Commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en france

Réunion du jeudi 7 mars 2019 à 14h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à 14 heures 05.

Présidence de Mme Muriel Ressiguier, présidente.

La commission d'enquête entend en audition M. Tristan Mendès France, enseignant au Celsa, maître de conférences associé à Paris Diderot, spécialisé dans les cultures numériques.

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Nous recevons M. Tristan Mendès France, enseignant à l'École des hautes études en sciences de l'information et de la communication (CELSA) et maître de conférences associé à l'Université Paris-Diderot.

Monsieur Mendès France, vous intervenez depuis 2008 au CELSA sur les nouvelles cultures numériques. Vous êtes également blogueur, essayiste et réalisateur.

Nous allons pouvoir nous attarder, avec vous, sur la présence des groupuscules d'extrême droite sur internet, en particulier sur les réseaux sociaux. Cette présence s'accompagne le plus souvent d'une stratégie de communication particulière dans le choix des contenus, du réseau le plus adapté à leur diffusion et du public ciblé. L'évolution des techniques du numérique et de l'information nous invite à réfléchir à l'arsenal juridique actuellement à notre disposition pour lutter contre les groupuscules d'extrême droite, en vue de l'adapter aux innovations propres à notre époque. Nous pourrons aussi échanger sur les aspects culturels et sociologiques de ces groupuscules qui sont liés aux outils numériques.

Je rappelle que le périmètre de notre commission d'enquête, conformément aux dispositions de la résolution qui a conduit à sa création, est exclusivement délimité de la manière suivante : faire un état des lieux sur l'ampleur du caractère délictuel et criminel des pratiques des groupuscules d'extrême droite, ainsi qu'émettre des propositions, notamment relatives à la création d'outils visant à lutter plus efficacement contre les menaces à l'encontre de nos institutions et de leurs agents ainsi qu'à l'encontre des citoyens.

J'attire votre attention sur le fait que cette table ronde est ouverte à la presse, qu'elle fait l'objet d'une retransmission en direct sur le site internet de l'Assemblée nationale et qu'un enregistrement sera disponible pendant quelques mois sur son portail vidéo. Je signale, par ailleurs, que la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera établi de votre audition.

Conformément aux dispositions du troisième alinéa du II de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui prévoit qu'à l'exception des mineurs de seize ans, toute personne dont une commission d'enquête a jugé l'audition utile est entendue sous serment, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

M. Tristan Mendès France prête serment.

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Afin de commencer cette réunion, je vais vous soumettre plusieurs questions liminaires auxquelles vous aurez la possibilité de répondre au cours d'un exposé d'une quinzaine de minutes, si cela vous convient.

On assiste aujourd'hui à une utilisation exponentielle des outils numériques par les groupuscules d'extrême droite afin d'inonder les réseaux de leur idéologie incitant à la haine et à la violence. Quels sont les pratiques de ces groupuscules sur ces réseaux, les supports qu'ils privilégient, le ou les publics visés et la spécificité de l'utilisation de ces instruments ? Observez-vous une évolution dans la manière dont les groupuscules s'approprient les outils du numérique ?

Ces groupes relaient abondamment de fausses nouvelles et des théories complotistes. Pouvez-vous nous en dire plus sur l'ampleur de ce phénomène et sur la manière dont on pourrait le combattre plus efficacement ? Un outil de signalement, la Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (PHAROS), a été ouvert au public en 2009, notamment afin de permettre de dénoncer l'expression du racisme, de l'antisémitisme et de la xénophobie. Cet outil vous paraît-il suffisamment efficace pour lutter contre la diffusion de contenus appelant à la haine ou à la discrimination ? Quels outils numériques, institutionnels ou humains, pourrait-on créer pour rendre la lutte plus efficace ?

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Tristan Mendès France, enseignant à l'École des hautes études en sciences de l'information et de la communication (CELSA), maître de conférences associé à l'Université Paris-Diderot

Merci pour votre invitation. Je vais essayer de répondre au mieux aux différentes questions que vous avez posées. Je n'aurai pas de réponse à tout, notamment sur le volet des propositions – il faudra que je sois très précautionneux quant à ce que je vais vous dire sur ce plan. Je vais essayer d'être le plus utile possible en m'efforçant de décrire une partie des nouveaux usages, notamment ceux des jeunes générations que l'on peut identifier, en gros, comme l'extrême droite en ligne.

J'insisterai dans mon propos liminaire sur le fait – et je pense que d'autres intervenants ont pris la même précaution avant moi – qu'il y a toujours un problème de délimitation de ce sujet. L'extrême droite est un terme assez vaste, et les spécialistes ne sont pas tout à fait d'accord sur son périmètre exact. Je vais, en outre, vous parler d'une mouvance un peu plus spécifique qui est l'extrême droite en ligne : elle n'est pas forcément représentative de l'extrême droite telle qu'on l'entend traditionnellement.

Si j'en ai le temps, je vais surtout essayer d'identifier, de décrire ou de dépeindre le profil des toutes nouvelles générations qui arrivent sur le marché et qui sont porteuses de pratiques et d'usages assez déroutants. Il me semble assez important de les baliser, car ils sont annonciateurs, à mon avis, de l'extrême droite qui vient, ou en tout cas des pratiques qui vont faire surface – elles commencent déjà un peu à le faire.

Plusieurs termes, très discutés, viennent à l'esprit pour qualifier cette nébuleuse, cet activisme en ligne de l'extrême droite. On parle souvent de « fachosphère », ce qui n'est pas un terme scientifique, j'en conviens, de « réacosphère » ou de « réinfosphère ». Ce sont des terminologies utilisées par certains spécialistes mais décriées par d'autres, je le répète. Il est également question de « patriosphère ». C'est un terme qui a pour avantage d'avoir été employé par Marine Le Pen elle-même, et il a donc un certain poids. Quels que soient la dénomination et le périmètre, qui va être difficile à tracer, de cet activisme en ligne – et je serai assez descriptif sur certains aspects –, cette mouvance, hétéroclite, repose essentiellement sur une myriade de sites, de blogs, de pages, de profils sociaux, de chaînes YouTube, de groupes, de forums et de services de messagerie, où l'on retrouve une trace évidente des courants traditionnels de l'extrême droite telle que des spécialistes ont dû vous la présenter, que ce soient les néoconservateurs, les ultralibéraux, les identitaires, les nationalistes, les catholiques traditionalistes ou les intégristes. Bref, toutes les familles du courant de pensée de l'extrême droite en France, à l'heure actuelle, sont évidemment représentées en ligne, mais elles ne font pas bloc. Il n'y a pas d'unité d'action en ligne, sur les plateformes numériques. Mais il existe des convergences opportunistes, en fonction des sujets, des enjeux et de l'actualité.

Même s'il ne m'est pas agréable de citer ces sites, car cela leur fait un peu de publicité, il faut quand même illustrer le propos. Parmi les sites les plus influents de cette nébuleuse que l'on pourrait qualifier de « fachosphère », il y a notamment, en France, Égalité et Réconciliation de M. Soral, qui est visiblement le premier blog politique français, sur le plan de l'audience. Elle doit être comprise entre 5 et 7 millions de visiteurs par mois, ce qui n'est pas quelque chose de marginal : c'est une vraie plateforme. Il en existe beaucoup d'autres, comme Novopress, Fdesouche, Polémia, Riposte laïque et Boulevard Voltaire. On en trouve des centaines. Et je parle de la fachosphère francophone, qui n'a pas de frontières : il y a aussi des sites belges particulièrement influents en France, ou des sites canadiens francophones qui peuvent aussi avoir une certaine audience. Il existe vraiment une internationale de sites ayant une certaine « traction » dans cette nébuleuse de la fachosphère.

Cette nébuleuse – encore une fois, je resterai toujours un peu vague dans la délimitation de l'objet dont je vais parler, même si je serai ensuite un peu plus spécifique quand j'aborderai davantage la question des jeunes militants d'extrême droite en ligne – utilise de façon privilégiée les plateformes numériques pour diffuser ses idées, pour recruter, pour renforcer ses communautés, quelles qu'elles soient, pour se mobiliser en vue d'actions spécifiques, pour mutualiser et échanger avec différentes mouvances – il y a des passerelles – et pour contourner les médias auxquels ces acteurs n'ont pas accès. Cela correspond d'ailleurs assez bien à leurs fantasmes et à leurs discours antimédias et antisystème. Ils font donc d'une pierre deux coups : ils profitent de ces plateformes pour s'exprimer, et c'est aussi une façon de dire qu'ils évitent une intermédiation, celle des médias, pour s'exprimer – on parle directement aux internautes, avec une sorte de fantasme de démocratie un peu directe.

La régulation de ces espaces numériques, et c'est l'un des problèmes qui vous concernent particulièrement, est extrêmement complexe. Je ne citerai qu'un seul exemple pour montrer les limites auxquelles la justice et le législateur sont confrontés. C'est probablement l'un des sites les plus abjects de cette mouvance, ou nébuleuse, d'extrême droite en ligne. On trouve derrière ce site un personnage qui s'est exilé au Japon, et que certains intervenants ont probablement évoqué avant moi : Boris Le Lay. Cela m'écorche la bouche, mais il faut bien citer le nom de ce site : il s'agit de Démocratie participative. L'individu dont je parle a été condamné par la justice française à de la prison ferme, et le site a également été condamné à être bloqué sur notre territoire. Outre le fait que cette personne se soustrait à la sanction pénale en évitant de fouler le sol français, le site reste malheureusement accessible, bien que la justice ait mis en place un dispositif qui empêche d'y accéder via certains canaux et que Google ait été contraint à le déréférencer – cela veut dire qu'on ne peut pas y accéder en cherchant son nom sur le moteur de recherche de Google. Ce site hystériquement abject et toxique reste néanmoins accessible, tout simplement parce qu'il suffit à son créateur de changer le lien, l'URL, notamment l'extension de l'adresse.

Autre élément, peut-être plus anecdotique mais que je trouve assez surprenant, le site n'est plus accessible si on le cherche via Google, mais il le reste malheureusement sur le moteur de recherche Qwant, qui est apparemment vu de manière favorable par l'administration française. C'est un moteur de recherche français qui est tout à fait respectable, notamment sur le plan des données personnelles, mais si l'on tape « démocratie participative » sur cette plateforme, le premier résultat qui apparaît est le site en question.

Tout le monde le sait : c'est un espace qui est extrêmement difficile à réguler et à contrôler à partir du moment où l'on joue sur le fait que la législation a une base territoriale alors que le Web, lui, n'en a pas. Cette problématique existe depuis de nombreuses années, mais on y est particulièrement confronté avec les discours haineux et d'extrême droite. C'est un espace qui leur est particulièrement favorable.

La nébuleuse dont nous parlons est compliquée à identifier, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, elle n'a plus de frontières, et les partenariats qui se tissent peuvent être transnationaux. Il peut y avoir des partenariats ponctuels entre des gens qui n'ont pas les mêmes agendas idéologiques, mais qui peuvent se coordonner, à un moment donné, pour une action spécifique. Il existe des associations opportunistes. On voit également que différents acteurs, de différentes natures, viennent jouer dans cet écosystème. Il y a des acteurs étatiques – on a de forts soupçons d'ingérence de la part d'agences pro-russes qui chercheraient à soutenir ou à accentuer la visibilité de certaines propagandes qui font irruption dans la fachosphère – mais aussi – et l'article paru ce matin dans Le Monde le révèle – des milliardaires américains, comme la famille Mercer, assez connue, qui soutient les mouvances d'extrême droite un peu partout en Europe – soit des initiatives en ligne soit des individus. Les Mercer sont notamment connus à travers le scandale « Cambridge Analytica » qui a eu lieu aux États-Unis. Cette famille, qui est favorable à Trump, était liée à cette affaire de fuite et d'exploitation de données. Il y a donc, aussi, des milliardaires américains qui peuvent essayer d'influer sur cet espace particulièrement dérégulé que recouvre la fachosphère. On y trouve également, et c'est une évidence, des acteurs politiques, des militants et de simples internautes qui ont une certaine inclination idéologique.

Tout cela fait que, lorsque l'on parle de la fachosphère, de l'extrême droite en ligne, on a affaire à un espace qui n'a pas de centre, et qui relève un peu, si cela peut vous parler, de mouvances décentralisées telles que les Anonymous ou les Gilets jaunes, qu'il est difficile de quantifier et dont il est également délicat d'identifier les demandes, parce qu'elles sont diverses et variées, voire contradictoires. C'est la même chose pour cette nébuleuse d'extrême droite en ligne.

Il reste que l'on peut identifier trois modes opératoires au sein de cette mouvance. Ils ne lui sont pas uniquement propres, mais ils la caractérisent particulièrement. Il y a ainsi trois niveaux d'action. Le terme de « guerre » est un peu fort, mais je l'utilise pour la formule : on observe une guerre à la fois sémantique, sémiologique et de l'information.

Il existe tout d'abord une guerre, ou un combat, sémantique, c'est-à-dire qui porte sur les mots. C'est un combat traditionnel de l'extrême droite, mais ces acteurs vont pousser en avant et essayer de s'approprier certaines terminologies : la « réimmigration », le « globalisme », qui a une signification très particulière dans cet écosystème, et le terme de patriote, tout simplement, qui tend à être accaparé par ce milieu en ligne. À cela s'ajoutent certaines inventions. Pendant la primaire des Républicains qui a précédé la dernière élection présidentielle, la fachosphère a utilisé l'expression : « Ali Juppé », pour décrédibiliser le candidat Alain Juppé en soulignant l'idée qu'il était pro-migrants ou pro-islam. C'est une guerre des mots, sémantique, qui a évidemment une vocation de propagande.

Il y a aussi une guerre sémiologique, portant sur les signes, qui est menée avec l'utilisation extensive et très agile d'un élément propre à cette culture de l'extrême droite en ligne, de cette nouvelle génération, que sont les mèmes. Cela peut être des images ou des motifs chargés idéologiquement, qui constituent un vecteur très digeste pour les jeunes générations – c'est quelque chose qui leur parle énormément.

Le dernier volet est la guerre de l'information classique, traditionnelle, qui consiste à essayer de propager une information ou une fausse information, une infox – une fake news –, par différents moyens. Je mentionnerai deux aspects. Il y a notamment ce que l'on appelle l'astroturfing, terme qui a une certaine popularité en ligne et qui désigne tout simplement le fait de simuler ou d'essayer de créer l'illusion d'une foule spontanée en ligne, en cachant la coordination qui se trouve derrière elle. Pour donner une illusion de foule, on peut multiplier les comptes et les faux comptes, alimentés par des individus ou par des bots, c'est-à-dire d'une manière automatisée. Cela permet d'augmenter la visibilité des contenus. De façon concomitante, ce type d'action a un impact significatif sur l'écosystème des algorithmes, qui est absolument central et dont je dirai un tout petit mot tout à l'heure. L'extrême droite en ligne est très familière des algorithmes : elle sait les utiliser, peut-être les tromper, en tout cas les optimiser à son profit. Ces acteurs le font mieux que d'autres, malheureusement.

Je vais maintenant me focaliser davantage sur la nouvelle génération qui arrive, et qui a un profil assez déroutant, à mes yeux : il ne correspond pas nécessairement à l'image que l'on a traditionnellement de l'extrême droite, celle que l'on connaît en France depuis de nombreuses années. Je voudrais retracer l'origine particulière de ces profils en ligne. Je pense qu'ils sont une déclinaison, ou qu'ils ont un lien généalogique avec ce que l'on appelle l'Alt-right américaine. C'est une mouvance qui est apparue en ligne aux alentours de 2010. L'Alt-right, qui veut dire « droite alternative », regroupe une sorte de droite radicale assez originale. Elle ne repose pas uniquement sur les canons traditionnels de l'extrême droite : c'est un mélange, un ensemble composite qui peut être assez déroutant, et qui est lié, notamment, à son origine. Son origine, sa « traction », sa visibilité et sa mise en orbite sont associées à deux sites mythologiques dans la culture numérique et du Web, au plan américain et mondial, qui sont vraiment extrêmement importants dans l'histoire du Web, à savoir 4chan.org et un autre forum permettant de partager du contenu anonymement qui s'appelle Reddit.

Ces deux plateformes, qui ont véritablement mis en orbite l'Alt-right américaine, étaient à l'origine des poumons culturels du Web. Elles dictaient un peu les modes et les coutumes que l'on perçoit aujourd'hui encore, même quand on est un utilisateur un peu lointain. Ce sont vraiment des trendsetters, comme on dit – et je suis désolé de cet anglicisme –, qui fixent les modes et les usages. C'est sur ces deux grandes plateformes que l'Alt-right a commencé à récupérer certains forums. Je ne vais pas trop entrer dans les détails, mais la droite suprématiste blanche a été la première à pénétrer ces deux grands sites pour essayer de convaincre ceux qui étaient familiers de ces cultures numériques, sur place. Une jonction a pu se faire sur ces deux sites entre une culture d'extrême droite et une culture numérique – de nouveaux usages, de nouvelles tendances, de nouvelles pratiques, de nouvelles références et de nouveaux codes – autour de 2010.

C'est une véritable soupe numérique dans laquelle certains profils commencent à faire surface. Je ne peux vous donner que quelques aperçus de ce qu'ils peuvent agréger comme contenus, autour de valeurs d'extrême droite traditionnelle, mais pas seulement. On y trouve pêle-mêle, de façon cumulée ou non, un discours antisystème, complotiste, antimigrants, raciste – évidemment –, antimusulmans, antisémite, négationniste, mais aussi et surtout un discours, qui tient une place prépondérante, antiféministe, anti-LGBT et masculiniste, de façon très radicale, un discours assez traditionnellement antimédiatique, anti-élite et anti-Europe – celle-ci étant considérée comme très faible – et un discours favorable aux régimes forts et populistes, ce qui est également propre à l'extrême droite. Une phrase d'une tête de proue de l'Alt-right américaine, mais qui est un Britannique, ayant pignon sur rue dans la fachosphère française, Paul Joseph Watson, a eu beaucoup de succès dans la fachosphère mondiale, y compris en Europe et en France : « le populisme est le nouveau punk ». Cette phrase a eu énormément de « traction » auprès de la fachosphère américaine, mais aussi française – il y a des passerelles évidentes.

Le ton est une autre particularité de la mouvance qui arrive, de la jeune génération militante en ligne. Ce ton, hérité des deux plateformes dont j'ai parlé, 4chan et Reddit, est un peu celui d'un « troll » – je suis désolé d'employer ce terme. Il n'a pas de définition scientifique, mais je voudrais retracer les pourtours de ce que peut être un « troll » aujourd'hui. Beaucoup de gens ne sont pas d'accord avec la définition que je vais donner, mais ce n'est pas grave. En gros, cela consiste à tenir un propos ou à avoir une posture un peu nihiliste, de provocation, de ricanement, de moquerie, d'humour noir, d'ironie. C'est ce ton qui « encapsule » systématiquement le discours idéologique, réel et concret, que l'on cherche à faire passer. Si on a un message, on va toujours essayer d'utiliser ce ton, qui est hérité de la culture numérique et des usages développés sur les plateformes anonymes dont j'ai parlé tout à l'heure. La frontière est évidemment extrêmement ténue entre un « trolleur », quelqu'un qui provoque, qui dit des obscénités sur le ton de l'humour, et le militant convaincu. En ce qui me concerne, j'estime que l'ironie raciste reste raciste, et l'ironie fasciste reste fasciste.

Je voudrais aborder rapidement deux autres points afin que vous saisissiez bien la nature de cette nouvelle génération de militance d'extrême droite en ligne.

Il y a la culture des mèmes, héritée des deux sites majeurs que j'ai évoqués : ce sont ces fameuses images virales, sur lesquelles je vais passer assez vite. Il en existe deux qui sont importantes. L'une, historique, est liée à l'élection de Trump : cette image, incubée sur les forums 4chan et par l'Alt-right, est une petite grenouille verte dont je vous épargne l'origine. Elle est devenue un symbole, un étendard viral, une arme de propagande et de regroupement, de façon significative, y compris lors de l'élection de Trump. Cela n'a pas été décisif, mais tout de même notable. En ce qui concerne la France, je ne donnerai qu'un seul exemple pour montrer que l'extrême droite, y compris traditionnelle, est familière de cette culture des mèmes, ce qui n'est pas le cas d'autres partis ou groupes politiques. En 2017, Florian Philippot, qui est un YouTubeur, même si vous ne le savez peut-être pas – il est présent sur des plateformes orientées vers les jeunes générations, sans grande surprise – a soulevé une tasse pour dire au revoir à la fin d'une de ses vidéos. Derrière cette tasse se trouvait une image d'un personnage qui a une moustache et qui a l'air d'être en train de rire : cette petite image est un mème, qui porte un nom – c'est El Risitas. Ce mème est l'emblème, le marqueur tribal d'un autre forum, qui est un peu le petit frère du site 4chan américain, le forum « 18-25 » du site Jeuxvideo.com. Ce site français, qui est particulièrement toxique et dont je dirai peut-être un mot tout à l'heure, regroupe une partie de la nouvelle extrême droite dans cette soupe primitive qui est en train de se structurer à travers différents forums. Lorsque Florian Philippot soulève cette tasse, il envoie un clin d'oeil à cette population, il lui adresse mille messages. Il lui dit : je parle votre langage, j'ai vos codes, je suis des vôtres. Quel autre parti politique le fait ? La connaissance de ces codes est une arme extrêmement efficace pour convaincre les nouvelles générations qui arrivent. J'ai peur que, pour l'instant, ce soit plutôt l'extrême droite qui soit à l'aise avec ces codes. L'exemple que je viens de citer n'en est qu'un parmi beaucoup d'autres.

Autre aspect, qui semble périphérique mais qui est central dans cette nouvelle génération qui arrive, dans cette extrême droite polymorphe, composite, on observe une mixture, une rencontre avec l'univers et la culture des jeux en ligne. Cette jonction est apparue au grand public lors d'un épisode dont je vous épargne les détails, mais dont le nom doit être prononcé : c'est le Gamergate de 2014. Je ne sais pas si d'autres en ont parlé avant moi. Pour dire les choses rapidement, c'est encore un épisode qui est né sur les forums de 4chan et qui a débordé sur Twitter et Reddit. Des joueuses en ligne avaient commencé à critiquer la misogynie des joueurs en ligne, ce qui a été récupéré par le forum 4chan et par les milieux d'extrême droite misogynes, antifemmes, qui ont organisé des raids et des attaques de masse, en meute, contre ces jeunes demoiselles en ligne, qui se sont fait harceler d'une manière hystérique, avec une violence effrayante, notamment sous forme de doxing – c'est-à-dire par la révélation de données personnelles. C'est un épisode qui a été surprenant pour les analystes, car on a vu une jonction entre l'univers des jeux en ligne et le milieu toxique de l'extrême droite, qui est masculiniste et antiféministe, entre autres.

Il existe un parallèle évident avec le forum Jeuxvideo.com, qui a été à l'origine, en 2017, d'un raid absolument abject contre la journaliste Nadia Daam, dont tout le monde a entendu parler. On retrouve évidemment « jeux vidéo » dans Jeuxvideo.com : il y a une culture propre à cette mouvance. Jeuxvideo.com est le petit frère de 4chan, je l'ai dit. Sans surprise, ce forum est à l'origine de certaines attaques en meute, ce qu'on appelle des « raids », et d'un véritable activisme politique qui peut avoir des conséquences dramatiques pour certains individus. Jeuxvideo.com représente des millions de vues par mois : ce n'est donc pas un phénomène marginal. Le Monde s'y est intéressé dans une enquête de 2017. Elle a montré que ce n'est évidemment pas tout le forum qui est concerné, mais une minorité agissante. C'est souvent le cas dans ces différents espaces : c'est toujours une minorité agissante et bruyante qui apparaît, qui est la plus visible dans ces écosystèmes et qui les rend toxiques. Selon l'enquête du Monde, 6 % des utilisateurs généraient 50 % des messages favorables à l'extrême droite. C'est une minorité, je le répète, mais elle arrive à avoir une forte visibilité dans ces espaces. Et cela représente un levier d'action qui est, hélas, particulièrement efficace.

Je vais essayer d'aller vite, car je n'ai peut-être plus beaucoup de temps.

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C'est très intéressant, et je vais donc vous laisser, exceptionnellement (Sourires), trois ou quatre minutes supplémentaires.

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Tristan Mendès France, enseignant à l'École des hautes études en sciences de l'information et de la communication (CELSA), maître de conférences associé à l'Université Paris-Diderot

Je voudrais ajouter, rapidement donc, deux ou trois petites choses.

L'écosystème des réseaux sociaux me paraît essentiel. C'est évidemment l'un des vecteurs privilégiés par la propagande de l'extrême droite, notamment chez les jeunes générations. Il faut que vous sachiez que 70 % des jeunes – entre 15 et 34 ans – accèdent à l'information via les réseaux sociaux : ils sont l'endroit où la fabrique de l'opinion a lieu. C'est évidemment un enjeu central pour toute propagande, quelle qu'elle soit, et l'extrême droite en a parfaitement conscience. C'est aussi un écosystème particulier, avec des bulles de filtres qui font que l'on peut s'auto-radicaliser. Par ailleurs, on peut faire « monter » du contenu avec peu d'individus, grâce à l'astroturfing, qui permet d'obtenir une grande visibilité.

Puisqu'il ne me reste que quelques minutes, j'aimerais juste souligner deux choses qui me semblent assez importantes, afin que vous les gardiez à l'esprit.

Ces nouvelles mouvances d'extrême droite sont en train d'utiliser des leviers économiques assez inédits, notamment des financements participatifs en ligne. Je crois qu'il faut garder un oeil dessus.

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C'est une question que nous souhaitions vous poser. Vous pouvez donc développer un peu.

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Tristan Mendès France, enseignant à l'École des hautes études en sciences de l'information et de la communication (CELSA), maître de conférences associé à l'Université Paris-Diderot

Il y a un exemple qui date d'un ou deux ans : Génération identitaire a réussi à louer un bateau pour essayer d'empêcher, en Méditerranée, des associations d'aider des migrants qui quittaient la Libye. Pourquoi citer cet épisode ? Tout simplement parce qu'il a fallu lever des fonds : cela coûtait très cher. Génération identitaire y est parvenue sur une plateforme de financement participatif qui a eu énormément de succès auprès de l'Alt-right américaine mais qui n'existe plus. Elle s'appelait WeSearchr. C'était une plateforme de financement participatif tout ce qu'il y a de plus traditionnel, mais plutôt orientée vers l'extrême droite. Un montant de 200 000 dollars, soit plus de 150 000 euros, a été levé à travers cette plateforme. Ce qui est assez vertigineux, c'est que l'on passe d'un militantisme de clavier, de bruit, à une autre échelle du point de vue des capacités d'action de groupes qui peuvent ne pas être constitués d'une manière traditionnelle. Le financement du bateau dont je vous parle, le C-Star, a été international. La presse a rapporté que d'ex-membres du Ku Klux Klan ont financé, aux États-Unis, ce bateau opérant en Méditerranée, dans le cadre d'une initiative européenne. On voit bien qu'on est dans un système totalement mondialisé qui permet, en tout cas avec ces plateformes de financement participatif, de changer d'échelle. C'est un sujet d'inquiétude.

Revenons en France, où la problématique est identique et inquiétante. Leetchi et Tipeee, deux plateformes, par ailleurs parfaitement légitimes et utiles – j'y insiste –, sont utilisées par certaines mouvances d'extrême droite qui tentent d'y lever des fonds. Ainsi, des youtubeurs, dont je ne donnerai pas les noms pour ne pas leur faire de publicité mais qui ont une forte visibilité auprès des jeunes générations d'extrême droite, parviennent à récolter des sommes récurrentes, chaque mois – il s'agit quasiment de salaires –, pour financer leur chaîne YouTube et gagner en visibilité en se dotant de moyens de montage plus importants, par exemple. D'autres essaieront de financer, pourquoi pas, des actions en justice ou, s'ils sont condamnés, de lever un peu d'argent pour alléger les pressions de la justice auxquelles ils sont exposés. Enfin, certains sites d'extrême droite, racistes, dont la visibilité est limitée et qui ne parviennent pas à attirer la publicité ou qui ont peu d'argent, profitent également de Tipeee pour se financer – je l'ai encore vérifié ce matin.

Face à cette situation, ces plateformes ont une position légitime mais compliquée. Elles expliquent en effet que, tant qu'une cagnotte ou un financement spécifique n'a pas été condamnée par la justice, elles n'ont pas à intervenir. Ainsi, le fait que la personne qui crée une cagnotte ait été condamnée à de multiples reprises n'influe pas sur leur décision d'accepter ou de refuser cette cagnotte. C'est une véritable question. Bien entendu, une personne condamnée par la justice ne peut pas être condamnée une deuxième fois en se voyant interdire d'exercer une activité. Néanmoins, ces entreprises ont une responsabilité car, qu'elles le veuillent ou non, elles peuvent financer indirectement des discours parfaitement illégaux et condamnables par la justice. On peut donc s'interroger, et ces plateformes seront de plus en plus exposées à ce questionnement sous la pression de l'opinion publique, voire du législateur. En tout cas, les mouvances d'extrême droite utilisent toutes les nouvelles plateformes émergentes, et cela témoigne de leur agilité dans le domaine numérique.

Dernier point sur lequel je veux insister : les publicités programmatiques, c'est-à-dire les publicités Google. L'économie, notamment l'univers de la publicité, vous le savez tous, est en train de basculer vers le numérique. Ainsi les entreprises utilisent de plus en plus souvent Google pour placer des publicités sur des millions de sites autour de la planète. Mais elles ne savent pas sur quels sites sont diffusées ces publicités : c'est Google qui se charge d'orienter celles-ci vers les différents sites ou blogs. Le problème, évidemment, c'est que certains d'entre eux appartiennent à des mouvances radicales d'extrême droite, très toxiques, qui promeuvent des discours de haine absolument abjects et qui, malheureusement, se financent de cette manière. Le fait que les entreprises embrassent la culture numérique est certainement une bonne chose, mais elles doivent prendre conscience que leur incombe la responsabilité d'opérer un tri entre les différents sites sur lesquels leurs publicités sont affichées, car elles peuvent financer ainsi, à leur insu, des plateformes racistes, antisémites, négationnistes.

À cet égard, des citoyens américains ont pris une belle initiative, peu après l'élection de Trump. Regroupés sous le nom de Sleeping Giants, ils ont invité les internautes à se rendre sur Breitbart News, un site d'extrême droite américain extrêmement toxique, pro-Trump, antimigrants et raciste, qui faisait de la publicité Google, à réaliser une capture d'écran dès qu'y apparaît la publicité d'une entreprise connue, puis à la partager sur les réseaux sociaux et à interpeller ladite entreprise pour qu'elle « blackliste » ce site, comme elle en a la possibilité. Les Sleeping Giants sont ainsi parvenus à réduire les revenus de Breitbart News de plusieurs millions de dollars. Ils ont désormais une antenne en France, où ils se sont attaqués à Boulevard Voltaire, dont ils ont également, je crois, considérablement asséché les revenus publicitaires.

Voilà deux éléments qui illustrent la manière dont la nouvelle génération militante d'extrême droite exploite les nouveaux moyens offerts par l'économie numérique à son avantage.

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On a constaté, lors de nos diverses auditions, qu'on manquait, d'une part, de budgets pour la recherche consacrée aux mouvements de l'ultradroite et, d'autre part, de statistiques, notamment au ministère de la justice, alors qu'en Allemagne, par exemple, les faits de discrimination notamment font l'objet de rapports annuels. Dispose-t-on d'outils pour évaluer l'audience de ces mouvements sur les réseaux sociaux, la diffusion de ce type de contenus, leur évolution et leur impact ?

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Tristan Mendès France, enseignant à l'École des hautes études en sciences de l'information et de la communication (CELSA), maître de conférences associé à l'Université Paris-Diderot

Je crois que certains chercheurs et universitaires commencent à se pencher sur cette question et à recueillir des données assez significatives qui permettent de dessiner des tendances générales. Mais il est clair qu'il s'agit d'un territoire très difficile à baliser. C'est aussi difficile que d'analyser le phénomène des Anonymous. Bien entendu, on peut, sur la durée, retracer dans ses grandes lignes l'histoire des Anonymous. Mais on ne sait pas qui en est et qui n'en est pas : un profil peut apparaître puis disparaître. Les membres des jeunes générations n'ont pas un seul profil, une identité unique, en ligne. Ces pratiques compliquent l'élaboration de données statistiques – mais je n'irai pas plus loin car ce n'est pas ma spécialité.

Cependant, il me paraît important que les universitaires, les parlementaires soient attentifs aux références culturelles de ces nouveaux espaces. Certes, on ne peut pas demander à un député de jouer tous les soirs à des jeux vidéo en ligne pour en comprendre les codes – cela n'aurait pas de sens. Mais cette culture a un impact majeur sur les jeunes générations, et ne pas connaître ces espaces-là est problématique.

Juste un petit exemple. TikTok est une nouvelle plateforme apparue récemment. C'est, parmi les réseaux sociaux, celui qui a eu la traction mondiale la plus importante l'an dernier. Cette petite application, rachetée par les Chinois du reste, est utilisée essentiellement par les 11-14 ans et compte aujourd'hui 150 millions d'utilisateurs, avec une potentialité d'évolution très importante. Pour connaître ce réseau social, il faut être familier des usages ou avoir des enfants qui l'utilisent et ne pas regarder cela de manière un peu hautaine. Or – c'est très marginal, j'y insiste, mais significatif –, l'extrême droite américaine regarde cette nouvelle plateforme avec beaucoup d'intérêt. Quelques-uns des hérauts de cette mouvance, dont Paul Joseph Watson, que j'ai évoqué tout à l'heure, ont ouvert un compte sur TikTok, pour y diffuser leur idéologie, leur propagande, auprès de populations très jeunes qui sont hors des radars des autorités. C'est pourquoi il me semble important que les parlementaires développent leur culture numérique. Je suis presque gêné d'évoquer devant vous ce type de plateformes, tant ce qui s'y passe est ridicule et futile, mais il faut y être attentif.

J'ouvre une parenthèse à propos des « mèmes » ; je ne peux évidemment pas tous les décrire – certains sont gênants, obscènes. Mais sachez que l'ambassade russe à Londres utilise des mèmes sur Twitter pour communiquer et faire des clins d'oeil à la fachosphère européenne : ils tweetent Pepe The Frog ! Je dis cela parce qu'il se trouve que je suis intervenu à quelques reprises au Quai d'Orsay, pour évoquer notamment l'utilisation des réseaux sociaux par la Russie. Bref, lorsqu'on maîtrise les codes, on a une capacité de nuisance, de conviction, beaucoup plus forte. Rendez-vous compte : l'ambassade russe à Londres – une ambassade ! – tweete des mèmes de Pepe The Frog, cette absurde petite grenouille verte… Nous vivons, selon moi, un moment assez inquiétant et déroutant, car la génération qui vient a des références que n'ont pas forcément la majorité des décisionnaires et des hommes et femmes politiques.

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Vous semble-t-il opportun de confier à une autorité administrative indépendante, comme l'ont suggéré dans leur rapport Karim Amellal, Laëtitia Avia et Gilles Taïeb, une mission de lutte contre les contenus de haine en ligne ? Et quelle pourrait être, selon vous, l'articulation entre les missions d'une telle autorité et celles de l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC), chargé de la lutte contre la cybercriminalité ?

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Tristan Mendès France, enseignant à l'École des hautes études en sciences de l'information et de la communication (CELSA), maître de conférences associé à l'Université Paris-Diderot

Je ne peux pas vous répondre sur ce point. L'important, selon moi, c'est que la culture numérique se diffuse le plus possible.

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Tristan Mendès France, enseignant à l'École des hautes études en sciences de l'information et de la communication (CELSA), maître de conférences associé à l'Université Paris-Diderot

Dans ce domaine, toute initiative de nature à faire connaître cette problématique est bonne à prendre.

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Je souhaiterais revenir sur les financements. Quelle peut être la proportion des nouvelles cryptomonnaies, telles que le bitcoin ou XMR, dans le financement de ces mouvements ?

Par ailleurs, j'observe que, sur le darknet, la plateforme Tor propose différents accès à ces groupuscules. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

En France, quelle est la branche la plus active sur les réseaux sociaux ?

Enfin – vous avez en partie répondu à cette question, mais allons-y un peu plus franchement –, des personnalités, des puissances étrangères ou des partis politiques utilisent-ils les outils que vous venez d'évoquer, notamment en France ?

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Tristan Mendès France, enseignant à l'École des hautes études en sciences de l'information et de la communication (CELSA), maître de conférences associé à l'Université Paris-Diderot

Malheureusement je n'ai pas de chiffres très précis à vous donner. Les cryptomonnaies, notamment le bitcoin, sont évidemment utilisées de façon assez classique par les sites d'extrême droite – Égalité et Réconciliation, notamment, permet un paiement en bitcoins –, mais ils ne sont pas les seuls. J'émettrai une petite réserve sur l'ampleur du phénomène des crypto-monnaies, notamment parce que le bitcoin a récemment connu un krach. Certes, le bitcoin a permis à certaines figures de l'extrême droite américaine de devenir millionnaires, mais mon intuition est que le bitcoin ne représente, dans l'économie de l'extrême droite en ligne, qu'un revenu marginal complémentaire. Sans doute son utilisation revêt-elle, en outre, un aspect un peu romanesque, dans la mesure où elle renvoie à l'imaginaire d'un monde alternatif, en marge de la société, opposé au système de l'argent… Sur sa réalité économique, je suis dubitatif. J'ai vérifié, une ou deux fois, sur certains sites qui offraient la possibilité de payer en bitcoins, les sommes auxquelles correspondait le porte-monnaie : ces sommes n'étaient jamais faramineuses – mais je n'ai pas réalisé d'études statistiquement significatives sur ce sujet.

Il me semble donc que l'utilisation de cryptomonnaies reste, pour l'instant, assez marginale. Cependant, elles présentent un risque évident : elles permettent une « intraçabilité » des fonds et du financement. Mais, encore une fois, elles ne sont pas très faciles à utiliser : tout le monde ne peut pas, du jour au lendemain, payer en bitcoins. Ce n'est pas à la portée du grand public, de sorte que ce n'est pas forcément très porteur à moyen et long terme. En revanche, les cagnottes dont je vous parlais tout à l'heure sont très simples d'utilisation : un clic, une carte bleue suffisent. Cette facilité en fait la dangerosité, à mes yeux.

En ce qui concerne le darknet, j'émettrai également une petite réserve – je suis prudent. En effet, si mon objectif est de faire de la propagande, mon Graal, c'est l'audience. Or, le darknet étant peu visible, il est plutôt utilisé pour des actions non publiques, souterraines, des coordinations éventuellement. Toutefois, il n'est pas besoin d'aller sur le darknet pour organiser un raid en ligne : il suffit d'utiliser les plateformes disponibles. Je crois, là encore, que l'utilisation de cet espace a un aspect un peu romanesque, qui correspond à une posture idéologique. Certes, on y trouve des choses illégales absolument horribles et scandaleuses, mais d'autres personnes en font un usage parfaitement légitime, pour se protéger contre d'autres États notamment. Selon moi, c'est un phénomène plutôt marginal, du point de vue de la toxicité et de l'efficacité de la propagande en ligne des nouvelles générations.

La mouvance d'extrême droite est très opportuniste ; elle va se greffer sur les plateformes les plus populaires, en utiliser les codes ou y importer ses propres codes. Un individu lambda qui veut faire de la propagande d'extrême droite, qu'il soit petite main ou responsable d'un groupe politique, se rend simplement sur les plateformes les plus visibles : Facebook, Twitter et Instagram. Mais d'autres espaces sont assez inquiétants, comme le forum 18-25 ans de jeuxvidéo.com, même si je ne veux pas trop me focaliser sur ce site. Ces espaces sont, encore une fois, des laboratoires d'expérimentation où l'on trouve, du reste, un mélange d'éléments idéologiques qui n'appartiennent pas toujours à l'extrême droite traditionnelle. Lorsqu'on veut lancer une campagne, on commence par se coordonner, en amont, sur le forum de jeuxvidéo.com ou sur celui, moins visible, de Discord – qui est également une plateforme de messagerie consacrée aux jeux vidéo : vous voyez que cet élément est important –, mais, encore une fois, le Graal consiste à activer les algorithmes des réseaux sociaux. Pour cela, on promeut, de façon synchronisée, à une heure donnée, un mot-clé sur Twitter, par exemple – il n'y a là rien de magique. Ainsi les algorithmes, qui sont aveugles, vont croire qu'il se passe quelque chose, promouvoir à leur tour ce contenu et le faire « buzzer ». Le troisième niveau d'action, une fois qu'on a atteint une certaine « viralité » sur les réseaux sociaux, consiste, bien entendu, à atteindre les médias ; c'est l'objectif ultime de la plupart de ces types de propagande.

En ce qui concerne les partis politiques et les réseaux étrangers, je ne vois pas pourquoi un groupuscule politique, idéologique, quel qu'il soit, ne tenterait pas sa chance dans cet espace dérégulé de l'information qui nivelle les paroles d'autorité et rebat les cartes de tous les jeux d'influence au niveau planétaire. Il est donc évident que des forces étrangères utilisent ces espaces de façon opportuniste. Un compte Twitter iranien ou russe peut, dès lors qu'il publie un contenu dans la langue du pays qu'il vise, promouvoir une vision conforme à la propagande de l'État iranien ou russe. Sur Twitter, par exemple, le guide spirituel iranien publie – en français, me semble-t-il – des contenus dans lesquels il critique la façon dont les manifestants sont maltraités en France. Le débat existe, mais que le guide spirituel iranien puisse, sur le marché de l'information, exposer sa propagande et que celle-ci soit accessible au même titre que n'importe quel autre contenu – même si elle n'a pas la même « viralité » – est tout de même assez vertigineux. Une démocratie ouverte offre, davantage que des régimes plus fermés, un terrain de jeux international pour tout groupe militant : État, individus, potes, joueurs, gars lambda… Dès lors que je bénéficie d'une connexion à Internet, je peux entrer dans cette arène et participer à des raids, que ce soit en France, aux États-Unis ou en Angleterre.

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Monsieur Mendès France, vous avez cité deux exemples de connexion entre la culture numérique, en particulier des jeux vidéo, et la propagation d'une idéologie dangereuse par les groupuscules d'extrême droite. Le premier, c'est celui de la journaliste d'Europe 1, Nadia Daam, qui a été victime, en 2017, d'un harcèlement organisé depuis le forum 18-25 ans de jeuxvidéo.com et consistant à lui adresser, sur sa boîte email, son téléphone portable et sur les réseaux sociaux, des menaces et des messages d'insultes ; on est même allé jusqu'à la menacer physiquement à son domicile. On sait que sont à l'origine de ces harcèlements, les « Kheys », comme se surnomment les membres de ce forum, qui mènent des raids et déversent, à coups de menaces de mort et de menaces à caractère sexuel, leur haine contre les militants féministes, les journalistes, etc.

L'autre exemple est celui de l'application chinoise TikTok, qui permet de se filmer en train de danser et de chanter. Cette application, très prisée des jeunes, revendique plus de 150 millions d'utilisateurs actifs quotidiens. En France, 38 % des 11-14 ans ont un compte TikTok, selon les chiffres de l'association Génération numérique. Or, il n'est pas rare de trouver sur cette plateforme des contenus extrêmement choquants et violents – des saluts nazis, par exemple – auxquels, bien souvent, les parents eux-mêmes n'ont pas conscience que leurs enfants sont exposés. On sait, vous l'avez vous-même reconnu, qu'il n'est pas facile pour ces plateformes de gérer ces contenus. Pensez-vous que la loi contre les fake news qui a été adoptée récemment contribuera à endiguer ce déversement de haine sur internet et à protéger les mineurs ? Peut-on envisager une disposition similaire à celle présente dans la loi allemande, qui impose aux grands réseaux sociaux – ceux qui comptent plus de 2 millions d'utilisateurs, comme Twitter, Facebook ou YouTube – de supprimer, sous 24 heures, sous peine d'une amende pouvant aller jusqu'à 50 millions d'euros, les contenus jugés haineux, tels que les insultes, les appels à la violence ou la propagande terroriste ?

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A-t-on les moyens de mesurer la perméabilité ou l'adhésion des jeunes aux idées véhiculées sur les sites qu'ils fréquentent beaucoup, notamment les sites de jeux vidéo ? Par ailleurs, parmi les modes d'action utilisés sur le Net que vous avez décrits, j'ai identifié des éléments que j'ai pu voir sur les pages des Gilets jaunes, notamment des images. Est-ce à dire que la stratégie de ces groupuscules d'extrême droite est de noyauter systématiquement tout mouvement émergent ? En ce qui concerne les jeunes, une des solutions ne consisterait-elle pas à créer, au sein de l'éducation nationale, une véritable éducation à l'image, aux contenus des plateformes ? Il me semble que c'est un enjeu majeur.

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Tristan Mendès France, enseignant à l'École des hautes études en sciences de l'information et de la communication (CELSA), maître de conférences associé à l'Université Paris-Diderot

Pour ce qui est de TikTok, la plateforme a été épinglée pour des contenus pédopornographiques ou plutôt parce qu'elle était utilisée par certains prédateurs sexuels. Cela a suscité quelques polémiques qui se sont traduites par l'embauche d'environ 10 000 modérateurs. Le fait que ces applications sont utilisées de facto par des très jeunes soulève plusieurs questions, et d'abord celle des données d'usage, qui sont captées par ces plateformes. Je crois, du reste, que TikTok a été condamné à ce sujet.

Par ailleurs, ce qui me frappe et me laisse songeur, c'est le schisme qui est en train d'apparaître entre les parents et leurs enfants au plan des références culturelles. Je suis désolé de le dire ici mais, lorsque j'étais enfant et que je regardais la télévision, L'Île aux enfants par exemple, mes parents, sans connaître l'émission dans le détail, savaient de quoi il s'agissait. Il y avait, malgré tout, un lien. Aujourd'hui, on observe une véritable opacité des références culturelles des jeunes, voire des très jeunes, et une incompréhension de la façon dont ils consomment ces contenus. Cela est dû au fait, d'abord, qu'ils utilisent presque exclusivement leur mobile, et non plus l'écran partagé familial, et, ensuite, qu'ils fréquentent des plateformes qui ont leurs propres références, leur propre culture. J'ai le sentiment de voir apparaître ainsi un schisme culturel entre générations, voire à l'intérieur d'une même génération. Une plateforme comme TikTok, prisée des 14-16 ans, sera jugée complètement nulle par les 16-18 ans... Ils n'ont pas les mêmes références, la même culture, si bien qu'ils n'arriveront peut-être pas à se comprendre. J'ignore ce que cette sédimentation, ce cloisonnement hermétique entre générations peut donner à moyen et long terme, mais il est évidemment favorable aux personnes qui voudraient faire de la propagande sur ces plateformes. Peut-être existe-t-il, aujourd'hui, un équivalent de la « quenelle » sur TikTok, par exemple. Je ne suis pas en mesure de le savoir, et les parents non plus. Or, la fabrique de l'opinion de demain passera par ces plateformes, par ces réseaux sociaux.

En ce qui concerne la loi sur les fake news, la position allemande me semble porteuse. Les plateformes sociales doivent être responsabilisées. Elles ont une responsabilité flagrante car ce sont elles qui apportent l'information devant les yeux des gens, qui en sont, qu'on le veuille ou non, les organisatrices et les éditrices. Leur responsabilité est donc flagrante. À cet égard, je crois que les sanctions financières sont, pour toute entreprise, dissuasives. Les Allemands utilisent donc, selon moi, le bon levier d'action.

En ce qui concerne la mesure de l'adhésion des jeunes à ces idées, il m'est difficile de vous donner des chiffres. L'audience d'un site comme jeuxvidéo.com est assez marginale, mais la première industrie culturelle est devenue celle des jeux vidéo. De fait, ceux-ci sont une modalité culturelle majeure de la structuration des jeunes. Si l'extrême droite est le seul mouvement politique à se placer et à placer certains de ses pions dans cet espace, on se retrouvera, dans quelques années, avec des gens dont la posture politique nous surprendra. C'est déjà le cas aujourd'hui, du reste. On commence en effet à voir apparaître des profils idéologiques monstrueux, sans cohérence, mélangeant des valeurs d'extrême droite et des valeurs qui ne sont pas traditionnellement liées à cette famille de pensée. Je pense, par exemple, à des personnes qui sont favorables à la consommation de cannabis et opposées au mariage homosexuel. De tels mélanges ne sont pas forcément clairement identifiables pour nous, mais ils existent et leur maturation s'est faite dans cette soupe primitive à laquelle nous n'avons malheureusement pas tellement accès.

Quant aux Gilets jaunes, ils ont adopté certains des codes que j'évoquais : ils utilisent des mèmes, par exemple. Puisqu'il s'agit d'un espace ouvert, l'extrême droite y est présente, comme d'autres mouvances idéologiques qui cherchent à s'y exprimer. Dès lors que cet espace est décentralisé et que les contributions y sont « anonymes », je ne peux pas en déduire que le mouvement a été phagocyté par l'extrême droite ; ce n'est pas du tout le cas. En tout cas, les codes et les outils utilisés par les Gilets jaunes – constitution de groupes, utilisation de Facebook, plateforme sociale décentralisée – avaient déjà été utilisés par d'autres avant eux ; ils les ont simplement mis en place et exploités à leur avantage. Pour moi, les Gilets jaunes ne sont pas une surprise à cet égard, puisqu'ils utilisent des codes qui ont fait leurs preuves auparavant. Encore une fois, si l'extrême droite est présente, l'extrême gauche l'est également, ainsi que d'autres mouvances politiques.

Par ailleurs, l'éducation à l'image, aux médias, est évidemment le nerf de la guerre, notamment pour les générations qui arrivent. Il faut faire en sorte qu'avant de sauter dans cette jungle informationnelle, dans cet espace dérégulé de l'information, les jeunes comprennent que cet écosystème est complexe, qu'il distord la réalité, que tout dépend de ce que l'on va y chercher et des personnes qu'on va y suivre, que ce qui est partagé avec soi l'est par des personnes qui nous ressemblent, que l'on s'y enferme dans des bulles informationnelles semblables à des chambres d'écho et que les algorithmes accentuent, non pas ce qui est vrai, mais ce qui est choquant, ce qui est clivant. Bref, il faut que les jeunes générations reçoivent une véritable formation qui leur donne les outils nécessaires pour ne pas succomber aux propagandes qui leur sont proposées dans ce marché numérique naissant.

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Je vous remercie pour vos réponses très intéressantes et très éclairantes. Il est vrai que, comme vous l'avez dit, chaque génération a ses codes et que ceux de l'ultradroite, tels que nous les connaissons, sont peut-être en train de muter. Je retiens également de vos propos qu'il est nécessaire de responsabiliser les plateformes de réseaux sociaux, le cas échéant en prévoyant des sanctions financières plus importantes pour ceux qui ne jouent pas le jeu. Nous avons appris, par exemple, ce matin, que certains réseaux sociaux traînaient les pieds pour retirer des contenus en rapport avec l'incitation à la haine raciale. Il y a donc des actions à mener dans ce domaine.

La séance est levée à 15 heures 20.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Régis Juanico, M. Adrien Morenas, Mme Muriel Ressiguier, Mme Valérie Thomas

Excusé. - M. Jean-Louis Touraine