant de sanctions, validées par le Conseil d'État. On ne doit pas critiquer les décisions de justice, toutefois je regrette les suites données à l'affaire du chroniqueur placé en situation d'être accusé de meurtre, et qui a été très perturbé. Encore une fois, il faut prendre en considération l'asymétrie du rapport de force, puisqu'il était économiquement dépendant de l'animateur. De manière générale, la personne du chroniqueur, ailleurs du candidat, n'est pas seule concernée par l'atteinte à la dignité. Même si la télévision ne provoque pas d'effets directs, la répétition entraîne des effets de modélisation.

S'il n'y a pas d'effet direct de la télévision, nous savons qu'il y a quand même des phénomènes de modélisation par répétition. Le fait de banaliser et de considérer comme peu grave ce genre de traitement des chroniqueurs et des participants à des émissions de télévision a bien évidemment des effets de valorisation de comportements, dont on déplore ensuite dans d'autres lieux de la société qu'ils constituent des formes de harcèlement ou de cyberharcèlement.

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Patrick Eveno, professeur émérite à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien rédacteur en chef de la revue Le Temps des médias, ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation

Monsieur Guedj, je me suis mal fait comprendre sur deux points.

Tout d'abord, je n'ai pas dit qu'il était question de mettre fin à l'activité de Canal+, mais bien de renoncer à la convention qui lui attribue le canal n° 4 sur la TNT et de passer à une exploitation de l'ensemble de ses chaînes sur une plateforme numérique. Il ne faut pas oublier que si Canal+ n'a qu'un peu moins de sept millions d'abonnés en France, il en compte vingt-cinq millions à travers le monde. Cela revient en quelque sorte à dire : si vous ne renouvelez pas mes chaînes gratuites sur la TNT, j'arrête d'utiliser le canal n° 4 – ce qui fera autant de publicité en moins. Ce gâteau diminue sur les chaînes de télévision.

Je me suis trompé sur une deuxième chose. Je citerai Térence dans l' Heautontimoroumenos : « Homo sum, et humani nihil a me alienum puto. » : je suis un être humain et je sais que je suis mortel. Je ne sais pas si je serais encore vivant dans six mois ou dans un an. Je n'ai pas du tout de haine envers M. Bolloré. J'ai même écrit un article sur lui il y a plus de vingt ans pour montrer son génie financier. Et il en a encore fait preuve en annonçant hier – même si c'est Arnaud de Puyfontaine qui l'a fait, c'est la même chose – qu'il allait diviser le groupe Vivendi en plusieurs morceaux de façon à pouvoir jouer avec ce nouveau puzzle. Il a toujours un coup d'avance sur vous et sur moi. Je ne m'attendais pas à ce qui a été annoncé.

Petite anecdote : lorsque j'ai touché un tout petit héritage, j'ai décidé de suivre aveuglément les choix d'investissements de Bolloré. J'achetais ce qu'il achetait et je vendais ce qu'il vendait. En moins d'un an, mon petit héritage a été multiplié par dix.

Tout cela pour dire que c'est un génie. Mais il est des génies qui peuvent parfois être perturbants.

J'en viens à la pluralité et aux chaînes d'opinion. La puissance publique pourrait bien entendu organiser de telles chaînes. Léon Blum a déclaré dans Le Populaire en 1928 que si l'on voulait une presse libre, il fallait la nationaliser.

On pourrait décider de remplacer les chaînes de la TNT par quelques-unes sérieuses et que dix canaux seront en outre affectés aux partis politiques représentés au Parlement.

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François Jost, professeur émérite en sciences de l'information et de la communication à l'université Sorbonne-Nouvelle, sémiologue

C'était la solution italienne.

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Patrick Eveno, professeur émérite à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien rédacteur en chef de la revue Le Temps des médias, ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation

C'est en effet ce qui a été fait en Italie à un certain moment.

Cela conduirait à accroître encore plus le nombre de micro-partis.

Je vous rappelle que c'est le conseil d'administration de l'Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) qui a décidé d'instaurer le pluralisme à la télévision, en octobre 1969. Parce que, sous le général de Gaulle, la télévision appartenait au général de Gaulle. Il n'était pas question de pluralisme. Le Conseil constitutionnel avait imposé une représentation égale, mais seulement pendant les quinze jours qui avaient précédé l'élection présidentielle de 1965. C'est après le départ du général de Gaulle que l'on a d'abord imposé une représentation en trois tiers : un tiers pour le gouvernement, un tiers pour l'opposition et un tiers pour la majorité – le Président de la République restant au-dessus des partis. Il y a ensuite eu toute une série d'aventures.

Le pluralisme, c'est quelque chose d'extrêmement difficile.

Roch-Olivier Maistre a dû vous dire que CNews respectait le pluralisme des partis politiques – évidemment en truquant un peu, parfois, par exemple en diffusant certains plutôt à trois heures du matin qu'à huit heures.

Notre modèle de pluralisme n'existe nulle part ailleurs – à l'exception de la Roumanie, qui l'a copié. Dans la plupart des autres pays européens, on impose une équité – ce qui n'est pas l'égalité – et on laisse les journalistes décider. En Belgique, par exemple, des chaînes de télévision ont refusé de recevoir l'équivalent du Front national – dont je ne me souviens plus du nom. L'affaire est remontée jusqu'à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui a confirmé qu'il était possible de refuser des gens que l'on considère n'être pas présentables à ses téléspectateurs. C'est intéressant. En France, quand MM. Zemmour ou Dupont-Aignan sont candidats, on est obligé de les faire passer à la télé.

C'est ce qui explique pourquoi TF1 a arrêté de réaliser des émissions politiques. Il fallait recevoir les seize candidats et leur accorder à chacun un temps de parole égal. C'est complètement aberrant. Cela faisait chuter massivement l'audience, et donc la publicité.

La question du pluralisme n'est donc pas simple et présente de multiples facettes.

Réduire le nombre de chaînes sur la TNT poserait un autre problème. On dit que tous les Français disposent désormais de télévisions connectées. C'est exact : tous les postes que l'on achète offrent cette possibilité. Mais beaucoup de gens ne s'en servent pas. Moi-même, je me sers de ma télévision à l'ancienne, parce que je suis un vieux monsieur – peut-être plus encore que M. Bolloré. Une diminution du nombre de chaînes disponibles risque de froisser des gens qui n'ont pas forcément un niveau culturel très élevé et qui sont isolés dans des campagnes mal desservies par la fibre. Ces gens qui sont en déshérence ne seront peut-être pas très contents qu'on leur laisse seulement les cinq chaînes auxquelles ils avaient accès auparavant.

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François Jost, professeur émérite en sciences de l'information et de la communication à l'université Sorbonne-Nouvelle, sémiologue

S'agissant du comptage des personnalités sur une chaîne comme CNews, j'ai rendu l'année dernière à Reporters sans frontières un rapport faisant une analyse sémiologique de la programmation de cette chaîne sur une période de quinze jours.

On voit très clairement que les gens d'extrême droite sont majoritaires dans les invitations – et ceux de droite aussi. Claire Sécail était arrivée à la même conclusion en étudiant l'émission de Cyril Hanouna.

Mais il faut savoir que l'Arcom comptabilise seulement les personnes qui appartiennent à un parti politique. Ce qui fait que, par exemple, l'émission du matin de Pascal Praud a été comptabilisée comme une émission de gauche pendant un certain temps alors que les chroniqueurs sont à peu près tous à l'extrême droite. Mais Laurent Joffrin y participait, et il avait fondé un petit mouvement politique.

J'ai regardé l'émission cette semaine pour voir si des choses avaient changé depuis mon étude. On a toujours les mêmes invités, avec notamment Geoffroy Lejeune. CNews lance aussi une émission de Philippe de Villiers Vous avez tous ces gens.

On en revient au problème fondamental des indicateurs. Ce sont les chaînes elles-mêmes qui déclarent le genre des émissions qu'elles diffusent. À mon avis, c'est une des boîtes noires de l'Arcom : quels sont véritablement les critères ? Les conventions ne mentionnent pas seulement le pluralisme politique, mais aussi le pluralisme des idées. Comment peut-on accepter de ne comptabiliser que les interventions des gens politiquement encartés et pas celles des chroniqueurs ? Surtout quand on entend ceux de Boulevard Voltaire, qui se définit comme un site donnant la parole à toutes les sensibilités de la droite conservatrice. C'est donc clair. Il suffit de regarder ses déclarations d'intention ou celles d'autres pour savoir où ils se situent.

Selon moi, il y a là vraiment un problème. L'Arcom ne valide pas du tout les résultats de mon étude, puisque son comptage repose sur des bases très différentes. Mais je pense que le mien est plus fidèle à la réalité.

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Et nous avons d'ailleurs parlé de votre comptage à plusieurs reprises lors de l'audition de ce matin.

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Éric Maigret, professeur de sociologie des médias à l'université Sorbonne-Nouvelle

S'agissant de la suppression potentielle de canaux de la TNT, il faut rappeler que 19 % des téléspectateurs n'ont techniquement accès qu'à cela et que certains publics ont certes des télévisions connectées ou peuvent accéder aux chaînes par d'autres moyens, comme les téléphones mobiles, mais ne les utilisent pas. Une suppression de canaux serait donc assez préjudiciable.

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Je reviens sur l'homogénéisation des contenus, en précisant que s'il a beaucoup été question des chaînes d'information, cette commission d'enquête ne porte pas que sur ce point. Mme Jehel a parlé de la représentation de la violence. Je m'interroge sur la récurrence des montages et des schémas des scénarios, notamment ceux des programmes policiers, dont on sait qu'ils suscitent un sentiment d'insécurité. Si on regarde la télévision toute la journée, on a l'impression que des meurtres se produisent à peu près à chaque instant. Avez-vous des éléments permettant de retracer l'évolution des programmes ? Constate-t-on une généralisation de scènes violentes et de montages volontairement conçus pour être addictifs ?

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Patrick Eveno, professeur émérite à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien rédacteur en chef de la revue Le Temps des médias, ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation

Depuis qu'il y a des médias, c'est-à-dire le milieu du XIXe siècle, des meurtres sont à la une, qu'il s'agisse des feuilletons, comme les Mystères de Paris, des romans ou des films policiers – c'est exactement la même chose. Quand on regarde les publicités pour les films Paramount ou Disney, on voit souvent des gens qui tirent dans tous les sens. C'est un aspect que j'ai développé dans de nombreux articles : le fait divers est un mythe grec ou un conte de Perrault, ou de Grimm, réactualisé. C'est ce qui nous permet de faire société : le fait divers trace les lignes rouges qu'il ne faut pas franchir.

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Si vous souhaitez, les uns ou les autres, apporter d'ultimes compléments à vos propos, je vous invite à le faire maintenant.

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François Jost, professeur émérite en sciences de l'information et de la communication à l'université Sorbonne-Nouvelle, sémiologue

Puisqu'il a été question des dérives de C8, je rappelle qu'il existe quatre modes de sanction, dont « la suspension de l'édition, de la diffusion, de la distribution du ou des services d'une catégorie de programme, d'une partie du programme ou d'une ou plusieurs séquences publicitaires pour un mois ou plus ». Je ne comprends pas ce qu'il faut faire exactement pour faire l'objet de cette sanction.

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Patrick Eveno, professeur émérite à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien rédacteur en chef de la revue Le Temps des médias, ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation

C8 a subi, en revanche, une sanction de 8 millions d'euros.

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François Jost, professeur émérite en sciences de l'information et de la communication à l'université Sorbonne-Nouvelle, sémiologue

Mais au bout de combien de dizaines de dérapages applique-t-on la sanction dont je parle ?

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Sophie Jehel, professeure en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

J'ai constaté à partir des années 1990 une réduction de la diversité des programmes : il y a eu de plus en plus de séries policières puis, à partir des années 2000, de plus en plus d'émissions de téléréalité.

S'agissant de la régulation, il est possible d'agir dans ce cadre contre les dérapages, les atteintes à la déontologie.

Pour ce qui est de la représentation de la violence à l'écran, je suis en désaccord avec Patrick Eveno : je ne crois pas à un continuisme, mais plutôt à une influence du modèle états-unien, dans lequel les armes à feu sont en vente libre. Ce genre a été fortement privilégié par Hollywood, notamment parce qu'il était favorable au pouvoir de convaincre ou soft power états-unien. Je regrette que les séries européennes, en particulier françaises, aient longtemps été très marquées par ce modèle.

En la matière, il est difficile d'agir seulement par la régulation. En revanche, on pourrait créer des groupes de travail pour réfléchir vraiment avec les diffuseurs aux contenus et aux enjeux politiques et sociaux dans les fictions.

J'ajoute qu'il existe de très belles choses, y compris du côté des séries sinon policières mais du moins liées à des drames, comme Sambre, qui a été diffusée récemment sur une chaîne publique, France 2, et qui est tout à fait exceptionnelle.

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Éric Maigret, professeur de sociologie des médias à l'université Sorbonne-Nouvelle

Les formats et les contenus télévisuels ne me paraissent pas relever du régulateur, mais de la liberté d'opinion, au-delà des grands principes classiques comme le respect des personnes. Il y a une discussion libre dans la société sur ce qu'est la fiction, sur ses rapports avec les identités, y compris nationales.

Ce n'est pas un hasard, effectivement, si une certaine violence voit plutôt le jour dans un contexte nord-américain et se présente différemment en France, en ne touchant pas les mêmes publics. Il existe un jeu très complexe entre les goûts, les attentes, les publics et les productions audiovisuelles.

Est-ce au régulateur de décider ce que doit être le contenu des romans, des films, des séries ou des émissions de téléréalité ? Non. Je salue, en revanche, le travail qui a été fait au sujet de la téléréalité, qui joue un rôle social complexe, par exemple par la requalification de la participation des candidats en contrat de travail. Là, c'est le rôle du régulateur.

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Sophie Jehel, professeure en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Mais c'est la Cour de cassation qui est intervenue.

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Éric Maigret, professeur de sociologie des médias à l'université Sorbonne-Nouvelle

C'est vrai, ce n'était pas le CSA. Cela étant, on est bien dans le domaine du droit.

Qui peut s'ériger en juge du contenu de la téléréalité ? C'est très difficile.

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François Jost, professeur émérite en sciences de l'information et de la communication à l'université Sorbonne-Nouvelle, sémiologue

Ce qui m'a choqué dans l'attribution des fréquences, c'est le fait qu'une chaîne autorisée pour parler de la diversité, la chaîne Numéro 23, a été rachetée en cours de route par RMC, ce qui a encore un peu aggravé le poids des groupes. Comment s'assurer qu'une chaîne ne se présente pas d'une certaine façon et fasse ensuite autre chose ? Comment arrêter ce genre de dérive ?

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Patrick Eveno, professeur émérite à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien rédacteur en chef de la revue Le Temps des médias, ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation

Une dérive s'accompagnant de bénéfices…

Je citerai, pour conclure, des propos tenus par Georges Clemenceau lors du débat qui a conduit à l'adoption de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse : « La République vit de liberté ; elle pourrait mourir de répression, comme tous les gouvernements qui l'ont précédée et qui ont compté sur le système répressif pour les protéger [...] Répudiez l'héritage de répression qu'on vous offre et, fidèles à votre principe, confiez-vous courageusement à la liberté ».

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En ce qui concerne le modèle économique et la question de la liberté, vous nous avez dit qu'aucune des chaînes dites secondaires n'était rentable – j'observe simplement que c'était prévisible.

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Je vous remercie, madame et messieurs les professeurs, pour cette table longue passionnante qui nous aidera à bien structurer la suite de nos travaux.

Je vous propose de compléter ces échanges par tous documents, notamment issus de vos travaux, qui vous paraîtraient utiles. Vos réponses au questionnaire écrit qui vous a été adressé seront également bienvenues.

La séance s'achève à dix-sept heures quarante-cinq.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Quentin Bataillon, Mme Céline Calvez, Mme Fabienne Colboc, M. Laurent Esquenet-Goxes, M. Jean-Jacques Gaultier, M. Jérôme Guedj, Mme Sarah Legrain, M. Aurélien Saintoul, Mme Sophie Taillé-Polian

Excusés. – Mme Constance Le Grip, M. Emmanuel Pellerin