La réunion

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La séance est ouverte à dix-sept heures.

Présidence de M. Patrick Hetzel, président.

La commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements auditionne M. Jules Ravel, street journaliste.

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Mes chers collègues, nous continuons notre après-midi en accueillant M. Jules Ravel, journaliste ou, selon la dénomination moderne, street journaliste. Nous évoquerons avec lui les violences commises en marge des manifestations et leur impact sur la liberté de la presse. Vous êtes le bienvenu devant cette commission d'enquête. Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu'il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos réponses écrites.

Je dois préciser que nous avions initialement prévu que cette audition se tienne en format table-ronde, et que deux autres journalistes avaient été conviés à y prendre part. L'un d'entre eux n'a jamais donné signe de vie malgré de nombreuses relances par voie électronique et par le biais d'un média avec lequel il collabore. L'autre, qui a pourtant passé tout un week-end, il y a une dizaine de jours, à déplorer à la télévision et dans les journaux la gestion des manifestations et l'impact du maintien de l'ordre sur la démocratie, n'a pas jugé que porter cette conviction devant le Parlement justifiait le sacrifice d'une demi-journée de vacances. J'en ai pris acte dès lors que M. Ravel avait confirmé sa présence et qu'il pourrait répondre aux questions que se pose la commission d'enquête. Mais le moins que l'on puisse dire est que ces comportements interrogent.

Quoi qu'il en soit, M. Ravel est bien là et je l'en remercie d'autant plus. Il me revient d'ouvrir les débats. Je le ferai en vous soumettant les deux premières questions, à caractère général, qui permettront d'engager la discussion. En premier lieu, nous avons auditionné hier les représentants des chaînes d'information en continu. Tous ont fait le récit d'une couverture des manifestations nettement plus risquée, nettement plus soumise aux risques d'agression physique, depuis l'épisode des gilets jaunes. Est-ce un constat que vous partagez ? Avez-vous subi des violences dans l'exercice de votre métier et, si oui, quels en étaient les auteurs ?

En second lieu, comment décririez-vous vos relations avec les manifestants et avec les forces de sécurité ? Prenez-vous contact avant la manifestation pour vous identifier ? Avez-vous ressenti les effets du nouveau schéma national de maintien de l'ordre dans l'exercice de votre travail ?

Avant de vous donner la parole et en application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jules Ravel prête serment.)

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Jules Ravel, street journaliste

Je voudrais d'abord préciser que je suis un simple spectateur des faits intervenant sur la voie publique et que tout ce que je dirai aujourd'hui n'engage que moi. Le passé, le ressenti et l'expérience des journalistes de terrain sont vraiment propres à chacun.

J'ai 32 ans et je suis street reporter depuis 2019. J'ai eu la chance de couvrir des conflits et des mouvements sociaux à travers le monde, à Hong Kong, en Colombie, en Catalogne, en Ukraine. J'ai aussi exercé en France où j'ai couvert la mobilisation des gilets jaunes, les manifestations contre la loi du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés ou encore celles contre les bassines de Sainte-Soline. Je tiens à préciser que je n'ai pas suivi d'école de journalisme ou audiovisuelle. Je suis autodidacte et je me suis formé en m'inspirant du travail des autres reporters sur le terrain.

Comme beaucoup, c'est par conviction démocratique et par attachement à la liberté d'expression que, lors du mouvement des gilets jaunes, j'ai saisi mon téléphone et j'ai commencé à filmer une simple manifestation à Montpellier en septembre 2019. Dans un monde où l'information est omniprésente, il est essentiel de garantir une pluralité de points de vue, surtout à l'heure où la concentration des médias est de mise. Les street journalistes incarnent des valeurs fondamentales de transparence et d'intégrité en se détachant des influences politiques, économiques et idéologiques. Ces journalistes indépendants s'efforcent de livrer une information objective et équilibrée. Ils mettent un point d'honneur à rester fidèles à leur mission première, servir l'intérêt général en rapportant des faits sans déformer et sans spéculer. Les reporters indépendants jouent aussi un rôle crucial dans notre société démocratique en exposant les abus, en donnant une voix aux sans-voix, en stimulant le débat public. Ils remplissent une fonction de contre-pouvoir, de gardien de la démocratie et de la liberté d'expression.

Cette contribution est d'ailleurs reconnue par le schéma national du maintien de l'ordre. Je voudrais citer le point 2.2 en page 16 : « La présence des journalistes lors des manifestations revêt une importance primordiale. Elle permet de rendre compte des opinions et revendications des manifestants et de la manière dont elles sont exprimées, ainsi que de l'intervention des autorités publiques et des forces de l'ordre. Il est donc impératif de protéger le droit d'informer, pilier, comme le respect de l'ordre public, de notre démocratie. À cet égard, la sécurité physique des journalistes doit être garantie ».

En dépit de cet engagement, je constate avec regrets que la France est en vingt-quatrième position dans le classement mondial de la liberté de la presse. Permettez-moi, à cet égard, de citer un extrait du rapport de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse en France à propos du maintien de l'ordre : « En dépit de l'adoption d'un nouveau schéma national du maintien de l'ordre plus respectueux de la liberté de la presse, les reporters vont continuer à faire l'objet de violences policières, en plus des agressions de la part des manifestants ». À l'appui de ce constat, je ne prendrai qu'un exemple parmi d'autres : celui de la journaliste récemment étranglée à Marseille par un membre des compagnies républicaines de sécurité à la vue de sa carte de presse.

Ainsi, en dépit des engagements pris dans le schéma national du maintien de l'ordre, les journalistes et les reporters sont régulièrement confrontés, lors des manifestations en France, à d'importantes difficultés pour accomplir leur mission dans les meilleures conditions. Je ne compte plus le nombre de fois où, avec mes confrères, nous nous sommes trouvés en difficulté face aux policiers lors de manifestations. C'est un point qui me tient à cœur et j'espère pouvoir en discuter avec vous.

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Ma première question peut recevoir une réponse immédiate. Avez-vous votre carte de presse ?

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Jules Ravel, street journaliste

Non.

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Comment fonctionne l'attribution de la carte de presse aux journalistes indépendants ? Je pense qu'il important d'avoir cette information, puisque cet élément permet d'entrer dans le cadre du schéma national de maintien de l'ordre. C'est à ce titre que l'on est reconnu comme journaliste, que l'on est en capacité de se munir des éléments de protection et d'identification prévus.

L'intérêt de vous rencontrer est de connaître plus précisément les conditions d'exercice de la liberté de la presse sur le terrain, ainsi que le dit d'ailleurs Reporters sans frontières, entre les forces de l'ordre d'un côté et les manifestants de l'autre. J'ajoute une troisième catégorie : ceux qui sont dans les manifestations, autorisées ou pas, pour en découdre.

Le deuxième point qui nous intéresse s'attache à vos observations. Hier, nous avons entendu des remarques de journalistes qui ont insisté sur les agressions dont ils font l'objet par deux catégories de profils : les individus violents pour qui les manifestations ne sont qu'un prétexte à la violence, et les manifestants qui viennent bien manifester mais qui s'en prennent aux journalistes en les considérant, d'une certaine façon, comme les représentants de l'institution ou les porte-paroles de l'État. Partagez-vous ce constat ? Pouvez-vous nous préciser la situation sur le terrain, le déroulement des manifestations, l'origine des violences ?

Un autre point me semble important. Il y a des catégories de profils qui recherchent la médiatisation. Bien sûr, tout manifestant espère que le défilé attirera du monde, que la manifestation sera relayée par les médias. Mais certaines personnes veulent donner à voir des actes violents. Sur cet aspect, quel est votre regard ? C'est-une espèce de serpent qui se mord la queue : des personnes viennent agir violemment, bénéficient d'une médiatisation à juste titre au nom de la transparence et de la meilleure connaissance des faits, et s'appuient donc sur cette transparence pour entretenir l'idée d'une déstabilisation.

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Jules Ravel, street journaliste

S'agissant de la carte de presse, elle n'est pas obligatoire en France. Il est difficile, pour des pigistes occasionnels ou pour des reporters indépendants, d'y avoir accès parce qu'elle demande une ancienneté ou un certain niveau salarial. Cet aspect est précisé dans le point 2.2.1 du schéma national du maintien de l'ordre, qui indique qu'il existe toutefois d'autres moyens d'identification à disposition des journalistes et de leurs accompagnants, techniciens ou agents de sécurité. Ils peuvent présenter, depuis le 1er janvier 2022, une attestation normalisée d'identification fournie par l'employeur ou par le commanditaire, ou bien un ordre de mission.

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Lorsque vous intervenez sur le terrain, vous êtes donc commandité. S'agit-il d'une prestation de service ? Quel est le fonctionnement ?

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Jules Ravel, street journaliste

Tout dépend de la demande des médias. Généralement, ils nous contactent après la publication des vidéos. Je gère moi-même une société et elle m'adresse des ordres de mission pour intervenir sur le terrain.

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Je rappelle à nos collègues que les chaînes d'information continue s'alimentent du travail des journalistes indépendants et des street journalistes. Elles choisissent les images pour apporter un contre-éclairage au travail de leurs propres équipes sur place.

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Jules Ravel, street journaliste

Oui, souvent les journalistes des chaînes d'information continue n'ont pas accès à tous les lieux à cause du rejet de certains manifestants. C'est la raison pour laquelle ces chaînes se tournent vers les street journalistes, les journalistes indépendants et même les amateurs afin d'utiliser leurs images.

Les conditions de travail sont plutôt bonnes lorsque les manifestations sont calmes. Quand la situation devient houleuse, des journalistes sont éjectés des cortèges de tête, ceux qui se forment hors représentation syndicale. Ces journalistes sont issus des chaînes d'information continue ou classés à droite et à l'extrême-droite.

Personnellement, je ne rencontre pas de vrais problèmes avec les manifestants. Lorsque la situation se tend, tout devient un peu plus compliqué. Les journalistes ont besoin d'équipement de protection individuelle pour travailler dans des conditions sereines. Les street reporters ou journalistes indépendants, qui n'ont pas de carte de presse mais qui présentent un ordre de mission ou toute autre attestation, peuvent ne pas être reconnus par les forces de l'ordre et voir confisquer leur matériel – casque, masque à gaz, gants. Il est alors plus difficile de travailler dans des conditions sereines. Je me souviens d'une manifestation entre Châtelet et République au cours de laquelle j'ai été arrêté pendant une heure. On m'a emmené dans un commissariat et on m'a confisqué mon matériel, puis j'ai été relâché après sans aucune poursuite. Je suis retourné à la manifestation sans mes équipements, conservés sous clef dans les locaux de la police.

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Pensez-vous que votre arrestation a été la conséquence de l'absence de carte de presse, d'une attestation ou d'un ordre de mission ? Ou bien, était-ce par principe ?

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Jules Ravel, street journaliste

Le contexte était délicat. Les journalistes se trouvaient au centre de la contestation contre la loi du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés. Y avait-il une défiance prononcée envers eux de ce fait ? Je me souviens que les forces de l'ordre contrôlaient nos pièces d'identité et interrogeaient le fichier pour prendre connaissance de nos antécédents éventuels. Il peut aussi y avoir aussi une méconnaissance de la part des forces de l'ordre sur l'ordre de mission, l'attestation ou la carte de presse, qui peut ne pas être française et qui n'est pas délivrée facilement, raison pour laquelle elle n'est pas obligatoire.

Vous avez indiqué que les chaînes d'information étaient, à tort ou à raison, une sorte de porte-parole du gouvernement.

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Ce sont des manifestants qui prétendent cela, pas moi !

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Jules Ravel, street journaliste

C'est effectivement un point de vue que l'on rencontre. Si moi-même je me suis retrouvé à filmer les manifestations avec mon téléphone, c'est peut-être parce que beaucoup de gens ne se reconnaissent pas dans les propos diffusés sur les chaînes de télévision. Ils estiment qu'on ne leur donne pas suffisamment la parole. Ce ressenti explique la défiance envers les médias et les chaînes d'information en continu.

Je pense que leurs représentants en ont mieux parlé que moi hier. Lors de l'épisode des gilets jaunes, les nombreux manifestants blessés n'ont pas été rapidement portés au débat public. C'est la raison pour laquelle des gens ont commencé à filmer par leurs propres moyens, énervés contre les chaînes d'information en continu.

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L'une de mes questions portait sur la recherche de l'attention des médias pour montrer l'action violente et la faire connaître. On se rend dans une manifestation pour agir avec brutalité et on filme les violences pour créer une espèce de bulle médiatique. Nous avons parfois le sentiment que les médias nourrissent les violences en montrant ce qui a été cassé. C'est une stratégie d'auto-alimentation.

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Jules Ravel, street journaliste

Quand les journalistes de ces grands médias sont éjectés du cortège de tête, on entend des propos consistant à dire : « Arrêtez votre propagande, arrête de filmer la moindre vitrine brisée et donnez-nous la parole. » Comme vous le dites, cela donne l'impression du serpent qui se mord la queue. Apaise-t-on la situation en montrant seulement la violence ? Des individus cassent pour, peut-être, exprimer une revendication. Comme on ne leur donne pas la parole, ils cassent. Par exemple, le thème de l'anticapitalisme a été très peu abordé à la télévision. Je suppose que ces individus se retrouvent à s'exprimer, à avoir recours à ce qu'on appelle la propagande par le fait parce que leur expression dans les médias traditionnels est limitée.

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Vous avez indiqué avoir été présent à Sainte-Soline. Comment avez-vous abordé votre mission sur place ? Qu'avez-vous réussi à démontrer dans votre reportage ? Comment avez-vous vécu la manifestation sur le terrain ? L'une de vos collègues, interrogée hier, nous a décrit son point de vue du côté des forces de l'ordre. Comment avez-vous pu accomplir votre travail sur place malgré l'opposition frontale entre la gendarmerie et certains manifestants violents ?

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Jules Ravel, street journaliste

Je me suis rendu à Sainte-Soline parce que j'avais déjà assisté à la première mobilisation médiatique. Pour moi, c'était une continuité.

Les journalistes indépendants n'ont pas pu passer par la voie officielle consistant à se présenter aux forces de l'ordre et à leur expliquer leur travail de couverture. Une nouvelle fois, cette impossibilité s'explique par l'absence de la carte de presse. J'ai assisté à la manifestation avec mon équipement de protection, qui s'est révélé insuffisant en m'obligeant à prendre des risques, et qui peut poser souci en cas de contrôle routier. Or, se rendre à Sainte-Soline sans matériel de protection, c'était véritablement se mettre en danger de mort.

Sur place, les choses se sont plutôt bien passées, mais je n'avais rien vécu de tel auparavant en dépit de mon expérience à l'étranger. Les gens entendaient les grenades exploser autour d'eux toutes les secondes. C'était Verdun. J'étais un peu à l'arrière et je voyais de gros affrontements en première ligne. Je me suis approché en me disant que c'était mon devoir. Nous devions être deux ou trois reporters indépendants. C'était dangereux, nous étions pratiquement dans des conditions de guerre. Jamais, jamais, je n'avais vu ça.

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Quel angle avez-vous voulu donner à votre reportage ?

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Jules Ravel, street journaliste

Les vidéos que je poste sur les réseaux sociaux lors des manifestations classiques en milieu urbain sont généralement légendées et commentées. À Sainte-Soline, mes images sont restées plus ou moins brutes, à même de laisser chacun se forger son opinion. Certains commentaires disaient que la police était excessivement violente. D'autres commentaires considéraient que les manifestants se comportaient comme des terroristes. Mon reportage ne s'accompagne d'aucun texte. Le contexte des bassines était médiatiquement posé et les spectateurs ont reçu ces images brutes.

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Je vous ai écouté avec beaucoup d'attention. Je me permets de reprendre vos propos pour illustrer mes questions et avoir quelques éclaircissements. Vous dites que votre mission de reporter de rue, en bon français, se détourne des influences politiques. C'est ce que vous avez dit. Or, dans votre propos, vous parlez de violences policières. Ce faisant, vous faites déjà de la politique puisque vous reprenez les arguments, les formules de l'extrême-gauche qui s'en prend régulièrement à la police et à une prétendue violence systémique.

Vous nous confirmez que les journalistes des médias traditionnels n'ont pas accès à certaines manifestations ou, en tout cas, sont violentés et agressés dans certaines manifestations. Mais pas vous ! Dois-je comprendre que les manifestants, les militants violents de ces manifestations vous laissent y entrer du fait d'une proximité idéologique, politique ? Voient-ils en vous un allié objectif qui va servir leur cause ?

Ensuite, vous dites être le détenteur, le pourvoyeur d'une information objective et équilibrée. Il faudra revoir la définition d'une information objective et équilibrée. J'ai regardé ce que vous faites et, à chaque fois, le prisme et l'angle sont les mêmes. Vous visez systématiquement les forces de l'ordre. Votre caméra est toujours braquée dans leur direction et, à aucun moment, vous ne relayez les violences qui peuvent se produire de la part d'éléments d'extrême-gauche, de black blocs ou d'écologistes radicaux.

Je reprends aussi vos interventions sur Twitter, quelques tweets du 1er mai 2023, qui montrent là aussi une volonté claire d'aller dans un certain sens politique. Vous écrivez : « Les rues de la capitale sont inondées de policiers afin de prévenir tout rassemblement spontané ». Nous voyons et nous devinons le pacifisme submergé de policiers comme si c'était extrêmement mal. « Un groupe de manifestants ayant participé à une manifestation spontanée est actuellement nassé aux abords de Strasbourg-Saint-Denis ». Nous sentons bien l'oppression de ces manifestants. Je cite un troisième tweet : « À peine le cortège parti, les gendarmes chargent la tête de la manifestation ». C'est toujours la volonté de s'en prendre à la police. À aucun moment, que ce soit à Sainte-Soline ou lors des manifestations sur la réforme des retraites, vous ne désignez ou vous ne relayez les violences des manifestants et des éléments radicaux. Pourquoi ? Considérez-vous que seule la police est violente ?

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Jules Ravel, street journaliste

Je vais essayer de répondre point par point. Vous dites que le terme de « violences policières » appartient à l'extrême-gauche. Sauf erreur de ma part, il est cité par Reporters sans frontières. Chacun prend ce terme comme il le veut, qu'il soit utilisé par l'extrême-gauche, le centre ou la droite. Ce n'est pas mon problème.

Vous parlez de proximité idéologique servant leurs causes, ce qui me permettrait d'être accepté dans ces cortèges. S'ils pensent que mes propos, mes vidéos et mon travail épousent une certaine proximité, c'est leur ressenti. Un jour, ils décideront peut-être de me sortir du cortège. Je n'ai aucune proximité avec des groupes politiques ou des individus dans les manifestations, je n'ai aucune proximité marquée avec des militants des black blocs, si c'est ce que vous voulez insinuer.

Vous dites que je vise uniquement les forces de l'ordre avec ma caméra. D'autres médias sont sur place, avec beaucoup plus d'influence que moi, et ils filment beaucoup d'autres choses. J'essaye, dans ma façon de travailler, de combler peut-être ce manque d'information. Les grands médias filment la casse, interrogent des personnes, évoquent les violences envers les forces de l'ordre. Si l'on assemble les informations issues de différentes sources, il me semble plus facile d'avoir un avis sur le déroulement d'une manifestation et donc de multiplier les points de vue.

Vous mentionnez mes tweets. Les manifestants nassés à Strasbourg-Saint-Denis, c'était un fait. Cela a duré plus de trois heures. S'agissant des « rues inondées de policiers », ce sont mes propos en effet. Si on les ignore, la vidéo brute reste disponible et les gens en font ce qu'ils en veulent. Certains ont peut-être considéré qu'il n'y avait pas assez de policiers. Pour moi, c'était un peu trop.

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Je reviens sur la question de vos conditions d'exercice. Je n'aurai pas la prétention de remettre en cause votre ligne éditoriale. Vous avez décrit une relation avec les forces de sécurité intérieure basée sur une sorte de sacralisation de la carte de presse. Éprouvez-vous ces difficultés à chaque manifestation ? S'agit-il uniquement des manifestations dont on peut prévoir qu'elles seront plus tendues que d'autres ou est-ce à la suite de rassemblements particulièrement agités ?

Vous nous avez indiqué avoir été, à l'occasion d'une manifestation sur la loi du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés, arrêté et emmené en commissariat, puis relâché au bout d'une heure. Vous a-t-on notifié une garde à vue et les motifs de rétention de vos équipements de protection individuelle ?

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Jules Ravel, street journaliste

Vous avez parlé de sacralisation de la carte de presse et je pense, effectivement, qu'elle existe un peu. Je ne rencontre pas de problème à chaque manifestation. C'est lorsque le contexte social, médiatique et politique est vraiment tendu que les fouilles sont plus fréquentes, mais nous ne sommes pas les seuls visés. C'est aussi valable pour les manifestants. C'est dans de tels contextes que notre matériel est confisqué. Cela m'est arrivé une seule fois, par chance.

Des consignes sont-elles données envers les journalistes indépendants ? Je ne le sais pas. Par contre, je veux vraiment insister sur le fait que la confiscation des équipements de protection individuelle place les gens en situation de danger. Ce serait comme demander à un agent des forces de l'ordre d'intervenir sans son casque.

Lors de la manifestation relative à la loi du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés, je n'ai pas été placé en garde à vue. Cela ne m'a pas été notifié. Avec un collègue photographe, nous avons été menottés, installés dans une voiture de police et amenés au commissariat. On m'a confisqué mon matériel de protection, c'est-à-dire mon casque, mon masque à gaz et mes gants. On m'a remis un document indiquant qu'ils avaient été pris et je suis revenu les chercher quelques jours après.

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On ne vous a donc pas notifié de garde à vue. Vous avez été arrêté et entravé avec des menottes. On a porté atteinte à votre liberté de circuler pendant au moins une heure. On ne vous a rien notifié d'autre. Avez-vous vécu cela comme une violence ?

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Jules Ravel, street journaliste

Je suis assez pragmatique. Je me dis que se faire confisquer son matériel ou recevoir des coups de part et d'autre en manifestation fait partie des risques en France. Je n'ai pas vécu cette situation comme une violence. C'est simplement ennuyeux pour la suite. Quelqu'un m'avait dépanné d'un masque chirurgical, mais j'avais la tête à découvert.

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Qu'est-ce qui vous distingue physiquement des autres personnes dans les manifestations, d'autant plus si vous n'êtes pas titulaire de la carte de presse ? Qu'est-ce qui permet de vous reconnaître comme journaliste ? Vous allez peut-être me répondre que c'est le matériel qui vous sépare des autres manifestants et des autres journalistes, en tout cas ceux en possession de la carte de presse.

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Jules Ravel, street journaliste

Ce jour-là, j'avais un ordre de mission. C'est pour cela que je pointe du doigt cette méconnaissance de la part des agents du maintien de l'ordre sur le fait que la carte de presse n'est pas obligatoire. Il existe d'autres moyens de justifier sa présence en tant que journaliste lors d'une manifestation. Pour ma part, j'insiste toujours sur la sécurité. J'appose sur mon casque des autocollants « Presse ». Je porte un brassard orange « Presse ». Mon sac à dos laisse aussi voir une inscription de même nature.

Dans le feu de l'action, les détenteurs de la carte de presse la produisent seulement lorsque les policiers la demandent. Elle n'est pas visible de loin. S'agissant du matériel, avec l'évolution des technologies, même les grandes chaînes de télévision travaillent fréquemment avec de simples téléphones. Nous ne parlons plus de grosses caméras.

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Je veux dire à Monsieur Odoul que je ne suis jamais choqué quand un député qualifie la ligne éditoriale d'un journaliste indépendant ou pas. Je pense que c'est même un droit que l'on peut accorder à un ministre.

Lorsque vous avez été emmené au commissariat, le contrôle d'identité a-t-il été décidé sur place ou bien l'a-t-il été éventuellement en amont ? Je vais quand même regarder, en tant que rapporteur, lorsqu'il faudra restituer le sens de nos travaux, si vous étiez dans le cadre d'une garde à vue non notifiée ou d'une simple retenue pour vérification d'identité. Le régime juridique n'est pas tout à fait le même.

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Jules Ravel, street journaliste

Le contrôle d'identité a été effectué à la sortie d'une bouche de métro. Ma pièce d'identité et celle du photographe qui m'accompagnait ont été passées au fichier. On m'a mis de côté et on m'a dit de suivre les forces de l'ordre. Ils ont dit à mon collègue qu'il pouvait partir. Comme il était interloqué de me voir emmené, il a commencé à filmer avec son téléphone. Mais le policier lui a demandé de le ranger. Je pense donc que le contrôle d'identité avait été déjà été effectué à la sortie de la bouche de métro.

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Je tiens déjà à rassurer le rapporteur. Je ne suis pas choqué par les divergences de lignes éditoriales. C'est très bien qu'il y ait une liberté totale à ce niveau. Je relevais simplement qu'il y avait quand même une influence politique à employer certaines formules et à axer ses sujets selon certains points de vue. C'est une orientation politique, qui n'est en soi pas condamnable, mais qu'il convient de relever.

Vous nous avez dit tout à l'heure être un simple spectateur. En observant votre pratique et celle de vos confrères qui vont au contact, parfois en grande proximité, des forces de l'ordre quand elles exercent dans un contexte de dangerosité extrême, recevant des pierres et des tirs de mortier, on a le sentiment que vous cherchez les coups et les images qui vont ensuite être présentées comme de prétendues violences policières. N'y a-t-il pas un problème dans la façon dont vous exercez, dans cette recherche de la confrontation ? Les forces de l'ordre, quelquefois, ne voient pas la différence compte tenu de l'accoutrement qui est le même, quelquefois compte tenu des mots et des méthodes qui sont les mêmes entre les manifestants, les éléments violents et les reporters de rue.

Autre réflexion sur un propos que vous avez tenu tout à l'heure et qui m'a interpellé : vous avez dit vous sentir, vous et vos confrères, des gardiens de la démocratie. Vous dites qu'on ne donne pas la parole à certains, ce qui les pousse à casser. Est-ce la démocratie pour vous ? C'est particulier de justifier certaines violences dès lors que les personnes n'auraient pas la parole.

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Jules Ravel, street journaliste

Vous parlez de journalistes indépendants qui chercheraient une confrontation avec la police pour obtenir un scoop. J'évoquerai de mon cas personnel. J'ai été bousculé deux fois. Je suis tombé au sol. Je ne m'en suis jamais plaint. C'était de ma faute. J'étais mal placé, j'étais au mauvais endroit. Ma ligne de conduite, quand je fais une erreur, est de me relever et de reprendre mon travail. Je ne vais pas monter toute une histoire. Certains montent peut-être en épingle les coups reçus. Je ne sais pas. Je pense qu'informer est beaucoup plus utile que se plaindre.

Ensuite, je suppose que des personnes cassent parce qu'elles ne sentent pas entendues. Peut-être ont-elles suivi le processus démocratique de vote, de pétition, de mobilisation syndicale, de manifestation avant de recourir à d'autres moyens. Ce ne sont que des suppositions.

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Je vous remercie de cette discussion. Nous demeurerons en contact et nous attendons vos réponses écrites. Je suspends la séance pour quelques minutes.

La commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements auditionne ensuite M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces (DACG), ministère de la justice.

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Mes chers collègues, nous concluons l'après-midi en accueillant M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice. Vous êtes accompagné par Mme Ariane Mallier, magistrate et adjointe à la cheffe du bureau de la politique pénale générale.

Je vous remercie de votre présence. Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu'il contient ne pourront être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos réponses écrites ainsi que toute information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d'enquête.

Nous étudions les violences commises en marge des manifestations au cours du printemps, à la fois dans leur volet urbain avec des motivations sociales et dans leur dimension rurale à côté de revendications écologistes. Nous cherchons à mieux connaître le profil des auteurs de ces violences, mais aussi la réaction des différentes institutions publiques. Le rôle de l'autorité judiciaire est ici fondamental et nous comptons sur vous pour mieux l'appréhender.

Il me revient d'ouvrir les débats. Je le ferai en vous soumettant les deux premières séries de questions, à caractère général, qui permettront d'engager la discussion.

En premier lieu, le droit des infractions liées aux manifestations a beaucoup évolué au cours des cinq à dix dernières années. Rétrospectivement, quel regard jetez-vous sur cette évolution ? Y a-t-il des dispositions dont les statistiques d'activité des juridictions montrent qu'elles ne sont pas appliquées dans les faits, par exemple l'interdiction de dissimulation du visage ou la peine complémentaire d'interdiction de manifester ? En ce qui concerne les violences commises sur des membres des forces de l'ordre, les peines encourues ont été fortement durcies par la loi du 24 janvier 2022 ; cette rigueur nouvelle s'est-elle traduite dans les peines effectivement prononcées ?

En second lieu, le nombre des interpellations, des placements en garde à vue et des classements sans suite a été présenté, y compris par des autorités publiques indépendantes, comme le symptôme d'un détournement du droit pénal à des fins de maintien de l'ordre. Il y a quelques années, une note du parquet de Paris avait suscité des interrogations. Comment la direction des affaires criminelles et des grâces reçoit-elle ces interrogations ? Considérez-vous que des garde-fous suffisants existent ?

En application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58 1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Olivier Christen prête serment.)

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Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces

En préambule, je tiens à rappeler à quel point le ministère de la justice est évidemment investi dans cette problématique de prévention et de lutte contre les violences commises à l'occasion des manifestations. D'une part, sur le plan fondamental, le rôle du ministère de la justice est de protéger les libertés publiques. D'autre part, du fait des troubles causés par les manifestations, on observe plusieurs atteintes aux libertés publiques. La première est l'atteinte à la liberté même de manifester, puisque les conséquences directes de la multiplication de ces troubles furent la création de dispositifs susceptibles de dissuader les citoyens de prendre part aux manifestations. Ajoutons à cela les atteintes à la sûreté, les dégradations de biens et les atteintes à la protection des personnes, notamment les violences commises contre les forces de l'ordre.

Fort de cela, le ministère de la justice a eu l'occasion d'investir le sujet à travers un nombre important de dépêches et de circulaires. Elles ont été diffusées lors de différentes séquences de troubles lourds et accompagnées d'un certain nombre de retours d'expérience de la part des juridictions concernées par le traitement des procédures ouvertes à la suite de ces manifestations, procédures à l'encontre des personnes commettant les violences ou suite à des violences illégitimes reprochées aux services d'ordre. Ces retours d'expérience ont été le fait des principales juridictions concernées : Paris bien sûr, mais aussi par exemple Bordeaux. Nous attendons que d'autres ressorts, jusqu'à présent moins impactés par ce type de problématiques, soient désormais associés aux travaux que nous conduirons.

L'arsenal déployé nous paraît aujourd'hui globalement complet. Les dernières modifications sont intervenues dans la loi du 10 avril 2019. Elles faisaient notamment référence aux difficultés rencontrées dans le choix des meilleures infractions à retenir, entre le groupement afin de commettre des violences et l'attroupement. Cette dernière infraction n'était guère retenue en pratique puisque la jurisprudence considérait qu'il s'agissait d'un délit de nature politique ne pouvant donner lieu à comparution immédiate. Désormais, cette infraction est retenue sans trop de difficultés par les parquets.

Vous évoquez la difficulté qui peut exister entre le niveau d'infraction et de répression prévu par le législateur et la réponse pénale appliquée par les juridictions. La réponse se veut complexe. Elle se situe à différentes étapes de la procédure.

Le premier point qui, parfois, étonne dans les commentaires que l'on peut lire est le résultat des procédures engagées. Pourquoi un certain nombre d'entre elles ne donne-t-il pas lieu à des suites procédurales, ou en tout cas pas forcément sous toutes les qualifications qu'on pensait initialement être retenues ? Ce n'est pas la résultante d'une difficulté du corpus normatif. Tout le problème réside dans le fait de constituer dès l'origine des dossiers de qualité qui permettent ensuite d'engager les poursuites de façon satisfaisante. C'est un travail engagé entre les parquets, les services de la préfecture et de police, dans le cadre des réunions préparatoires que l'on promeut depuis un certain nombre d'années. Le souhait est que les parquets aient une parfaite connaissance des dispositifs de prévention des troubles mis en place par les préfectures en termes de police administrative. Il convient d'insister à chaque fois sur la nécessité, à côté des forces d'intervention qui doivent prévenir ces troubles ou appréhender les auteurs des dégradations et des violences, d'avoir des effectifs en mesure de recueillir les éléments de preuve qui permettront de construire des procédures solides et d'engager les poursuites. Il faut aussi parler du niveau de la répression, en fonction des preuves réunies sur la gravité des faits commis.

Le deuxième point rejoint les questions abordées dans votre questionnaire sur le profil des personnes appréhendées. Le principe du code pénal est l'individualisation des peines. Parmi les éléments qui guident les juridictions dans la détermination des peines prononcées, il y a évidemment le profil des personnes prévenues. Je ne parle pas ici des individus directement impliqués dans des agressions, parfois d'une violence particulièrement lourde contre les forces de l'ordre, ou arrêtés en flagrant délit pour les dégradations les plus graves. La plupart des personnes interpellées le sont pour des dégradations en réunion d'une intensité pas forcément extrême, sur des vols et des infractions opportunistes ou sur des niveaux de violence qui ne sont pas les plus élevés du spectre. Dès lors, le profil des personnes présentées, par rapport à leurs éventuels antécédents ou à leur niveau d'insertion sociale, appelle évidemment des réponses différentes.

L'interdiction de manifester est rappelée dans toutes les dépêches et circulaires récentes, que ce soit à l'initiative de la direction des affaires criminelles des grâces ou, pour les dernières, sous la signature du ministre lui-même. Elles rappellent aux parquets l'intérêt de requérir cette peine. Nous vous communiquerons des statistiques précises sur le prononcé, mais la peine est régulièrement utilisée par les juridictions, à condition que ce soit compatible avec les circonstances de l'espèce. L'autorisation de manifester est une chose. Souvent, on l'associe avec l'interdiction de séjour selon l'origine géographique des personnes pour prévenir leur retour sur les lieux de l'infraction.

Vient ensuite la question des temps entre les interpellations et les gardes à vue. Je n'ai pas de statistiques sur les interpellations car elles ne sont pas tenues par le ministère de la justice. En revanche, nous avons des éléments sur le nombre de gardes à vue. Lorsqu'une personne est interpellée, elle est présentée à un officier de police judiciaire, qui décide ou non du placement en garde à vue. Cette phase n'est pas sous l'autorité du procureur. À partir de là, le procureur apprécie les suites à donner en fonction de la qualité des procédures et des éléments recueillis. Cette qualité repose sur la légalité externe, mais aussi sur les preuves réunies quant à la commission d'infraction. On peut avoir plusieurs grilles de lecture du même phénomène. Si les parquets considèrent parfois qu'un certain nombre de gardes à vue doivent être levées, ils jouent leur rôle. C'est plutôt un signe de bon fonctionnement de notre système de séparation des pouvoirs entre les services de police et l'autorité judiciaire, chacun exerçant la mission qui est la sienne.

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J'avais trois questions précises à vous poser. Premièrement, à l'issue des violences commises à l'occasion d'une manifestation, celle de Sainte-Soline je crois, le garde des Sceaux et le ministre de l'intérieur ont annoncé travailler à des dispositions réglementaires ou législatives nouvelles. Je crois qu'il était question notamment de l'interdiction de paraître. Des réflexions ont-elles été conduites sur ce point ?

Ensuite, comme nous en discutions tout à l'heure avec le président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, je reviens sur la qualité des procédures administratives, sur leur transmission aux autorités judiciaires et notamment sur le sujet très ancien, que personne n'a su régler jusqu'à présent, des notes blanches qui permettent d'alimenter les dossiers en vue d'une interpellation. Elles ne peuvent que rarement être utilisées dans la procédure judiciaire.

Enfin, comment interprétez-vous cette contre-circulaire adressée le 6 juin 2023 par le Syndicat de la magistrature aux plus hautes autorités judiciaires ? De mon point de vue, il y a une sorte de contre-projet de politique pénale ou d'instruction pénale, qui ne va pas dans le sens des instructions pénales délivrées par le garde des Sceaux.

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Pour compléter le propos du rapporteur, je souligne le caractère troublant de ce document qui reprend vraiment la forme d'une circulaire ministérielle. À la lecture, nous nous apercevons rapidement que c'est une contre-circulaire. De quelle manière votre direction juge-t-elle ce genre de choses puisque nous sommes ici dans un exercice très poussé de la liberté syndicale ?

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Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces

Sur le premier point, une réflexion a bien été engagée dans les deux ministères après les manifestations. Comme je le disais à l'instant, les retours d'expérience sont toujours analysés pour déterminer si le cadre normatif est adapté. En l'état, aucune proposition d'évolution ne s'est imposée avec évidence.

C'est surtout le traitement des éléments de désorganisation des manifestations qui a été relevé. Une part des troubles graves à l'ordre public correspond à la délinquance opportuniste, qui profite du trouble pour commettre des pillages de magasins en milieu urbain notamment. Je ne porte pas d'appréciation sur la légitimité de la protestation contre telle ou telle politique, mais le fait de piller un magasin dépasse le champ de la liberté d'expression. Ce qui a été noté lors de la préparation de Sainte-Soline et que l'on a parfois observé dans d'autres manifestations, ce sont des groupes plus ou moins structurés qui organisent la façon dont ils vont éventuellement entrer en conflit, en confrontation physique avec les forces de l'ordre. Cette démarche est évidemment constitutive d'une infraction. Notre préoccupation est de savoir comment les services de renseignement peuvent suffisamment nourrir les investigations, à l'instar de ce qui peut exister dans d'autres domaines, pour identifier les formes d'action visant à commettre des infractions. C'est d'autant plus important que ces groupes peuvent être assez mobiles, de type Sainte-Soline, et se déplacer en plusieurs endroits du territoire national. En amont, la question consiste à savoir comment on coordonne les investigations.

Nous conduisons ces réflexions en utilisant les moyens connus comme des groupes locaux de traitement de la délinquance, plutôt thématiques, qui réunissent sous l'autorité du procureur de la République les différents services d'investigation et de renseignement. Le but est de voir si des éléments sont de nature à être judiciarisés, c'est-à-dire transmis à l'autorité judiciaire pour alimenter des poursuites. Cela ne relève pas du normatif, mais de l'organisation et des travaux qui doivent se faire localement. Ensuite, les parquets peuvent se transmettre les informations reçues.

Je fais le lien avec ce que vous évoquiez au sujet des éléments recueillis dans un cadre administratif. Ce champ est plus complexe. Il rappelle la nécessité d'une qualité de renseignement et d'exploitation de renseignement particulièrement poussée. Les notes blanches sont très utilisées, mais de façon différente. Elles éclairent le contexte général dans lequel on se trouve. C'est utile pour la juridiction. Plusieurs circulaires ont rappelé l'importance de solliciter auprès des services de la sécurité publique l'établissement d'une note qui rappelle ce qui s'est passé, qui explique comment les groupes ont pu se mouvoir, qui identifie les infractions selon les lieux. La note générale de contexte relie l'ensemble des éléments qu'ont pu réunir les services de police à partir de renseignements administratifs. Elle est discutée devant le tribunal et la défense y a accès sans difficulté. Ces informations influent sur le niveau de répression que privilégie ensuite le tribunal. Ce n'est pas du tout la même chose de présenter un prévenu qui a volé une paire de chaussures avec ou sans la note de contexte général qui explique que toute la rue a été entièrement pillée, que le prévenu s'est donc inscrit dans un mouvement général de pillage. Ces notes sont plutôt utilisées. Nous encourageons leur versement en procédure.

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Pour la bonne compréhension de tous : vous parlez, non pas de notes blanches, mais de notes de contexte. La procureure de la République adjointe de Bordeaux, Mme Rachel Bray, nous a indiqué l'importance des notes de contexte dans la compréhension, par l'autorité judiciaire, de la situation dans laquelle une affaire doit être jugée.

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C'est tout à fait exact. Comme vous le savez, pour ce qui est des notes blanches, nous faisons face à une autre problématique de nature juridique.

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Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces

Ce que j'appelle une note blanche comporte en effet un en-tête. Il ne s'agit pas d'une note blanche au sens des services de renseignement, mais d'une note qui explique le contexte. Le fondement de la rédaction est le même. On explique ce qui s'est passé à partir d'un ensemble d'éléments au sujet desquels les services qui les réunissent sont d'accord pour qu'elles soient rendues publiques.

S'agissant de votre troisième question, je n'ai pas beaucoup d'observations à faire. Ce n'est pas la première fois que ce syndicat diffuse des contre-circulaires.

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Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces

De mémoire de magistrat, l'exercice n'est pas inédit. Après, c'est une expression syndicale. Il n'y a pas d'ambiguïté. Le document reprend la forme qu'utilise le ministère lorsqu'il adresse ses circulaires. Ce n'était pas une fausse circulaire. Ce n'était pas un document qui pouvait prêter à confusion sur son origine ou son contenu. Je n'ai rien de particulier à dire.

Un sujet aurait pu apparaître si le document avait été diffusé sous un mode qui pouvait laisser penser que c'était moi qui donnais une directive autre. Ce n'était pas le cas ici. Le même syndicat avait déjà utilisé une telle méthode pour contester les instructions générales données par le ministère de la justice auparavant.

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Monsieur le directeur, si je peux me permettre, contester une orientation jugée politique ou des instructions pénales, faire son travail syndical, c'est une chose. J'ai rarement vu des syndicats de l'éducation nationale adresser des circulaires sous forme de « quasi faux » de la rectrice ou du ministère pour délivrer des contre-ordres. Cette situation est quand même très surprenante. Y a-t-il eu, à votre connaissance, un effet de cette contre-circulaire ?

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Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces

Je n'en ai pas l'impression. Je pense que les deux circulaires diffusées par le garde des Sceaux, notamment dans le cadre des violences urbaines les plus récentes, ont été plutôt suivies d'effets. Nous avons vu la mobilisation très forte de l'ensemble des juridictions de France il y a une quinzaine de jours, qui ont mobilisé à la fois leur permanence et les pouvoirs de contrôle sur les gardes à vue. Elles ont respecté pleinement les instructions générales données, consistant à apporter une réponse pénale préférentiellement par déferrement. Je suppose que le niveau des réquisitions a correspondu aux instructions données par le garde des Sceaux. Ensuite, les juridictions ont jugé comme elles le devaient.

Lorsque les parquets reçoivent les procédures qui émanent des services d'investigation, ils sont habitués à contrôler la qualité des procédures. En général, ils engagent des poursuites après avoir estimé les charges réunies. Un appel à la vigilance sur ce point relève essentiellement de la communication. Le rôle de l'autorité judiciaire est principalement la protection des libertés individuelles : évidemment de protection par rapport à des personnes qui n'auraient pas lieu d'avoir été arrêtées, mais de façon plus globale dans la prévention et la répression des infractions pénales. C'est le cœur de l'action de l'autorité judiciaire. Dès lors que les troubles à l'ordre public présentent une certaine gravité, la réponse est en général assez ferme. Nous l'avons constaté récemment avec une forte mobilisation des juridictions. Le week-end qui a suivi la mort du jeune homme à Nanterre, les juridictions ont audiencé des comparutions immédiates le week-end, ce qui est rarissime en dehors de Paris. Les comparutions immédiates tenues dans la capitale, à Nanterre, à Bobigny ou à Grenoble ont indéniablement montré la mobilisation globale des tribunaux, dans le respect des instructions données par le ministère de la justice.

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J'aimerais revenir brièvement sur la circulaire de 2021, évoquée d'ailleurs au printemps à l'appui d'une circulaire complémentaire du 22 avril 2021, sur la judiciarisation des infractions qui peuvent survenir durant les manifestations. Je cite : « Un plan d'action commun coordonné peut être utilement mis en place en collaboration avec les forces de l'ordre et la préfecture ». N'y a-t-il pas de risque de porter atteinte à l'indépendance de l'autorité judiciaire en demandant des plans d'action coordonnés ? Il est de bon aloi que le lancement des poursuites soit le plus décorrélé possible de l'activité des agents de police ayant procédé à l'interpellation, en dehors évidemment de la phase de recueil des preuves et d'établissement des faits. Cette coordination trop poussée ne risque-t-elle pas d'amener les magistrats à jouer pratiquement le rôle de policiers et donc à porter atteinte à leur objectivité ?

J'aimerais savoir quelle est la mise en œuvre dans le cas de violences policières de type individuel. Vous avez parlé de la protection des libertés publiques, qui est en effet une mission de première importance. Quand des violences sont commises à titre individuel, les enquêtes sont-elles ouvertes d'initiative ? Par exemple, lorsqu'un journaliste espagnol reçoit un violent coup de matraque dans l'entrejambe, lequel l'amène à être amputé d'un testicule, attend-on que la victime porte plainte ou bien le parquet ouvre-t-il une enquête ? Avez-vous des statistiques sur ce type de cas ?

Estimez-vous qu'il y a une utilisation abusive des gardes à vue aujourd'hui ? Vous avez expliqué que c'est un officier de police judiciaire qui place en garde à vue. Je rappelle les chiffres qui ont beaucoup circulé dans les médias pour la nuit du 16 mars à Paris : deux cent-quatre-vingt-douze interpellations, neuf déferrements, aucune poursuite. Ces arrestations de masse traduisent visiblement un manque de discernement total quant aux éléments qui conduisent à placer une personne en garde à vue. Comment prévenir ce type de situation ?

J'ai personnellement assisté à la mise en place, pendant plus de deux heures, d'un bus à côté du dépôt de garde à vue à la gare du Nord. On y entassait des jeunes qui n'avaient accès ni un point d'eau, ni à un point toilettes, ni à un avocat, ni à un médecin. Vous avez connaissance de ce type de dispositif. Comment l'utilise-t-on ? Comment faire pour que ces bus, qui portent le sigle de la police nationale, ne deviennent pas des locaux de garde à vue, fermés à toute possibilité de visite de la part des avocats ou des parlementaires ?

Enfin, j'aimerais connaître votre opinion sur les nasses. Là encore, c'est une double atteinte à la liberté individuelle et aux libertés publiques. Je parle de nasses sans possibilité de sortie, dans lesquelles sont utilisés des gaz lacrymogènes. Cette pratique est à tout le moins problématique au regard de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Comment appréciez-vous le type de poursuite que l'on peut mettre en œuvre à l'encontre des donneurs d'ordre ?

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Je signale qu'un certain nombre de questions qui viennent d'être posées figurent dans le questionnaire préalablement envoyé par notre rapporteur. Vous pourrez donc nous transmettre certaines de vos réponses par écrit.

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Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces

S'agissant du plan d'action commun coordonné, j'ai fourni en préambule les explications propres à son fonctionnement. Compte tenu de l'ampleur des manifestations en termes de mobilisation et des moyens qu'elles nécessitent pour la préservation de l'ordre public, il paraît nécessaire que les procureurs de la République soient informés des dispositifs mis en place. Comme ont pu le rappeler les différentes circulaires, les procureurs de la République devront par la suite apprécier l'opportunité de délivrer, ou non, un certain nombre de réquisitions sur les contrôles d'identité. Il est normal qu'ils aient connaissance des dispositifs de maintien de l'ordre correspondants. Les services régaliens suivent chacun leur mission afin de prévenir les débordements et d'apporter des réponses si les interpellations ont eu lieu. Il est normal qu'un plan d'action soit coordonné auparavant. Ce n'est pas une atteinte à l'indépendance de la justice de savoir dans quel contexte général on se trouve et ce qui doit pouvoir se passer.

À partir du moment où les services de renseignement ont pu identifier de probables troubles violents autour de Sainte-Soline, le procureur devait en être informé pour organiser ses services ses permanences en conséquence afin de traiter les suites judiciaires desdits troubles. Un plan commun coordonné ne relève que du fonctionnement optimisé des services de l'État, sans atteinte à l'indépendance de l'autorité judiciaire. Les magistrats du siège ne sont absolument pas associés à la conception du plan et ils ne sont pas inclus dans ses éléments préparatoires, sauf en prévision d'un certain nombre de comparutions immédiates ou de comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité qui nécessiteraient leur présence au tribunal.

Concernant les violences illégitimes qui donnent lieu à des enquêtes judiciaires, tout est envisageable. Nous ne donnons aucune instruction sur ce qui fonde la décision d'enquêter et de poursuivre, qui relève du seul procureur de la République. Il peut se saisir à chaque fois qu'il a connaissance d'une infraction ou d'une plainte. S'il apprend la commission d'une infraction par les médias ou par la clameur publique, il a la possibilité d'ouvrir une enquête et il le fait parfois. Il arrive qu'il le fasse spontanément, comme dans beaucoup de types d'infractions, quelle que soit leur nature, par des articles de presse, par ce que relayent les réseaux sociaux. Je n'ai pas de statistique détaillée, parce que ce ne sont pas des éléments qui nous remontent, dans le cas précis des violences illégitimes.

Quant à la question relative à la garde à vue, il revient à l'officier de police judiciaire de prévenir le procureur de la République de la mesure de placement. Dès qu'une personne a été appréhendée, elle est présentée dans les plus brefs délais à l'officier de police judiciaire. C'est souvent un point dont le respect est soumis aux juridictions de jugement par la suite. Pour illustrer mon propos par un exemple qui n'est pas spécifique aux manifestations, lorsque des patrouilles interpellent quelqu'un qui vient de commettre un vol, elles le présentent à l'officier de police judiciaire du commissariat le plus proche. Mais il se passe de toute façon un certain temps. Ce qui est exigé, c'est qu'elles s'y rendent le plus rapidement possible compte tenu des circonstances générales dans lesquelles elles se trouvent. Le procureur de la République dans un premier temps, et la juridiction de jugement le cas échéant, apprécieront si, au regard du procès-verbal de contexte et des éléments tels qu'ils apparaissent dans la procédure, le délai entre la prévention de l'intéressé et sa présentation à l'officier de police judiciaire dépasse ce que l'on pouvait attendre. À partir du moment où les troubles sont très importants dans une ville, il est tout à fait accepté que ce délai varie en conséquence. Il faut accepter de prendre le temps que les personnes concernées soient appréhendées, regroupées et transportées. Si des centaines d'auteurs commettent des troubles, assez rapidement, les moyens vont manquer et les délais augmenter. De toute façon, il y a cette temporisation qu'impliquent les véhicules.

Parmi les juridictions, nous trouvons des ressorts où la densité d'officiers de police judiciaire est beaucoup plus importante. Des officiers de police judiciaire y sont mobiles : ils se rendent sur les lieux de regroupement des personnes afin de s'assurer des conditions d'interpellation, décider du placement en garde à vue et notifier les droits. Les villes comme Paris sont très organisées pour ce type de situation. Je conçois que ce soit plus difficile quand les agglomérations sont plus petites et moins habituées à ces situations.

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Monsieur le directeur, je vous remercie de cette discussion. Nous demeurerons en contact et nous attendons vos réponses écrites.

*

La réunion se termine à dix-huit heures cinquante.

Présences en réunion

Présents. – M. Florent Boudié, Mme Félicie Gérard, M. Patrick Hetzel, Mme Patricia Lemoine, Mme Sandra Marsaud, M. Frédéric Mathieu, M. Ludovic Mendes, M. Serge Muller, M. Julien Odoul

Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Emeline K/Bidi