La réunion

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Jeudi 23 mars 2023

La séance est ouverte à onze heures.

(Présidence de M. Jean-Félix Acquaviva, président de la commission)

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Nous auditionnons à présent pour la seconde fois, à huis clos, le chef de la cellule interrégionale du renseignement pénitentiaire (Cirp) de Marseille et du délégué local au renseignement pénitentiaire (DLRP) d'Arles.

Cette nouvelle audition nous a paru nécessaire compte tenu des éléments portés à la connaissance de notre commission d'enquête au cours de ses travaux. Nous considérons que des zones d'ombre demeurent et que nous manquerions à nos devoirs en n'allant pas au bout de nos questionnements.

Nous pensons notamment à l'appréciation exacte du niveau de dangerosité de Franck Elong Abé par les différents acteurs impliqués dans la gestion de sa détention. Nous pensons également aux modalités d'échange des informations entre ces différents acteurs, tout en étant conscients des spécificités du renseignement pénitentiaire en tant que service de renseignement, et compte tenu de l'existence d'une hiérarchie qui lui est propre.

En application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander successivement de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous prie de lever la main droite et de dire « Je le jure ».

(Le chef de la cellule interrégionale du renseignement pénitentiaire de Marseille et le délégué local au renseignement pénitentiaire d'Arles prêtent successivement serment.)

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Vous n'êtes pas sans savoir que des débats ont eu lieu au cours de nos travaux, y compris lors de notre venue à la maison centrale d'Arles, et ont fait naître de grandes interrogations. Parmi elles figure toujours une question que nous ne pouvons pas ne pas vous poser à nouveau : Franck Elong Abé pouvait-il être une source du renseignement pénitentiaire ?

Pourquoi est-ce que je vous la repose ? Lors de votre première audition, vous aviez invoqué le secret-défense ; or, si je ne m'abuse, celui-ci ne couvre pas ces éléments d'information – vous pourriez tout au plus invoquer le secret professionnel. Au stade où nous en sommes, s'agissant d'une affaire aussi sensible, comportant d'autres points troublants qui seront peut-être portés devant la justice, notamment par les avocats de la partie civile, il est important d'éclairer les travaux de la commission d'enquête parlementaire. Cette question est revenue à plusieurs reprises et, selon la réponse qui y sera apportée, une trajectoire se dessine, qui peut expliquer – ou pas – d'autres faits, notamment dans la gestion du parcours carcéral de Franck Elong Abé.

Franck Elong Abé pouvait-il être une source du renseignement pénitentiaire, ou a-t-il été traité d'une certaine manière par vos services ?

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Chef de la cellule interrégionale du renseignement pénitentiaire (Cirp) de Marseille

Franck Elong Abé n'est pas une source du renseignement pénitentiaire et ne l'a jamais été. J'ai eu l'autorisation de vous donner cette information.

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Vous avez été destinataires de notre questionnaire. Je reviens sur la personnalité de Franck Elong Abé : quelles informations avez-vous précisément transmises à la direction de la maison centrale d'Arles concernant sa dangerosité, compte tenu des éléments qui étaient en votre possession ?

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Chef de la Cirp de Marseille

Il faut distinguer deux temps dans la détention de Franck Elong Abé : la période où il était détenu dans un autre établissement que celui d'Arles et celle de son incarcération à Arles, à partir de fin 2019.

Pour enquêter sur sa dangerosité et évaluer celle-ci, le renseignement pénitentiaire a utilisé les mêmes outils que l'établissement pénitentiaire : l'examen approfondi de son dossier pénal. Quand il est arrivé en 2019 à la maison centrale d'Arles, il avait déjà un certain temps de détention derrière lui. Nous avions donc des éléments judiciaires liés au motif de sa condamnation, ainsi que des éléments liés à sa dangerosité pénitentiaire, qui apparaissaient dans son dossier pénitentiaire et pénal. C'est notre première source d'information ; c'est aussi celle de l'établissement pénitentiaire. Nous disposions du même niveau d'information que la direction.

Ces documents nous permettaient de comprendre que ce détenu présentait une dangerosité terroriste réelle et importante : c'était un combattant, qui avait été en zone de guerre et avait participé à des actions au nom de l'idéologie djihadiste. La direction n'avait pas besoin que nous lui en disions davantage sur ce point : elle avait déjà tous les éléments requis.

Nous n'avons pas eu d'éléments en tant que service de la communauté du renseignement : nous n'avons pas reçu de la part des services partenaires d'éléments supplémentaires à son sujet.

Concernant le volet pénitentiaire, nous savions qu'il avait eu un parcours très heurté depuis son arrivée en France, en 2014, après avoir été capturé : plus d'une trentaine d'incidents avant Arles, et des incidents majeurs, dont une prise d'otage. Nous savions donc qu'au niveau pénitentiaire aussi, il présentait une dangerosité particulière.

À partir du moment où il a été détenu à Arles, le renseignement pénitentiaire, comme la détention et la direction d'Arles, a constaté une amélioration très sensible de son comportement. Arrivé au quartier d'isolement, il a été conduit, du fait de cette évolution positive, à en sortir en passant par le quartier spécifique d'intégration ; il a pu bénéficier d'une formation, puis être placé en détention ordinaire, jusqu'à être classé au travail pour préparer au mieux sa sortie, qui approchait – c'est un élément très important à prendre en considération. Il a participé au travail comme d'autres terroristes islamistes (TIS) peuvent le faire dans une maison centrale comme celle d'Arles – un établissement qui n'est pas du tout du même type qu'une maison d'arrêt ou qu'un centre de détention, et qui est aussi fait pour accueillir ce genre de profil et en préparer la sortie.

En résumé, nous avions un certain nombre d'informations pénitentiaires et pénales avant son arrivée à Arles ; nous avions aussi des informations pénitentiaires relatives à son mauvais comportement jusqu'à son arrivée à Arles ; en détention, nous avons constaté, comme l'établissement, que les choses s'arrangeaient, ce qui a conduit la direction à décider, après avis de plusieurs commissions pluridisciplinaires uniques (CPU), de lui faire franchir des étapes jusqu'à la sortie de l'isolement et le classement au travail. Nous – le délégué local au renseignement pénitentiaire et la Cirp – en avons été avisés en tant que service de renseignement. Nous n'avions aucun élément extérieur à ceux dont nous disposions concernant son évolution en détention depuis son arrivée à Arles, qui aurait pu nous inciter à faire infléchir ces décisions. Celles-ci, au vu de l'évolution plutôt positive de l'intéressé, étaient relativement normales dans un établissement comme celui d'Arles.

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Je vais reprendre plusieurs qualificatifs ; vous me direz si ce sont bien ceux que vous retenez des informations transmises par les acteurs du renseignement avant vous – je ne parle pas de son parcours carcéral, désormais connu, notamment grâce au rapport de fonctionnement de l'Inspection générale de la justice. « Individu extrêmement dangereux », « au comportement lourd », « aguerri à l'utilisation des armes de guerre », « haut du spectre » des terroristes islamistes. Est-ce bien ce que vous retenez de votre connaissance de la dangerosité de l'individu à son entrée dans la maison centrale d'Arles ?

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Chef de la Cirp de Marseille

Je retiens l'ensemble des qualificatifs que vous proposez.

Je tiens à préciser que la notion de « haut de spectre » n'est pas très usitée dans l'administration pénitentiaire, ni dans le renseignement pénitentiaire. Quand on considère qu'un individu est « haut de spectre », c'est qu'il présente une dangerosité dans un certain contexte, qui varie selon qu'il est libre ou incarcéré. Un individu comme Franck Elong Abé, combattant, très ancré idéologiquement, présentait une dangerosité terroriste absolument certaine pour peu qu'il eût été remis en liberté. Cela dit, une fois en détention, une nouvelle évaluation est faite de sa dangerosité compte tenu de l'incarcération. La prison a pour fonction de maîtriser la dangerosité des individus – en tout cas d'essayer de le faire –, de la contenir, d'entraver leur liberté.

Au moment de son incarcération, la dangerosité terroriste de Franck Elong Abé a donc été réévaluée par le renseignement pénitentiaire, comme on le fait pour tous les autres détenus TIS ou radicalisés. Une fois cette évaluation établie, on essaye de savoir quelle menace le détenu représente de manière imminente, en détention, pendant son incarcération. En l'occurrence, le renseignement pénitentiaire n'a jamais considéré que Franck Elong Abé, pendant son passage en détention à Arles, constituait une menace imminente pour la sécurité de l'établissement ou du point de vue du risque terroriste. Il était très rigoureusement suivi ; il était considéré comme dangereux ; comme vous le savez, on s'inquiétait particulièrement de sa sortie ; mais on n'avait aucun élément laissant entendre qu'il représentait une menace imminente au sein de l'établissement.

Cette évaluation a été revue régulièrement dans le cadre des réunions du groupe d'évaluation départemental (GED) avec l'ensemble de la communauté du renseignement. Au sein de la classification que nous utilisons pour déterminer le degré de dangerosité et la menace que représente un individu, Franck Elong Abé n'était pas au sommet. Je ne ferai pas référence à des notions comme le « haut de spectre » ; il s'agit bien d'une classification en fonction de la dangerosité évaluée au sein de la maison centrale d'Arles. Il n'y a jamais été considéré comme présentant le degré de menace le plus élevé, car nous n'avons jamais eu d'information suggérant qu'il allait commettre un passage à l'acte violent. Cela a été évalué plusieurs fois en GED, et il n'y a jamais eu de débat sur le niveau qui lui était attribué dans la classification.

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Je vous entends, mais vous comprendrez que, pour nous, c'est contre-intuitif, et même à l'opposé de ce que l'on sait maintenant du contenu des CPU dangerosité – celle de Condé-sur-Sarthe, puis les quatre qui ont eu lieu à Arles –, décrivant en termes peu amènes un individu qui veut mourir par l'islam et demande à être transféré en quartier d'évaluation de la radicalisation. Nous n'avons d'ailleurs pas, à ce stade, d'explication valable de son non-transfert en QER, y compris à l'époque de Condé-sur-Sarthe, malgré des avis unanimes ou quasi unanimes à cinq reprises.

Nous avons du mal à saisir que l'on se réfère à l'évolution des incidents en termes statistiques, alors que le 30 mars 2022, dans cette même salle, lors d'une audition libre devant la commission des lois, on nous a caché ceux, dont le nombre était certes en baisse, que Franck Elong Abé avait provoqués à Arles – il y en a eu quatre. Le compte rendu de l'audition est très clair : non seulement on a omis ces incidents, mais on nous a aiguillés vers d'autres hypothèses, notamment concernant l'épisode de la formation jardins et espaces verts, en nous expliquant son abandon de cette activité de manière mensongère – un mensonge avéré devant la commission, pas sous serment, certes, mais un mensonge quand même.

On sait aujourd'hui que sa dangerosité terroriste était avérée. L'expression « haut du spectre » ne vient pas de nous : elle a été utilisée par d'autres services de renseignement. Ces termes techniques visent à indiquer que Franck Elong Abé n'appartenait pas à la moyenne des terroristes islamistes en prison, mais au haut du pavé, parmi les plus dangereux référencés. Si sa sortie était une obsession, c'est bien parce qu'il était connu, avant son arrivée et pendant son incarcération à Arles, pour occuper le haut du pavé du terrorisme islamiste.

À la référence au haut du pavé, au fait que les CPU aient été unanimement favorables au transfert en QER, pour certaines en urgence, à cause de sa dangerosité, aux incidents cachés qui ont ensuite été révélés s'ajoutent les observations que nous connaissons maintenant – grâce aux données que vous avez transmises – et qui datent de la veille de l'agression, faisant état d'une conversation où il a été dit « Je vais le tuer » – un propos certes non attribué spécifiquement à Franck Elong Abé – et d'un changement de comportement de celui-ci. Nous sommes très critiques quant à l'absence incompréhensible de données dans le logiciel Genesis entre le 29 janvier et le 2 mars 2022, et d'autres acteurs que nous la trouvent bizarre, alors même qu'il y a, dans ce logiciel, des éléments comme le fait qu'il se laisse pousser la barbe, indépendamment des deux informations importantes concernant ce qui s'est passé le 1er mars : la conversation entre trois détenus lors de laquelle quelqu'un a dit « Je vais le tuer » et le fait que Franck Elong Abé vide sa cellule.

Tout cela mis bout à bout nous empêche d'acquiescer à votre propos selon lequel tout allait bien, madame la marquise – pardonnez-moi l'expression –, à Arles. Il y a là, à tout le moins, une faute lourde concernant la surveillance accrue dont il aurait dû faire l'objet pendant son parcours carcéral, qui nous interpelle grandement.

De mémoire, vous avez indiqué lors de votre dernière audition que, pour le renseignement pénitentiaire, des évolutions étaient intervenues qui confirmaient la thèse du blasphème pour expliquer l'acte. Sans entrer dans le détail, cela signifie-t-il qu'à part les déclarations de Franck Elong Abé lui-même, des témoignages directs permettent d'étayer ce motif ?

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Chef de la Cirp de Marseille

Vous avez donné beaucoup d'informations et d'éléments.

En ce qui concerne l'objet de votre question, je ne pourrai malheureusement pas en parler, car les faits sont judiciarisés. Les personnes qui auraient avancé cette théorie du blasphème ont été entendues dans le cadre judiciaire, et le judiciaire prime l'administratif. En tant que membre d'un service du renseignement, je ne pense pas avoir mission ni mandat pour revenir sur la question dès lors qu'elle est judiciarisée.

Si vous me permettez un commentaire sur l'ensemble de ce que vous avez dit, je ne peux qu'insister sur ce que j'ai déjà avancé, même si je comprends parfaitement que, pour la commission, cela puisse être difficile à entendre. Je ne peux que vous dire – c'est un fait, qui est clair – qu'un individu particulièrement dangereux, détenu particulièrement signalé (DPS), tel que Franck Elong Abé peut tout à fait présenter une dangerosité terroriste élevée mais que, dans un environnement comme la prison, contraint, entravé, où la liberté de mouvement n'est pas la même qu'à l'extérieur, sa dangerosité soit réévaluée.

Notre objectif est de mettre les moyens là où nous l'estimons nécessaire. Pour tout vous dire, Franck Elong Abé était un sujet sur lequel il était difficile de travailler en renseignement : il était très isolé, fréquentait peu de détenus, avait peu de contacts avec l'extérieur, peu de visiteurs et de conversations téléphoniques ; il n'avait pas de réseau, en tout cas à notre connaissance. Dans ces circonstances, on se fie à ce que l'on constate de son comportement au quotidien en détention. Or on ne peut pas relever autre chose qu'une évolution positive de son comportement en détention à Arles : le nombre d'incidents est passé de trente-cinq – en tout cas plus de trente, je crois – en quelques années à quatre dans le même laps de temps ; vous l'avez dit, c'est statistique. En outre, la nature des incidents est bien différente à Arles de celle des événements précédents, qui incluent une prise d'otage.

Je parle là en tant que directeur des services pénitentiaires (DSP) plutôt qu'en tant que chef de Cirp : aucun directeur n'aurait pris le risque de sortir ce détenu de l'isolement et de le classer dans une formation jardins et espaces verts, puis au travail, sans avoir évalué les choses avec justesse. Ces décisions ont été prises en ayant parfaitement conscience du fait qu'il présentait une dangerosité et qu'il fallait rester vigilant vis-à-vis de son évolution, mais rien dans son comportement ne laissait penser qu'il ne pouvait pas, a priori, accéder à ce retour en détention et à ce classement, d'autant – j'y insiste lourdement – que sa sortie approchait et qu'il s'agissait de la préparer. Il fallait absolument le resocialiser. Et son comportement à Arles n'empêchait pas que l'on entreprenne cette resocialisation.

Encore une fois, il y a un écart considérable entre avoir conscience de sa dangerosité et anticiper que, le 2 mars 2022, il allait s'en prendre à Yvan Colonna comme il l'a fait. Nous n'avions aucun élément permettant d'anticiper un tel acte de violence vis-à-vis d'Yvan Colonna.

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Je m'excuse de vous préciser un certain nombre de choses. Vous confirmez qu'il allait mieux, vous dites que les incidents n'étaient pas de même nature. D'abord, il n'est pas exact que les nombres de trente-cinq et de quatre soient à rapporter à la même durée, même si je vous accorde que les incidents ont été plus nombreux et plus graves pendant la première période. En effet, la première étape du parcours carcéral, de 2014 à 2019, est suivie de deux ans et demi seulement à Arles. Aux quatre incidents s'ajoute l'épisode, que vous avez relativisé, de la vraie-fausse pression vis-à-vis des autres détenus pour obtenir un poste.

Un individu qui a un problème avec le personnel en août 2021, reçoit pour cette raison une sanction disciplinaire le 12 septembre et est nommé à un emploi le 28 du même mois ; vous comprenez bien que cela ne va pas – et pas seulement pour nous.

Ainsi, vous parlez de ce qu'aurait fait n'importe quel directeur d'établissement, mais je vous rappelle que les membres de la mission de l'Inspection générale de la justice, qui sont tous d'anciens directeurs d'établissement, et le chef de cette mission disent clairement qu'ils n'étaient pas au courant, et qu'il leur est impossible de penser que des membres de l'administration pénitentiaire aient pu être au courant, du fait que Franck Elong Abé avait un tel degré de dangerosité terroriste – « haut du spectre » –, car, dans ce cas, il aurait été impensable qu'il soit en détention ordinaire, d'une part, et occupe un emploi général, d'autre part. Ce sont les termes clairs, nets et précis des membres de cette mission, qui traduisent leur surprise.

D'anciens gardes des Sceaux et d'autres acteurs de l'administration pénitentiaire ont aussi dit l'impossibilité, selon eux, qu'un tel individu soit en détention ordinaire : il aurait dû soit être hospitalisé, s'il avait des troubles, soit à l'isolement, soit en QER – vu ce qui ressort du rapport de l'Inspection générale de la justice, dont les avis des CPU.

Ces témoignages vont à l'encontre de ce que vous dites, et dans le sens des conclusions de l'Inspection générale de la justice. Entre vos propos et ceux des autres acteurs, c'est le grand écart ; c'est factuel.

Une question suscite beaucoup d'interrogations de notre part. Les CPU ont eu lieu, les demandes de transfert en QER ont existé, les avis étaient unanimes ou quasi unanimes. On sait aujourd'hui qu'à Arles, il y a eu défaut de transmission de comptes rendus ; la directrice dit, en gros, « j'assume, mais je n'explique pas » ; elle était obsédée par la sortie. Pour vous, Franck Elong Abé souffrait-il, oui ou non, de troubles psychiques, psychiatriques ? S'ils existaient, ces troubles étaient-ils de nature à empêcher qu'il aille en QER comme cela était préconisé ?

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Chef de la Cirp de Marseille

Pas plus que le DLRP, je n'ai les compétences pour juger de la nature des troubles qu'aurait pu présenter Franck Elong Abé. Je constate simplement qu'il a fait l'objet de placements dans des hôpitaux psychiatriques au cours de sa détention et il me semble, sous réserve de vérification, que cela a également été le cas avant qu'il soit incarcéré, lorsqu'il était plus jeune : j'en déduis qu'il présentait sans doute des troubles.

Pour ce qui est de l'éventualité d'un placement en QER, qui est l'une des questions importantes soulevées notamment par l'Inspection générale de la justice, je rappelle que le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP) ne prend pas de décisions en la matière ; il n'a pour mission que de fournir les éléments utiles à ceux qui doivent les prendre. Je n'ai donc pas de jugement à porter sur le fait que ce détenu ait ou non été placé en QER. C'est ma doctrine d'emploi. En tant que chef de Cirp, je ne peux pas vous donner mon avis. En revanche, en tant que DSP, lorsque je vois un individu qui revient de zone de guerre où il a combattu dans les rangs des talibans et qui, en détention, est très ancré dans une pratique très rigoriste de la religion, mon évaluation de sa radicalisation est déjà faite sans qu'il soit forcément besoin d'un passage en QER. Je le répète cependant : en tant que chef de Cirp, je n'ai pas à juger du fait qu'il soit ou non passé en QER.

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Même s'il n'y a pas de directives précises en la matière, combien d'observations vous attendez-vous à voir renseignées dans le logiciel Genesis ? Le fait qu'il n'y ait plus eu d'observations relatives à un DPS pendant plusieurs semaines n'est-il pas de nature à vous interroger ?

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Chef de la Cirp de Marseille

Genesis, applicatif métier destiné principalement aux surveillants pénitentiaires, est un outil de travail pour le renseignement pénitentiaire : plus il est alimenté, plus nous sommes intéressés, car tout renseignement peut avoir un sens. Toutefois, nous n'avons pas d'attente et n'avons pas le pouvoir d'exiger quoi que ce soit quant aux observations qui pourraient y figurer ou non, car les personnels de l'établissement qui l'alimentent ne dépendent pas de nous hiérarchiquement.

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Je pose cependant à nouveau la deuxième partie de ma question : le fait qu'il n'y ait plus eu, pendant plusieurs semaines, d'observations relatives à un détenu particulièrement signalé, que vous savez en outre dangereux, comme vous venez de le dire, et dont la radicalisation ne faisait pour vous aucun doute, n'était-il pas de nature à vous alerter ?

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Délégué local au renseignement pénitentiaire d'Arles

Comme je l'ai dit lors de ma précédente audition, je suis arrivé à la maison centrale d'Arles à la fin de 2016. J'ai rapidement constaté que, pour certains détenus, les observations n'étaient pas quotidiennes, mais plutôt espacées. Désireux de contribuer à améliorer la remontée d'informations, j'ai réfléchi à cette question, en lien avec la direction, et il a été intégré à l'outil Genesis, qui le permettait, une indication de consignes de service « vigilance particulière » planifiées par les chefs de bâtiment pour chaque individu à profil sensible – DPS ou TIS. Schématiquement, lorsque le surveillant d'étage se connecte à l'outil Genesis en prenant ses fonctions, il voit les consignes de service données par l'encadrement pour le secteur qu'il occupe s'afficher sur son logiciel, prévoyant, par exemple, les fouilles de cellules ou les sondages de barreaux, ainsi que des vigilances particulières visant certains détenus, situés à son étage. Il sait donc qu'il doit, avant de quitter son service, remplir cette consigne de service et procéder à un retour d'information concernant les détenus indiqués. Pour certains détenus à propos desquels on ne trouve pas dans Genesis les observations quotidiennes qui conviendraient, on peut tout de même retrouver ces consignes de services. Pour ce qui concerne Elong Abé, on en compte – de mémoire – environ une cinquantaine pour le mois de février, c'est-à-dire qu'elles ont été remplies presque à chaque service au cours de ce mois.

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Je suppose que vous faites état de l'extraction qui nous a été communiquée par vos services à la suite de nos demandes.

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Délégué local au renseignement pénitentiaire d'Arles

Je n'ai pas souvenir de vous avoir transmis ce document, mais il est accessible sur Genesis.

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Le fait qu'il y ait eu, en moyenne, depuis 2014, quatre à six observations par mois concernant Franck Elong Abé – y compris de très modestes, portant sur des changements de comportement –, mais qu'il n'y en ait plus aucune du 29 janvier jusqu'au drame a fortement interpellé les membres de la commission et les agents de l'administration pénitentiaire que nous avons sollicités, qui ont jugé complètement anormal qu'il n'y ait pas eu au moins une, deux ou trois informations. Un onglet complémentaire nous a été présenté par l'administration pénitentiaire comme spécifique, au motif que ce détenu était particulièrement surveillé, mais nous n'avons pas compris pourquoi les informations relatives à cette période figuraient dans un onglet complémentaire et non pas, comme les autres, dans le logiciel même, puisqu'il s'agissait d'informations de même nature. Dont acte. Nous nous interrogerons d'une autre manière, et peut-être d'autres parties verront-elles dans ces informations un motif de doute qui les incitera à poursuivre sur d'autres terrains. Néanmoins, une partie seulement des informations figurent dans cet onglet pour la journée du 1er mars.

Je reviens donc à la question de Mme Amiot. Ce qui nous interpelle, c'est que le courrier de l'agent de l'administration pénitentiaire ait été transmis à sa hiérarchie le 11 mars, soit neuf jours après les faits, évoquant des éléments survenus le 1er mars, dont les deux fameuses observations relatives respectivement à la discussion tenue entre trois détenus la veille de l'assassinat, au cours de laquelle ont été prononcés les mots « Je vais le tuer », et le constat, mentionné noir sur blanc dans ce courrier, d'un changement de comportement de Franck Elong Abé, qui vidait sa cellule.

Première question : considérez-vous, du point de vue du renseignement pénitentiaire, que ces observations auraient dû appeler une vigilance accrue à l'endroit des détenus concernés ? J'ignore ce qu'il en est des deux autres, mais Franck Elong Abé, qui était à la fois TIS et DPS, faisait l'objet d'instructions de surveillance accrue à ce titre. Je rappelle que la maison d'Arles ne comptait à cette époque que quatre terroristes islamistes.

Deuxième question : comment expliquez-vous, alors que la surveillante déclare dans ce courrier du 11 mars faire des observations sur les trois détenus, que n'apparaisse dans l'onglet de l'administration pénitentiaire que la plus mineure de ces observations relatives à Franck Elong Abé, à savoir le transfert de paquets de pâtes, et non les deux informations qualitativement les plus importantes en termes de comportement et de danger ?

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Chef de la Cirp de Marseille

Nous ne sommes pas en situation de juger la façon dont la direction ou la détention ont traité la remontée d'une telle information. D'ailleurs, le renseignement pénitentiaire n'est cité à aucun moment dans ce compte rendu professionnel (CRP) adressé à la hiérarchie de la surveillante qui le rédige, laquelle ne s'adresse pas au renseignement pénitentiaire, auquel elle n'appartient pas.

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Je ne vous demande pas de juger, mais de nous dire si, compte tenu du fait que la centrale d'Arles accueillait 127 détenus, dont 4 terroristes islamistes, c'est-à-dire très peu par rapport à d'autres lieux de détention, et compte tenu également de la grande fluidité qui, à en croire notamment le directeur actuel de l'administration pénitentiaire – et bien que vous n'ayez certes pas de lien hiérarchique avec lui –, prévalait dans les échanges d'informations en cas de problèmes, la nature des informations que constituaient les mots « Je vais le tuer » et le changement de comportement de Franck Elong Abé auraient justifié une surveillance accrue de cet individu.

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Chef de la Cirp de Marseille

Comme je l'ai déjà dit, je ne jugerai pas la façon dont la question a été traitée par mes collègues. À la lecture du CRP, je constate que la surveillante n'identifie ni l'auteur de la phrase rapportée ni la victime potentielle – élément tout de même important pour juger de la façon dont il convient de traiter l'information qui est remontée.

Quant au fait qu'Elong Abé aurait eu, d'un coup, un comportement différent, notamment la volonté de vider sa cellule, je laisse la parole au DLRP.

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Délégué local au renseignement pénitentiaire d'Arles

Le compte rendu professionnel a été porté à ma connaissance postérieurement aux faits. Sur le principe, en effet, lorsqu'on peut entendre un TIS ou un DPS dire dans sa cellule « Je vais le tuer » et qu'on constate que, dans le même temps, il vide sa cellule, ces éléments doivent alerter la hiérarchie de la détention, qui doit à son tour alerter le renseignement pénitentiaire, et le détenu doit faire l'objet de mesures de vigilance supplémentaires.

Quant au fait que le détenu ait vidé sa cellule quelques jours auparavant, je n'ai, selon mon constat personnel, pas remarqué de changement au vu des images prises lors des fouilles de cellule opérées en novembre et le 16 février chez M. Elong Abé.

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Chef de la Cirp de Marseille

Dans la mesure où l'on aurait clairement identifié que c'était bien Franck Elong Abé qui avait prononcé la phrase et quel était l'individu visé, il aurait évidemment fallu avoir une vigilance extrême. Cela n'a pas été le cas en l'occurrence.

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Entre une vigilance extrême et pas de vigilance du tout, il y avait peut-être moyen de faire quelque chose, étant donné que l'un des participants à la discussion était un DPS et un TIS. Compte tenu de ce qui s'est produit physiquement et dont atteste la vidéo, vous comprendrez qu'on ne pourra pas en rester là.

Comment appréciez-vous le fait que l'on ait pu voir dans l'onglet complémentaire du logiciel l'information relative au transfert d'un important volume de pâtes que Franck Elong Abé destinait à un autre détenu, et qui était cité dans le même courrier du 11 mars, mais pas les deux premières informations ?

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Chef de la Cirp de Marseille

Je n'ai aucune explication quant au choix de ce qui a été inscrit dans Genesis.

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Pouvez-vous me confirmer que vous n'avez pas été informé de l'échange intervenu entre les trois détenus et du changement de comportement de Franck Elong Abé précédemment au courrier du 11 mars ?

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Délégué local au renseignement pénitentiaire d'Arles

Effectivement, je n'en ai eu connaissance qu' a posteriori, après l'agression de M. Colonna par M. Elong Abé. Quelques jours après le 2 mars, la rumeur en circulait oralement, émanant de la détention. Différents officiers et la direction en parlaient, mais l'écrit n'a été porté à ma connaissance, par mail, qu'à la date que vous avez indiquée, le 14 mars, me semble-t-il.

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Vous avez dit que vous ne vous appuyez pas nécessairement sur les observations des surveillants lorsqu'ils n'appartenaient pas au renseignement pénitentiaire, mais j'ai du mal à comprendre cette réponse, qui est contradictoire avec ce que déclarait le DLRP lors de sa première audition.

Par ailleurs, existe-t-il dans le logiciel Genesis une possibilité technique de supprimer des informations a posteriori ? En avez-vous le pouvoir, ou non ? Les surveillants pénitentiaires l'ont-ils, ou non ? Est-ce faisable ? Facilement ou difficilement ?

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Chef de la Cirp de Marseille

Je suis désolé, j'ai dû très mal m'exprimer en répondant à votre première question, car les observations des agents pénitentiaires nous intéressent bien évidemment au plus haut point, quelles qu'elles soient. Toutes les observations et tous les éléments provenant de la détention et apparaissant dans Genesis sont une source d'information essentielle pour nous et font partie du faisceau d'indices qui nous permet d'enquêter sur les détenus que nous suivons. J'ai surtout voulu dire que la surveillante dont il a été question n'était pas un agent du renseignement pénitentiaire, dépendant de mon service, et donc hiérarchiquement de moi, mais de l'établissement. J'ai voulu préciser ce point, car quelques erreurs ont été diffusées, notamment dans certains médias qui ont indiqué que l'information avait été remontée par un agent du renseignement pénitentiaire, ce qui n'est donc aucunement le cas. J'espère avoir été plus précis et avoir mieux répondu à votre question.

Sur la deuxième, je serai très bref : le renseignement pénitentiaire est un utilisateur de Genesis, mais en aucun cas un administrateur de cet applicatif, ce qui signifie que nous n'avons pas du tout la main techniquement sur le système. Je n'ai pas de réponse quant à la possibilité d'intervenir a posteriori sur ces éléments pour en ajouter ou en supprimer.

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À votre connaissance, donc, il ne serait pas possible pour les agents du renseignement pénitentiaire, du moins dans un usage normal du logiciel, de supprimer des informations dans ce logiciel.

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Chef de la Cirp de Marseille

Je le répète, nous ne sommes pas administrateurs de cet applicatif et n'intervenons donc pas dessus. Nous en sommes des lecteurs, des utilisateurs.

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Vous ne renseignez donc rien dans ce logiciel et n'avez pas accès à un bouton qui permettrait de modifier ou de supprimer des informations qui y figureraient ?

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Délégué local au renseignement pénitentiaire d'Arles

Le positionnement hiérarchique des DLRP a évolué dans le temps. Depuis quelque temps, notre seul responsable hiérarchique est le chef de Cirp, mais dans certains établissements, certains DLRP assurent des astreintes ou des permanences, au titre desquelles ils viennent travailler le week-end. Ils disposent d'habilitations leur permettant de faire des mises en prévention ou de rédiger des rapports d'enquête. Ils peuvent, à ce titre, en tant qu'officier d'astreinte, utiliser l'outil Genesis, le renseigner et prendre des décisions dans le cadre de ce moment de travail bien spécifique. Ce n'est cependant pas le cas à Arles où, depuis le 1er janvier 2022, le DLRP, n'assure plus d'astreintes ni de permanences dans l'établissement.

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Je ne formule pas d'accusation, ma question porte vraiment sur la technique : sans être hackers, dans une utilisation normale du logiciel, les agents du renseignement pénitentiaire peuvent-ils modifier ou supprimer des informations dans le logiciel Genesis, quand bien même cela n'entrerait pas dans le cadre de leur fonction ?

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Délégué local au renseignement pénitentiaire d'Arles

Je confirme les propos de mon directeur : nous ne sommes pas administrateurs, mais utilisateurs de Genesis. Je suis, pour ma part, un agent du renseignement pénitentiaire : c'est ma spécialité, et je ne suis ni informaticien ni technicien. Je préfère laisser ces gens répondre à ces questions techniques et ne pas m'avancer davantage. En effet, je maîtrise mon domaine, mais je n'ai pas la prétention de maîtriser tous les autres.

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Il est vraiment nécessaire que cette commission d'enquête ait une réponse franche et claire à la question de savoir si vous estimez avoir ou non la capacité de modifier ou de supprimer des informations dans ce logiciel que vous utilisez régulièrement,

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Chef de la Cirp de Marseille

Nous ne pouvons que maintenir la réponse que nous avons faite jusqu'à présent : nous ne sommes pas administrateurs de cet applicatif métier et ne pouvons pas vous apporter de réponse, non par manque de franchise ou volonté de ne pas vous répondre, mais parce que nous n'avons pas les compétences pour le faire.

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Vous ne répondez pas à ma question, et c'est là le problème. Du fait que vous déposez sous serment, il m'est vraiment impossible de ne pas insister. À votre connaissance, est-il faisable ou possible pour vous – et peut-être cela vous est-il arrivé – de modifier ou de supprimer des informations ? La réponse est normalement très simple : c'est oui ou c'est non.

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Chef de la Cirp de Marseille

Ma réponse sera : je ne sais pas.

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Le doute persistera donc, non pas sur l'absence de compétence, mais sur votre capacité technique à le faire.

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Chef de la Cirp de Marseille

Exactement. La commission doit, pour la réponse à cette question, s'adresser aux personnes qui maîtrisent mieux que nous cet aspect.

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Vous avez évoqué tout à l'heure une marche en avant, une marche forcée, en nous disant qu'« il fallait absolument le sociabiliser avant sa sortie. » Vous n'êtes ni le premier ni le seul à tenir de tels propos qui, pour nous parlementaires, sont très graves et très dangereux, car ils manifestent brutalement que des personnes que nous savons dangereuses – terroristes islamistes, personnes radicalisées – sont remises en liberté. Le directeur de la maison centrale d'Arles lorsque nous nous y sommes rendus, a tenu les mêmes propos, nous indiquant, à propos d'un détenu, que s'il était libéré, il agresserait la première personne qu'il rencontrerait. Nous confirmez-vous ce fait ?

Deuxièmement, il est très surprenant que si peu d'éléments aient été notés durant les dernières semaines précédant l'agression mortelle contre Yvan Colonna. L'utilisateur du logiciel dispose-t-il d'un bouton de suppression et vous est-il possible de modifier ou de supprimer des éléments que vous auriez vous-même inscrits et que vous auriez voulus, ne serait-ce que pour une faute d'orthographe, modifier dans Genesis, qu'il s'agisse de vos remarques ou de celles de vos collègues ou subalternes ?

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Chef de la Cirp de Marseille

Il n'y a pas de « marche forcée » vers l'octroi à tout prix de plus en plus de liberté ou d'avantages au sein de la détention, quel que soit le comportement d'un individu. De fait, les textes donnent pour mission à l'administration pénitentiaire d'assurer la garde et la réinsertion. Franck Elong Abé devait sortir en 2023, très peu de temps après la date de l'assassinat qu'il a commis. Il a pu sortir de l'isolement et obtenir un travail parce que son comportement le permettait : à ma connaissance, les CPU n'ont jamais conclu qu'il ne pouvait pas bénéficier d'une sortie d'isolement ou d'un emploi ; l'évaluation pluridisciplinaire de son évolution en détention permettait de le sortir d'isolement et, manifestement, de le classer. Toutes les décisions ont été prises, non pas à marche forcée – je ne souscris pas à cette formulation –, mais à l'aune de l'évaluation de sa dangerosité et de l'évolution de son comportement en détention.

S'agissant de Genesis, le renseignement pénitentiaire n'en est qu'un utilisateur : il n'écrit pas dans le fichier et n'a pas le moyen d'y effacer quoi que ce soit. Nous ne savons pas si l'effacement des données est possible, car nous ne sommes pas administrateurs du système.

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J'entends votre argument sur le classement au service général en raison de l'amélioration du comportement. Dites-vous bien cependant que d'autres acteurs de l'administration pénitentiaire ou de l'Inspection générale de la justice – et donc pas seulement des députés – estiment que Franck Elong Abé n'aurait jamais dû être en détention ordinaire et classé à un emploi au service général. Eu égard à son profil de « haut du spectre » et à son parcours, il aurait dû être en QER ou ailleurs. Cela nous a été dit à plusieurs reprises lors des auditions.

Constatant que les observations renseignées dans le logiciel Genesis s'arrêtaient le 29 janvier 2022, les membres de la commission d'enquête ont demandé des compléments d'information par le biais du rapporteur. Nous avons reçu un onglet différencié pour lequel la direction de l'administration pénitentiaire a apporté la justification écrite suivante : les observations « transmises ce jour sont extraites d'un onglet différent du logiciel Genesis lié à la surveillance particulière dont ils faisaient l'objet » – c'est-à-dire Franck Elong Abé et Yvan Colonna.

Vous qui êtes au cœur du renseignement en milieu carcéral, avez-vous connaissance d'une telle pratique de l'administration pénitentiaire ? Est-elle usuelle alors que les instructions ministérielles relatives au statut de DPS font du logiciel Genesis l'outil de référence ? Avez-vous des informations sur cet onglet motivé par une « surveillance particulière » ? Que pensez-vous de cette façon de procéder ?

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Chef de la Cirp de Marseille

Le renseignement pénitentiaire appartient à l'administration pénitentiaire. Nous sommes un service à compétence nationale mais mon supérieur hiérarchique le plus élevé est Laurent Ridel, le directeur de l'administration pénitentiaire. Il nous est donc difficile de juger la façon dont la direction de l'administration pénitentiaire a commenté les éléments qu'elle vous a communiqués.

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Délégué local au renseignement pénitentiaire d'Arles

C'est effectivement à cet onglet que je faisais référence précédemment : il figure dans le logiciel Genesis et regroupe les consignes de service « surveillance » ou « vigilance particulière » – je ne suis plus certain du terme. J'ai évoqué la cinquantaine d'informations remontées en février 2022.

Lorsque j'ai pris mes fonctions, les observations sont rapidement apparues insuffisamment régulières pour les DPS, les publics radicalisés ou les détenus condamnés pour terrorisme islamiste. Les chefs de bâtiment organisent des briefings quotidiens avec les agents pour les inciter à renseigner chaque jour le plus grand nombre d'informations possible dans l'onglet « observations » du logiciel, prévu à cet effet. Comme les observations n'étaient pas aussi régulières que requis dans une centrale, nous avons trouvé cet outil, qui, dans Genesis, affiche une consigne à chaque fois que l'agent se connecte au logiciel. Une fenêtre s'ouvre, qui lui demande de faire, sur son temps de service, une observation sur les détenus sensibles de son étage. Les informations remplies entrent dans Genesis et peuvent être consultées par la détention ou le renseignement pénitentiaire, afin d'en réaliser des synthèses, par exemple.

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C'est un onglet caché, ou du moins placé à côté, qui recense des informations n'entrant pas dans les observations – du 29 janvier au 2 mars, il n'y en avait aucune – mais qui est usuellement utilisé.

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Délégué local au renseignement pénitentiaire d'Arles

Tout à fait.

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Vous avez donc connaissance de cette pratique par les agents de l'administration pénitentiaire.

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Délégué local au renseignement pénitentiaire d'Arles

Bien sûr.

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Je parlais effectivement d'une « marche forcée » vers la sortie pour des détenus radicalisés, dangereux, car c'est ce qui est ressorti des auditions. Il y aurait une volonté, pas nécessairement de l'administration pénitentiaire mais au niveau politique, d'accompagner, dans une démarche de réinsertion, des personnes vers la sortie, quitte à passer sur certaines choses. Est-ce la raison qui pourrait expliquer que si peu d'éléments ont été relevés dans le logiciel Genesis les derniers jours avant l'agression ? Le processus administratif suppose-t-il de remplir correctement les cases, de sorte que les feux passent au vert pour gagner l'étape suivante ?

Je ne peux pas entendre que le comportement de Franck Elong Abé lui permettait d'aller vers un emploi et une sortie, comme s'il était un bon élément : tous les auditionnés, notamment les syndicats de gardiens, l'ont décrit comme une personne dangereuse, qui s'était radicalisée : il laissait pousser sa barbe, refusait de parler aux femmes. Nous avons par ailleurs appris que des menaces de mort avaient été proférées la veille du drame. Si ce type de comportement permet d'accéder à des emplois dans les centres pénitentiaires et d'aller vers une sortie en bonne et due forme, je trouve cela très inquiétant.

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Revenons au logiciel : vous n'avez pas la main sur son administration technique, mais il doit bien y avoir une direction des services informatiques au sein de l'administration pénitentiaire qui en a la gestion. Savez-vous si les services informatiques sont gérés uniquement au niveau central, à Paris, ou s'il y a plusieurs niveaux – à Arles, au niveau interrégional, au niveau central ?

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Chef de la Cirp de Marseille

Dans chaque établissement, des référents informatiques sont chargés de traiter les questions relatives au parc informatique. Des départements traitent ces questions sur le plan interrégional. Et, selon l'agencement habituel des administrations françaises, un échelon central a la main sur l'échelon interrégional, qui lui-même a la main sur les établissements.

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Avez-vous rencontré le terme « schizophrène » dans le dossier de Franck Elong Abé ?

Lors de votre première audition, vous avez dit qu'il n'existait pas de relation entre Franck Elong Abé et Smaïn Aït Ali Belkacem. Or ce dernier a été extrait de sa cellule pendant les faits, car des courriers échangés avec Franck Elong Abé ont été retrouvés dans sa cellule. Restez-vous sur cette déclaration ou pouvez-vous en dire plus sur les relations entre les deux hommes ?

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Délégué local au renseignement pénitentiaire d'Arles

Le terme « schizophrène » me parle. Il me semble l'avoir lu quelque part, sans pouvoir dire où.

Lorsque Smaïn Aït Ali Belkacem et Franck Elong Abé se sont trouvés tous deux à la maison centrale d'Arles, il n'y a pas eu, à ma connaissance, de contacts entre eux. Cela ne signifie pas qu'il en allait de même lorsqu'ils étaient dans des établissements distincts : par le biais du vaguemestre, on a réceptionné des correspondances – de mémoire, un courrier entrant et un courrier sortant – qui ont été transmises à la Cirp ainsi qu'à la direction de l'établissement.

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Délégué local au renseignement pénitentiaire d'Arles

Le détenu Smaïn Aït Ali Belkacem était au quartier d'isolement et le détenu Franck Elong Abé, à l'étage en dessous, mais leurs fenêtres ne donnaient pas sur la même façade. Franck Elong Abé étant DPS, sa cellule devait être face au mirador, donc à l'opposé de celle de Smaïn Aït Ali Belkacem.

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Une information nous a beaucoup troublés lorsque nous sommes allés à Arles et à la lecture du rapport de l'Inspection générale de la justice. Outre que le scénario des caméras n'était pas celui des salles d'activité, le bilan de la vidéosurveillance fait état d'un défaut de formation des agents pour mobiliser l'outil ainsi que d'un problème de paramétrage le jour des faits : même si l'agent en fonction au poste d'information et de contrôle (PIC) du bâtiment avait cliqué sur un autre scénario pour voir la salle de sport, d'autres images que celles attendues seraient apparues. Disposez-vous d'informations à ce sujet ?

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Délégué local au renseignement pénitentiaire d'Arles

Je ne gère pas le dispositif de vidéosurveillance de l'établissement : c'est l'officier responsable de l'infrastructure qui s'en occupe. Je ne peux pas répondre à cette question.

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En l'absence d'autres questions, nous allons mettre un terme à l'audition.

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Chef de la Cirp de Marseille

Je souhaiterais ajouter quelques mots. Le SNRP est un service jeune dans la communauté du renseignement. Il est cependant considéré par l'administration pénitentiaire et par les services partenaires comme un interlocuteur qui a fait ses preuves, qui est utile dans la continuité des missions du renseignement et d'une extrême fiabilité. Il est composé d'agents engagés, toujours désireux de bien faire, et intègres. Le DLRP qui se trouve à mes côtés en est l'un des meilleurs : il présente des états de service exceptionnels.

Ces dernières semaines, on a lu dans les médias des propos qui ont un impact négatif sur le service du renseignement pénitentiaire. Il me semble important de le dire clairement à la commission : le renseignement pénitentiaire n'a pas tué ou fait tuer Yvan Colonna.

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Je suis obligé de réagir à vos propos. Aucun membre de cette commission n'a dit que le service national du renseignement pénitentiaire avait tué Yvan Colonna. Ce n'est pas en ces termes que la question a été évoquée.

Cependant, il ne s'agit pas d'une affaire où la rencontre fortuite de deux détenus a conduit à un drame. Vous le savez, le chef d'inculpation est l'assassinat ; la préméditation est avérée. Ce sont des faits dont la gravité excède ce que l'on a pu nous présenter comme des drames qui existent par ailleurs en prison. La centrale d'Arles n'est pas Fleury-Mérogis. Elle comprenait alors 127 détenus, dont quatre terroristes islamistes : c'est la loi des petits nombres, avec la proximité qu'elle implique – je le sais pour avoir été maire d'un village de cent habitants en Corse. Les éléments du dossier – des délais anormaux s'agissant de la surveillance, des caméras qui ne se trouvaient pas sur le bon scénario – en font une affaire hors norme, gravissime. Il est normal que la commission d'enquête se pose des questions qui, pour vous, tombent sous le sens.

Pour revenir à l'onglet, peut-être trouvez-vous acceptable et normal que l'on nous transmette une extraction du logiciel Genesis ne comportant aucune information sur le mois et demi avant les faits, et qu'on nous parle, parce que nous le demandons, d'un onglet complémentaire justifié par une surveillance accrue. Nous ne voyons pas très bien pourquoi ces informations importantes ne figurent pas dans Genesis, et tout cela nous paraît très anormal – et pas seulement à nous. Nous nous posons effectivement beaucoup de questions.

Nous ne doutons pas des qualités des agents. Nous savons aussi que, dans ce contexte d'affaire d'État, les différentes administrations ouvrent le parapluie et se renvoient la balle. Les propos des uns et des autres présentent de grandes contradictions : ce grand écart crée la faille, et la faute. Des acteurs qui sont de la même maison ou qui ont géré Franck Elong Abé dans l'appareil judiciaire ou pénitentiaire ne peuvent livrer deux versions différentes pour expliquer pourquoi ce monsieur était là. Nous avons un problème, non pas avec le service national du renseignement pénitentiaire, mais avec des défaillances avérées, qui sont malheureusement beaucoup trop relativisées selon nous. Nous continuons notre travail, et vous étiez dans votre rôle en faisant cette déclaration.

Pour le coup, il me vient une autre question. Vous avez fait état d'informations transmises par d'autres acteurs et avez été d'accord avec les termes dont j'ai qualifié Franck Elong Abé. Deux acteurs du renseignement nous ont donné des indications sur son fonctionnement. Dans ce procédé, qui de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ou du parquet national antiterroriste (PNAT) vous a donné des informations concernant Franck Elong Abé, avant son entrée dans le système carcéral et à son arrivée à Arles ?

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Chef de la Cirp de Marseille

Pour éviter tout malentendu, je rappelle qu'il ne s'agissait pas pour moi de remettre en question la légitimité de la commission. J'évoquais la médiatisation extrême et les erreurs de retranscription que les médias peuvent parfois commettre.

S'agissant des informations que nous avons pu obtenir afin d'évaluer la dangerosité de Franck Elong Abé, de mémoire, nous n'avons pas eu de contact particulier avec un service de la communauté du renseignement à son sujet lors de son arrivée à Arles, y compris pendant sa détention. Dès qu'il est arrivé à la maison centrale, le chef de file pour son suivi a été la Cirp, avec le DLRP et le SNRP. C'était plutôt nous qui étions en mesure de communiquer des informations à la DGSI sur son évolution au cours de sa détention. Nous en parlions d'ailleurs lors des réunions du GED, puisque la DGSI allait prendre le relais à la sortie de l'intéressé.

Quant aux autres éléments dont nous pouvions disposer à son arrivée, ils figuraient tous dans le dossier pénal et pénitentiaire, puisque Franck Elong Abé avait derrière lui un temps certain d'incarcération dans d'autres établissements. Nous avions déjà l'ensemble des pièces judiciaires qui permettaient d'évaluer sa dangerosité.

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En effet, M. Elong Abé était déjà dans le circuit carcéral avant Arles, mais lorsqu'il arrive en milieu carcéral, en 2014, est-ce la DGSI ou le parquet national antiterroriste qui remet des éléments au SNRP ?

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Chef de la Cirp de Marseille

En 2014, le SNRP n'existait pas sous sa forme actuelle, qui date de 2019. Moi-même, je ne travaillais pas dans le service. À ma connaissance, il n'y a pas eu d'éléments remontés par un service de renseignement. Les informations que nous avons eues relèvent davantage d'éléments judiciaires, donc du PNAT, mais cela reste une supposition.

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Il vous semblerait donc plus évident que ces informations proviennent de la voie judiciaire, donc du PNAT.

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Chef de la Cirp de Marseille

Exactement.

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Messieurs, nous vous remercions pour ces éléments d'information.

La séance s'achève à douze heures vingt-cinq.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Jean-Félix Acquaviva, Mme Ségolène Amiot, M. Jocelyn Dessigny, M. Laurent Marcangeli.