La réunion

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Mardi 28 mai 2024

La séance est ouverte à 18 heures 45.

(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)

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Nous commençons la troisième semaine de nos travaux par l'audition des auteurs de Toxique. Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, fruit d'une collaboration entre Disclose, Interprt et le programme Science and Global Security de l'université américaine de Princeton. Nous recevons donc M. Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l'université de Princeton et membre du programme de recherche que je viens de citer, et M. Tomas Statius, journaliste d'investigation.

La publication de vos travaux en mars 2021 a eu l'effet d'une déflagration, en Polynésie comme à Paris. Elle a notamment conduit le Président de la République à inviter l'ensemble des parties prenantes à une table ronde à l'Élysée, puis à se rendre au Polynésie au mois de juillet de cette même année. Le Président a alors reconnu la dette de la France à l'égard de la Polynésie, et appelé à briser le « silence, pour faire entendre justement toute la vérité, pour qu'elle soit partagée, pour que tout le monde puisse savoir exactement ce qui a été fait, ce qui était su alors, et ce qui est su aujourd'hui, tout ».

Votre audition a d'abord pour objectif de revenir sur vos travaux, leur genèse, la méthode que vous avez suivie et les difficultés que vous avez rencontrées. J'aimerais notamment que vous nous donniez votre point de vue sur l'effectivité de l'accès aux archives, en particulier celles détenues par le CEA (Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives). Surtout, vous rappellerez à la commission d'enquête vos principales conclusions.

À l'époque, le directeur des applications militaires du CEA, M. Salvetti, a dénoncé la « légèreté » dont vous auriez fait preuve, et l'ouvrage publié par le CEA l'année suivante a formulé de nombreuses critiques à l'égard de vos travaux. Vous avez ainsi été accusés d'avoir « extrapolé » les données, s'agissant en particulier de l'essai Centaure. J'attends de vous que vous répondiez à ces critiques et que vous nous disiez ce qui vous a amenés à affirmer, dans un article de Disclose, que la publication du CEA était une « somme d'approximations et de contre-vérités censées discréditer les révélations de Toxique ».

D'autres questions suivront, en particulier de la part de notre rapporteure, qui vous a transmis un questionnaire. Tous les sujets qu'il aborde ne pourront pas être évoqués de manière exhaustive lors de cette audition et nous souhaitons donc que vous nous fassiez parvenir des réponses écrites. Vous pourrez aussi nous adresser tous les éléments qui vous paraîtront utiles.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous prie de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Sébastien Philippe et M. Tomas Statius prêtent successivement serment.)

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Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l'université de Princeton

C'est un honneur de m'exprimer devant vous et de répondre à vos questions, aux côtés de mon très cher collègue Tomas Statius, trois ans après la sortie de notre livre Toxique. Cette enquête sur les conséquences des essais nucléaires français en Polynésie, publiée en mars 2021, est le fruit d'un partenariat inédit entre les médias d'investigation Disclose, l'agence de recherche Interprt et le Program on Science and Global Security de l'université de Princeton, dont je suis membre. Ensemble, nous avons démontré méthodiquement, documents, témoignages et calculs à l'appui, comment certaines autorités françaises ont caché, parfois menti et souvent minimisé, l'exposition et la contamination des populations civiles et militaires à la suite des essais nucléaires que la France a réalisés entre 1966 et 1996 en Polynésie française.

Toxique était tout d'abord une enquête innovante, mêlant travail académique et pluridisciplinaire, recherche scientifique et journalisme d'investigation sur une période de plus d'un demi-siècle qui inclut trente ans d'essais nucléaires en Polynésie française, des décennies d'une lutte associative acharnée, qui a abouti à la loi Morin, et dix ans d'application de ce texte, dont Toxique révèle non seulement les coulisses mais aussi les limites. Notre fil conducteur a été l'exploitation de 2 000 pages de documents militaires, qui concernent principalement la période des essais nucléaires atmosphériques. Déclassifiés en 2013, ils ont été très peu exploités et jamais rendus accessibles au plus grand nombre. J'ai fait la connaissance de ces documents grâce à Interprt et à Disclose en 2019, alors que j'étais post-doctorant à l'université de Harvard. Après les avoir parcourus rapidement, j'ai compris leur valeur historique et scientifique.

Ingénieur de formation et docteur de l'université de Princeton, je vis avec les armes nucléaires depuis ma naissance, à Brest, d'un père sous-marinier qui patrouillait à bord d'un SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d'engins). Après mon diplôme d'ingénieur, j'ai eu la chance de rejoindre la direction générale de l'armement (DGA) en tant qu'expert technique en sûreté nucléaire des systèmes d'armes de dissuasion. J'ai alors passé mes journées à étudier et à contribuer à garantir la sûreté nucléaire de nos missiles balistiques M51, aujourd'hui pierre angulaire de la dissuasion française. C'est l'attrait de la recherche universitaire de haut niveau qui m'a ensuite amené aux États-Unis, où j'ai fait ma thèse, à l'intersection de la physique appliquée, des sciences et techniques nucléaires et de la cryptographie.

Du fait de mes expériences professionnelles, j'ai été formé à la radioprotection, à la simulation et à la manipulation des sources de rayonnement gamma et de neutrons en France, à l'École des applications militaires de l'énergie atomique de Cherbourg-en-Cotentin, et aux États-Unis, à l'université et au laboratoire de physique des plasmas de Princeton. Cette connaissance du nucléaire, y compris militaire, je l'ai mise au service de notre projet, avec toute la rigueur qu'il méritait. Pendant deux ans, j'ai ainsi lu, analysé et extrait les données des documents déclassifiés. J'ai également reconstruit avec des logiciels de pointe les trajectoires des retombées radioactives de plusieurs essais, notamment Aldébaran, le tout premier à avoir un impact sur l'archipel des îles Gambier, en 1966, et Centaure, qui se dirigera tout droit vers Tahiti en juillet 1974 – j'ai partagé avec vous une carte. Surtout, j'ai ainsi compris sur quelles bases scientifiques et quelles données le Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires, le Civen, créé par la loi Morin, en 2010, décide qui peut ou non prétendre au statut de victime et obtenir une indemnisation.

Ce que nous avons découvert, avec Thomas, a été un choc. Depuis 2010, le Civen prend des décisions d'indemnisation des populations civiles qui sont basées sur des reconstructions de doses produites par le CEA. Elles n'ont jamais été validées jusqu'alors de manière indépendante et surtout pas par l'Agence internationale de l'énergie atomique, l'AIEA, comme le Civen l'a écrit dans des lettres de rejet. Nous avons vérifié ces données du CEA, calculées en 2006. Nous avons décortiqué sept rapports couvrant les conséquences de six essais nucléaires atmosphériques et recoupé une à une leurs données avec celles contenues dans les documents déclassifiés. Nous avons trouvé des erreurs et relevé des omissions que nous avons corrigées. Nos conclusions, publiées dans une revue scientifique à comité de lecture, sont sans appel : les doses ont été sous-évaluées pour six essais, d'un facteur de deux à dix. En tout, plus de 110 000 personnes, soit 90 % de la population polynésienne de l'époque des essais atmosphériques, ont pu recevoir une dose de radiations supérieure au seuil actuel d'indemnisation et de limite d'exposition du public, soit 1 millisievert (mSv).

Ces résultats sont le fruit d'un travail simple de validation qui est fondamental dans toute discipline scientifique et que le Civen, malgré la présence d'experts en son sein, depuis sa création, n'avait jamais entrepris. Ce travail aurait pu être fait il y a déjà dix ans. La méthodologie du Civen, présentée comme une démarche scientifique, reposant sur des données sérieuses et validées par les plus hautes autorités, est tout bonnement une farce.

Pour renverser la présomption de causalité inscrite dans la loi Morin, le Civen doit aujourd'hui établir que la dose annuelle reçue par un demandeur est inférieure à 1 mSv. S'il ne le démontre pas, la demande doit être acceptée. Pour faire cette démonstration, le Civen ne cesse de dire qu'il privilégie une approche permettant de garantir que la limite de dose, 1 mSv, n'a pas été dépassée. Nos travaux montrent qu'il n'en est rien. Les doses retenues par le Civen, qui sont qualifiées d'enveloppe ou même, par certains, de maximalistes, ne le sont pas. Pour un essai comme Centaure (1974), qui concerne le plus grand nombre, les doses reçues par la population locale sont de l'ordre de 1 mSv ; mais, compte tenu des incertitudes associées, qui sont en grande partie irréductibles, il est impossible de prouver que les gens n'ont pas été exposés à une dose supérieure : je le répète depuis trois ans, et c'est la troisième fois que je le dis à l'Assemblée nationale. L'IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) vous l'a aussi confirmé lors de son audition la semaine dernière. C'est la preuve, mesdames et messieurs les députés, que votre commission commence déjà à porter ses fruits.

Je vous souhaite de pouvoir mener vos travaux à bout, en toute transparence, avec le concours de tous les services de l'État concernés, même ceux qui ont parfois refusé, jusqu'ici, de se remettre en question à la suite de nos révélations. Que les institutions de l'État aient pu passer des éléments sous silence, mentir ou faire preuve de négligence face aux conséquences des essais nucléaires dans les années 1960 et 1970 est une chose, qui est grave et, bien sûr, regrettable. Que ces pratiques puissent continuer est tout simplement inacceptable. Je me tiens donc à votre disposition, non seulement pour répondre à vos questions, mais aussi, si vous le souhaitez, pour vous donner mon avis indépendant sur tout document ou rapport scientifique qui vous serait remis au cours de vos travaux.

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Tomas Statius, journaliste d'investigation

Je tiens d'abord à remercier les membres de cette commission d'enquête parlementaire de nous recevoir. Être entendus par les membres de la représentation nationale est un honneur dont nous mesurons la portée. Je ne crois pas que nous aurions rêvé d'un tel dénouement quand nous nous sommes embarqués dans ce travail, il y a un peu plus de quatre ans : je le dis avec d'autant plus de solennité que vous pouvez changer les choses, je pense sincèrement, dans cette histoire qui reste méconnue.

Je veux avant tout rappeler que Toxique, nom de l'enquête en français, ou Moruroa Files en anglais, est une aventure collective. Nous avons bien sûr joué, tous les deux, un rôle moteur et c'est pourquoi nous avons signé le livre Toxique, mais nous ne sommes pas les seuls à avoir travaillé sur ce projet. Certains ne sont pas parmi nous cet après-midi : je pense au rédacteur en chef de Disclose, média au sein duquel est née l'idée de cette enquête, et à l'équipe d'Interprt, que vous avez évoquée, monsieur le président, autour du chercheur Nabil Ahmed, dont le travail en science criminalistique a été un des moteurs et un des fils directeurs du travail. L'idée était de faire dire à des documents déclassifiés sur les essais nucléaires des choses qu'on ne leur avait jamais fait dire, ou plutôt qu'on n'avait jamais voulu leur faire dire, avec les conclusions qu'on connaît – Sébastien les a rappelées –, à savoir une sous-estimation, allant jusqu'à un facteur dix, de l'exposition des populations civiles lors des six essais les plus contaminants. Sébastien pourra y revenir plus longuement et dans des termes bien plus savants que moi.

J'aimerais rappeler quel était plus largement, au-delà de ces estimations, l'objet de Toxique. Il s'agissait de raconter un choc technologique, environnemental et sanitaire provoqué par le développement d'une arme dont la puissance dépassait tout ce qui était connu, face à une population civile qui, il faut le souligner, n'avait pas vraiment son mot à dire. C'est aussi pour cela, il faut également le rappeler, que l'histoire du nucléaire est si vivace en Polynésie française – j'ai pu le constater sur le terrain. Le pays, tel qu'il est structuré aujourd'hui, l'enchevêtrement de ses rues, l'agencement des bâtiments, le tracé des routes, le maillage entre les poussières d'îles, étendues sur plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, date en large partie de la période des essais nucléaires. À Papeete, Mangareva, Hao, Tureia ou Mooera, les essais nucléaires sont une histoire intime, et j'en dirais de même pour les travailleurs hexagonaux, les militaires ou les ingénieurs qui ont travaillé au Centre d'expérimentation du Pacifique (CEP) : je ne les oublie pas. Je sais non seulement quelle importance ils ont eue pour la visibilité de cette cause mais aussi que certains d'entre eux sont morts sans vouloir parler.

Raconter ce choc, c'est raconter comme l'État français a traité la Polynésie comme un territoire vide, tout destiné à son dessein atomique, comment parfois il a négligé les risques, comment à d'autres occasions il n'a pas jugé nécessaire d'appliquer à tous les précautions qu'il appliquait à certains, comment les uns disposaient d'un abri et les autres non, comment certains disposaient de protections et d'un suivi radiologique et d'autres non, là aussi, comment l'État a façonné le territoire à sa guise, élargi les passes des atolls, bousculé la géographie. C'est aussi cela, le choc des essais nucléaires. Tous ces éléments qui forment le quotidien d'une vie rappellent aussi à tous les citoyens français d'aujourd'hui les longues années de mensonge que Sébastien a rappelées.

Oui, certaines autorités françaises ont menti, longtemps, avec persistance et obstination. Toxique le raconte aussi. Le livre rappelle les interviews au cours desquelles on jurait que tout était sous contrôle, que rien ne permettait de dire que les populations étaient en danger, alors que dans le secret d'un laboratoire ou d'une salle de réunion on alertait sur la contamination, on observait sa dissémination à petit feu dans toute la population, on mesurait les niveaux de radioactivité dans des citernes d'eau de pluie consommée par des habitants, sans rien faire, sans rien dire. Toxique parle des militaires à qui on demandait de brosser les contours des atolls atomiques à coups de balai pour faire descendre la radioactivité et respecter le calendrier de tir, les aviateurs qui passaient dans les nuages pour prélever des poussières nécessaires à une meilleure compréhension de la bombe, les appelés du contingent qui lustraient les ponts des bateaux et les amiraux qui se félicitaient que leurs équipages soient passés dans une zone où la radioactivité était plus importante que prévu, comme un galon que l'on porte au revers de sa veste, peu importe la contamination et les conséquences.

Mais Toxique n'est pas uniquement un essai d'histoire. Notre enquête raconte l'actualité, la façon dont on empêche toujours la possibilité d'une expertise indépendante sur ce qui s'est passé il y a près de soixante ans. On a longtemps peu débattu des effets néfastes des expérimentations atomiques, il faut le rappeler ici. Cet écran de fumée est d'autant plus insupportable quand il s'agit d'estimer à quel point les habitants de Polynésie française et les militaires, comme tous les contractants du CEA, ont été contaminés par les essais. En 2010, par la loi Morin, le législateur a prévu de reconnaître le préjudice vécu par les témoins, bien malgré eux, de la bombe et par tous ceux qui ont travaillé à sa mise en œuvre et de les indemniser. Un budget a été provisionné et malgré tout, les premières années, plus de 95 % des demandes ont été rejetées. Pourquoi ? De nombreuses demandes le sont encore sans que les autorités compétentes produisent les éléments de preuve qui permettraient aux requérants de contester l'analyse. Aujourd'hui encore, c'est le Commissariat à l'énergie atomique qui livre les estimations de dose permettant de dire, en vertu du mécanisme de compensation, qui est une victime et qui ne l'est pas, à partir de documents qu'il est souvent le seul à pouvoir voir. Ce n'est pas rien de dire qui est une victime et qui ne l'est pas. Ce n'est pas juste une question d'argent, même si c'est souvent à cela qu'on a voulu limiter le débat. Dire qui est une victime est une grande responsabilité, un grand pouvoir, mais c'est aussi être en mesure de faire beaucoup de mal, je pense qu'on ne l'a pas assez souligné.

Voilà, à mon sens, la tâche qui est la vôtre, mesdames et messieurs les membres de la commission d'enquête, monsieur le président, madame la rapporteure : aider à faire la lumière sur une histoire encore brumeuse et surtout introduire un peu de contre-pouvoir, vous qui êtes élus par les citoyens pour agir au nom de l'intérêt général. C'est une tâche large et complexe, mais j'ai de l'espoir – je pense qu'il le faut.

J'aimerais aussi rappeler que Sébastien et moi n'avons jamais prétendu être partis d'une page blanche. Nous avons, bien sûr, bénéficié de l'expertise des gens, témoins, associatifs et chercheurs qui nous ont précédés et qui, à leur niveau, avec les outils et les accès qui étaient les leurs ont aidé à faire naître ce sujet dans le débat public. Je pense évidemment aux Polynésiens, à l'association 193, à Moruroa e tatou, à John Doom, à Roland Oldham, à Bruno Barillot et à Patrice Bouveret, aux membres de l'Aven ( Association des vétérans des essais nucléaires), en particulier à Jean-Luc Sans, et aux avocats ici et là-bas, Cécile Labrunie, Philippe Temauiarii Neuffer, Jean-Paul Teissonnière et François Lafforgue.

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Merci pour vos propos liminaires ; nous avons auditionné la plupart des acteurs des acteurs que vous avez cités, ou allons le faire.

Pouvez-vous répondre aux premières questions que je vous ai posées ? Le CEA a attaqué votre enquête ou, en tout cas, y a répondu de manière assez virulente. Je rappelle que nous auditionnerons le directeur des applications militaires le 12 juin : votre réponse sera importante.

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Tomas Statius, journaliste d'investigation

Il faut rappeler, dans un premier temps, l'historique de la réponse du CEA, annoncée à de nombreuses reprises.

Quand Toxique est sorti, une des premières réponses de la table ronde de Reko Tika, organisée à Paris, a été l'annonce par le CEA de la production par les autorités compétentes, à l'issue et complément du processus de déclassification, d'un livre plus didactique. L'idée était que s'il y avait eu tant de réactions en Polynésie française, de la part de la population, et dans l'Hexagone, c'était parce qu'on n'avait pas assez expliqué ce qui s'était passé.

Par la suite, le délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense (DSND) s'est rendu à Moruroa où il a déclaré que tout était faux et qu'une réponse allait être apportée. C'est à la suite de cette année ou année et demie qu'un livre a été présenté. Il y est précisé qu'il ne s'agit pas d'une réponse à Toxique, bien que le calendrier ait évolué en parallèle des révélations que nous avons faites.

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Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l'université de Princeton

Quelques pages nous sont consacrées dans la non-réponse du CEA, de 2022. On nous y reproche certaines choses que nous n'avons pas du tout faites et je n'ai donc pas vraiment compris comment cette réponse avait été préparée, ni par qui.

Le jour suivant la sortie de Toxique, un article scientifique a été mis en ligne sur internet, en version auteur et disponible pour tous, dans lequel nous avons détaillé en grande partie nos méthodologies et nos résultats. En 2022, cet article a été publié de manière ouverte pour tout détailler, point par point – tous les calculs, toute la méthodologie. Tout ce que nous avons fait est ainsi explicite. L'article est écrit en anglais, certes, mais c'est le cas pour toute la littérature scientifique.

On nous a reproché d'avoir dit que le CEA avait fait une erreur dans la mesure du dépôt de la radioactivité au sol – il n'a pas pris la valeur consolidée de toutes les retombées de Centaure. Ce que nous avons dit, nous l'avons vu dans trois documents déclassifiés différents : nous ne l'avons pas inventé, c'est écrit noir sur blanc.

En parallèle de nos travaux, une équipe de l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), à qui nous n'avons jamais parlé, a également publié un papier sur les dépôts de radioactivité à la suite des essais nucléaires français en Polynésie. Cette équipe, dirigée par le professeur de Vathaire, que vous allez auditionner, a trouvé exactement la même valeur que nous. Le CEA, lui, a retenu une valeur inférieure.

Cette valeur est très importante pour calculer les doses de tous les habitants qui vivaient dans la région de Papeete, partie de Tahiti comptant le plus d'habitants. Quand on corrige cette valeur et qu'on suit la méthode du CEA – c'est aussi celle que nous avons appliquée – on confirme que les doses ont été sous-évaluées.

Dans sa réponse de 2022, le CEA dit qu'il a pris une valeur de dépôt intégrée qui est supérieure à la nôtre. Or il trouve une valeur de dose inférieure. C'est tout simplement impossible scientifiquement : si A est inférieur à B et que B est inférieur à C, alors C ne peut être inférieur à A. Je n'ai donc pas compris cette réponse. La nôtre était simple : c'était juste n'importe quoi.

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Tomas Statius, journaliste d'investigation

Vous mentionnez, dans le questionnaire qui nous a été transmis, que le CEA a indiqué avoir intégré la consommation d'eau de boisson à la suite de l'essai Aldébaran de 1966. Nous nous sommes rendu compte avec l'étude des documents de 2006 – je m'inclus, même si c'est Sébastien qui est l'expert en la matière – de ce sur quoi étaient assises les hypothèses de calcul du CEA pour déterminer la dose d'exposition. La question de la consommation d'eau est un facteur assez important en matière de contamination – Sébastien vous l'expliquera bien mieux que moi – car en Polynésie, c'est essentiellement de contamination interne qu'il s'agit, par ce qu'on mange et ce qu'on boit.

Or, s'agissant donc du cas précis de l'essai Aldébaran, le CEA s'appuie sur deux items en ce qui concerne l'eau : l'eau de rivière, à côté du village de Rikitea, à Mangareva, l'île principale de l'archipel des îles Gambier, et l'eau en bouteille. Nous avons vu, grâce à l'étude de rapports de l'Orstom (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer), qui était un institut spécialisé sur l'eau, et de l'Insee, portant sur la consommation d'eau en Polynésie française à l'époque, que dans certaines parties de l'île, pas nécessairement à Rikitea, mais dans des villages situés un peu plus loin, comme Taku, de l'autre côté de Mangareva, des gens avaient encore des citernes de récupération d'eau de pluie sur leurs toits. Prosaïquement, quand il pleut, l'eau ruisselle et remplit la citerne.

Nous avons trouvé dans les documents déclassifiés certaines valeurs pour l'eau de pluie, chargée de poussière – on imagine que les militaires avaient une petite citerne à côté du bunker où ils réalisaient les mesures. Il nous a paru plus juste, à partir de là, d'inclure ces valeurs « de citerne » afin de calculer les doses, d'autant que, même si cela n'a de valeur que celle d'un témoignage, j'avais interviewé des témoins de l'époque à ce sujet lors de mon travail de terrain, mené pendant un an. Le faisceau de preuves, provenant de l'Insee, de l'Orstom et du CEA, nous semblait suffisant pour produire une estimation de dose incluant la question de l'eau de pluie. Le CEA nous a répondu qu'il l'intégrait, mais qu'elle tombait dans les rivières – l'eau de pluie au niveau des citernes n'était donc pas incluse en tant que telle par le CEA.

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Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l'université de Princeton

J'ajoute simplement qu'elle avait été prise en compte par le CEA pour un autre essai, réalisé en 1971, mais pas pour le premier, de 1966. Voilà le type d'inconsistances que nous avons relevées et corrigées au fur et à mesure.

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Ia ora naBonjour à tous. Merci d'avoir répondu positivement à notre invitation et de nous avoir présenté le travail que vous avez mené.

Vous avez déjà répondu à beaucoup de questions que je comptais vous poser. Entrons donc dans le vif du sujet. Ce qui a le plus intéressé les Polynésiens – dont je suis députée et dont je fais partie – c'est le tir Centaure, de 1974, à la fin des essais atmosphériques – la France allait ensuite passer à des essais souterrains, ce qui était déjà su depuis un petit moment. Pouvez-vous nous présenter votre analyse de ce qu'on peut appeler non pas, peut-être, un accident nucléaire, mais en tout cas un déroulement qui ne correspondait pas du tout au scénario attendu et qui aurait conduit à la contamination de plusieurs îles à partir du 19 juillet 1974 ? Pouvez-vous aussi en présenter les conséquences pour les Polynésiens, en rappelant l'écart entre les données de votre enquête et celles publiées en 2006 par le CEA ?

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Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l'université de Princeton

Le tir Centaure a eu lieu en 1974. Le Président de la République, Valéry Giscard d'Estaing, décida en juin de cette année-là, juste avant le début des essais nucléaires, que l'année suivante, les essais seraient souterrains. On voit dans les documents déclassifiés – c'est plus ou moins écrit noir sur blanc, je pourrai vous communiquer la citation exacte – que le calendrier est tellement chargé qu'on pousse à bout les limites du système de sûreté et de sécurité, parce qu'on veut faire beaucoup d'essais avant de passer au souterrain. Centaure va toucher les îles du Vent, dont Tahiti, et les îles Sous-le-Vent. J'ai partagé une carte où vous pouvez voir la trajectoire du nuage.

Ce n'est pas la première fois que Tahiti est directement touchée par les retombées d'un essai nucléaire. La première fois, ce sera en 1966 avec l'essai Sirius. Il existe des rapports de ce tir des deux entités responsables de la mesure de la radioactivité dans l'environnement et dans les aliments, mais, à ma connaissance, ils ne sont malheureusement toujours pas publics. Il y a aussi eu l'essai Pallas en 1973, qui a connu le même scénario : le vent pousse le nuage radioactif vers le nord-ouest, mais, à la dernière minute, il tourne et pousse le nuage sur les îles Australes. Ce n'est donc pas un scénario unique en son genre : c'est quelque chose qui est soit déjà arrivé, soit presque arrivé.

Toutefois, il est arrivé quelque chose d'unique en juillet 1974. Avant chaque essai, des calculs météorologiques sont faits afin de prévoir la direction des retombées. Juste avant le tir, la retombée est censée partir vers le nord et toucher potentiellement Tureia et Hao, mais à des niveaux considérés comme acceptables. L'ordre du tir est donné. On ne sait pas si les vents tournent ou si c'est la hauteur du champignon atomique qui n'atteint pas la hauteur minimum de sûreté, mais, à la hauteur à laquelle il s'élève, les vents sont très rapides et poussent le nuage directement en direction de Tahiti. Il y a une première île – je crois que c'est Tematangi, mais je vérifierai mes notes avant de le confirmer dans nos réponses écrites – où une équipe de militaires chargés de réaliser des mesures d'ambiance radioactive de l'environnement est évacuée en hélicoptère. Le nuage va se diriger doucement vers Tahiti pendant presque deux jours. Il y arrive de plein fouet et il se met à pleuvoir. Les particules radioactives contenues dans l'air de ce nuage tombent alors sur Tahiti et d'autres îles du Vent, mais aussi sur les îles Sous-le-Vent. La pluie accélère, car elle nettoie ce qui est dans l'atmosphère et fait tomber la radioactivité de manière encore plus forte sur certaines parties de l'île.

La diapositive que vous pouvez voir compare deux cartes des retombées sur l'île de Tahiti. Celle de gauche est la carte originale de 1974. Le service mixte de sécurité radiologique (SMSR) s'étant rendu compte des retombées, on suppose qu'il a envoyé une voiture avec un compteur gamma de radiation pour faire le tour de l'île afin d'établir la cartographie des retombées en s'arrêtant au bord de la route. Cette cartographie relativement précise de 1974 a été publiée pour la première fois par la France en 1997. Elle fait partie de documents fournis par la France à l'Agence internationale de l'énergie atomique après la fermeture du CEP. Cette carte a été légèrement modifiée : certaines valeurs hautes ont été enlevées et des valeurs, qui semblent être parmi les plus basses et qui concernent la majorité des habitants de Tahiti, ont été modifiées. Dans la région la plus peuplée, au nord de l'île, vous pouvez voir le chiffre 1 entouré d'un cercle, à Mahina : il signale ce qu'ils appelaient le PCR, le poste de contrôle de radioactivité, où se trouvaient les instruments les plus précis. Ils ont essayé de faire le tour de l'île pour vérifier le rapport entre la mesure d'un endroit en bord de route et celle de la station de Mahina. On voit que ce rapport varie entre dix fois plus et dix fois moins. Pour la partie la plus peuplée, on voit un arc allant de 0,1 à 0,3 sur la carte originale de 1974 et de 0,1 à 0.2 sur la carte de 1997, reprise par le CEA en 2006 dans ses rapports de reconstruction dosimétrique, que l'AIEA n'a jamais validés, mais qui sont utilisés par le Civen comme base partielle des reconstructions de doses.

Il y a aussi quelque chose d'assez étonnant. Des documents que nous avons rendus publics – ils sont disponibles à l'identique, certains présentant encore mes commentaires, sur le site Mémoire des hommes du ministère de la défense – contiennent des mesures de la station de Mahina sur plusieurs jours. Ces mesures doivent être additionnées correctement, en prenant la décroissance radioactive en compte. On peut ainsi calculer des doses de rayonnement au niveau du sol sur une durée de six mois. Or le CEA a commis une autre erreur en ne prenant en compte que le tout début de la retombée. Une dernière erreur potentielle concerne les mesures sur le bord de la route. Un document nous dit en effet que les mesures peuvent potentiellement augmenter de 30 % si on s'éloigne de la route, ce que le CEA n'a pas pris en compte sans ses calculs.

En additionnant toutes ces erreurs, on se rend compte que les doses censées avoir atteint la population de cette zone, qui est la plus importante de Tahiti – 70 000 à 75 000 personnes –, ont été sous-estimées d'un facteur de deux fois et demie. Par conséquent, toutes les classes d'âge, d'un bébé à un adulte, ont pu recevoir une dose supérieure au seuil d'indemnisation actuel. C'est ce qui est détaillé dans l'article scientifique et tout le monde peut le vérifier car les documents sont, pour la première fois, publics et les calculs ne sont pas très compliqués puisqu'il s'agit de corriger des multiplications. Nous nous sommes également rendu compte que les documents déclassifiés montraient qu'il y avait aussi eu des retombées à Moorea et aux îles Sous-le-Vent. Des cartes indiquent que les services du SMSR ont mesuré les dépôts au sol au bord de la route. Il n'y a toutefois jamais eu d'analyse pour ces îles, pas même en 2006. Au vu des taux de retombées par rapport à la station de référence de Mahina, on ne peut pas conclure à l'absence d'impact potentiel – exprimé en mSv – du même ordre de grandeur. Même si les incertitudes liées à ce genre de calcul avaient été prises en compte, ce qui n'a pas été le cas, il est impossible de démontrer que tous ces gens n'ont pas reçu une dose de 1 mSv cette année.

Apparemment, pourtant, tout cela est faux… Je ne suis toutefois pas le seul à le dire. Une équipe de l'Inserm a constaté des écarts de doses allant jusqu'à 2,5 par rapport aux valeurs de dépôt. L'IRSN dit exactement la même chose en soulignant que, en prenant en compte l'ordre de grandeur d'impact, les incertitudes liées à ce genre de calcul et le très faible nombre de données, il est impossible de dire si les gens se trouvent juste au-dessus ou juste au-dessous du seuil. Or le Civen doit pouvoir établir exactement qu'ils sont absolument au-dessous du seuil pour refuser l'indemnisation, ce qui, aujourd'hui, devrait être impossible et qui est, en tout cas, scientifiquement faux, si telle est la charge de la preuve.

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Le seuil de 1 mSv a été retenu par la loi Erom [loi du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique], qui complète la loi Morin, comme étant un des critères pour l'acceptation du statut de victime d'une maladie radio-induite. Lors de leur audition, les représentants de l'IRSN ont clairement qualifié ce seuil de seuil de gestion. Quelle est votre analyse de scientifique d'une telle qualification ? Compte tenu des connaissances scientifiques actuelles, ce seuil vous paraît-il pertinent pour faire un tri entre les victimes et les non-victimes des essais nucléaires ?

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Tomas Statius, journaliste d'investigation

Je voudrais compléter les propos de Sébastien en expliquant les choses plus largement. Le mécanisme d'indemnisation repose sur la certitude – en tout cas, une certitude jugée suffisante – qu'une personne se trouve au-dessus ou au-dessous du seuil et non sur la dose exacte qu'elle a reçue. Je voulais dissiper cette confusion que l'on retrouve dans certaines prises de parole. C'est d'ailleurs ce qu'écrit le CEA. Il présente ses rapports de 2006 comme la quintessence de son expertise en matière de sûreté radiologique, mais ces rapports ont été amendés en 2014. Ce rapport de 2014 dit, à propos des mesures réalisées par le SMSR et par le service mixte de contrôle biologique (SMCB) sur les denrées alimentaires et sur le vivant, que les mesures de radioactivité effectuées dans les différents milieux et produits n'ont pas été réalisées dans l'optique d'estimer des doses, mais dans celle de déceler des situations radiologiques anormales. Il y a donc des incertitudes, liées, comme Sébastien l'a rappelé, aux hypothèses retenues, aux instruments de mesure ou à des estimations fondées sur une durée d'exposition : parfois on se base sur le fait que les gens sont restés à l'extérieur six heures, mais dans les faits, cette durée peut être différente – que se passe-t-il si les personnes sont restées par exemple six heures et demie ou sept heures dehors ?

L'idée est de produire des fourchettes, des estimations. C'est bien pourquoi le législateur a confié au Civen la responsabilité d'inverser la présomption de causalité entre l'exposition aux essais nucléaires et la maladie radio-induite.

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Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l'université de Princeton

Le seuil de 1 mSv est la limite d'exposition du public en France. C'est une dose considérée faible, et dont le but est d'essayer de protéger le public. Cette dose n'a pas de caractère scientifique dans le sens où rien ne prouve qu'une exposition au-dessous de ce seuil n'aurait pas d'effet biologique. Il y a une certaine limite à la connaissance exacte des effets des faibles doses, mais l'hypothèse principale – retenue par l'IRSN, comme ses représentants vous l'ont dit, ou par l'Académie des sciences aux États-Unis – est celle d'une relation linéaire sans seuil : une droite est tracée entre zéro et dix, ou entre zéro et cent, sans seuil au-dessous duquel il n'y aurait pas d'effets.

Ce seuil est le fruit d'un processus de recommandations scientifiques internationales pour la protection des populations. Il est considéré comme acceptable pour des raisons assez précises. Un patient peut recevoir des doses plus élevées s'il est soigné pour un cancer, mais, dans ce cas, le rapport entre le bénéfice et le risque est favorable. Pour les membres du public, on sait qu'il n'y a pas de bénéfice personnel à une irradiation à cette dose, mais elle peut être acceptable dans le cadre d'activités sociétales bénéfiques à la société. On accepte alors que le public soit exposé à des doses entre 0 et 1, car sinon nous serions obligés de fermer un certain nombre d'installations. La question est alors de savoir si cela doit s'appliquer aux essais nucléaires.

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Le sujet de cette commission d'enquête, demandée par mon groupe, nous passionne. Si Didier Le Gac en est le président, c'est que, lui et moi, avons déjà flirté sur un autre sujet, celui de l'amiante. Nous avions alors mesuré les difficultés, qui persistent, à faire reconnaître l'impact sur les malades et quand Mereana Reid Arbelot a évoqué le sujet des essais nucléaires, nous avons constaté une incroyable similitude.

Le choix des sites des essais, consciemment ou inconsciemment – je ne vais pas juger, on verra plus tard –, a peut-être été dicté par le fait qu'ils pouvaient être dangereux et pouvaient avoir un impact sur les populations et qu'il fallait donc les éloigner de la métropole. On part donc avec un a priori de risques et, aujourd'hui, nous possédons des données. Vous y avez contribué de façon très documentée. Nous vous remercions d'avoir joué ce rôle de lanceur d'alerte.

Je partage avec vous l'idée qu'une contamination reste possible au-dessous du seuil de 1 mSv, car tous les corps humains étant différents, la réaction à une bactérie, un virus ou un effet n'est pas la même. Je connais des gens qui ont participé de très près aux essais nucléaires, sans protection, et qui, à 80 ans, n'ont rien alors que d'autres ont subi des effets. Dans l'incapacité de prouver que les essais nucléaires ne sont pas responsables d'une maladie radio-induite, le doute doit selon moi profiter aux malades.

Nous devons donc faciliter et accompagner les démarches d'indemnisation. La loi Morin a été une bataille que j'ai menée, dans mon groupe, notamment avec Maxime Gremetz. Nous accompagnions l'Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) dans ses démarches. La question demeure de savoir comment gérer le seuil prévu par la loi.

Nous avons déjà bien travaillé sur le sujet – en abordant par exemple lors d'auditions précédentes le cas du bénitier, nourriture principale des Polynésiens, qui reçut la plus grosse concentration de radiations et en prenant connaissance de votre travail. Nous allons auditionner d'autres personnes qui peuvent disposer d'informations pas encore déclassifiées, mais qui pourraient l'être. Nous sommes une commission d'enquête et nous pouvons peut-être donc aller chercher des informations qui n'ont pas été déclassifiées. On ne pourra pas nous accuser de vouloir fabriquer une bombe atomique, puisque nous en avons déjà une ! Nous pouvons peut-être le faire, mais j'aimerais savoir ce qui vous manque pour aller plus loin dans votre enquête. Et à vos yeux, quelles informations la commission d'enquête devrait-elle obtenir ?

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Tomas Statius, journaliste d'investigation

Permettez-moi de faire une remarque liminaire avant que Sébastien n'aborde votre question un peu plus dans le détail. Les 2 000 pages de documents déclassifiés peuvent sembler énormes, mais la commission de déclassification, créée à la suite de la table ronde sur le nucléaire convoquée par le Président de la République, a identifié des kilomètres de linéaires de documents.

Notre travail est contraint notamment par le fait que nous ne disposons pas de l'ensemble des rapports de tir ayant eu lieu lors des essais atmosphériques. Ces rapports suivent le même schéma : un rapport « père » – ou « mère », peu importe – est rédigé par le SMSR et le SMCB, les deux services mixtes de l'armée et du CEA, avant d'être traduits en fonction des différents interlocuteurs – direction des centres d'expérimentations nucléaires (Dircen), CEP ou d'autres instances situées plus haut dans l'appareil politique de l'État. Nous disposons souvent du premier rapport et de ses traductions, mais nous ne disposons pas de l'intégralité de tous ces rapports.

Nous avons ainsi été bloqués, par exemple, pour les essais Pallas et Sirius, par le manque de données de comparaison en l'absence des rapports de tir, mais également des rapports d'expertise du CEA, qui n'a fait, à notre connaissance, qu'une nouvelle estimation des doses pour les six essais les plus importants.

On peut penser ce que l'on veut de l'effort de déclassification de l'État, mais il est indéniable concernant le ministère des armées et ses composantes, mais aussi le ministère de l'Europe et des affaires étrangères. En revanche, je ne crois pas que la commission de déclassification ait visité les installations du CEA et, à ma connaissance, il n'a déposé qu'une centaine de documents sur le site Mémoire des hommes et nombre de ces documents sont les nôtres. Nous le savons avec certitude car certains contiennent des notes de Sébastien. Par ailleurs, un de ces documents – intéressant et dramatique en même temps –, concernant la mesure de la contamination des citernes d'eau à Tureia en 1971, contient une liste d'enfants de moins de 7 ans pour lesquels l'impact radiologique pouvait être important. Nous avons décidé de recouvrir ces noms de bandes noires pour qu'ils ne soient pas divulgués sur la place publique. Ce document a été publié tel quel, avec ces bandes noires, sur le site Mémoire des hommes.

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Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l'université de Princeton

Ces 2 000 pages représentent à peu près 200 documents que nous avons pu étudier, mais ils ne sont pas déclassifiés dans leur intégralité. Certaines pages sont protégées – certaines sans doute pour de bonnes raisons, car il y a toujours de bonnes raisons pour éviter que certaines informations ne sortent, mais peut-être pas toutes... Lorsque j'ai entrepris de refaire les calculs du CEA, j'ai essayé de retrouver, une à une, les données utilisées dans les documents déclassifiés, mais, pour certaines données, il manquait des documents, qui n'étaient pas disponibles à l'époque. J'ai donc dû assumer que ces calculs étaient corrects, mais je n'ai pas pu tout vérifier à 100 %. Je n'ai pu corriger que ce que j'ai pu vérifier.

Les essais nucléaires en Polynésie peuvent être découpés en deux périodes. La première, de 1966 à 1974, est celle des essais atmosphériques qui provoquent des retombées naviguant avec les vents et qui peuvent atterrir dans les citernes recueillant l'eau de pluie – on a laissé des enfants la boire pendant plusieurs semaines. Lorsque je l'ai appris, cela a d'ailleurs été difficile pour moi. Les essais atmosphériques sont arrêtés en 1974 avant de reprendre de façon souterraine en 1975.

Il faudra le valider avec les archivistes – j'espère que vous les auditionnerez –, mais la plupart de ces documents devraient être accessibles cinquante après leur rédaction. Nous sommes en 2024 et, bientôt, cela fera cinquante ans que l'essai Centaure du 17 juillet 1974 a eu lieu. Vous devriez donc demander tous les documents du SMSR et du SMCB sur les essais atmosphériques. Ces documents devraient donc être bientôt accessibles, mais que signifie cette accessibilité ? Faudra-t-il se rendre au fort de Montrouge pour consulter ces documents un à un ou le travail des archivistes du service historique de la défense – qui ont mis leur inventaire et certains documents en ligne – sera-t-il poursuivi par une campagne de numérisation massive pour que ces documents soient accessibles et restent disponibles pour les chercheurs, les scientifiques ou les historiens, peu importe ? Cette période devrait donc s'ouvrir complètement, sans que des demandes de dérogation ne doivent être formulées, mais je ne connais pas précisément les arcanes des règles d'accès aux archives.

Nous avons une liste de documents, que je serais heureux de partager avec vous. Les documents déclassifiés que j'ai déjà reçus étaient contenus sous format PDF dans un dossier, mais ils n'étaient pas organisés. J'ai donc dû les organiser et, à cette occasion, j'ai pu relever l'identification, par un nom et un numéro, des rapports de tir auxquels il était fait référence dans ces documents. Nous avons donc pu établir une liste précise des rapports de tir qui nous manquent et qui devraient prochainement être disponibles.

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Tomas Statius, journaliste d'investigation

Il y a aussi les documents dont nous ne connaissons pas l'existence : rapports sociologiques réalisés par les services de renseignement sur le terrain – nous en connaissons certains – ou archives médicales du service de santé des armées, qui n'ont jamais été déclassifiées, mais pour d'autres raisons, liées à la confidentialité des données médicales. Je pense également aux archives des cabinets ministériels, puisque les rapports naviguaient en fonction du niveau de classification et du niveau de détails à partir d'une expertise scientifique détaillée avant de remonter vers les autorités. La liste de courses, pour parler de manière détendue, peut donc être longue, d'autant que je ne suis pas sûr – je suis désolé d'être un peu pointilleux – que le CEA ait fait un inventaire complet de ses propres archives. Il nous est donc impossible de répondre de manière exhaustive à votre question.

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Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l'université de Princeton

Le CEA ne dispose pas même d'une salle de lecture où consulter les documents.

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Lors de leur audition, des représentants de l'IRSN ont affirmé que le risque était minime et surtout maîtrisé – en d'autres termes : « Circulez, y a rien à voir ! ». Qu'en pensez-vous ?

Votre livre et vos nombreux travaux semblent prouver que le Gouvernement savait, ou, du moins, qu'il a menti par omission. Pouvez-vous affirmer que le Gouvernement actuel continue de cacher la vérité ?

Vous établissez, dans votre ouvrage, des comparaisons avec les doses reçues à Hiroshima, Fukushima et Tchernobyl. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?

L'État français était-il informé des risques qu'il faisait peser sur la population civile au moment des essais nucléaires, et, surtout, sur les militaires ? La population de Tahiti et de ses environs a-t-elle été plus touchée que le Gouvernement français ne l'a affirmé ? D'autres zones géographiques sont-elles également concernées ? Quelles sont les conséquences sur l'indemnisation des victimes ?

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Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l'université de Princeton

De mémoire, l'IRSN n'a jamais réévalué les doses reçues ni leur impact sur la période 1966-1974 ; le CEA s'en est chargé. L'Institut s'est concentré sur les essais souterrains, qui n'ont pas provoqué de retombées directes. Lors de leur audition, ses représentants ont peut-être jugé les doses faibles, mais je n'ai pas souvenir qu'ils aient affirmé que les risques étaient maîtrisés. Ce serait d'ailleurs illusoire : quand on fait exploser une bombe atomique et qu'un champignon radioactif se propage au gré du vent, on ne contrôle rien.

À l'époque, les services météorologiques ne disposaient pas d'outils permettant de faire des prédictions éloignées. Le petit calculateur IBM que possédait le CEA pour les essais atmosphériques, fourni par les Américains d'ailleurs, faisait des prédictions à six, douze ou dix-huit heures, vingt-quatre heures au maximum. Les outils se sont améliorés progressivement.

Les risques pour la population étaient connus, car de nombreux essais atmosphériques avaient déjà eu lieu. En 1963, trois ans avant la reprise des essais par la France, les États-Unis, la Grande-Bretagne et l'Union soviétique avaient signé un traité d'interdiction des essais nucléaires dans l'atmosphère. Ce fut l'un des premiers grands traités de protection environnementale internationaux. Il faisait suite à l'exposition de populations – notamment de pêcheurs japonais – lors d'essais américains dans les années 1950.

Alors que les précédents essais réalisés en Algérie étaient souterrains, la France a choisi de repasser aux essais atmosphériques en Polynésie, en sachant qu'ils pouvaient exposer les populations. Les zones d'habitation autour du site d'essai étaient précisément identifiées. Les risques étaient donc connus. Les dossiers déclassifiés font état de documents, conservés aux archives du service de santé des armées, qui, à cette époque, présentaient des calculs de doses rapides ou des méthodes d'estimation du risque pour les populations. Nous n'y avons pas eu accès, mais nous savons que cette réflexion a eu lieu.

Malgré tout, le discours politique s'est plu à répéter, pendant trente ans, que les essais étaient propres et ne présentaient pas de risque. Ce n'est qu'en 2021 que le président Emmanuel Macron, dans un discours à Papeete, a reconnu : « On ne peut absolument pas dire qu'ils étaient propres. » Il a appelé à rendre les informations publiques. Je ne pense donc pas que le Gouvernement actuel minimise les risques.

Nous avons démontré que, pendant les essais atmosphériques, une grande partie de la population polynésienne avait été exposée à une valeur potentiellement supérieure au seuil d'indemnisation de 1 mSv. Ce dernier a pour seul objet de limiter l'assiette d'indemnisation et de déterminer qui est éligible ou non. Selon les données du CEA, quelque 10 000 personnes dépassent ce seuil ; si elles ont un cancer, elles pourront solliciter une indemnisation auprès du Civen. Nous avons montré qu'en réalité, 110 000 personnes avaient été potentiellement exposées. Comme l'IRSN l'a confirmé, on ne peut pas garantir qu'elles n'ont pas subi une exposition. Tout le monde le sait désormais, y compris le CEA – qui consulte les publications scientifiques –, l'IRSN – qui reconnaît avoir lu nos travaux – et le Civen – je lui ai adressé une attestation sur l'honneur dans le cadre de la demande d'indemnisation d'une personne atteinte d'un cancer qui a été exposée à Tahiti pendant cette période.

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Tomas Statius, journaliste d'investigation

Pour avoir compulsé les archives de La Dépêche de Tahiti, je peux dire que dès 1966, les tirs étaient un sujet de préoccupation dans les relations internationales. La Nouvelle-Zélande, l'Australie et jusqu'à certains pays d'Amérique du Sud s'inquiétaient d'éventuelles retombées sur leur sol. Le même commentaire peut s'appliquer aux essais réalisés en Algérie ; des travaux ont d'ailleurs été menés sur leurs éventuelles conséquences sanitaires dans les pays voisins, comme la Libye.

Je ne saurais dire si l'IRNS a jugé que les essais pratiqués entre 1966 et 1974 présentaient des risques minimes, mais il faut surtout préciser que le seuil de tolérance à la contamination n'est pas une valeur absolue et automatique ; il dépend de chacun. On peut avoir été exposé à moins de 1 mSv et développer des maladies radio-induites ; à l'inverse, on peut avoir dépassé ce seuil et ne jamais présenter ces pathologies. Les cancers listés par le décret d'application de la loi Morin, indemnisés par le Civen, sont des maladies dites sans signature : il est impossible de savoir précisément ce qui les a provoquées. On peut en revanche estimer, comme le fait le Civen, que la probabilité qu'une exposition ait eu un impact sur ces maladies ou qu'elle les ait aggravées est suffisamment importante pour justifier une indemnisation. La question n'est pas de savoir si ces pathologies ont été causées ou non par l'exposition.

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Merci, messieurs, pour vos propos passionnants et empreints d'une gravité qui nous fait prendre conscience de l'importance de ce sujet. Je fais partie des profanes que vos évoquiez, et nous avons pourtant une immense responsabilité en la matière. Je suis députée du sud de la rade de Brest, c'est-à-dire de la base navale de l'Ile Longue où travaillent nos missiliers. Vos interventions nous plongent dans l'histoire et nous amènent à réfléchir à comment améliorer les effets de cette histoire, et à comment faire en sorte que les erreurs du passé ne se reproduisent pas aujourd'hui.

Dans l'épilogue de votre enquête, vous affirmez que l'expérience atomique en Polynésie française repose sur le triptyque du secret, du mensonge et de la négligence. Lors de votre enquête, avez-vous eu des échanges avec des responsables politiques, civils et militaires au sujet de la déclassification de certaines archives ? Quelle posture ont-ils adoptée ? Vos interlocuteurs étaient-ils plutôt coopérants ou méfiants à l'égard de votre démarche ? Selon vous, comment l'État pourrait-il aller plus loin dans la déclassification et la publication des archives relatives aux essais nucléaires – vous avez tout à l'heure évoqué une liste que vous pourriez nous transmettre ? Les représentants de l'association 193 nous ont par exemple signalé que certaines données sanitaires, sur les registres des cancers tenus par le ministère des armées et le Civen, n'avaient toujours pas été publiées. L'installation d'une commission d'ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française a-t-elle fait évoluer les choses ?

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Tomas Statius, journaliste d'investigation

Rien n'aurait été possible sans les documents déclassifiés. On ne cesse de le rappeler mais c'est indispensable. La coopération entre journalistes, chercheurs en physique nucléaire et spécialistes de la modélisation a permis d'enrichir l'approche du sujet. Pour citer Nabil Ahmed , d'Interprt, « tout document est un champ de bataille » : il s'agit d'analyser les archives de manière méthodique et précise, en en tirant le maximum. Sébastien Philippe a mené un travail de réestimation ; pour ma part, je me suis efforcé d'enrichir les données par des témoignages et des éléments complémentaires qui permettent de comprendre ce qui n'est pas couvert par les archives et ce qui s'est produit par la suite.

Sébastien et moi avons conduit des entretiens ensembles, ce qui était plutôt intéressant car nous n'avons pas la même approche, mais c'est surtout moi qui ait conduit des entretiens. Les personnes que nous avons interrogées avaient plutôt envie de parler du sujet, parfois, certes, avec une certaine pudeur ou quelques réticences, comme dans toutes les enquêtes. Je me suis entretenu avec des membres de l'armée, d'associations ou encore de l'appareil politique. La spécificité de notre enquête est que nous nous heurtons au mur de la réalité : nous n'avons pas accès à certaines informations. Si vous n'avez pas les données, vous n'avez pas les données ! De toute évidence, la classification des documents se marie mal avec le journalisme d'investigation…

Il s'agissait aussi de faire un récit plus juste de ce que furent les essais nucléaires, en démontant les idées reçues selon lesquelles ils étaient propres et résultaient d'une mécanique bien huilée, que l'État répondait aux attentes, etc. La mécanique était moins rodée qu'il n'y paraît ; elle a connu des couacs et des erreurs – ce n'est pas surprenant, vu l'ampleur du projet, le nombre de personnes impliquées et l'éloignement des territoires concernés. Certaines personnes auraient dû être protégées mais ne l'ont pas été. Nous tenions à parler avec des témoins et à recueillir leur histoire particulière, loin du récit officiel. L'enquête ne devait pas se résumer à une bataille de chiffres ; elle devait aussi être incarnée et retracer des parcours individuels, car cette histoire est une histoire de gens, de gens qui ont vécu des choses pas faciles et qu'il fallait aussi écouter.

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Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l'université de Princeton

De très nombreux documents mériteraient d'être déclassifiés. J'ai toutefois la certitude – c'est un chapitre de notre livre – que pour la période des essais atmosphériques, de 1966 à 1974, nous n'arriverons pas à reconstituer exactement tout ce qui s'est passé dans l'ensemble des îles, car les données manquent pour certains territoires. Certaines stations de mesure du CEA n'ont pas été activées, d'autres sont tombées en panne. De nombreuses informations font défaut. Le maillage prévu à l'époque n'était pas destiné à tracer les doses reçues ; c'est pourtant celui qui est employé actuellement pour accorder ou refuser des indemnisations. Étant donné le niveau d'exposition et de contamination, et les incertitudes associées, il est impossible de démontrer qu'en Polynésie, la plupart des gens n'ont pas été exposés à un seuil supérieur 1 mSv entre 1966 et 1974. C'est un constat scientifique ; déclassifier plusieurs centaines de milliers de documents n'y changera rien.

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La suppression par la loi de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer (Erom) de la référence à un risque pouvant être « considéré comme négligeable » dans la loi Morin, constituait pourtant une avancée. Elle a été votée non sans mal à la fin du quinquennat de François Hollande, et a suscité la démission de plusieurs membres du Civen, mécontents d'être remis en cause. Il y a toutefois bien un « avant » et un « après » s'agissant de l'activité du CIVEN. Le seuil d'exposition de 1 mSv devient la nouvelle référence – il en faut bien une ; sinon, doit-on considérer que toutes les personnes qui se trouvaient en Polynésie française, y compris de passage, à une période donnée, ont été exposées ?

Comment expliquer que la population ne sollicite pas davantage de compensations ? Est-ce une forme de résignation ? On parlait tout à l'heure de 10 000 victimes potentielles, quand vous en évoqué 110 000. Est-ce dû à un déficit d'information lié à la superficie du territoire, à l'éloignement, ou encore à la difficulté de monter les dossiers administratifs ?

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Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l'université de Princeton

Pour juger du caractère négligeable du risque, le Civen employait à l'époque un logiciel américain, mais n'avait pas les données nécessaires pour le faire fonctionner correctement. Pendant six à sept ans, on peut donc s'interroger sur la robustesse de la méthode prétendument scientifique suivie. Il utilisait celles du CEA. Il en ressortait que quelques milliers de personnes pourraient être indemnisées si elles présentaient l'un des vingt-trois cancers de la liste établie par décret.

Dès lors que la notion de risque négligeable est abolie, les 110 000 ou 115 000 résidents de la Polynésie française entre 1966 et 1974 – hors militaires – peuvent aspirer à une indemnisation s'ils présentent l'un de ces vingt-trois cancers. J'ai estimé que cela représentait 10 000 cancers potentiellement indemnisés jusqu'en 2022, puis 350 par an. Ce nombre est important, sans être gigantesque, et ces indemnisations auraient évidemment un coût non négligeable. Si l'on suit aujourd'hui la méthodologie du Civen et que vous ce dernier doit apporter la preuve que vous avez été exposé un seuil inférieur de 1mSv pour refuser une indemnisation, au regard de nos travaux et de ce que d'autres vous ont dit, à l'instar de l'IRSN, c'est potentiellement toutes ces personnes qui peuvent prétendre à une indemnisation.

Les États-Unis adoptent d'ailleurs une approche sans seuil : les personnes qui résidaient dans la zone d'essais atmosphériques à la période où ils étaient effectués doivent seulement prouver qu'elles ont un cancer, sans référence à un quelconque seuil d'exposition.

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Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l'université de Princeton

Je peux le vérifier. Cette disposition fait l'objet de débats outre-Atlantique : il est proposé au Sénat de l'étendre à de nouvelles zones, notamment au Nouveau-Mexique où a eu lieu le premier essai atomique, Trinity, en juillet 1945. J'ai d'ailleurs calculé les retombées de cet essai sur l'ensemble du territoire américain – l'étude a fait l'objet d'un article dans le New York Times en 2023. Joe Biden soutient cette initiative ; il faut maintenant que la Chambre des représentants la mette au vote.

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Tomas Statius, journaliste d'investigation

Avant de répondre à votre deuxième question, monsieur le président, je tiens à insister sur le fait que le seuil de 1 mSv est davantage une limite politique qu'une limite scientifique. Non que ce seuil n'ait pas été établi sur la base d'une expertise scientifique, mais il nous a été présenté comme un élément indépassable, alors qu'il ne procure aucune certitude. Ce n'est pas nous, Sébastien Philippe et moi-même, qui l'affirmons : d'autres pays ayant été confrontés au même problème en ont fait l'expérience.

S'agissant maintenant du désamour – ou de la désillusion – des Polynésiens, ce n'était pas innocent de ma part de rappeler, au début de l'audition, le taux de rejet des premiers dossiers déposés en 2010 à la suite de la promulgation de la loi Morin. Souvenons-nous de toutes les années qui ont précédé cet aboutissement, marquées par la mobilisation collective des vétérans, de l'association Moruroa e tatou – dont vous entendrez les représentants ce soir –, ainsi que d'une partie de la population civile en Polynésie et dans l'Hexagone. Le déroulement des essais nucléaires n'était pas connu dans le détail, pas plus que leurs conséquences. Le maillage associatif, et singulièrement Bruno Barillot, a beaucoup œuvré pour faire la lumière sur cette période. La loi Morin est l'aboutissement de cette mobilisation.

Les demandes d'indemnisation ont ainsi été nombreuses dès 2010, les chiffres publiés par le Civen dans ses rapports d'activité en attestent, mais elles ont d'abord fait l'objet d'un fort taux de rejet, en raison de l'invocation du risque négligeable. Cela nous a été raconté, et vous imaginerez facilement que cette situation a suscité une forme d'incompréhension, particulièrement chez les populations civiles polynésiennes.

Les choses ont été un peu différentes pour les militaires, sans être faciles. De nombreuses batailles ont dû être menées ; l'Aven en ayant remporté beaucoup, mais leurs dossiers médicaux contenaient des preuves de leur présence sur place, ainsi que, parfois, un suivi radiologique.

Les populations polynésiennes, elles, ont pâti de leur éloignement, du barrage de la langue – tout simplement –, et de la procédure administrative. N'oublions pas que le Civen demande une preuve de résidence à une période précise, ce qui, pour certaines personnes, est déjà compliqué. Je ne prétends pas être un expert de la Polynésie et j'espère ne pas me tromper, mais l'une des conclusions de nos travaux est qu'il ne faut pas sous-estimer combien un processus administratif en apparence simple peut être vécu comme quelque chose d'extrêmement violent. On le dit à propos de la justice : la procédure contradictoire, qui requiert d'être entendu, est bien sûr au service de la manifestation de la vérité, mais, j'y insiste, ce fonctionnement peut être perçu comme violent. C'est ce sentiment qui, me semble-t-il, s'est noué pendant des années.

Enfin, j'alerte sur le déficit d'information indépendante sur ce sujet. L'accident survenu lors de l'essai Centaure, en 1974, était connu et évoqué dans des rapports du CEA de 2006 et du ministère des armées de 2007, mais aucuns travaux, avant ceux de Sébastien Philippe, n'avaient permis de se rendre compte que ce qui s'était passé allait plus loin que ce qu'on avait bien voulu en dire.

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Pour conclure cette audition, je souhaitais vous entendre sur la dimension sociétale, que nous n'avons pas encore abordée, mais que vous évoquez dans votre livre. En effet, si l'installation et les opérations du CEP, c'est-à-dire les essais nucléaires, ont avant tout eu des conséquences sanitaires, elles soulèvent également des questions sociétales et environnementales, moins souvent mises en avant.

Par ailleurs je tenais à vous remercier, monsieur Statius, madame Thomin, d'avoir parlé des gens. Il faut se rappeler que ce sont des personnes malades, diminuées, qui déposent des demandes d'indemnisation et qui, aidées par leur famille – dont plusieurs membres peuvent être malades –, entrent dans un parcours du combattant.

J'ajoute qu'il y a des difficultés dont on ne parle pas. Je pense aux Polynésiens qui, en tant que personnels civils, ont participé aux opérations du CEP, sur un site nucléaire ou non. Ces personnes hésitent à demander une indemnisation, ne s'en sentant pas dignes ou ressentant une forme de honte. Elles se sentent à la fois auteurs et victimes, et j'aurais aussi aimé vous entendre sur ce point.

Enfin, je souhaitais revenir sur la question des doses et des seuils, qui me semblent relever d'une grande approximation. Les critères de la loi Morin sont pourtant clairs, celle-ci ayant fixé une période, avec un début et une fin, et une carte géographique – même si nous avons vu qu'il y a beaucoup à dire à son sujet. Vous parliez de probabilité, mais le Civen ne regarde que les informations inscrites dans les dossiers ! Ainsi, un résident de Mahina faisant état d'une certaine dose sera déclaré victime, ou non, sur ces seuls faits, alors qu'ils sont approximatifs.

Le seuil de 1 mSv concerne les populations civiles qui travaillent dans un centre médical ou dans une centrale nucléaire, mais nous l'appliquons aussi aux Polynésiens, en considérant leur lieu de résidence. Cependant, une personne résidant à Pirae y était-elle vraiment le 17 juillet 1974 ? C'est la période des vacances scolaires et les habitants de villes comme celle-ci, ou comme Papeete, se rendent souvent sur la presqu'île pour voir leurs familles. Je le répète : la loi de 2010 semble comprendre des critères précis, mais c'est tout l'inverse, et je souhaitais aussi avoir votre sentiment à ce propos.

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Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l'université de Princeton

Pour préparer cette audition j'ai relu tout ce que j'ai écrit, ainsi que mes notes – j'en ai une quantité astronomique –, pour essayer de comprendre les tenants et aboutissants de la procédure d'indemnisation.

L'essai Centaure a contaminé toutes les îles du Vent et toutes les îles Sous-le-Vent, dont Tahiti. Or le mécanisme d'indemnisation a réduit cette expérience collective à un combat personnel des malades du cancer, pour qui suivre cette procédure représente déjà une immense souffrance. Une barrière administrative a été placée devant ces gens, vis-à-vis desquels le Civen utilise des données empreintes d'imprécision et d'incertitude.

Le fait est qu'on ne peut pas démontrer que les personnes qui résidaient à Tahiti lors de l'essai Centaure ont reçu une dose strictement inférieure à 1 mSv. Vous avez raison, madame la rapporteure : nous ne savons pas où ces personnes se trouvaient exactement lors de l'essai, ni ce qu'elles ont mangé et bu. Par souci d'honnêteté, ces éléments sont à prendre en compte. La charge de la preuve incombe à l'État, et elle est donc insuffisante pour attester qu'un demandeur se trouve sous le seuil d'indemnisation. Toutes les personnes qui vivaient à Tahiti lors de l'essai et qui souffrent de l'une des vingt-trois maladies reconnues devraient avoir droit à une indemnisation.

Partir de ce principe permettrait d'ailleurs de créer une procédure collective d'information et d'éviter que les malades ne se lancent seuls dans le combat de la procédure d'indemnisation. En étant avertis et formés, les médecins et les travailleurs sociaux seraient à même d'accompagner les résidents de cette époque aujourd'hui atteints d'une maladie. La procédure elle-même serait nettement plus simple et ne s'apparenterait plus, j'y reviens, à une démarche devant les tribunaux.

À l'heure actuelle, sans tenir compte de l'incertitude et en se trompant dans le calcul de certaines valeurs, on refuse l'indemnisation à une personne ayant reçu une dose de 0,85 ou de 0,87 mSv. Pour contester une décision du Civen, il faut alors saisir le tribunal administratif, et si la décision est à nouveau négative, se porter davant la cour d'appel administrative, puis, le cas échéant, le Conseil d'État. Les personnes atteintes d'un cancer à qui on dit « non » de cette manière, que feront-elles ?

Les réponses du Civen aux demandes d'indemnisation témoignent de cette situation, sachant que les données sur lesquelles il s'appuie – c'est écrit – ont été validées par l'Agence internationale de l'énergie atomique, soit la plus haute autorité scientifique en matière nucléaire. Que faites-vous si vous vivez sur un atoll, que vous avez un cancer et qu'on vous envoie une réponse négative s'appuyant sur des données validées par tous les grands scientifiques de ce monde, à Vienne ? Comment répondre à cela, surtout quand ce n'est en fait pas vrai ?

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Tomas Statius, journaliste d'investigation

Je partage tout ce qui vient d'être dit.

S'agissant du parcours du combattant des victimes, madame la rapporteure, j'évoquerai aussi bien les civils que les travailleurs du nucléaire et les militaires. Je ne jette la pierre à personne, mais ces catégories de population ont été souvent séparées par les journalistes. Or, si des caractéristiques appartiennent plutôt à certains, il s'agit bien d'une expérience commune.

Comme vous, madame la rapporteure, j'ai constaté le sentiment de culpabilité des travailleurs du nucléaire et des personnels civils ayant servi à Moruroa, à Fangataufa, ou à Hao. Faisons appel à l'histoire. Il a été abondamment rappelé aux Polynésiens qu'ils ont aussi bénéficié de cette époque des essais nucléaires, qui a contribué au développement économique de la région. C'est une image que nous avons inscrite en eux. Ainsi, outre la culpabilité évidente d'avoir participé à quelque chose qui a rendu malade leur entourage, il y a cette idée, martelée jusqu'à récemment, qu'il s'agissait d'un mal nécessaire, source de nombreux bénéfices, qu'il ne faudrait donc pas critiquer trop fort.

Une réaction collective comparable s'applique aux militaires : en l'occurrence une réaction éthique et de respect de la classification des informations. Comme il leur a été répété qu'ils avaient eu la chance de participer au grand dessein nucléaire de l'armée, comment les militaires pourraient-ils rompre le secret-défense sans croire qu'ils feraient quelque chose d'illégal ? J'ai perçu ce double sentiment chez de nombreux témoins.

Notons que le temps contribue aussi à faire de l'indemnisation un parcours du combattant. Les événements dont nous parlons remontent à près de soixante ans, ce qui crée évidemment une forme de fatigue face à toutes les barrières qui ont été dressées.

Enfin, l'éloignement de la Polynésie n'est pas que psychique. Il est évident que, quand on réside sur l'île de Mangareva, ce n'est pas une mince affaire que de venir plaider son cas devant le Civen, à Paris. Il faut d'abord prendre l'avion pour Papeete – il n'y en a qu'un par semaine –, puis faire vingt autres heures de vol pour rejoindre l'Hexagone.

À cet égard, je répète que, à l'inverse des populations civiles, qui ont longtemps eu à se défendre seules, les militaires ont eu la chance, entre guillemets, d'avoir le soutien de l'Aven, qui les a beaucoup défendus devant le Civen, et d'avoir fait l'objet d'un suivi radiologique au cours de leur carrière. D'ailleurs, le comité et l'armée ont considéré que même si les dosimètres affichaient le chiffre 0, la valeur 0,2 devait être retenue, sachant que différentes mesures étaient prises au cours d'une même année. La barrière de l'indemnisation a donc été nettement plus facile à franchir pour les militaires que pour les personnels civils.

En ce qui concerne les conséquences environnementales, qui ne sont pas l'objet de notre livre Toxique, sachez d'abord qu'il n'existe pas de catégorisation exhaustive du vivant dans cette partie du monde qui soit antérieure aux essais nucléaires. Seuls quelques rapports, dont un élaboré par le CEA dans les années 1990, portent sur l'impact des essais sur certaines espèces animales, mais nous ne disposons pas d'une vision globale. Vous avez mentionné à juste titre les bénitiers et les mollusques mais, comme l'a indiqué Édouard Fritch dans une lettre adressée aux autorités hexagonales, cet aspect est un trou dans la raquette.

En ce domaine, ayons à l'esprit que les effets néfastes ne sont pas seulement dus à la contamination nucléaire, mais aussi au génie civil. Comme nous l'avons constaté lors de notre enquête, le développement des passes navigables et la construction des aéroports ont produit une maladie assez connue en Polynésie française : la ciguatera. Pour schématiser, et au risque de faire hurler les spécialistes des fonds marins, le corail a été rendu toxique, tout comme les poissons après l'avoir mangé, rendant malades les personnes qui les consomment. Dès les années 1960 et 1970, des instituts, notamment à Papeete, se sont intéressés à ce phénomène après avoir détecté des choses anormales. Je rappelle que la ciguatera est source de déshydratation et qu'elle peut causer jusqu'à la mort de patients déjà affaiblis.

Enfin, les bouleversements environnementaux imputables au CEP s'étendent à la culture. À Moruroa, des zones de contact et d'échanges ont été prises à des populations qui les utilisaient pour la pêche et la culture de la nacre. Nous ne nous y sommes que peu intéressés dans le cadre de nos travaux, mais cela ne veut pas dire que cette dimension n'existe pas, ni qu'elle n'est pas importante.

Je conclurai en disant que le Civen dispose d'une sorte de tableur, au sein duquel figurent les doses de radioactivité, en fonction des années et des lieux. À ma connaissance, il n'a jamais été produit comme élément de preuve pour aucun dossier d'indemnisation, ni même expertisé. De la même manière, il serait intéressant de pouvoir consulter, analyser et décortiquer la note transmise au Civen par l'IRSN au sujet de nos expertises.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

C'est bien noté ; je vous remercie. Nous manquons de temps, monsieur Philippe, mais je crois que vous souhaitiez ajouter quelque chose.

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Sébastien Philippe, enseignant-chercheur à l'université de Princeton

Je compléterai mes réponses par écrit, monsieur le président. Je crois que Tomas Statius et moi-même avons dit tout ce que nous avions à dire.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Mme la rapporteure et moi-même ne pouvons que vous encourager à nous faire part de toute information et de toute préconisation, notamment au sujet de documents potentiellement importants. Moi aussi, j'aurais souhaité que nous abordions plus avant la question des dommages environnementaux. Nous manquons d'ailleurs d'experts à même de nous éclairer sur ce point.

Monsieur Philippe, monsieur Statius, je vous remercie pour vos réponses. Il n'est pas impossible que nous fassions de nouveau appel à vous.

La séance est levée à 20 heures 35.

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Membres présents ou excusés

Présents. – M. José Gonzalez, M. Michel Guiniot, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Mélanie Thomin.