Commission d'enquête sur l'attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de services de télévision à caractère national sur la télévision numérique terrestre

Réunion du jeudi 18 janvier 2024 à 10h30

Résumé de la réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à dix heures trente.

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Mes chers collègues, nous accueillons deux chercheuses dont la contribution sera importante pour notre commission. Mesdames, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, qui précédera notre échange sous forme de questions réponses, à commencer par celles de notre rapporteur, je vous invite à déclarer, le cas échéant, tout intérêt public ou privé, notamment au sein des groupes audiovisuels, de nature à influencer vos déclarations.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Julia Cagé et Claire Sécail prêtent successivement serment.)

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Julia Cagé, professeure associée en économie au sein du département d'économie de l'Institut d'études politiques de Paris

J'articulerai mon propos autour de deux enjeux : celui de la gouvernance des chaînes et des garanties – ou de l'absence de garanties – protégeant l'indépendance des rédactions, ainsi que celui des contenus et notamment des règles permettant de mesurer le pluralisme interne. Auparavant, je voudrais souligner que la discussion doit être élargie au-delà de la télévision numérique terrestre (TNT) car l'évolution des comportements de consommation demande de réguler l'ensemble des services audiovisuels privés, indépendamment de leur support – ensemble de services délivrés via Internet, dit triple play ou télévision regardée hors offre du fournisseur d'accès, dite over the top (OTT). On observe d'ailleurs un chantage croissant de certaines chaînes, qui menacent de quitter la TNT si les régulations entourant l'attribution des autorisations devaient être renforcées.

Commençons par les contenus. Une des missions de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) est de veiller au respect du pluralisme interne – le pluralisme des idées –, notamment dans l'attribution des chaînes sur la TNT. Pour souligner le problème que posent les règles actuelles, je reprendrai les propos de Roch-Olivier Maistre, président de l'Arcom, qui estime que CNews respecte strictement le pluralisme politique tout en se rapprochant d'une chaîne d'opinion. Cette contradiction, puisque le pluralisme interne demande de donner un temps de parole équitable à l'ensemble des différentes opinions, s'explique par la manière dont ce pluralisme interne est mesuré. Cette question de la mesure n'a pas de réponse facile, mais elle est importante et doit donc être posée.

L'Arcom concentre ses mesures sur les personnalités politiques, c'est-à-dire les membres des partis politiques, les candidats aux élections et les élus. Or des chaînes comme CNews changent leur programmation, qui contient de moins en moins d'information et de plus en plus d'information-divertissement ou infotainment mettant en scène des débats opposant des éditorialistes et des « spécialistes ». Cela leur évite d'inviter des personnalités politiques et elles échappent ainsi aux règles de l'Arcom tout en ayant un point de vue qui contrevient au pluralisme interne. L'exemple d'Éric Zemmour est frappant : jusqu'en septembre 2021, son temps de parole sur CNews n'était pas pris en considération par l'Arcom. Les règles doivent donc être revues en élargissant la notion de personnalité politique et en définissant plus précisément les conditions permettant un débat équilibré entre différentes personnalités.

Nous avons mené, avec Moritz Hengel, à l'époque chercheur à l'Institut d'études politiques de Paris (Sciences Po), Camille Urvoy, professeure d'économie à l'université de Mannheim et Nicolas Hervé, responsable du service de la recherche de l'Institut national de l'audiovisuel (Ina), une grande étude sur l'évolution de la ligne éditoriale de l'ensemble des chaînes de l'audiovisuel français, public comme privé, entre 2000 et 2022. En analysant tous les invités, qu'il s'agisse de personnalités politiques au sens de l'Arcom ou de personnes échappant à cette définition mais tenant un discours politique marqué, nous avons constaté que le temps de parole des invités d'extrême droite sur CNews avait augmenté de 20 % entre 2015, date du rachat du groupe Canal+ par Vincent Bolloré, et 2022. Ce changement complet de la ligne éditoriale pose la question de la responsabilité du régulateur.

Les conventions liant l'Arcom aux éditeurs ont un grave manque : elles n'imposent pas de conditions d'investissement minimal dans l'information et le journalisme. Cela me paraît pourtant essentiel car il s'agit de fréquences audiovisuelles attribuées à titre gracieux à des chaînes censées être des chaînes d'information en continu.

Ces mêmes conventions sont également insuffisantes du point de vue de la gouvernance. Elles contiennent en effet trop peu de règles garantissant l'indépendance des rédactions face aux velléités interventionnistes des actionnaires. Dans le livre L'Information est un bien public, que j'ai écrit avec Benoît Huet, nous proposons que ces conventions soient conditionnées par le respect de certaines règles afin de garantir la parité de la gouvernance des médias, surtout sur la TNT, et de mieux protéger l'indépendance des rédactions, en donnant par exemple aux journalistes un droit de véto sur la nomination d'un directeur ou d'une directrice de la rédaction ou un droit d'agrément en cas de changement d'actionnaire majoritaire. De telles règles existent déjà dans la presse écrite, aux Échos ou au Monde par exemple, où le choix du directeur de la rédaction doit être approuvé par au moins 60 % des journalistes.

Technologiquement, la TNT a vocation à disparaître et son audience diminue régulièrement ; elle est toutefois aujourd'hui utilisée par 40 % des foyers et elle est le mode de réception exclusif de la télévision pour près d'un foyer sur cinq. Il en va de même que pour la consommation de la télévision linéaire : elle est en diminution, mais ce mode reste aujourd'hui majoritaire. Qui plus est, l'audience de la TNT est inégalement répartie sur le territoire et varie en fonction des caractéristiques du public, étant plus importante auprès des personnes âgées ou fragilisées. Nous ne pouvons donc absolument pas faire l'économie d'une régulation du pluralisme des contenus et de la gouvernance des chaînes de la TNT. Mais cette régulation doit s'étendre, au-delà de la TNT, à tous les éditeurs, quels que soient leurs supports de diffusion – OTT ou triple play.

Dans ce contexte de décroissance, dès qu'il est question de davantage de contraintes, certaines chaînes menacent de quitter la TNT. Canal+ le fait pratiquement tous les ans, en 2020 à propos du taux de la TVA ou en 2021 à propos de la transposition de la directive européenne 2018/1808 du 14 novembre 2018 sur les services de médias audiovisuels, et ce discours est de plus en plus fréquent chez d'autres éditeurs. Cette position n'est pas défendable du point de vue des consommateurs. Historiquement, la régulation de la TNT est née de la nécessité de mettre en compétition les éditeurs pour l'attribution d'une ressource rare, mais aujourd'hui, elle est indispensable parce que l'on veut garantir que les consommateurs soient exposés à une pluralité de points de vue.

La régulation ne pose pas de simples problèmes techniques de mesure du temps de parole ou de visibilité des chaînes, liée à la numérotation sur la TNT et au placement sur l'écran d'accueil des téléviseurs connectés ou Smart TV : la consommation audiovisuelle a des effets importants sur les comportements électoraux, à la fois en termes de participation et de choix. Ces effets sont documentés par les sciences sociales depuis longtemps : le premier article en ce sens a été publié en 2007 aux États-Unis. La régulation doit donc s'appliquer à la TNT comme aux autres supports et nous disposons du cadre de pensée pour y réfléchir, notamment grâce au règlement (UE) 2022/2065 du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques directives européennes dit Digital Services Act (DSA) et au règlement (UE) 2022/1925 022/1925 du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique dit Digital Markets Act (DMA) qui régulent les très grandes plateformes.

Ces questions représentent un enjeu démocratique et citoyen et elles sont d'autant plus importantes dans le contexte actuel, puisque nous connaîtrons en 2024 un nombre record d'élections dans le monde et que 2025 sera l'année du renouvellement des fréquences TNT.

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Claire Sécail, chargée de recherche CNRS au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis), université Paris Cité

Je travaille sur les médias et la communication comme facteurs de fonctionnement des systèmes politiques. En tant qu'historienne, je m'intéresse à la façon dont les médias produisent des discours, des normes, des usages, des pratiques sociales et des cultures professionnelles qui vont, selon les contextes historiques, façonner les représentations et les jugements de leurs contemporains. Je procède par analyse et contextualisation de corpus médiatiques suffisamment volumineux pour être représentatifs. Mon approche est donc surtout qualitative alors que celle de Mme Cagé est plus quantitative. Outre des questions qui touchent directement cette commission, notamment celles concernant le pluralisme politique dans l'audiovisuel, j'ai travaillé sur les faits divers, la médiatisation des attentats et les campagnes électorales. J'ai récemment mené une étude sur l'émission « Touche pas à mon poste ! » sur C8.

Les travaux que j'ai menés avec mes collègues mènent à trois enseignements et je vous soumettrai, ainsi que nous y invite le questionnaire que vous nous avez adressé, deux préconisations.

Premier enseignement, le respect des obligations incombant aux éditeurs de la TNT ne se traduit pas par des pratiques homogènes : comme dans tout groupe social, il y a ceux qui appliquent les règles, qui peuvent ponctuellement fauter, et ceux qui dévoient de manière répétée les principes qui pourtant les engagent vis-à-vis de la puissance publique, sous le contrôle et l'autorité du régulateur. C'est ce que reflète la somme des interventions du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et de l'Arcom au cours des dernières années : les chaînes du groupe Canal+ concentrent un nombre record d'interventions, qui peuvent aller parfois jusqu'à des procédures de sanction. D'après une étude de la RTBF (Radio-télévision belge de la communauté française), les chaînes C8 et CNews ont reçu, entre 2016 et 2023, trente-quatre remontrances de la part du régulateur – un niveau inédit, et loin devant les autres chaînes. À cette dimension quantitative s'ajoute une dimension plus qualitative, puisque ces fautes sont aussi les plus graves et les plus lourdement sanctionnées par le régulateur.

L'exemple de C8 est révélateur : mes travaux ont montré comment l'éditeur avait contourné l'esprit de la loi sur le pluralisme politique en période électorale en jouant sur des modalités très techniques du dispositif de régulation pour avantager certains candidats, y compris durant la période d'égalité des temps de parole. J'en conclus que le dispositif de régulation est en partie obsolète. L'insincérité de certains acteurs dans le respect de l'esprit et de la lettre des textes conventionnels n'est donc pas une hypothèse, mais bien un fait objectivé, qui devrait être un postulat pour évaluer la mission du régulateur.

Deuxième enseignement, il est permis, et pas seulement d'un point de vue citoyen, de s'interroger sur le rôle de l'autorité de régulation et la façon dont elle conçoit ses missions et pratiques de contrôle du respect des obligations conventionnelles. L'Arcom promeut aujourd'hui un modèle d'autorégulation du secteur audiovisuel censé inciter les acteurs à se responsabiliser – une vieille idée, qui court dans le milieu des professionnels des médias depuis les années 1970 – plutôt qu'un système fondé sur des missions de contrôle clairement définies et inflexibles. L'autorégulation est peut-être un idéal du point de vue philosophique, mais elle est inadaptée lorsque des acteurs comme le réseau social X ou les chaînes C8 et CNews font preuve d'insincérité face au cadre réglementaire.

Plusieurs pratiques étonnantes de l'autorité de régulation laissent penser qu'elle mène un contrôle minimal. Elle s'en tient par exemple à des sanctions pécuniaires, alors qu'elle dispose d'une variété de leviers, jugés sans doute trop restrictifs. Les sanctions pécuniaires touchent l'éditeur alors qu'une suspension de programme responsabiliserait le programme lui-même. Le public estime souvent, à tort, que le fautif est le programme et non l'éditeur mais c'est bien l'éditeur qui est en relation avec l'autorité de régulation.

Un autre exemple de ces pratiques est la caducité quinquennale des mises en demeure, défendue dans une étude d'impact et qui est désormais inscrite dans la loi du 25 octobre 2021 relative à la régulation et à la protection de l'accès aux œuvres culturelles à l'ère numérique. Bref, on efface les ardoises. Cette caducité contredit le principe de la mutabilité, qui permet à l'Arcom d'apprécier la notion d'intérêt général au regard d'un contexte qui peut varier dans le temps. Qui plus est, elle est parfaitement arbitraire : pourquoi cinq ans et non quatre ou six ? Dernier exemple : l'Arcom mobilise de manière récurrente depuis 2020 la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme issue de l'affaire Handyside du 7 décembre 1976, qui fait d'un possible manquement aux obligations conventionnelles un enjeu de liberté d'expression.

Se fondant sur cette jurisprudence, lorsqu'un téléspectateur signale un contenu qui l'a choqué, l'Arcom fait valoir que son indignation subjective ne saurait limiter la liberté d'expression de l'éditeur. Il y a pourtant un risque, confirmé par des juristes, à faire de la liberté d'expression un élément rhétorique pour justifier la non-intervention du régulateur, mais cet argument présente pour le régulateur le double avantage de pouvoir mieux gérer la pression croissante des publics et d'éviter, ou de retarder, les sanctions. Roch-Olivier Maistre a d'ailleurs dit devant votre commission que « l'Arcom n'a pas vocation à déterminer la ligne éditoriale d'un média. » Cet argument, qui sonne comme une défense face aux accusations pourtant infondées de censure, ne répond pas à la bonne question : l'enjeu n'a jamais été de faire face à une menace à la liberté d'expression, mais d'évaluer si une ligne éditoriale conduit à des manquements aux obligations conventionnelles. Or l'analyse des contenus que nous menons permet de constater que les biais idéologiques favorisent ces manquements. Par exemple, on traite une affaire pénale de façon inappropriée afin de pouvoir incriminer l'État de droit et faire du populisme pénal ; on oriente les contenus, jusqu'à imposer un script aux chroniqueurs, afin de mettre en avant des thématiques ou des personnes servant l'intérêt privé de l'actionnaire ; on dévoie les règles du pluralisme pour favoriser un candidat à la présidentielle, comme j'ai montré que C8 l'a fait ; et, au quotidien, on mène un travail de sape de l'administration des faits, pourtant nécessaire à la bonne information du public.

Troisième enseignement : si les manquements sérieux et répétés des éditeurs ne sont pas sanctionnés, il existe un risque important de voir s'installer de façon durable une défiance du public vis-à-vis du régulateur. Je parle ici du public non comme la somme des subjectivités particulières des téléspectateurs, qui font parfois des signalements peu fondés à l'Arcom, mais comme entité symbolique à partir de laquelle sont définis les principes cardinaux d'honnêteté et d'indépendance de l'information, qui sont au cœur des conventions. C'est bien pour défendre et protéger cet intérêt général du public que l'Arcom doit exercer ses missions de contrôle sans faillir.

Le public a été un acteur important de la régulation avant même la création d'une autorité dédiée : il l'est depuis que la question de l'audiovisuel est devenue un sujet de débat démocratique, c'est-à-dire depuis que la réforme de Jacques Chaban-Delmas à la fin des années soixante a jeté les premiers jalons d'une libéralisation de l'audiovisuel. L'étude des procès-verbaux des conseils d'administration de l'Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) montre que la constitution d'un public conscient de sa capacité à dénoncer des phénomènes de censure, notamment, a permis de limiter l'arbitraire des décisions et d'appuyer la cause nouvellement reformulée de la liberté de l'information. Mais s'il est un droit menacé aujourd'hui, c'est bien celui de la presse et, avec lui, l'indépendance des journalistes, attaqués par ceux-là mêmes qui instrumentalisent à longueur de temps la liberté d'expression.

Je crains un possible effet pervers sur les professionnels : quel message l'Arcom envoie-t-elle ainsi aux bons élèves de la TNT, qui, tout en s'efforçant d'appliquer les règles, constatent que les mauvais élèves peuvent continuer de dévoyer des principes élémentaires en se contentant d'intégrer leurs amendes dans leur ratio coût-bénéfice ? Ne risquent-ils pas eux aussi d'adopter de mauvaises pratiques ?

J'en viens à mes deux préconisations. La première concerne le pluralisme en période électorale – un temps certes limité mais essentiel de notre vie démocratique. Il conviendrait selon moi d'indexer le contrôle de l'équilibre des temps de parole et d'antenne sur les différents types de grilles de programmation et sur les niveaux d'audience. Il s'agirait, à partir de la période d'équité renforcée, de procéder à un découpage en tranches horaires tenant compte des structurations d'audience, afin de se placer dans des conditions de programmation comparables – un principe essentiel mais oublié. Ainsi, un seul créneau de six heures recouvre aujourd'hui toute la soirée, de dix-huit heures à minuit : il ne correspond pas aux pratiques du public et n'est pas homogène en termes d'audiences. Lorsqu'elle demande un équilibrage sur des créneaux aussi larges, l'Arcom offre un boulevard à ceux qui veulent contourner les règles. Un schéma de découpage horaire par famille de chaînes, que l'Arcom pourrait établir sur la base de données de Médiamétrie transmises en amont de la campagne, serait plus adapté. Je précise que la définition de ces modalités concrètes appartient à l'Arcom et ne nécessiterait pas d'évolution législative.

La deuxième préconisation, plus pérenne, m'a été suggérée par mon collègue Pierre Lefébure. Elle consisterait en la création d'un baromètre du pluralisme des contenus à la télévision, sur le modèle du baromètre de la diversité. Cet instrument permettrait de mesurer le caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion, conformément à ce que prévoit la loi, au-delà des seules personnalités politiques. Des personnalités non politiques – des éditorialistes, notamment – tiennent en effet sur les plateaux des propos qui échappent au comptage alors qu'ils sont perçus comme une expression politique par le public. Ce baromètre pourrait s'appuyer sur des données déclaratives et subjectives fournies par les intervenants, qui se positionneraient eux-mêmes librement sur une échelle d'opinions, mais aussi sur des données plus analytiques obtenues sur la base d'échantillons témoins. Une telle mesure, que l'on pourrait envisager à titre expérimental, permettrait de sortir des fantasmes, de poser des constats et d'ouvrir un débat clair et serein sur l'enjeu du pluralisme.

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Il est à noter que l'Arcom s'efforce désormais d'identifier les personnes qui, sans être engagées en politique ou candidates, sont financées par des organisations politiques. Leurs noms sont ensuite transmis aux chaînes et leurs temps de parole sont décomptés de ceux des formations concernées. CNews a ainsi reçu récemment une liste de personnalités, qui ont d'ailleurs contesté le lien établi mais qui, pour la plupart, ne sont plus invitées.

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J'aimerais vous interroger, mesdames, sur plusieurs informations qui nous ont été transmises dans le cadre de cette commission. Il nous a été expliqué, par exemple, qu'aucune des petites chaînes de la TNT n'était rentable. Est-ce avéré, et était-ce selon vous prévisible ?

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Julia Cagé, professeure associée en économie au sein du département d'économie de l'Institut d'études politiques de Paris

L'Arcom publie chaque année un bilan financier des chaînes. De façon générale, le chiffre d'affaires total des vingt-quatre chaînes gratuites nationales de la TNT s'établit à 5,6 milliards d'euros en 2022, en hausse de 15 % environ depuis 2006. Les marges opérationnelles des chaînes du groupe M6 sont de l'ordre de 20 % et frôlent même parfois 25 %, quand celle de TF1 est autour de 10 %. Ces chiffres pourraient faire des envieux ! Le cas du groupe M6 est intéressant : alors que ses chaînes se portent bien mieux que les autres, c'est justement l'argument de la rentabilité qui avait été mis en avant au moment où une fusion avec TF1 était envisagée. On nous expliquait alors que les chaînes des deux groupes disparaîtraient si l'on n'autorisait pas l'émergence d'un géant. Pourtant, le fait que la fusion n'ait pas eu lieu n'a pas conduit leurs marges à diminuer !

Les plus petites chaînes n'ont pas les mêmes niveaux de marge opérationnelle et rencontrent davantage de difficultés financières. Ce n'est pas étonnant, compte tenu de la modulation des tarifs publicitaires en fonction des audiences : il y a une prime à la très forte audience.

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Claire Sécail, chargée de recherche CNRS au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis), université Paris Cité

N'étant pas économiste des médias, je n'ai pas travaillé sur la question de la rentabilité. Il me semble néanmoins que, dès lors que l'on partage le paysage audiovisuel et donc l'audience entre de multiples canaux, on ne peut que s'attendre à une faible rentabilité des petites chaînes. La question est celle de la place que l'on donne à cette dimension économique dans l'appréciation du rôle des chaînes de la TNT.

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En posant cette question, je souhaitais pointer du doigt le fait que la viabilité économique des acteurs constitue l'un des critères principaux aux yeux de l'Arcom, alors que les petites chaînes n'ont pas la possibilité d'être rentables – ce qui questionne l'ensemble du modèle.

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Julia Cagé, professeure associée en économie au sein du département d'économie de l'Institut d'études politiques de Paris

Le bilan de l'Arcom de novembre 2023 montre que les chaînes gratuites d'Altice Média, y compris les petites comme RMC Découverte, ont, pour la première fois, été toutes bénéficiaires en 2022, mais que ce n'est pas le cas des chaînes du groupe NRJ comme NRJ 12. La question ne se résume donc pas à la taille.

L'équilibre financier est un critère important dans la décision de reconduire ou non certaines conventions. Il est normal que l'Arcom le prenne en compte : qui voudrait attribuer une fréquence à une chaîne qui viendrait à dépérir dans les cinq ans ? Ce critère ne me semble cependant pas essentiel aujourd'hui par rapport aux manquements aux conventions entre les éditeurs et l'Arcom.

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Il y a donc des chaînes qui, depuis dix ans, sont déficitaires. Cela soulève la question de la capacité d'autres acteurs à émerger et à se porter candidats.

S'agissant du respect du pluralisme, vous avez évoqué, madame Sécail, le contournement de l'esprit de la loi par certains acteurs, sur la base de faits objectivés ; vous parlez d'insincérité prouvée. Pourriez-vous revenir précisément sur les méthodes employées pour contourner la loi ?

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Claire Sécail, chargée de recherche CNRS au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis), université Paris Cité

Mes observations concernent surtout les périodes électorales. Une des méthodes employées est relative aux horaires de diffusion. On a vu la diffusion de zappings politiques entre trois et quatre heures du matin, à des fins de rééquilibrage des temps de parole ! Hors période électorale, l'Arcom ne dispose pas des outils nécessaires pour identifier rapidement de tels agissements. En période électorale, elle est plus vigilante : au moment des élections présidentielles, les responsables du département en charge du respect du pluralisme réalisent huit échantillonnages par jour, afin de vérifier les données transmises par les chaînes.

Au cours des quinze derniers jours de mon enquête sur « Touche pas à mon poste ! » sur C8, je me suis attachée à élargir mes observations, au-delà des deux heures que durait l'émission, à l'ensemble des contenus diffusés de dix-huit heures à minuit. Je souhaitais en effet comprendre comment je pouvais percevoir de forts déséquilibres alors que les informations transmises à l'Arcom montaient un respect strict de l'égalité des temps d'antenne. De fait, il y a un fort décalage entre les deux. Durant la période de stricte égalité, la diffusion d'un zapping politique juste avant minuit permettait à la chaîne de rééquilibrer les temps de parole de candidats qui avaient été exclus de la tranche horaire où les audiences sont les plus fortes. Les membres de l'Arcom à qui j'ai fait part de cette observation étaient bien ennuyés de ne pas s'en être rendu compte eux-mêmes !

C'est de ce constat qu'est issue ma première recommandation, qui n'a aucunement pour but de rendre les choses encore plus compliquées pour les éditeurs. Certains d'ailleurs, comme les stations de Radio France, non seulement se donnent beaucoup de mal pour respecter les critères de pluralisme mais vont parfois au-delà de ce qui leur est demandé, en opérant par exemple des rééquilibrages au sein de sous-créneaux correspondant aux émissions des différents producteurs, afin de ne pas désavantager certains d'entre eux.

Autre méthode : le media Les Jours a récemment révélé que, hors période électorale, les interventions de l'une des chroniqueuses de « Touche pas à mon poste ! », rémunérée en tant que telle par l'éditeur, étaient créditées en temps de parole d'un parti politique sans même que les responsables de ce parti ne le sachent. Ce type de méthode, plus discrète qu'un zapping politique programmé en pleine nuit, permet de rééquilibrer les temps face à d'autres sensibilités politiques.

Les leviers sont donc nombreux et c'est à dessein que j'utilise le terme d'insincérité au sujet de certains éditeurs, qui cherchent, de façon systématique et pernicieuse, à contourner des règles que personne ne maîtrise et que nous-mêmes, chercheurs, avons parfois du mal à comprendre.

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La chroniqueuse que vous évoquez, en l'occurrence, est Ségolène Royal : n'hésitez pas, dans le cadre de cette commission d'enquête, à donner des noms ou des faits précis.

Puisque vous avez étudié une émission de Cyril Hanouna, je m'interroge sur la façon dont l'évolution du type d'intervenants invités contribue à la transformation du débat public : alors qu'autrefois, les chaînes de télévision donnaient essentiellement la parole à des élus, des experts ou des professionnels, elles invitent aujourd'hui des « toutologues » ou de simples Français comme vous et moi. Vous paraît-il souhaitable et possible de réguler les choix qu'elles font en la matière ?

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Claire Sécail, chargée de recherche CNRS au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis), université Paris Cité

Cette question dépasse largement le cadre des émissions de Cyril Hanouna, elle concerne notre démocratie d'opinion d'une façon générale. Dans « Touche pas à mon poste ! » en particulier, on a pu voir des experts qui n'étaient experts de rien. Le fait de donner la parole à n'importe relève de la désinformation : c'est une mauvaise administration des faits qui servent à se faire une opinion. Mais ce phénomène est aujourd'hui généralisé. C'est la création de la TNT qui, au travers de la multiplication des canaux et des espaces de débat, a abouti à ces formats plus conversationnels qu'informationnels : cela coûte moins cher, et cela permet de donner la parole à des personnes qui ont des choses à promouvoir. Les plateaux des chaînes d'information en continu sont également concernés, même si certains s'efforcent de réaliser un vrai travail d'information.

Ce phénomène ne poserait pas de problème si les échanges d'opinions, qui sont importants en démocratie, étaient précédés d'un solide et honnête travail d'administration des faits. Le principal reproche que l'on peut faire à Cyril Hanouna est de ne pas donner tous les éléments nécessaires à l'appréciation des propos tenus dans ses émissions : la production elle-même choisit de ne pas préciser en tant que quoi parlent les intervenants, de passer sous silence leurs intérêts éventuels, ou de les présenter à tort comme experts. Il ne s'agit pas de jeter l'opprobre sur le divertissement, qui est un genre télévisuel important, mais de rappeler qu'il faut être vigilant si l'on prétend faire aussi de l'information : les codes du divertissement peuvent servir de caution pour avancer des propos qui, sans en avoir l'air, sont en fait politiques.

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Julia Cagé, professeure associée en économie au sein du département d'économie de l'Institut d'études politiques de Paris

Il convient à ce sujet de distinguer les chaînes d'information des autres chaînes généralistes – C8 pouvant être considérée à part. L'étude que j'ai réalisée avec Nicolas Hervé notamment révèle de façon frappante le changement de type de programmation qui a suivi la reprise en main du groupe Canal+ par Vincent Bolloré. L'ensemble des programmes d'information – qualifiés comme tels non par nous, mais par l'Institut national de l'audiovisuel – ont ainsi quasiment disparu de la grille de Canal+. Sur cette chaîne en particulier, cela peut se comprendre : c'est un choix de ligne éditoriale. Ce qui est problématique, c'est que l'on constate aussi une diminution de ces programmes sur la chaîne CNews, considérée, dans sa convention avec l'Arcom, comme une chaîne d'information en continu. De plus en plus d'émissions relèvent donc du divertissement ou du talk-show, et l'évolution du type d'invités suit l'évolution des programmes.

Dans le rapport de la commission d'enquête sénatoriale sur la concentration des médias en France, Laurent Lafon et David Assouline préconisent qu'un certain nombre de chaînes, notamment celles d'information en continu, allouent un investissement minimal à la production de l'information. Je pense pour ma part que cet investissement devrait être défini plus précisément encore, en part du chiffre d'affaires. La relative bonne santé financière de CNews aujourd'hui ne provient pas tant de l'augmentation de ses recettes, notamment publicitaires, que de la très forte diminution des coûts qui lui a été imposée lors du changement d'actionnariat : la majorité des journalistes de l'ancienne I-Télé ont dû quitter la chaîne, qui a changé de nom, de ligne éditoriale et de grille de programmes. Sans même entrer dans des considérations liées au pluralisme, la quantité d'informations fournie au consommateur a ainsi fortement chuté. Cela pose problème car il n'y a que quatre chaînes d'information en continu, sachant qui plus est que la numérotation attribuée à CNews la place dans une position bien plus favorable que sa concurrente privée LCI ou que sa concurrente publique France Info. C'est un premier point qu'il me semble essentiel de souligner.

Comment caractériser, ensuite, les personnalités entrant dans le spectre de la régulation opérée par l'Arcom ? L'identification des personnes financées par des organisations politiques va dans le bon sens, même si le fait que ces listes aient immédiatement donné lieu à contestation plaide pour des critères plus facilement observables. En tant que député d'ailleurs, monsieur le rapporteur, vous ne seriez pas considéré par l'Arcom comme un Français comme les autres mais comme une personnalité politique ! Quoi qu'il en soit, la question n'est pas tant de savoir si un intervenant doit être présenté comme chroniqueur ou comme éditorialiste mais d'identifier son point de vue, de savoir « d'où il parle ». Dans notre travail de recherche, nous nous sommes efforcés de montrer que l'implication politique des personnalités non directement politiques pouvait varier dans le temps. Ce n'est pas parce que quelqu'un s'engage dans une campagne que l'on doit considérer pendant les vingt années suivantes qu'il s'exprime toujours au nom du parti qu'il a un jour défendu. En revanche, si une personne a récemment participé à une campagne électorale ou s'est fortement impliquée dans la vie politique, le fait qu'elle soit qualifiée d'éditorialiste ne dispense pas de décompter son temps de parole.

C'est une problématique complexe et j'entends, comme le dit Roch-Olivier Maistre, que l'Arcom n'a pas une vocation de censeur. Mais, si personne ne veut de censure, nous appelons tous de nos vœux une meilleure régulation du pluralisme. C'est la raison pour laquelle j'ai commencé mon intervention en rappelant ce qu'il a dit de CNews : si la chaîne respecte strictement les règles du pluralisme mais se rapproche d'une chaîne d'opinion, c'est bien qu'il y a un problème avec les règles et qu'une réflexion collective est nécessaire pour les redéfinir. Sans doute ce travail essentiel pourrait-il commencer par des échanges entre l'Arcom et les éditeurs pour définir des listes de personnalités. On ferait le bilan de ce système au bout de six mois ou un an : cela éviterait à l'Arcom d'avoir à trancher toutes les semaines.

Certaines évolutions dans les règles relatives au pluralisme peuvent facilement être prises en compte : c'est le cas par exemple de la définition de tranches horaires homogènes en termes d'audience au sein des journées de diffusion. La bonne tenue des débats est plus difficile à mesurer, en dehors des cas flagrants de déséquilibre donnant lieu à protestations et éventuellement à sanctions. La difficulté à réguler la mauvaise foi des éditeurs a été révélée de façon criante par une étude menée sur la chaîne américaine Fox News : une des méthodes employées par la chaîne pour biaiser l'information consistait à donner la parole à des représentants du parti républicain qui étaient beaux, tandis que ceux du parti démocrate étaient désavantagés physiquement ! Sans pousser la vigilance jusqu'à contrôler le physique des intervenants, il est certain que l'on peut faire beaucoup mieux qu'aujourd'hui en matière de respect des règles du pluralisme.

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Vous avez évoqué les conditions du débat. Pour notre part, nous avons cessé d'aller dans les émissions de CNews, non, comme la chaîne le prétend souvent, parce que nous aurions peur d'affronter les idées de l'extrême droite, loin de là, mais parce qu'il est difficile de débattre quand on est placé en position de punching-ball.

Ne faudrait-il pas tout simplement décider qu'il n'y a pas de chaînes d'opinion sur la TNT ? La puissance publique délivre une autorisation d'émettre. Tous les courants de pensée n'ayant pas un milliardaire sympathique pour les financer, il n'est pas possible d'assurer que chacun aura sa chaîne. Le pluralisme interne serait alors la règle, garanti par une série de mesures, pour que toutes les opinions respectueuses du droit soient représentées.

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Julia Cagé, professeure associée en économie au sein du département d'économie de l'Institut d'études politiques de Paris

C'est déjà le cas dans la lettre de la loi, sinon dans son application : chaque chaîne de la TNT étant soumise à une obligation de pluralisme interne, il ne saurait y avoir de chaînes d'opinion. Mais en pratique, l'action du régulateur atteint ici ses limites, qu'il s'agisse de la définition des règles ou des sanctions prononcées.

Même si chaque courant politique pouvait trouver un milliardaire pour le financer, nous avons fait le choix du pluralisme interne à la télévision, ce qui n'est pas le cas pour la presse écrite. Cela se justifiait à l'origine par la rareté des ressources d'émission, et aujourd'hui par le comportement des citoyens, qui zappent relativement peu.

Nous disposons de peu d'informations sur les comportements de consommation en France. Jusqu'à présent, il fallait nous contenter des enquêtes du Reuters Institute for the Study of Journalism d'Oxford, dont les échantillons pour la France sont réduits – 1 200 à 1 500 personnes, 2 000 maximum ; on sait si celles-ci regardent une chaîne d'information en continu mais on ne dispose pas de vision globale de leur comportement de consommation. L'Arcom a fait un grand pas en avant dans ce domaine en lançant sa première enquête de comportement. Il ne s'agit pas de mesurer les parts de marché mais de savoir si tel spectateur de BFM TV regarde aussi Cnews, LCI, France Info, TF1 et France 2, c'est-à-dire si les gens pratiquent une consommation pluraliste en zappant ou s'ils restent prisonniers d'une chaîne. L'enquête repose sur un échantillon large, de quelque 3 500 personnes, et a une importante dimension qualitative : il faut trente à quarante-cinq minutes pour répondre au questionnaire. Les résultats constitueront un premier panorama des comportements de consommation. Les informations du Reuters Institute suggèrent que les spectateurs sont plutôt captifs, d'où l'importance de la numérotation des chaînes.

Nos propres pratiques individuelles laissent penser qu'il est très facile de changer de chaîne, mais beaucoup de gens ne le font pas. Le pluralisme interne est donc essentiel. Même si les chaînes de la TNT offraient un pluralisme externe parfait, les modes de consommation actuels nous engagent donc à réguler le pluralisme interne.

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Claire Sécail, chargée de recherche CNRS au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis), université Paris Cité

Démêler entre l'information et l'opinion, ce n'est pas simple. Cela s'explique par une ambiguïté sur la notion de chaîne d'opinion.

Une chaîne peut être dite d'opinion parce qu'elle défend une ligne éditoriale. C'est bien cela qu'il faut empêcher : les chaînes d'information doivent se consacrer à leur travail sans parti pris ni biais, ou alors elles captent un bien public pour promouvoir une orientation politique donnée. Par ailleurs, il existe des chaînes qui font un travail d'opinion, sur le modèle de la libre antenne à la radio : on y discute, on y échange des opinions. Cela, une démocratie ne saurait l'interdire, tant que le pluralisme est assuré – ce qui pose d'autres problèmes, car la maîtrise d'antenne est difficile à gérer.

Il n'est pas nécessaire de modifier les textes pour interdire le premier de ces cas : l'obligation de pluralisme interne suffit pour pouvoir empêcher tout travail de sape, tout usage de biais pour fausser les jugements. C'est pour cela qu'il faut le préserver.

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L'anecdote des Républicains beaux et des Démocrates laids me parle. En effet, alors que je ne vais plus non plus depuis longtemps sur CNews, la chaîne continue à m'inviter : j'en déduis que je pourrais l'aider à remplir son quota de moches de gauche !

Plus sérieusement, vous avez évoqué la nécessité de savoir d'où parlent les gens. Pouvez-vous nous éclairer sur la part des intervenants rémunérés dans les informations d' infotainment, ou information-divertissement ? On peut concevoir qu'un journaliste fasse des ménages, c'est-à-dire qu'il soit rémunéré en tant que journaliste de tel média pour s'exprimer sur un sujet, mais existe-t-il un moyen de savoir si les intervenants qui ne sont pas titulaires d'une carte de presse sont payés ?

Vous avez dit que certaines chaînes disposant d'une autorisation avaient fait l'objet de remontrances inédites. Nous avons demandé au président de l'Arcom pourquoi le principe de gradation des sanctions n'avait pas conduit à prononcer des retraits temporaires d'autorisation, notamment en cas de récidive. Selon vous, en l'état du droit et de la pratique, le niveau de sanction atteint justifierait-il de déclarer irrecevables certaines demandes d'autorisation ? En effet, les renouvellements se feront à droit constant, puisque les faiblesses que vous avez pointées ne seront pas surmontées d'ici-là, même si nous formulerons pour notre part des recommandations. Vous l'avez dit, le rapport de la commission d'enquête sur la concentration des médias en France propose par exemple que les chaînes d'information en continu ayant signé une convention prévoient d'investir une part minimale de leur budget dans l'information. Refuser des candidatures parce que la ligne rouge a été trop souvent franchie reviendrait à faire usage de l'arme nucléaire, mais le droit est fait pour être appliqué !

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Claire Sécail, chargée de recherche CNRS au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis), université Paris Cité

Roch-Olivier Maistre n'a pas pu développer le sujet lors de son audition puisque la procédure d'autorisation commencera bientôt, mais il a bien dit que le respect de leurs obligations ferait partie des critères pour apprécier les candidatures des éditeurs sortants. Cela tombe sous le sens, d'ailleurs. Qu'ils aient fait fi de toutes les remontrances passées, de la mise en garde à la sanction, permet d'évaluer leur sincérité. Le contraire susciterait un sentiment d'impunité et laisserait perdurer de mauvaises pratiques, voire inciterait les autres éditeurs à réduire leurs efforts.

S'agissant des rémunérations, le manque de transparence pose effectivement problème puisque le public ne peut pas savoir d'où parlent les intervenants. À l'exception des personnalités politiques affiliées à un parti, on n'identifie pas le statut et la fonction des invités des plateaux, l'entreprise, le think tank ou laboratoire d'idées qu'ils représentent. Il est anormal que les sociétés de production ne fournissent pas ces informations, qui sont autant d'éléments d'appréciation. Il faut envisager ces aspects dans la durée plutôt que découvrir à l'occasion d'une polémique que tel chroniqueur a été payé. Un observatoire du pluralisme pourrait analyser comment la parole est distribuée, selon les fonctions des intervenants et leur rémunération, afin d'évaluer le pluralisme en actes. Je prends les principes juridiques en considération, mais je m'intéresse surtout au décalage que les pratiques des acteurs arrivent à créer dans la perception du public. Il faut à tout prix, et j'espère que ce sera l'objet de cette commission, rapprocher les différents intérêts et faire de cette question un enjeu.

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Julia Cagé, professeure associée en économie au sein du département d'économie de l'Institut d'études politiques de Paris

Il n'y a pas de transparence s'agissant de la rémunération des chroniqueurs. On pourrait calculer la part des intervenants qui possèdent une carte de presse, puisqu'il s'agit d'une information publique. Il serait d'ailleurs intéressant de connaître la proportion des titulaires d'une carte de presse qui sont néanmoins rémunérés pour intervenir sur telle ou telle chaîne.

Il faut évidemment tenir compte des comportements passés dans la décision de renouveler une autorisation. Le problème est que de nombreuses décisions du CSA puis de l'Arcom ont été cassées. Le 14 octobre 2015, le CSA avait décidé d'employer « l'arme nucléaire » contre la chaîne Numéro 23 en lui retirant l'autorisation de diffusion, ce qui n'avait encore jamais fait. Le 30 mars 2016, le Conseil d'État a cassé cette sanction. S'est ensuivie une commission d'enquête parlementaire sur les conditions d'octroi d'une autorisation d'émettre à la chaîne Numéro 23 et de sa vente. La décision du Conseil était fondée sur l'absence de gradation des mesures : il a reproché au CSA de n'avoir pas envoyé de signal préalable à la chaîne. La situation a changé, compte tenu du nombre de sanctions prononcées par l'Arcom ces dernières années. Néanmoins, il semble qu'elles restent insuffisantes, puisqu'elles ne sont pas parvenues à modifier les pratiques.

Faut-il s'en tenir à des sanctions financières ? La question se pose d'en porter le plafond à 6 % du chiffre d'affaires. Roch-Olivier Maistre a souligné que le montant de l'amende avait une incidence sur la situation économique de la chaîne. Toutefois, si l'on s'intéresse au pluralisme, il faut replacer la question de la rentabilité de la chaîne dans le contexte des motivations de son actionnaire principal. C'est documenté : certains sont prêts à perdre de l'argent, car leur investissement médiatique vise moins un résultat financier qu'une influence plus générale, susceptible d'augmenter leur marge d'exploitation dans d'autres activités économiques ou tout simplement de soutenir un programme politique. Dans ce cadre, on peut toujours discuter des plafonds des amendes, mais dès lors qu'il n'est pas question de les porter à 100 % du chiffre d'affaires, il faut envisager le retrait définitif ou temporaire de l'autorisation de diffusion, ou son non-renouvellement. Or la décision du Conseil d'État a éloigné cette possibilité.

Le débat est ouvert pour savoir si le problème vient des dispositions prévues par la loi ou des pratiques du président actuel de l'Arcom. S'agissant du respect du pluralisme interne, il me semble que les sanctions prévues par la loi sont clairement insuffisantes, mais peut-être des pratiques de sanctions plus efficaces suffiraient-elles, sans changer la législation, pour modifier les comportements des éditeurs.

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On peut effectivement envisager de déterminer un investissement minimal dans l'information pour les chaînes dédiées. Il va de soi qu'il faut contrôler le temps de parole des personnalités politiques, c'est-à-dire des membres des partis et de ceux que ces derniers rémunèrent ou soutiennent. Mais selon quels critères contrôlerait-on les éditorialistes et les chroniqueurs ? Pourquoi alors ne pas contrôler Mme Michu ? Les limites sont vite franchies : de telles mesures sont dangereuses en démocratie.

Les sanctions financières prononcées par l'Arcom peuvent se monter à 3 % du chiffre d'affaires et à 5 % en cas de récidive, ce qui n'est pas négligeable. Si vous jugez que c'est insuffisant, que proposez-vous ?

Enfin, quelle est votre position concernant la caducité des mises en demeure, dès lors qu'un bannissement à vie n'est guère envisageable ?

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Julia Cagé, professeure associée en économie au sein du département d'économie de l'Institut d'études politiques de Paris

Il ne s'agit pas de contrôler Mme Michu, mais des personnalités qui tiennent régulièrement des propos ouvertement politiques, comme Éric Zemmour avant septembre 2021. Dans le cadre de notre travail de recherche, Moritz Hengel, Nicolas Hervé, Camille Urvoy et moi avons établi trois critères précis, qui peuvent être améliorés. Avoir signé une tribune de soutien à un candidat au premier tour de l'élection présidentielle dénote un engagement politique, peut-être pas pour les dix ans à venir mais tout de même pour une certaine période. Il en va de même des contributions à des think tanks politiquement marqués, comme l'Institut Montaigne à droite et Terra Nova ou la Fondation Jean-Jaurès à gauche – le spectre des think tanks français est assez bien caractérisé. Troisième critère, la participation aux universités d'été des partis politiques. Mais il n'est pas interdit d'innover : il n'aurait peut-être pas été possible de discuter sereinement il y a un an de la prise en compte du financement des personnalités par des partis politiques que vous avez évoquée, ce qui montre que nous avons progressé. Nous devons aller plus loin.

Il ne faut pas caricaturer la volonté de classer. Lorsque « Touche pas à mon poste ! » fait, à dessein, intervenir Mme Michu, il n'est pas possible de la classer politiquement. En revanche, si elle est rémunérée par la chaîne, elle a été choisie pour tenir certains propos et il faut en tenir compte. En la matière, il est évident que nous pouvons faire mieux. Cela demande une réflexion avec le concours des éditeurs, de l'Arcom et des personnalités susceptibles d'être classifiées politiquement. Celles-ci doivent disposer d'un droit de réponse : l'idée n'est pas de confier au régulateur, considéré comme omniscient, le pouvoir d'estampiller les intervenants « proche de tel parti » pour un certain nombre d'années.

S'agissant des sanctions, on peut discuter du montant, voire le hausser jusqu'à 10 % du chiffre d'affaires, mais cela revient encore une fois à considérer que les motivations des éditeurs sont purement économiques. D'après moi, il faut sortir de cette logique : seuls la suspension, temporaire ou permanente, et le non-renouvellement de l'autorisation sont capables d'agir sur tout le spectre des motivations, qui sont parfois directement politiques.

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Claire Sécail, chargée de recherche CNRS au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis), université Paris Cité

Revenons à une lecture littérale de la loi. Le respect du pluralisme ne doit pas s'appliquer aux seules personnalités politiques, mais doit assurer la représentation de tous les courants de pensée, quel que soit le statut des intervenants.

Il faut comprendre comment on donne la parole dans les médias d'information. Les logiques économiques favorisent la production d'émissions de conversation. Face à cela, l'idée n'est pas d'instaurer un contrôle systématique, ni d'empêcher des échanges de vues nécessaires en démocratie, mais de diversifier les opinions représentées en élargissant les critères. Un observatoire du pluralisme pourrait y contribuer, sur le modèle de l'Observatoire de l'égalité, de l'éducation et de la cohésion sociale, qui produit des indicateurs afin de changer certaines pratiques et de corriger les représentations déséquilibrées de la société – signe que l'on peut avoir une action positive sans contrôles ni interdictions.

S'agissant de la caducité des mises en demeure, l'étude d'impact de l'Arcom précise que ce critère est aligné sur ce que les autres autorités indépendantes appliquent. Je ne mets pas en cause la caducité mais l'application arbitraire d'un délai de cinq ans. Roch-Olivier Maistre a souligné que, pour prendre ses décisions, le collège de l'Arcom apprécie, délibère et prend en considération le contexte et ses évolutions. Il pourrait donc examiner à chaque cas si la pratique est répétée, ou si le programme a significativement évolué, notamment avec un changement d'animateur. Lorsque les fautes n'ont pas été commises par la même personne, on peut effacer l'ardoise. Mais souvent, les pratiques incriminées sont répétées, parce que les programmes et les animateurs sont installés et que les contenus connaissent une forte continuité. Je recommande donc une certaine souplesse, à laquelle le régulateur lui-même est attaché.

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Puisqu'il n'y a pas d'autre demande d'intervention parmi les membres de la commission, je redonne la parole à M. le rapporteur pour ses dernières questions.

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Madame Cagé, vous avez évoqué le chantage récurrent de Canal+. Ce comportement met-il en lumière un statut particulier de la chaîne, qui pourrait justifier qu'on qualifie sa mission d'intérêt général ? Selon vous, quel rapport de force pourrait s'établir avec l'Arcom pour les autorisations de C8 et de CNews ? Auriez-vous une stratégie à recommander, y compris au législateur, pour rendre ce rapport de force favorable ?

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Julia Cagé, professeure associée en économie au sein du département d'économie de l'Institut d'études politiques de Paris

J'ai cité Canal+ parce que la chaîne a agi ainsi à plusieurs reprises, et ouvertement. Maxime Saada et d'autres dirigeants ont plusieurs fois déclaré que si le groupe n'obtenait pas sa baisse de TVA, si on lui imposait telle obligation, s'il devait souffrir d'un changement de la chronologie des médias, il quitterait la TNT. Lors du dernier renouvellement d'ailleurs, il a choisi une autorisation de trois ans alors qu'elle aurait pu être plus longue, pour bien montrer que la situation était temporaire.

D'autres chaînes pourraient tenir un même discours si le régulateur décidait de modifier les règles relatives au pluralisme, à la concentration ou à la gouvernance, en particulier s'agissant de l'indépendance des rédactions.

La bonne réponse serait que les critères qui pourraient être modifiés ne s'appliquent pas aux éditeurs uniquement s'ils diffusent sur la TNT, mais indépendamment des modalités de diffusion, en tout cas dès lors que la chaîne touche un certain nombre de citoyens – il n'y a peut-être pas d'intérêt à réguler une chaîne qui a une audience de trois personnes et demie. Je parle de citoyens et non de téléspectateurs car ils ne sont pas forcément touchés directement, à travers le canal de la télévision, mais aussi indirectement, sur internet – on sait très bien désormais mesurer les audiences numériques. Les efforts à réaliser sur le plan législatif doivent donc s'appliquer, en plus de la TNT, aussi à une diffusion over the top (OTT) qui passerait par une box internet ou par une offre triple play.

Les raisons sont doubles. La première est de ne pas céder au chantage actuel, qui me paraît profondément malsain puisqu'il affaiblit l'Arcom, y compris pour ce qui est de la sincérité des discussions qui auront lieu au moment du renouvellement des autorisations. Ensuite, si l'on veut introduire des changements importants à la loi de 1986 – on a un peu traîné : depuis quarante ans, on s'est contenté d'en toiletter certaines parties – il faut garder à l'esprit que les changements des modalités de consommation et les innovations technologiques seront majeurs et nombreux dans les années à venir. On parle aujourd'hui de triple play, d'OTT et de Smart TV, mais il faudra peut-être ajouter des mots complètement nouveaux à notre vocabulaire pour décrire les pratiques de consommation des contenus audiovisuels de demain.

Je pense donc que le législateur doit partir d'un seuil minimal d'audience totale et adopter la même démarche que l'Union européenne avec le DSA et le DMA pour la régulation de ce qu'on appelle les très grandes plateformes. Autrement dit, il faut essayer d'arrêter de définir des parts de marché ou ce qu'est un marché, ce qu'on ne sait pas faire aujourd'hui, notamment dans l'audiovisuel. On se souvient ainsi des débats très longs qui ont eu lieu à propos du projet de fusion entre TF1 et M6 pour déterminer s'il s'agissait ou non du même marché publicitaire. En termes d'audience, on pourrait se demander de la même façon si TF1 et M6 doivent être considérées de la même façon que YouTube, ou comme des plateformes ou des réseaux sociaux qui diffusent également des contenus audiovisuels.

Il faut une régulation qui s'applique à l'ensemble des éditeurs diffusant des contenus audiovisuels au-delà d'un certain seuil d'audience, à définir collectivement. C'est la meilleure manière de ne pas céder au chantage et d'éviter que les discussions sur la réattribution des fréquences audiovisuelles ne soient faussées.

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Peut-on selon vous envisager autre chose que la sortie de la TNT ? Le financement du cinéma est un levier très important dans la négociation pour le groupe Canal+. Cela relève-t-il d'une mission d'intérêt général ?

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Julia Cagé, professeure associée en économie au sein du département d'économie de l'Institut d'études politiques de Paris

Canal+ demeure le principal financeur du cinéma français : s'il ne respectait plus les règles, cela poserait un problème en matière de ressources.

Des progrès ont été réalisés. Canal+ et d'autres chaînes avaient raison de souligner que le système antérieur n'était pas parfaitement juste. Il a fallu du temps pour soumettre un certain nombre de plateformes de vidéo à la demande par abonnement ou subscription video on demand (SVOD), comme Netflix, Amazon Prime ou Disney+, aux obligations de financement de la production sur le territoire français – on pourrait aussi en discuter au niveau européen.

Sortir du seul cadre de la TNT permet que la régulation et la réglementation s'appliquent à l'ensemble des acteurs qui agissent sur le territoire hexagonal. Les efforts des plateformes en termes de financement de la production doivent s'établir à la même hauteur, en pourcentage du chiffre d'affaires par exemple, que ceux des éditeurs de la TNT.

Une fausse manière de poser le débat – et c'est pour cette raison que j'étais profondément opposée à la fusion entre TF1 et M6 – est de vouloir sacrifier les règles qui protègent le pluralisme externe et reconcentrer le marché en France pour être plus compétitifs au plan international face à de nouveaux acteurs qui ont des chiffres d'affaires massifs. Il faut dire qu'ils ne sont pas assis sur le même territoire : le monde entier d'un côté, un pays de 60 millions d'habitants de l'autre… Mais on peut faire sauter tous les seuils de concentration en France et fusionner les vingt-quatre chaînes de la TNT, on n'arrivera jamais qu'à 5,6 milliards d'euros de chiffres d'affaires, ce qui est très en dessous de celui de Netflix. Vous aurez beau tuer le pluralisme dans notre pays, vous n'aurez pas résolu le problème de la concurrence internationale. La question est donc plutôt de savoir quelles règles appliquer aux acteurs internationaux quand ils interviennent sur le marché français, afin d'éviter une concurrence déloyale pour les acteurs français.

De ce point de vue, un certain nombre de revendications de Canal+ s'entendent parfaitement : il ne peut pas être le seul acteur à contribuer au financement du cinéma français, et encore moins si l'on remet en cause la chronologie des médias et que cela favorise les nouveaux acteurs comme les plateformes de SVOD. Cela ne veut pas dire qu'il faut relâcher la régulation à l'égard de Canal+, mais qu'on doit l'étendre aux plateformes internationales.

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Madame Sécail, vous avez récemment publié un libelle portant sur les émissions de Cyril Hanouna et sur Cyril Hanouna lui-même, dont vous qualifiez le travail de danger pour la démocratie. D'après vous, comment peut-on caractériser l'évolution de ses programmes, et à quoi est-elle due ? En particulier, qu'en est-il du rôle des réseaux sociaux ? Pensez-vous que l'Arcom devrait introduire dans les conventions qui sont conclues des éléments de régulation concernant l'usage des réseaux sociaux et leur interaction avec les émissions ?

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Claire Sécail, chargée de recherche CNRS au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis), université Paris Cité

Oui, il me paraît évident, pour commencer par votre deuxième question, qu'il faut protéger l'information, étant entendu qu'on est obligé de faire avec la circularité ou l'hybridité des contenus – certains, nativement numériques, sont légitimés, exposés et amplifiés sur des chaînes de télévision, d'autres sont des contenus de télévision amplifiés par l'écosystème numérique. Tout cela est compliqué à démêler mais, par respect pour le travail d'information, les images non informationnelles ou non journalistiques, quelles que soient leur nature, leur source ou leur provenance, doivent être encadrées d'une manière beaucoup plus forte qu'aujourd'hui.

Je travaille actuellement sur CNews et plus particulièrement sur « L'Heure des pros », une émission de Pascal Praud. Dans ce programme, le détachement à l'égard des critères de l'information honnête se fait petit à petit, par le biais des réseaux sociaux, qui permettent d'introduire des contenus. En 2016-2017, aucune image n'était utilisée dans « L'Heure des pros » pour insuffler un débat ou dynamiser une discussion. C'est venu progressivement : les communautés numériques étant beaucoup plus politisées, poursuivant des objectifs militants bien identifiés, on peut sélectionner certaines de leurs vidéos pour orienter la discussion sur le plateau.

Il existe donc un usage des contenus nativement numériques qui est problématique pour l'information. C'est un élément qui me semble commun à des émissions de divertissement, telles celles de Cyril Hanouna, et à des programmes plus sérieux avec des chroniqueurs moins issus du divertissement, comme ce que fait Pascal Praud.

Pour ce qui est du libelle que vous avez évoqué, mes recherches ont porté effectivement sur l'évolution du discours. Après mon étude sur l'élection présidentielle de 2022, j'étais un peu frustrée d'avoir pris le train en marche et de ne pas comprendre d'où venaient les choses. Il faut dire que le résultat de mon premier travail était à l'opposé de mes attentes : je m'étais demandé comment une émission de divertissement pouvait sensibiliser aux enjeux d'une élection aussi importante, alors que la question, en réalité, était plutôt de savoir comment cette émission faisait un travail politique !

Il m'a fallu du temps pour remonter dans les archives, comprendre l'évolution des discours et démêler les thématiques. Il me semble qu'il est fondamental de comprendre pourquoi ces dernières ont émergé et suivant quelle chronologie. Je ne connais pas d'autre émission qui soit ainsi passée, sans changer de dispositif ni de décor, d'un genre télévisuel à un autre, c'est-à-dire d'une émission de critique de télévision à une émission de divertissement, avec une bande ou un effet de troupe, puis à un talk de société ayant un biais idéologique.

Cette évolution considérable s'est faite par étapes. D'abord, Cyril Hanouna a essayé de mener un travail de réparation d'image après ses premières sanctions, en 2016-2017, à la suite de canulars homophobes et de propos sexistes, en investissant un peu plus le champ des discours de lutte contre les discriminations. Puis la bascule s'est faite sur C8 – ce qui montre qu'il y a une logique de groupe, de système – en septembre 2018, avec la création de « Balance ton post ! ». C'est cette émission qui a permis à Cyril Hanouna de traiter des questions d'actualité et petit à petit, par effet de porosité, de basculer dans une émission de divertissement comme « Touche pas à mon poste ! ». Le processus a connu une sorte de point d'achèvement fin 2020 ou courant 2021, mais c'est par « Balance ton post ! » que s'est produit l'enrôlement d'un animateur de divertissement dans un projet idéologique qui a permis de légitimer des prises de parole ultramarginales dans la société et ne correspondant pas forcément à des courants de pensée ou d'opinion très pluralistes.

La question qui se pose ensuite est celle de la bascule vers le populisme pénal, à l'occasion du traitement d'affaires judiciaires en cours ou d'éléments de cadrage un peu plus thématiques, reposant sur des statistiques ou des comportements de masse, sans s'arrêter précisément sur des faits particuliers. Ces deux cadrages, épisodique et thématique, servent de rouleau compresseur pour attaquer l'État de droit, notamment les institutions pénales et le Parlement. Un des députés membres de votre commission, Karl Olive, est d'ailleurs allé sur le plateau de Cyril Hanouna pour lui demander des excuses après son dérapage à l'égard de Louis Boyard – bien qu'issu d'un autre parti, d'une autre sensibilité politique, Karl Olive se sentait lui-même attaqué par cette façon de traiter un représentant de la nation. Ses propos, très critiques, ont été censurés sur les réseaux sociaux : ils n'ont pas été mis en ligne, alors que la chaîne valorise toujours, pour chaque invité, une petite séquence.

Tout cela va à l'encontre de nos institutions, de la démocratie représentative, des processus dont nous avons besoin – la démocratie, c'est long, c'est de l'échange, et c'est coûteux. C'est pour cette raison que je vois dans cette façon de faire un objet populiste. Il y a là un travail politique pour donner une expression à certaines idées en court-circuitant tous les leviers, tous les corps intermédiaires, tous les chaînons indispensables à notre démocratie.

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Je vais donner la parole à M. Aymeric Caron, qui vient de se manifester alors que j'avais demandé tout à l'heure s'il y avait d'autres questions. Je ne le ferai qu'une fois : nous ne modifierons plus, à l'avenir, l'architecture générale des auditions.

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Merci, monsieur le président. Il me semble utile de faire preuve d'un peu de souplesse pour permettre à cette commission de travailler dans une bonne ambiance, comme elle l'a fait jusqu'à présent.

Merci à Mme Cagé et à Mme Sécail pour leur présence parmi nous et pour la qualité de leurs travaux.

Beaucoup de Françaises et de Français qui partagent les idées du Front national et de Zemmour ne comprennent pas qu'on puisse envisager la fermeture de CNews. Ils pensent que ce serait une atteinte à la liberté d'expression : ils sont très heureux de retrouver leurs idées sur cette antenne, qui ne cache quasiment plus qu'elle est devenue une chaîne de militantisme d'extrême droite. Ce qui ressort de vos travaux et de ceux d'autres chercheurs, comme François Jost, c'est que l'atteinte à la liberté d'expression émane plutôt au contraire de CNews, qui empêche l'expression d'un certain nombre de points de vue en concentrant les prises de parole autour d'une idéologie bien précise. François Jost a ainsi comptabilisé en deux semaines 81 % d'invités d'extrême droite.

Beaucoup d'autres manquements, dont il a déjà été question, ont été relevés sur CNews en matière de contenu. Il n'y a tout simplement pas assez d'information. Certains programmes complètement fantaisistes n'ont rien à faire sur une chaîne d'information – je pense en particulier à une émission de militantisme catholique radical, voire intégriste, dans laquelle on se demande si ce sont les anges ou les démons qui sont en train de l'emporter dans notre pays.

Pour ceux qui n'auraient pas suivi l'intégralité de cette audition, confirmez-vous que le non-respect, par CNews, de ses obligations conventionnelles est un problème non pas idéologique mais bien légal ? Pensez-vous ensuite que l'Arcom et son président, Roch-Olivier Maistre, jouent leur crédibilité avec la question du renouvellement ou non de l'autorisation de diffusion de CNews ? Enfin, pour aborder le problème un peu différemment, qu'est-ce qui justifierait, selon vous, que l'Arcom renouvelle l'autorisation de diffusion de cette chaîne ?

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Julia Cagé, professeure associée en économie au sein du département d'économie de l'Institut d'études politiques de Paris

La question du non-respect des obligations conventionnelles de CNews n'est clairement pas un problème idéologique mais légal. Du reste, si c'est vous qui étiez invité matin, midi et soir sur cette chaîne, ce serait très exactement le même problème. Il se trouve que c'est au sein des chaînes dont Vincent Bolloré a fait l'acquisition quand il a pris le contrôle du groupe Vivendi qu'on a constaté des dérives, mais un actionnaire ayant une ligne idéologique très marquée à gauche poserait les mêmes difficultés.

Les chercheurs qui s'intéressent à cette problématique, qui est nouvelle, tombent dans une sorte de piège. Ils dénoncent le fait que la chaîne accorde un temps de parole disproportionné, eu égard aux exigences du pluralisme interne, à des intervenants du Rassemblement national. Or le problème n'est pas tant qu'ils soient de ce bord : s'il y avait 100 % d'intervenants de LFI, la question serait la même. Il faut sortir du cas d'école que constitue Vincent Bolloré – sauf qu'il est tellement visible qu'il en devient un exemple parfait pour bien exposer le problème.

La crédibilité de Roch-Olivier Maistre ne sera pas remise en cause dans cette affaire puisque, si je ne me trompe pas, il ne sera plus en poste au moment où la décision sera prise. Il me paraît évident, en revanche, que la crédibilité de l'Arcom est en jeu : son efficacité en tant qu'autorité de régulation, telle qu'elle existe aujourd'hui, fait l'objet d'interrogations partagées. Cela étant, il ne s'agit pas de se demander si l'Arcom perdra ou gagnera en crédibilité selon que l'autorisation de diffusion de CNews sera renouvelée ou non. L'enjeu, ce sont surtout, si renouvellement il y a, les nouvelles obligations qui pourraient voir le jour. S'il y a un renouvellement qui s'accompagne d'une redéfinition des règles pour mesurer le pluralisme interne, d'un droit de veto donné à la rédaction pour le choix de son directeur ou de sa directrice et d'une évolution de la gouvernance ; si tout cela est intégré dans la convention et que l'éditeur décide malgré tout de demander le renouvellement, cela change les règles du jeu. C'est dans ces termes qu'il faut poser le débat.

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Vous dites qu'on pourrait inscrire dans les conventions des éléments qui ne figurent pas dans la loi ?

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Julia Cagé, professeure associée en économie au sein du département d'économie de l'Institut d'études politiques de Paris

Cela arrive, même si une partie relève de la loi. C'est pourquoi je me demandais tout à l'heure si le problème était la loi actuelle ou son utilisation par l'Arcom. Cette dernière peut ajouter des éléments. En matière de diversité par exemple, tout ce que Claire Sécail a rappelé ne se trouve pas dans la loi du 30 septembre 1986 : cette dernière est relativement floue pour ce qui est de l'éventail des possibilités données à l'Arcom – et tant mieux, parce que les préoccupations de la société changent au cours du temps. On peut donc renforcer les conventions. Néanmoins, pour ma part, je vais plus loin : je pense qu'on doit changer la loi de 1986. Même si on n'aura sans doute pas le temps de la réécrire entièrement d'ici à 2025, on pourrait ajouter des conditions relatives à la gouvernance dans les conventions conclues entre l'Arcom et les éditeurs. Quoi qu'il en soit, la question qui se pose n'est pas s'il y aura renouvellement ou non, mais quelles seront les conditions fixées en cas de renouvellement.

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Vous avez raison, mais vous avez aussi expliqué à fort juste titre que les sanctions liées au non-respect des dispositions actuelles ne servaient pas à grand-chose tant qu'elles étaient financières, s'agissant d'hommes d'affaires se servant de leurs chaînes pour un projet idéologique ou financier plus large.

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Monsieur Caron, si vous avez une question complémentaire, je vous laisse la poser tout de suite. Sinon, je mettrai fin à l'audition. Mais c'est moi qui donne la parole.

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Vous allez l'interrompre parce que tout à coup un échange a lieu ?

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Non, je vais l'interrompre parce qu'il y a des règles et qu'elles s'imposent aussi à Aymeric Caron. Posez votre question.

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Je suis juste un député qui essaie de faire avancer le débat. La réponse de Mme Cagé est intéressante, elle amène une autre question…

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Mesdames, je vous remercie pour cette audition. Si vous avez des éléments complémentaires à nous communiquer, vous pourrez nous les envoyer, comme vos réponses au questionnaire écrit. Nous reviendrons également vers vous avec d'autres questions s'il le faut.

L'audition s'achève à douze heures vingt-cinq.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Quentin Bataillon, M. Aymeric Caron, Mme Fabienne Colboc, M. Philippe Frei, M. Jean-Jacques Gaultier, M. Jérôme Guedj, M. Aurélien Saintoul, Mme Sophie Taillé-Polian

Excusé. – M. Emmanuel Pellerin