Intervention de Constance Le Grip

Séance en hémicycle du jeudi 7 juin 2018 à 15h00
Lutte contre la manipulation de l'information — Motion de rejet préalable (proposition de loi ordinaire)

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaConstance Le Grip :

Monsieur le président, madame la ministre, madame et monsieur les rapporteurs, mes chers collègues, si nous nous retrouvons en ce jour pour débattre de deux propositions de loi portées par le groupe La République en marche et relatives à la lutte contre la manipulation de l'information – nouvelle appellation de ces deux propositions de loi – , c'est bien parce que le groupe majoritaire a souhaité se pencher sur le sujet de la diffusion massive de fausses informations, à l'ère des nouvelles technologies de l'information et de la communication.

C'est aussi, et surtout, parce que le Président de la République, lors de la présentation de ses voeux à la presse, le 3 janvier dernier à l'Élysée, avait annoncé clairement une loi contre ce qui est, de manière simplifiée et abusive, qualifié de « fake news ». Le chef de l'État, toujours dans ce même discours de voeux à l'Élysée, avait d'ailleurs assez clairement détaillé les mesures qu'il souhaitait voir figurer dans cette future loi. Nous y voilà donc !

Estimant manifestement avoir été victime de campagnes de désinformation sur internet alors qu'il était candidat à l'Élysée – ce qui ne l'a pas empêché d'être élu, vous en conviendrez – , et ayant certainement gardé en mémoire les quelques médias, surtout étrangers, qui avaient relayé certaines campagnes sur le net, le Président de la République a souhaité passer de la phase défensive à la phase offensive, et donc sévir. À ce stade, il me semble intéressant de rappeler un adage historique : « Le Roi de France ne venge pas les querelles du duc d'Orléans ». Je pense que tout le monde aura compris.

Cela dit, venons-en au coeur du sujet du jour. La désinformation, terme qui me semble le plus approprié, n'a rien de nouveau. En tant qu'instrument d'influence politique, elle est pratiquée depuis fort longtemps. C'est même un phénomène historique, si l'on en croit les travaux, passionnants, d'universitaires et de chercheurs, comme Alexis Lévrier, Robert Darnton ou François-Bernard Huyghe. Votre rapport, monsieur le président et rapporteur de la commission des affaires culturelles et de l'éducation, y fait d'ailleurs expressément référence. Jean-Noël Kapferer avait qualifié, dans un livre resté célèbre, la rumeur de « plus vieux média du monde ».

Les nouvelles technologies de l'information et de la communication, la révolution numérique amplifient la désinformation, qui, se propageant en ligne – qui pourrait le nier ? – , touche à grande, voire à très grande, échelle les citoyens. De plus, outre la rapidité et l'ampleur de diffusion qu'elles offrent, ces nouvelles technologies peuvent être également utilisées avec une précision de ciblage sans précédent. Il s'agit, nous en convenons tous, d'un défi majeur pour nos sociétés démocratiques, pluralistes, et tout particulièrement pour nous, pays européens, comme les orateurs précédents l'ont pointé en prenant l'exemple de campagnes référendaires récentes.

Le débat qui nous occupe aujourd'hui, celui des menaces que feraient peser sur nos sociétés démocratiques la manipulation massive de fausses informations et la désinformation en ligne, susceptibles d'influencer les citoyens dans leurs décisions, de faire vaciller l'opinion publique et de miner la confiance dans les institutions politiques, ce débat existe dans tous nos pays voisins. Je ne mentionne, au passage, que les campagnes massives de désinformation orchestrées par certaines puissances étrangères, qui sont susceptibles de présenter une vraie menace pour notre sécurité intérieure, en particulier lorsqu'elles s'accompagnent de cyberattaques. Nous le savons tous, la doctrine militaire russe reconnaît explicitement que la guerre de l'information fait partie intégrante de son domaine de compétence.

Parce que le constat est partagé, entre les pays européens à tout le moins, et que le défi se présente de manière globale à l'échelle de notre continent, le sujet est abordé et travaillé, depuis plusieurs années déjà, entre États de l'Union européenne et à l'intérieur des institutions européennes. La dimension transfrontalière de la désinformation en ligne est évidente et rend nécessaire une approche européenne, afin d'apporter des réponses efficaces et coordonnées.

Dès 2015, des instruments européens de riposte à certaines campagnes de désinformation ont été mis en place, sous forme de « task force», la plus connue d'entre elles étant l'East StratCom. Et, après de nombreux travaux menés à divers niveaux et une large consultation publique, menée en ligne, la commissaire européenne Mariya Gabriel, en charge de ce domaine, a présenté, le 26 avril dernier, une communication intitulée « Lutter contre la désinformation en ligne : une approche européenne ». Dans sa communication, la commissaire européenne propose, sur le modèle de la riposte graduée, une approche de responsabilisation des plateformes numériques.

Cette approche est basée sur le choix de l'autorégulation, les plateformes numériques et réseaux sociaux étant fortement incités à élaborer un code de bonnes pratiques contre la désinformation, ambitieux, responsable et concret, comprenant un plan d'action avec des engagements très précis, qui serait trop long à détailler ici. Il est prévu un suivi des progrès accomplis d'ici à fin juillet 2018, pour des effets mesurables dès octobre 2018, la Commission européenne se réservant la possibilité de proposer de nouvelles mesures, éventuellement de nature réglementaire, en cas de résultats insatisfaisants de la coopération et du travail commun instaurés avec les plateformes et les réseaux sociaux.

Tels sont donc le calendrier et le contexte européens dans lesquels s'inscrivent les travaux menés au sein des institutions et entre tous les pays, auxquels notre pays prend une part extrêmement active – ce dont nous nous félicitons. Cela atteste bien du fait que la réponse à la question de la désinformation en ligne ne peut être qu'européenne et ne saurait s'arrêter aux frontières nationales. Telle est notre conviction profonde, à nous, députés Les Républicains, qui nous a fait regarder, dans un premier temps, les deux propositions de loi présentées par le groupe majoritaire, avec circonspection et scepticisme, pour dire le moins.

Il peut d'ailleurs sembler pour le moins paradoxal, madame la ministre, mes chers collègues, de nous avoir refusé, il y a tout juste quelques semaines, l'adoption en première lecture d'une proposition de loi tendant à la création d'un droit voisin pour les éditeurs de presse et les agences de presse, au prétexte que des travaux européens étaient en cours, incluant une négociation très compliquée, et qu'un malheureux vote de l'Assemblée nationale française pourrait s'avérer contre-productif et de nature à mettre en péril toute la négociation européenne !

Et aujourd'hui, s'agissant de la désinformation en ligne, phénomène qui dépasse nos frontières et dont les grands acteurs incriminés – plateformes, réseaux sociaux, voire médias audiovisuels – sont tous des sociétés étrangères, il devrait y avoir, toutes affaires cessantes et sans attendre les avancées du travail européen, ni les progrès sur le code des bonnes pratiques, une législation franco-française ! ! Souffrez que nous exprimions quelque étonnement.

Voilà donc une première raison de trouver cette initiative législative franco-française inappropriée, inadéquate, inopérante, ce qui nous amène à vous en proposer le rejet.

Mais d'autres raisons essentielles nous ont conduits, nous les députés les Républicains, à déposer cette motion de rejet préalable de la proposition de loi. Elles découlent de la réponse à deux simples questions : est-il vraiment nécessaire de légiférer encore et encore, au prétexte de lutter contre la manipulation de l'information et contre la désinformation en ligne ? Est-il raisonnable, sous ce même prétexte, d'entamer, ne serait-ce que partiellement, la liberté d'opinion et la liberté d'expression ?

À ces deux questions, nous répondons clairement et fermement : non ! Non, il n'est pas nécessaire de rajouter de la législation à la législation existante. Non, il n'est pas raisonnable, il n'est pas souhaitable, il n'est pas responsable de prendre le risque de porter une quelconque atteinte à la liberté d'opinion et à la liberté d'expression.

Or tel est bien le risque que nous voyons poindre dans le texte de la proposition de loi ordinaire tel qu'il est ressorti de la commission des lois et tel qu'il a été adopté, sans possibilité de débattre aux articles 1er, 2 et 3 non plus qu'à l'article 10, en commission des affaires culturelles. La définition de la « fausse information » qu'a cru bon d'introduire, par un alinéa 7 à l'article 1er, la commission des lois de l'Assemblée nationale, nous a d'abord sidérés, puis atterrés : « Toute allégation ou imputation d'un fait dépourvu d'éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable constitue une fausse information ».

Comment ne pas y voir une porte grande ouverte au risque d'atteinte à la liberté d'opinion et à la liberté d'expression ?

1 commentaire :

Le 12/06/2018 à 19:15, Laïc1 a dit :

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"« Le Roi de France ne venge pas les querelles du duc d'Orléans ». Je pense que tout le monde aura compris."

Oui bien sûr, vive le roi, vive Louis 16, vive le ministre Lenoir, vive la monarchie, et à bas la République, bien sûr (à travers la lutte contre la liberté d'expression).

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