Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Réunion du jeudi 21 juillet 2022 à 9h30

Résumé de la réunion

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La réunion

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Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Jeudi 21 juillet 2022

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Audition de M. Gilles Pijaudier-Cabot, président de la Commission nationale d'évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs (CNE2), sur le rapport annuel de la Commission pour 2021

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Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres et experts de la Commission nationale d'évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et déchets radioactifs (CNE2), je suis très heureux de vous accueillir aujourd'hui à l'Assemblée nationale pour cette première audition de la nouvelle législature, deux jours à peine après la reconstitution de l'Office. La délégation de la CNE2 est particulièrement étoffée, ce qui n'est guère étonnant pour cette première rencontre de la législature, marquée par un fort renouvellement.

J'ai donc le plaisir de souhaiter la bienvenue à Messieurs Gilles Pijaudier-Cabot, président, Maurice Leroy, vice-président, Philippe Gaillochet, membre, et François Storrer, secrétaire général et conseiller scientifique, qui sont présents avec nous, dans cette salle. Sont par ailleurs connectés en visioconférence Madame Saida Laârouchi-Engström, membre, Messieurs Christophe Fournier et Jean-Paul Minon, membres, ainsi que Monsieur Emmanuel Ledoux et le professeur Robert Guillaumont, experts invités de la CNE2.

Avant d'en venir au sujet du jour, je tiens à honorer la mémoire d'un très grand savant, décédé voici un mois à peine, le paléontologue de renom Yves Coppens, codécouvreur de l'australopithèque Lucy, qui, à côté de ses nombreuses fonctions éminentes, a aussi été membre du conseil scientifique de l'Office.

Je tiens également à saluer le travail important réalisé par l'Office pendant la précédente législature, sous la présidence de Gérard Longuet et de mon prédécesseur Cédric Villani, qui a tenu bon la barre de l'Office durant les deux dernières années, particulièrement intenses sur le plan des enjeux scientifiques.

L'activité de l'Office ne s'est d'ailleurs quasiment pas interrompue, puisque nos collègues Sonia de La Provôté, Florence Lassarade et Gérard Leseul ont présenté leur rapport sur les effets indésirables des vaccins contre la Covid-19 et le système de pharmacovigilance français, le 9 juin dernier, trois jours seulement avant le premier tour des élections législatives. Deux semaines auparavant, l'Autorité de sûreté nucléaire présentait à l'Office son rapport annuel sur le contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France.

Les deux auditions prévues aujourd'hui s'inscrivent dans la continuité de la mission que le Parlement assume, en particulier au travers de l'Office, depuis le début des années 1990. Je veux parler du suivi attentif des conditions de contrôle de la sûreté nucléaire et de la gestion des déchets radioactifs. Le Parlement doit rester en permanence vigilant sur ces sujets pour assurer que l'intérêt public continuera de prévaloir sur les intérêts particuliers.

Comment est née la Commission nationale d'évaluation ? Le Parlement a défini des principes et des objectifs très clairs pour la recherche sur la gestion des matières et déchets radioactifs dans le cadre de la loi du 30 décembre 1991, dite « loi Bataille », du nom de l'un de nos illustres prédécesseurs, Christian Bataille, auteur, en 1990, du premier rapport de l'OPECST sur ce sujet. En établissant une commission scientifique indépendante du ministère chargé de l'énergie et de celui chargé de l'environnement, le Parlement a voulu créer un outil permettant de suivre les axes de recherche définis par cette loi.

Le travail de la commission s'étant avéré précieux, à la fois pour informer le Parlement et pour veiller à la bonne coordination des recherches menées, elle a été reconduite sous une forme légèrement modifiée, par la loi du 28 juin 2006 relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs. D'où l'acronyme CNE2.

Le rapport n° 16 de la CNE2 est un point d'étape important pour évaluer la situation dans ce domaine sensible de la gestion des matières et déchets radioactifs, ainsi que les évolutions envisageables, au travers des progrès de la science et des technologies. Nous n'hésiterons pas à poser des questions sur les points où cela apparaît nécessaire, tout en veillant à respecter la contrainte de temps, puisque cette première audition doit se terminer à 11 heures, heure à laquelle commencera l'audition de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Je donne, sans plus tarder, la parole à Monsieur Gilles Pijaudier-Cabot.

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Gilles Pijaudier-Cabot, président de la Commission nationale d'évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et déchets radioactifs (CNE2)

Je remercie l'Office d'accueillir la CNE2 pour la présentation de son rapport annuel. Depuis que je suis président, c'est la première fois que je fais cet exercice en présentiel. C'est un plaisir de voir les personnes en pied et non plus sur un écran.

Monsieur le Président, vous avez rappelé quelques éléments sur la CNE2. Je me permettrai de compléter votre propos et nous entrerons ensuite dans le vif du sujet. Nous avons voulu faire une exégèse en trois parties. Une fois n'est pas coutume, nous commencerons par un panorama international, puis nous aborderons deux sujets liés aux nouveaux réacteurs, au cycle du combustible et aux déchets. Je conclurai en disant quelques mots sur la formation, l'expertise et les compétences.

La CNE2 est composée de douze membres, qui exercent leurs fonctions bénévolement. Nous sommes indépendants de la filière nucléaire, ce qui est la moindre des qualités pour un groupe d'experts chargé de l'évaluation des études et recherches sur les matières et déchets radioactifs. Notre mission est de suivre et d'évaluer les travaux scientifiques et technologiques sur le traitement, l'utilisation, l'entreposage ou le stockage des matières et déchets radioactifs.

Nous nous sommes livrés, au premier trimestre de cette année, à une synthèse des cinq derniers rapports que nous avons publiés, en essayant d'en retirer, en particulier pour les personnes qui porteraient un œil nouveau sur le sujet, la substantifique moelle. Je vous invite à lire la synthèse de ces cinq derniers rapports, qui est sous la forme de huit fiches d'une page ; elle est aussi disponible sur notre site.

Notre rôle est d'éclairer le Parlement sur les décisions qui doivent être prises sur des sujets qui concernent le cycle du combustible nucléaire, en tenant compte de leur impact économique, sociétal et environnemental. Parmi les douze membres de la CNE2, il n'y a pas que des technologues ou des scientifiques des sciences exactes ; il y a aussi un économiste et un sociologue, qui nous éclairent sur des enjeux qui sont un peu moins techniques.

Nous travaillons en auditionnant l'ensemble des acteurs de la filière, entre le mois de septembre et le mois de mars, à raison de deux auditions par mois. Ceci est complété par des visites techniques en France et à l'étranger. Nous avons passé, tout récemment, deux semaines en Amérique du Nord, à visiter des installations et à discuter avec les principaux acteurs américains et canadiens. Nous remettons aujourd'hui un rapport annuel qui fait un point d'étape. Ce rapport est transmis au Parlement, puis il est rendu public. L'usage veut qu'à la fin de l'audition, je vous demande l'autorisation de le rendre public. Comme le prévoit la loi, nous présentons aussi ce rapport au Comité local d'information et de suivi (CLIS) du laboratoire de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) à Bure (Meuse). Nous sommes également, comme nous l'avons été plusieurs fois depuis 2018, mandatés par l'Office pour étudier des sujets d'actualité : sur les déchets bitumés, l'impact de la crise du Covid et, plus récemment, les réacteurs innovants et leur impact sur le cycle du combustible.

Je commence la présentation du rapport en rappelant quelques éléments de contexte. Depuis 1980, les études et recherches sur les matières et déchets radioactifs sont alignées avec une stratégie nationale datant du milieu des années 1970, qui était bien définie et visait à l'indépendance énergétique, notamment suite au choc pétrolier, et à ce que la France puisse disposer d'une énergie électronucléaire, indépendamment et de façon souveraine. Cette stratégie a conduit à la construction du parc de réacteurs que nous connaissons. Elle s'inscrivait dans un objectif que l'on a qualifié de fermeture du cycle, même si le cycle n'est pas tout à fait fermé, nous en convenons. Comme nous l'avions noté dans nos deux derniers rapports, cette stratégie a connu des inflexions notables en 2019, avec la Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE). Elle a connu aussi des inflexions au début de cette année, avec un certain nombre d'annonces.

Il était important que nous commencions par étudier ce que font les autres. Habituellement, nous le faisions à la fin de notre rapport ; en l'occurrence, nous avons voulu le faire au début.

Le panorama international peut être présenté en trois blocs. Le premier est le monde anglo-saxon, dont la stratégie principale est de reprendre le leadership, qui avait été abandonné à la Russie et à la Chine. Pour reprendre ce leadership, l'outil est la conquête de marchés internes et externes, motivée par l'urgence climatique. En parallèle des projets de réacteurs de forte puissance déjà engagés, les réacteurs envisagés sont de faible puissance. Par « faible puissance », on entend environ 300 mégawatts électriques ; une forte puissance est supérieure à 1 000 mégawatts électriques. Ces réacteurs sont en général modulaires, mais de conception classique, équivalente à celles des réacteurs à eau pressurisée que nous connaissons en France, ou des réacteurs à eau bouillante. On les qualifie de Small Modular Reactors (SMR). Ils peuvent aussi être de conception innovante, auquel cas ils sont qualifiés de réacteurs modulaires avancés (en anglais, Advanced modular reactors ou AMR). Les Anglo-Saxons n'ayant pas pour objectif la fermeture du cycle, les combustibles usés sont maintenus en entreposage, dans l'attente d'un stockage direct.

À côté de ce bloc, la Russie, la Chine et les principales puissances asiatiques poursuivent au contraire des objectifs de souveraineté énergétique qui les conduisent à essayer de valoriser le plus possible les matières et donc à fermer le cycle du combustible, de façon à être le plus autonome possible.

L'Europe, quant à elle, est probablement la zone la plus avancée sur le stockage de déchets de haute activité à vie longue, principalement en Suède et en Finlande, puisque ces pays ont pris des décisions et sont en train de construire leur stockage géologique. En revanche, sur les réacteurs innovants, nous ne trouvons guère que des études et des recherches « amont ».

Qu'est-ce que nous tirons de ce panorama ? Une évolution assez fondamentale, à savoir une dynamique importante autour de la conception de petits réacteurs modulaires, éventuellement innovants, mais pas nécessairement. L'aval du cycle n'est pas une priorité dans le discours, le cycle du combustible étant ouvert, c'est-à-dire que l'on entrepose les combustibles usés dans la perspective de leur stockage direct définitif.

Tout cela dépend d'une donnée économique, le prix de l'uranium, et de l'augmentation prévisible de la demande d'énergie électronucléaire. Si, dans le contexte actuel, le prix de l'uranium est assez modeste, nous pensons que l'hypothèse d'évolution de la demande en uranium naturel est susceptible de remettre en question le prix de l'uranium sur le marché, d'autant plus que l'uranium n'est pas produit en France. Les principaux producteurs sont l'Australie, le Canada, le Kazakhstan, la Chine et le Niger. Si le prix de l'uranium venait à augmenter, il faudrait s'affranchir de cette dépendance à des pays étrangers.

Après ce panorama, le premier volet du rapport concerne les nouveaux réacteurs et les options possibles pour le cycle du combustible en France. Pourquoi des réacteurs de petite taille ? Essentiellement parce qu'il est plus facile, avec des réacteurs de petite taille, de maîtriser la sûreté. Ces réacteurs peuvent être construits en série, ce qui permet de gagner en efficacité dans leur réalisation. Ils seront plus facilement intégrables dans un réseau parce qu'il ne sera pas nécessaire de connecter immédiatement une grande puissance. Le réseau peut être ainsi plus sûr et apte à intégrer plus facilement des énergies intermittentes.

La France cherche sa place dans ce mouvement, essentiellement en suivant deux voies. La première concerne le projet NUWARD, petit réacteur à eau pressurisée classique, à neutrons thermiques. Ce projet est piloté par EDF. La commission soutient ce projet, mais elle observe aussi, puisqu'il s'agit d'un réacteur destiné à l'exportation, essentiellement en Europe, que nos concurrents sont déjà très avancés, ainsi que nous avons eu l'occasion de le constater en Amérique du Nord. Il faut donc poursuivre dans cette voie, mais sans prendre de retard et en évitant d'éventuelles chausse-trappes technologiques, donc en simplifiant au maximum la conception du réacteur. Cette voie a été utilisée, en particulier par les Canadiens, pour déboucher très rapidement sur des objets industriels qui seront opérationnels dans la toute première moitié des années 2030.

La deuxième voie est celle des petits réacteurs modulaires à neutrons rapides refroidis au sodium. Ce sujet n'est pas étranger à l'Office. En France, cette voie permet de valoriser l'expérience qui a été celle de Rapsodie, Phénix, Superphénix et plus récemment Astrid, tout en proposant des objets de taille plus réduite. Cette voie a été ouverte dans le cadre de France 2030. À l'heure actuelle, le CEA étudie deux esquisses et nous pensons qu'il est nécessaire d'amplifier à nouveau la mobilisation des acteurs. Nos concurrents sont extrêmement avancés, même s'il faut regarder la concurrence avec un peu de sang-froid et ne pas se laisser abuser par des discours qui, s'agissant de projets portés par des start-up, peuvent plus s'apparenter à des sollicitations de levées de fonds qu'à des discours scientifiques bien étayés.

S'agissant d'autres types de réacteurs, le rapport en fait un bilan assez exhaustif. Dans le monde et en France, leur maturité technologique est très différente. Elle est beaucoup plus modeste, en particulier s'agissant des réacteurs à sels fondus et des projets de microréacteurs. Un microréacteur représente une dizaine de mégawatts électriques (MWe), un petit réacteur 300 MWe et un grand réacteur a une puissance de 1 000 MWe ou plus. Ces projets sont au stade des principes, pas encore tout à fait des esquisses. Les calendriers annoncés – une mise en œuvre dans le courant des années 2030 – sont particulièrement ambitieux ; nous pensons qu'ils le sont un peu trop.

Un réacteur ne se fait pas sans y mettre du combustible, ce qui reviendrait à construire une voiture sans électricité ni essence. Il est important d'observer le cycle du combustible. Alors que la France avait une stratégie très déterminée, il reste aujourd'hui deux options possibles : la fermeture du cycle, fondée sur le recyclage des combustibles usés pratiqué actuellement, ou le cycle ouvert, c'est-à-dire l'abandon du recyclage. Pour nous, il s'agit d'un arbitrage de priorité entre, d'une part l'indépendance énergétique et la souveraineté énergétique du pays, d'autre part une volonté de modérer le coût de l'électricité et donc d'étaler dans le temps les investissements qu'il faudrait consentir pour aboutir à cette souveraineté énergétique. C'est un compromis, mais tout de même un arbitrage entre priorités.

Les installations existantes du cycle sont La Hague pour le retraitement des combustibles et Melox pour la fabrication des nouveaux combustibles à partir des matières issues du retraitement, les combustibles dits « MOX ». Ces installations devront être adaptées et renouvelées en 2040, date prévisible de leur fin de vie, surtout s'agissant de La Hague. Cette échéance implique que les décisions soient prises entre 2025 et 2030, pour laisser le temps aux études et aux instructions réglementaires, afin que les objets industriels soient opérationnels à temps. Sans arbitrage ni décision entre la souveraineté énergétique d'une part et la modération du coût de l'électricité d'autre part, ce choix risque fort de s'imposer à nous, d'être en fait un « choix subi », par le simple fait que les installations arriveront en fin de vie et qu'il sera trop tard.

Dans les deux cas de figure, une option qui s'appelle le multi-recyclage en réacteurs à eau pressurisée est apparue en 2019. Elle consiste à faire plusieurs passages des combustibles MOX dans le parc de réacteurs existant. Ce multi-recyclage ne nous semble pas avoir d'intérêt, pour plusieurs raisons. D'une part, les calendriers qui sont proposés ne le voient pas mis en œuvre avant 2050 ou 2060. Pour cela, il faut construire de nouveaux EPR, pas les six premiers qui ont été évoqués dans le débat public, mais les suivants. D'autre part, cela conduirait à devoir construire des installations temporaires pour la gestion du cycle, différentes des installations suivantes, destinées aux réacteurs à neutrons rapides. Nous ne voyons donc pas vraiment d'intérêt significatif à cette étape. Il faut faire un choix, s'y tenir et ne pas prendre de chemins médians qui risqueraient de divertir les investissements qu'il faudra consentir dans un cas comme dans l'autre.

Concernant les déchets de haute activité à vie longue (HAVL), la commission affirme, depuis trois ans maintenant, que toutes les conditions scientifiques et techniques sont réunies pour que l'Andra dépose, sans délai, la demande d'autorisation de création (DAC) de l'installation de stockage Cigéo. Bien que l'on ne connaisse pas tout, on connaît le nécessaire. Il ne faut pas arrêter les recherches et des options sont encore à approfondir, mais le dépôt de la DAC est pour nous une urgence, dans la mesure où ce chantier durera 150 ans et que des optimisations éventuelles pourraient ainsi être instruites. Il est probable aussi que ce qui sera construit dans 120 ans ne soit pas ce qui est prévu aujourd'hui. Par contre, il est important d'avoir un exutoire pour ces déchets HAVL, d'autant plus que la France envisage de construire des installations qui produiront des déchets supplémentaires. Par ailleurs, la taxonomie européenne oblige à disposer d'une solution à l'horizon 2050, pour pouvoir bénéficier éventuellement de soutiens à l'investissement pour la construction de nouvelles installations électronucléaires. Le plus vite serait donc le mieux. L'Andra donne comme délai la fin de l'année. Espérons que cette fois-ci, il sera tenu.

Cigéo existe pour les déchets produits par le parc actuel. Pour un parc futur, il est raisonnable de se demander si nous pouvons faire autrement. L'année dernière, la commission avait consacré un chapitre à ce sujet, et cette année nous avons auditionné des acteurs. Nous constatons qu'il n'existe aujourd'hui aucune alternative équivalente au stockage géologique à l'horizon des vingt ou trente prochaines années. Pourquoi ? Parce que la stratégie globalement suivie est celle de la transmutation. Elle permet en particulier de transmuter l'américium qui génère énormément de chaleur. Transmuter l'américium permettrait d'avoir un stockage de taille plus réduite, donc d'économiser l'espace de stockage, qui est une ressource rare. En revanche, transmuter complètement l'américium va prendre du temps, à l'échelle d'un siècle, ce qui nous engage dans le maintien d'infrastructures appropriées pour la transmutation sur une très longue durée. Par ailleurs, la transmutation ne permet pas de s'affranchir d'un stockage géologique parce que tout n'est pas transmutable. Les déchets de moyenne activité à vie longue et certains produits de fission ne le sont pas. Il faudra donc tout de même disposer d'un stockage géologique profond. Je rappelle enfin que les déchets déjà produits sont ceux qui sont déjà intégrés dans des verres conçus pour être les plus stables possibles, si bien qu'il serait très difficile d'en extraire les produits de fission pour les transmuter. Aujourd'hui, à notre connaissance, il n'existe donc pas d'alternative.

On avance souvent qu'une solution alternative serait l'entreposage dit pérenne, c'est-à-dire un entreposage que l'on renouvellerait tous les 100 à 150 ans. Ce n'est pas une alternative, au sens où cet entreposage n'est pas un stockage mais nécessite de renouveler les installations et reporte donc le poids de la gestion de ces déchets sur les générations à venir. Par contre, il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain : l'entreposage est une nécessité pour la bonne gestion du cycle. Il est nécessaire d'entreposer les combustibles usés pour les refroidir, avant de les reprendre dans un processus industriel. Même si nous voulons faire du stockage direct, cette étape reste importante dans le cycle du combustible et elle risque de s'allonger avec la transformation éventuelle du parc de réacteurs. Les anciens vont continuer à produire des déchets qu'il faudra entreposer pour les faire refroidir et les nouveaux ne seront pas encore complètement opérationnels. Le stock va donc augmenter.

Il est important de souligner que la problématique du vieillissement des combustibles et des infrastructures d'entreposage n'est pas à négliger et qu'il faut impulser des recherches dans ce domaine, afin que les combustibles puissent, en temps utile, être repris, soit pour être retraités, soit pour être stockés. Quoi qu'il arrive, il faudra les reprendre. Il faut donc être en capacité de les reprendre dans de bonnes conditions.

Les déchets de faible activité à vie longue (FAVL) sont divers : des radifères et des graphites issus du démantèlement des centrales de première génération. Il est envisagé environ 300 000 mètres cubes à terminaison, avec 300 000 mètres cubes supplémentaires de déchets historiques à Malvési. Ces déchets sont faiblement radiotoxiques, ce qui suggère qu'ils pourraient être isolés en les stockant à au moins quelques dizaines de mètres, une profondeur beaucoup plus faible que les 500 mètres du projet de stockage géologique.

Nous constatons aujourd'hui qu'il n'existe pas de solution pour ces déchets. Pour les graphites, une solution est envisagée, mais elle pose des problèmes de démonstration de sûreté. Une concertation et une collaboration doivent avoir lieu entre l'Andra et les autorités de sûreté pour définir les scénarios, ce qui n'est pas facile pour une perspective de très long terme. Ce n'est pas la première fois que la commission indique qu'il n'existe pas de solution pour les déchets FAVL et nous sommes au regret de constater que les progrès en la matière ne sont plus incrémentaux.

Les déchets de très faible activité (TFA) sont les aciers et les gravats produits par le démantèlement et l'assainissement des installations nucléaires. D'après l'inventaire réalisé régulièrement par l'Andra, le démantèlement du parc produira un volume important de déchets TFA, soit deux millions de mètres cubes. À terminaison, le volume de ces déchets dépassera les capacités des sites de stockage existants. L'Andra travaille sur ce sujet, envisage des solutions et agrandit le centre de stockage actuel, le Cires. Les choses se déroulent bien, mais il faudra veiller à ce que ces projets d'extension de sites ne prennent pas trop de retard. Sans exutoire, il deviendrait nécessaire d'arrêter l'assainissement et le démantèlement, puis de mettre les installations sous surveillance, ce qui renchérirait le coût de ces opérations, une fois la décision prise d'arrêter les centrales. Il ne vous a pas échappé qu'il y a encore quelques hésitations sur le sujet, en France comme à l'étranger, ce qui est bien normal. Un calendrier doit être fixé et il faut veiller à ce qu'il soit bien tenu.

Je voudrais conclure par quelques mots sur les compétences. Les compétences doivent être à la hauteur des enjeux et il faudrait en particulier sortir de la tendance actuelle. Un chiffre nous a marqués. Le CNRS fait chaque année une enquête, dans ses laboratoires, pour savoir qui travaille dans des domaines touchant à l'énergie, en particulier l'énergie nucléaire. Le domaine nucléaire a connu une baisse de 30 % d'équivalents temps plein en cinq ans. Si cette tendance se poursuit, il n'y aura plus de cerveaux pour maintenir le parc, pour le faire fonctionner dans de bonnes conditions et il y aura encore moins de cerveaux pour s'occuper des projets futurs.

Il faut afficher une ambition claire de poursuite du développement de cette industrie, dans un mix énergétique décarboné. Cette ambition doit permettre de retrouver la disponibilité des ressources humaines, d'attirer les jeunes talents. On les attirera plus facilement avec des projets de réacteurs innovants qu'avec des projets de déconstruction des centrales actuelles. Bien que je ne sois pas certain que les enjeux techniques ne soient pas plus attractifs sur le démantèlement, il faut faire avec la psychologie.

Le deuxième élément important est celui de la disponibilité des infrastructures de recherche. Il faut être capable de qualifier des combustibles et des installations. Aujourd'hui, force est de constater qu'il y a très peu d'installations d'irradiation dans le monde. Pour vous donner un exemple, EDF souhaitait faire qualifier certains de ses combustibles. Or la seule installation disponible à l'heure actuelle est en Russie. Inutile de vous dire qu'aujourd'hui, ce n'est pas vraiment envisageable. Par conséquent, nous ne pouvons plus manipuler des quantités à l'échelle industrielle, dans des installations expérimentales, pour valider des processus industriels. Il est toujours possible de faire des validations en laboratoire sur quelques grammes, mais un chemin non négligeable reste à parcourir entre le gramme manipulé dans un laboratoire universitaire ou du CNRS et les dizaines de kilogrammes qu'il faut manipuler à une échelle industrielle. Ce passage est difficile et la collaboration internationale pose problème parce qu'il s'agit d'enjeux industriels, avec des dimensions de propriété intellectuelle importantes. Se rendre sur des installations à l'étranger oblige quasiment à ouvrir ses livres et donc à partager un savoir-faire industriel avec d'autres. Nous ne pouvons pas le faire avec n'importe qui et nos concurrents sont dans le même état d'esprit. Ils ne vont pas non plus ouvrir leurs livres aussi facilement. Il est donc important de disposer d'infrastructures de recherche, en particulier de moyens d'irradiation.

Le dernier élément, central dans la préservation des compétences, tient à la dynamique industrielle. Ce n'est pas tout de former les gens ; encore faut-il qu'ils aient un terrain de jeu, une pratique, des projets. Ces dernières années, nous avons connu cette difficulté avec des projets qui se sont arrêtés et qu'il faut redémarrer. Or, les compétences ne se remobilisent pas aussi facilement. Entre-temps, elles sont parties. Comme dans d'autres domaines, cette problématique est encore plus prégnante suite à la pandémie.

Relever ce défi nécessite donc trois ingrédients : une disponibilité des ressources, une disponibilité des infrastructures et une dynamique industrielle. Il importe aussi que le temps soit bien défini et que chaque élément arrive au moment où il faut. Il ne s'agit pas de former des gens pour leur dire de revenir dans dix ans parce que l'installation d'irradiation sera disponible à cette échéance. Les calendriers et les moyens doivent être cohérents, dans le sens des objectifs qui ont été assignés à la filière nucléaire.

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Merci Monsieur le président. Cette présentation permet à l'ensemble des collègues de saisir l'état des lieux, de comprendre les enjeux, notamment à court terme, et comme vous l'avez dit, d'attirer notre attention sur les contraintes temporelles. Vous soulignez que les instruments internationaux, pour répondre aux besoins de construction et de démonstration d'installations nucléaires existent mais sont peu utilisés. Estimez-vous que la France puisse en tirer un meilleur profit ? Comment pourrait-on améliorer cette situation ?

Vous alertez également sur l'insuffisance des installations d'expérimentation et de qualification. En particulier sur le plan européen, à quelle échéance ce risque pourrait-il se concrétiser ? Constatez-vous une réaction des différents acteurs, en France et surtout en Europe, face à ce risque ?

Ma dernière question est d'ordre plus général et porte sur le lien entre les filières industrielles et les filières de recherche. Vous pointez le relatif désintérêt de la recherche académique pour les thématiques proposées, notamment dans le plan de relance ou le plan France 2030. Ceci semble traduire un désengagement plus général de ces organismes académiques vis-à-vis des recherches sur la gestion des matières et déchets radioactifs. Vous l'avez évoqué notamment sur le démantèlement. Comment expliquez-vous cette situation ? Quelles sont les pistes envisagées ou proposées pour pallier ce déficit ?

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Stéphane Piednoir, sénateur

– Monsieur le Président, merci pour votre présentation de l'ensemble de la filière nucléaire française, qui conduit finalement à un constat assez sombre, à bien des égards, notamment lié au vieillissement du parc actuel. Aucune date n'est programmée pour la fin d'un réacteur nucléaire. Contrairement à une croyance populaire, une obsolescence n'est pas programmée sur les réacteurs de deuxième et troisième générations. Néanmoins, ce parc est vieillissant et il va falloir penser à le remplacer.

Le constat est sombre aussi parce qu'il manque une vision politique depuis un certain nombre d'années. La France n'a pas construit de réacteurs depuis vingt ans et aujourd'hui, nous faisons face à des problèmes d'entretien, qui sont liés à la crise sanitaire, à des problèmes de corrosion. Le parc produit à la moitié de sa capacité, ce qui est évidemment un problème, notamment dans la période de crise politique que nous connaissons avec la guerre en Ukraine.

Un autre constat assez sombre est la perte de compétences, liée à cette absence de construction pendant vingt ans. Nous avons perdu le savoir-faire sur notre territoire, ce qui est aussi cruel à dire qu'à entendre. Nos ingénieurs, à force de « nucléaire bashing », se sont écartés de la filière nucléaire et se sont tournés vers d'autres domaines. C'est une réalité. Aujourd'hui, il est difficile de relancer la machine et, par exemple, de recruter des soudeurs, dans un domaine très technique qui demande bien sûr de la formation.

Le dernier constat très sombre concerne le retard par rapport à nos concurrents internationaux, qui ne nous ont pas attendus dans nos tergiversations écolo-climatiques pour avancer sur leur filière nucléaire propre.

Ceci étant dit, j'observe, comme vous, une inflexion politique au niveau national avec l'intention de construire six EPR à un horizon qui me semble également un peu ambitieux. On ne reconstruit pas une filière nucléaire comme une filière automobile ou une autre filière industrielle. En tout cas, il serait temps de passer aux actes. Cette inflexion fait suite à des décisions contraires. Il faut rappeler par exemple la fermeture de Fessenheim, dans le quinquennat précédent. On voit aussi une inflexion au niveau européen, avec la bataille pour inclure le nucléaire dans la taxonomie verte. Je suis d'avis de considérer le nucléaire comme participant à l'effort climatique, au règlement du dérèglement climatique. Il faut mener ce combat au niveau européen. Il faut revenir à une notion d'efficacité climatique, peut-être même avant l'efficacité énergétique.

S'agissant de votre rapport et de votre présentation à proprement parler, je m'interroge sur la diffusion du savoir-faire concernant le nucléaire civil. Il faut rappeler que le nucléaire civil a fait suite à l'essor du nucléaire militaire en France. Le nucléaire militaire a donné naissance au nucléaire civil. Quel est le risque d'une telle diffusion ? Il nous faut convaincre un certain nombre de partenaires européens et mondiaux d'aller vers une filière nucléaire plus dense, dans le monde entier, parce que je crois que nous aurons besoin de davantage d'électricité dans les décennies à venir et que ce besoin ne pourra pas être couvert uniquement avec des éoliennes. Néanmoins, il existe ce risque de diffusion du savoir-faire sur le nucléaire civil et donc militaire.

Vous avez parlé d'une dynamique en faveur des réacteurs de petite taille. Est-ce que vous considérez que ces réacteurs sont appropriés pour des réseaux assez peu maillés et qu'ils sont donc peu pertinents sur le territoire français où le réseau de distribution est très fort, très consolidé et donc plutôt adapté à des réacteurs puissants ? Autrement dit, est-ce que les AMR et les SMR sont exclusivement orientés vers l'exportation pour remplacer des centrales à charbon à l'international ?

Je termine par un sujet qui me tient à cœur. Comme vous le savez sans doute, j'ai été co-rapporteur, avec Thomas Gassilloud, d'un rapport remis l'été dernier sur l'arrêt du programme Astrid. Il se trouve que l'État est hors la loi au regard de la loi de 2006 qui prévoyait la construction d'un prototype, avant la commercialisation de réacteurs à neutrons rapides. Non seulement nous sommes en retard, mais nous avons décidé de ne pas respecter cette loi, ce qui est assez cocasse. Je souhaiterais avoir votre avis sur la relance éventuelle d'une filière de réacteurs à neutrons rapides, qu'il s'agisse de réacteurs de grande puissance ou de faible puissance.

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– Merci pour cette présentation très intéressante et vraiment nécessaire. Je suis tout à fait en phase avec ce que vient de dire notre collègue sénateur sur le nucléaire civil. Je n'y reviens donc pas.

Nous allons tout à l'heure auditionner l'IRSN, qui va nous présenter son baromètre 2022. Celui-ci montre que la crainte du risque nucléaire n'est pas si élevée parmi nos concitoyens. Je précise que l'enquête a été réalisée en novembre 2021, avant la guerre en Ukraine. Je voulais savoir comment vous travaillez avec des instituts comme l'IRSN. J'imagine que vous les auditionnez, mais j'aimerais que vous nous précisiez vos méthodes et vos manières de travailler, même si tout à l'heure, vous avez décrit un peu la manière de faire de votre commission.

Vous avez évoqué les travaux sur les réacteurs innovants qui ne dépassent guère les études et recherches amont. Je n'ai pas compris s'il s'agit d'un simple constat à ce stade ou si vous recommandez d'investiguer ce champ, par exemple en lien avec France 2030 ?

Vous dites que vous soutenez évidemment le projet NUWARD de petits réacteurs à neutrons thermiques. J'aimerais que vous nous en expliquiez les raisons.

Sur la question des déchets, est-ce que vous avez des recommandations à faire, sur la base de ce que font les pays scandinaves ? C'est un sujet d'importance, qui me permet d'enchaîner sur la problématique de la connaissance des questions nucléaires, de la prise de conscience de leur importance par l'ensemble de nos concitoyens. N'oublions jamais un point fondamental, le fameux principe de Lavoisier : « rien ne se perd, rien ne se crée : tout se transforme ». Ces déchets sont de la matière active que l'on espère voir se désactiver le plus rapidement possible. Quel regard portez-vous sur ce que font nos amis scandinaves et sur les orientations qu'ils prennent ? Est-ce qu'il ne faut pas s'inspirer de certaines de leurs idées ?

Enfin, pour finir sur la désaffection des étudiants vis-à-vis de la filière nucléaire, ne faut-il pas développer les masters, les bourses de thèse, etc. dans le domaine nucléaire, à travers France 2030 ou d'autres initiatives ?

Comme je l'ai expliqué à plusieurs reprises en tant que rapporteur de la loi d'orientation des mobilités durant la précédente législature, la production et la consommation d'énergie n'ont jamais existé : nous ne faisons que de la transformation. Qu'il s'agisse des énergies renouvelables, du nucléaire ou des énergies fossiles, cette transformation a des conséquences environnementales, mais les plus importantes sont générées par les énergies fossiles, tant en matière de CO2 que pour notre santé directe. C'est la raison pour laquelle nous avons choisi politiquement d'initier la sortie progressive des énergies fossiles dans les vingt ans qui viennent. Sortir de l'un des trois piliers implique de se rabattre sur les deux autres, c'est-à-dire sur le développement massif des énergies renouvelables et un appui au nucléaire, sans oublier la réduction de la consommation d'énergie. En trente ans, d'autres décisions seront peut-être prises, mais toujours est-il qu'aujourd'hui, le nucléaire fait partie de la solution pour sortir des énergies fossiles. Dire que nous pouvons sortir des énergies fossiles tout en sortant du nucléaire serait un mensonge. Dans le cas contraire, il faut expliquer qu'il faut vivre comme il y a quatre-vingts ans, en termes de consommation globale d'énergie. Oui à la sobriété, mais je ne pense pas que beaucoup soient favorables à revenir au mode de vie d'il y a quatre-vingts ans, y compris parmi les soi-disant plus engagés dans le sujet.

Comment pouvons-nous, d'après vous, changer la donne et la vision de la société, notamment de la jeunesse, sur ce sujet ? Comment pouvons-nous relancer les filières ? Est-ce que vous avez travaillé particulièrement avec des filières de masters, des filières de BTS, des filières d'ingénieurs sur ces sujets ? Dans les conseils de perfectionnement, dans toutes ces formations, comment pouvons-nous impulser une dynamique et sortir du « nucléaire bashing » ? On a l'impression qu'il faut être pour ou contre, alors qu'en réalité, sur toutes les questions d'énergie, il s'agit d'un équilibre global. Je ne suis pas en train de défendre à tout prix la filière nucléaire, comme pourraient l'entendre des auditeurs non objectifs ; je suis en train de défendre l'idée de réduire l'impact environnemental global. Parce que nous avons utilisé en masse les énergies fossiles pendant quarante à soixante ans, nous avons besoin de la filière nucléaire pour nous en désintoxiquer, si je peux parler ainsi, ce qui ne veut pas dire qu'il ne faille pas utiliser le renouvelable. Au contraire, il faut beaucoup le développer.

Votre commission a peut-être du recul sur ces sujets et peut nous aider à y voir clair, puisque nous avons aussi à impulser une dynamique en la matière.

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– Merci Monsieur le Président pour cette présentation extrêmement complète. Pour répondre à mes collègues et poser clairement le cadre, non seulement nous défendons le nucléaire, mais nous pensons que la relance massive et urgente de la filière nucléaire, en France et à l'international, est la seule chance de respecter les accords climatiques, d'assurer le maintien du niveau de vie de ceux qui ont la chance de bien vivre dans le monde aujourd'hui ainsi que le développement de ceux qui n'ont pas la chance d'avoir notre niveau de vie.

Vous présentez un bloc européen. Il ne s'agit pas de créer une polémique sur l'Europe, mais objectivement je ne comprends pas pourquoi vous présentez un bloc européen alors que la France est une puissance nucléaire, avec une stratégie nucléaire propre depuis la quatrième République. Euratom aurait pu être un projet européen. D'ailleurs, Euratom devait être l'un des piliers de la construction européenne. La lecture du traité fondateur d'Euratom nous plonge dans un autre monde, le monde dans lequel nous devrions vivre d'ailleurs. Si nous avions suivi le traité Euratom, nous n'aurions aucun des problèmes que nous vivons aujourd'hui. Nous serions indépendants de la Russie et de l'Arabie Saoudite. Il est donc assez triste que le traité Euratom n'ait pas été suivi d'effet. Je pense qu'il serait important de reparler du traité Euratom qui existe toujours, qui est toujours en vigueur, qui est toujours signé et qui est toujours l'un des trois piliers, au même titre que l'espace économique européen unique et la politique de sécurité et de contrôle des frontières. Il est dommage d'oublier ce traité et notez que c'est un souverainiste qui appelle à la renaissance d'un traité européen. Nous pourrions l'utiliser contre l'Allemagne qui, entre-temps, a oublié qu'elle l'avait signé.

Sans faire polémique, je ne pense donc pas que nous puissions considérer l'Europe comme un bloc aujourd'hui. Malheureusement, il n'existe pas de stratégie nucléaire européenne, ou s'il y en a une, elle vise plutôt à nous ligoter. Certes, nous sommes contents de la taxonomie et il est très aimable de nous autoriser à utiliser notre propre argent comme nous le souhaitons, mais cela ne fait pas une stratégie de développement nucléaire. Objectivement, nous ne pouvons pas dire qu'il y a une vision. D'ailleurs, la vision européenne est plutôt qu'après la construction de quelques réacteurs, à terme, il n'y ait plus de filière nucléaire en Europe, comme c'est écrit dans la taxonomie. C'est contradictoire aussi avec la gestion des déchets à long terme, surtout si l'on défend, comme nous le faisons, un cycle fermé.

J'ai une vraie question de fond, une question ouverte. Vous dites que la transmutation n'est pas possible pour un certain nombre de déchets. S'agit-il d'une limite physique ou d'une limite de la pensée scientifique ? En l'état actuel des connaissances, savons-nous que nous ne pourrons pas faire ces transmutations, même compte tenu des progrès scientifiques à venir ? Ou bien affirmons-nous que nous ne le ferons pas parce qu'aujourd'hui nous ne savons pas le faire ? Ce sont deux attitudes tout à fait différentes. Malgré son instabilité, la quatrième République avait réussi à réaliser des travaux nucléaires monumentaux, dans une continuité parfaite. Cette force a complètement disparu des institutions, ce qui est dommage. Nous ne pouvons pas penser le retraitement des déchets nucléaires à la simple lumière de ce que nous maîtrisons aujourd'hui, ce qui me paraît être une aberration intellectuelle. Il y a 150 ans, nos prédécesseurs ne savaient même pas qu'un jour, il existerait une centrale nucléaire. Il faut avoir de l'humilité devant la capacité de l'humanité à faire des percées. Des personnes, notamment du CERN, m'ont expliqué sérieusement qu'il n'y a pas d'obstacle physique et scientifique, dans la durée, à la transmutation. Ce que vous dites sur l'Asie ou la Russie me fait penser qu'elles n'ont pas complètement tort, mais j'ai peut-être mal compris. Ma question est parfaitement ouverte, sans esprit de polémique.

Certes, des déchets ont été vitrifiés, mais si c'était une erreur, il ne faut pas la poursuivre. Imaginons que l'on puisse transmuter tout, que les déchets d'aujourd'hui soient des ressources de demain, ou à défaut d'être des ressources, soient potentiellement des matières que l'on peut rendre inoffensives. Je ne suis pas contre Cigéo, je n'ai aucune appréhension particulière vis-à-vis de Cigéo, mais en responsabilité, par rapport aux générations futures, dire que cette solution est la bonne parce qu'elle a été choisie et que nous ne pourrons pas changer d'avis en raison des efflux radioactifs, pose quand même question. En enterrant les déchets nucléaires, j'ai le sentiment que l'on enterre le génie nucléaire. Voilà ce que l'on a réussi à faire grâce à des génies, en si peu de temps, et nous ne savons plus trop quoi faire. Nous sommes peut-être dépassés par le génie humain. Nous enterrons tout et nous n'essayons plus de réaliser des percées scientifiques. Nous arrêtons Superphénix, nous lançons un prototype, nous l'arrêtons et nous le recommençons. J'ai l'impression d'une confusion, au sommet de l'État, entre ce que l'on sait faire aujourd'hui, ce que l'on pourrait faire demain et ce qui est bon pour l'humanité en général.

Je ne parle même pas de ce qui est bon pour la France, parce qu'au vu des enjeux climatiques, la question dépasse le cadre français. La guerre qu'a lancée la Russie en Ukraine est ignoble, mais je pense qu'il faudrait aussi songer que la coopération scientifique, comme le sport, la culture ou l'enseignement pourraient peut-être s'absoudre du pire. Je trouve dommage – d'ailleurs, les Américains ne le font peut-être pas autant que nous, notamment sur le spatial – que nous arrêtions des programmes de recherche qui ne sont pas liés au fait que la Russie soit dirigée par un dictateur. Il y a de très bons scientifiques en Russie qui ne sont pas responsables du comportement de leur gouvernement. Il y a certes des implications sur la filière scientifique, mais l'humanité n'a pas non plus le temps d'attendre que la Russie soit une démocratie. Je le dis aussi pour la Chine, ou pour d'autres régimes qui ne sont pas spécialement fréquentables.

La question suivante concerne la notion de filière. Je ne connais pas de filière avec six réacteurs et je ne sais pas ce qu'est une filière avec quatorze réacteurs d'ici 2050 ou 2060. Pour moi, la filière française, c'était 50 réacteurs en 30 ans, avec le plan Messmer. Notre petit pays a fait porter tous ses efforts sur une percée technologique, industrielle et économique, nous y sommes parvenus et nous sommes les seuls à l'avoir réussi, à notre échelle. Je ne vois pas comment un pays comme la France, avec son industrie actuelle, peut lancer autant de filières : une nouvelle filière nucléaire EPR2, une filière à neutrons rapides, des petits réacteurs, des éoliennes en mer, des éoliennes sur terre, du photovoltaïque, de l'hydrogène, des hydrocarburants, des méthaniseurs. Je crains que dans dix ans, nous n'ayons développé aucune filière parce que nous n'avons pas choisi. Le rôle de cette commission devrait être de choisir. Nos aïeux ont choisi et ont réussi. S'ils n'avaient pas choisi, comme d'autres, comme l'Allemagne, ils n'auraient pas réussi et ils auraient saboté le travail des autres.

Cette question de fond est liée aux déchets nucléaires. Le choix pour les déchets nucléaires est lié à la filière énergétique que nous allons choisir et aux choix que vont faire les autres. Le choix absolument incroyable d'arrêter la surgénération, après Tchernobyl, pour faire comme tout le monde, n'a pas été un choix scientifique, ni un choix humaniste, mais un choix comptable, à la petite semaine, qui a sacrifié vingt ans d'avance de la France. Un débat est à mener en urgence sur toute la filière. La façon de gérer nos déchets, c'est-à-dire potentiellement des ressources pour le nucléaire français, mais aussi le reste de l'humanité, doit se penser dans sa globalité. Nous ne pouvons pas agir seuls dans notre coin et attendre de voir ce qui sera fait dans vingt ans. La question de fond de la transmutation doit être intégrée dans une filière générale.

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Merci Monsieur le président pour votre exposé très clair. Je suis députée du département de l'Ain où est installée la centrale nucléaire de Bugey, que j'ai largement soutenue pour essayer d'obtenir l'implantation d'EPR2 et un renouvellement du parc. Si le nucléaire est en train de revenir en grâce, c'est aussi parce que nous avons consenti un effort en termes de communication et de volonté politique. Le Président de la République a donné une impulsion en ce sens. Ce n'était pas tout à fait le cas au début du mandat précédent. Il y a eu une période de flottement, parce que nous n'avons peut-être pas été capables d'avoir une vision très claire du mix énergétique. Je vais m'inscrire en faux par rapport à mon collègue du Rassemblement national sur l'idée que le mix énergétique permettrait aussi de faire du nucléaire une énergie acceptable, en compensation des énergies renouvelables. Nous avons la capacité de développer chaque filière, de disposer d'un bouquet d'offres et de ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier.

Vous avez évoqué rapidement la Russie et l'Ukraine. Nous verrons peut-être un impact des événements actuels encore plus important, dont nous n'avons pas conscience pour le moment, mais je pense qu'il faut rester très vigilant.

Vous avez évoqué la question du maintien des ressources et des compétences. En vingt ans, nous n'avons pas investi autrement que dans le démantèlement et l'intérêt pour cette filière s'est effectivement perdu. On le voit dans d'autres filières industrielles : lorsqu'on engage des ingénieurs dans des projets innovants et volontaires, sur plusieurs années, le risque est de les perdre lorsque ces développements connaissent des interruptions. Je pense que la France gagnerait à trouver des moyens pour que les entreprises, comme cela se fait dans d'autres pays, utilisent ces compétences, les réorientent plutôt que d'obliger ces personnels à quitter ces entreprises, pour créer parfois leur propre activité. Il convient de trouver une méthode pour garder les compétences dans une même filière.

Vous avez parlé de notre projet de stockage géologique. Avez-vous une idée de la capacité maximum de la France en termes de stockage géologique, qui soit acceptable à la fois sur les plans technique, environnemental et social ? Où en sommes-nous de l'utilisation des capacités de stockage ? À Bugey, un centre d'entreposage a été ouvert, mais il n'est pas pérenne non plus. Pouvez-vous nous donner quelque visibilité ?

Vous avez parlé de transmutation. Je sais que plusieurs start-up travaillent activement sur la désactivation de la radioactivité. Est-il possible d'y parvenir ?

Ma dernière question concerne le thorium. Je n'ai pas beaucoup d'informations et je n'ai pas de position arrêtée sur ce sujet. Pourriez-vous nous donner un éclairage ?

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Gilles Pijaudier-Cabot, président de la Commission nationale d'évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et déchets radioactifs (CNE2)

Monsieur le Président, pour répondre à votre première question sur les moyens d'irradiation qui sont peu utilisés, le rapport indique que les instruments d'irradiation disponibles en France sont principalement situés au CEA. Nous avons constaté que dans les appels à projets actuels, les dossiers candidats se « ferment » souvent d'eux-mêmes parce que les moyens d'accès à ces installations ne sont pas disponibles. En d'autres termes, si un universitaire souhaite faire des manipulations à Cadarache, le CEA va devoir les payer, car l'universitaire ne pourra pas les financer dans le cadre de son projet. Pour y remédier, le mécanisme serait assez simple : il faudrait donner à chaque porteur de projets de ce type les moyens de les mener à bien, et ne pas compter sur les ressources propres des organismes, ce qui représente pour moi des économies à la petite semaine. La pratique actuelle n'ouvre pas les installations aux chercheurs et c'est bien dommage.

Nous avons constaté clairement le désengagement des organismes et des universités, en particulier lorsque nous avons auditionné la présidente de la commission « Innovation » de France Universités, devenue depuis ministre chargée de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. Elle n'était pas au courant de cet appel à projets. Comment voulez-vous répondre à un appel à projets si vous n'êtes pas informé de son existence ? Il y a clairement un problème d'information et de communication. Il se pose également à l'intérieur même des universités. Le nucléaire bashing a été tel qu'aujourd'hui, dans les laboratoires du CNRS, les gens se cachent presque quand ils travaillent sur ces sujets. Comme ce sont des unités mixtes, les laboratoires du CNRS couvrent quasiment tout le tissu universitaire, au moins en sciences exactes. Quand les gens en sont à se cacher pour faire leurs recherches, je crois qu'il faut s'interroger. Une solution consisterait à informer les chercheurs que des projets existent et qu'ils ont les moyens de travailler sur ces sujets. Une deuxième solution consisterait à leur dire qu'ils peuvent être partie prenante à un défi national. L'expérience me fait dire qu'au-delà de la question des moyens, le fait de participer à un défi national va rendre les chercheurs fiers et va les motiver pour s'impliquer.

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Maurice Leroy, vice-président de la CNE2

– Beaucoup de tentatives ont été faites pour essayer de disposer d'un outil d'irradiation au niveau européen, mais elles n'ont jamais abouti. Nous avons donc dû pendant un temps utiliser un réacteur japonais, puisque la France a des accords avec le Japon pour réaliser des irradiations. Mais les Japonais ont arrêté le réacteur en question. Nous avons eu Phénix, puis Superphénix. Mais Phénix est maintenant arrêté. Nous n'avons donc plus cette possibilité. Nous nous sommes alors tournés vers les Russes, puisqu'ils sont les seuls à disposer aujourd'hui d'un outil d'irradiation, le Bor-60, et qu'ils ont aussi des réacteurs à neutrons rapides en fonctionnement, dans lesquels nous pouvons placer des pièces importantes pour pouvoir étudier leur évolution. Il faut aussi valider les combustibles et il faut donc les soumettre également à irradiation. Quand ces irradiations sont terminées, il faut qu'un laboratoire fasse un examen post-irradiation, afin de déterminer ce qui s'est passé sur l'acier ou sur le combustible, quels gaz ont été produits, quels nouveaux éléments sont apparus, quelle est la structure, comment elle s'est modifiée, etc. Ces outils sont tout à fait indispensables. J'y reviendrai probablement tout à l'heure quand nous parlerons des SMR, mais je voudrais que vous reteniez que pour lancer une nouvelle filière, il faut des outils d'irradiation. Dans le cas contraire, les autorités de sûreté nucléaire ne valideront pas ce qui est proposé. Pour l'instant, le réacteur Jules Horowitz (RJH) n'est pas en fonction et lorsqu'il le sera, il ne permettra pas l'irradiation de pièces importantes. Il faut le souligner aussi.

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Gilles Pijaudier-Cabot, président de la Commission nationale d'évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et déchets radioactifs (CNE2)

La question de la diffusion du savoir dans le domaine du nucléaire civil est très pertinente. Comme il a été parfaitement dit, le nucléaire civil vient du nucléaire militaire. Le choix de disséminer tous ces petits réacteurs, toutes ces installations nouvelles, en Europe ou aux États-Unis, est un choix qui nous interroge également. Que fait-on ? Soit l'on concentre le savoir en un nombre réduit de lieux et l'on fait en sorte que cela ne se diffuse pas trop, soit l'on essaie de générer un processus qui rend l'électricité peut-être plus facilement accessible. Dans ce cas, il faut mettre des petits réacteurs un peu partout. Cette question est importante, mais la communauté internationale y réfléchit trop lentement. Elle soulève des interrogations liées à la certification et à l'autorisation des réacteurs : l'ASN va-t-elle accepter des résultats de certification d'une autorité américaine, russe ou chinoise pour autoriser en France un réacteur construit à l'étranger ? Tel est le genre de problèmes pratiques qui sont soulevés. L'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) y travaille. La question est très ouverte et consiste à savoir exactement vers quel type de réseau de production d'électricité nous nous dirigeons.

Si je peux donner un avis plus personnel, dire que les petits réacteurs sont dédiés à l'export revient peut-être à se cacher derrière son petit doigt. En fait, nous allons en avoir besoin en France, peut-être pas demain, mais certainement après-demain. Il faudrait peut-être aborder ce sujet au lieu de destiner uniquement notre production à l'export. Chacun sait d'ailleurs que si nous voulons vendre un produit à l'étranger, il faut certainement en avoir un exemplaire chez soi pour montrer qu'il fonctionne. Sinon, il sera un peu plus difficile à vendre.

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Maurice Leroy, vice-président de la CNE2

– Notre rôle est scientifique et technique ; le vôtre est politique. J'essaierai donc de faire une réponse non politique. S'agissant des SMR, nous avons dit qu'ils étaient modulaires et qu'il s'agissait de petits réacteurs, mais nous n'avons pas dit qu'il est possible de les associer. Vous pouvez en fait réaliser un cluster de SMR. En associant des SMR de 300 mégawatts, on peut créer une centrale de 1 500 mégawatts. C'est un élément très important.

Il est proposé aujourd'hui une réflexion tout à fait intéressante consistant à valoriser notre expérience en termes de neutrons rapides pour créer un SMR qui fonctionne sur ce principe. Ce travail est tout à fait majeur parce qu'il permettrait à la fois de ne pas perdre la compétence et l'expertise que la France a acquises pendant des années et de motiver des jeunes avec ce projet tout à fait intéressant. Un sous-marin nucléaire fonctionne avec un SMR. Aujourd'hui, Naval Group est dans le projet NUWARD, avec Framatome et EDF. L'enjeu est de gérer ce passage entre un objet relativement secret et un objet dont on aura pu extraire des éléments qui peuvent être totalement partagés. Actuellement, une dynamique extrêmement forte existe vis-à-vis de ces SMR qui peuvent être envisagés en cluster.

Se pose également la question de la filière, soulevée par un membre de l'Office tout à l'heure. Est-ce qu'il faut conserver des réacteurs de puissance importante ou prendre la voie des SMR et des clusters ? Cette question sera ouverte, elle aura une réponse politique, mais elle doit être instruite préalablement d'un point de vue scientifique et technique.

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Philippe Gaillochet, membre de la CNE2

– Comme l'a dit le président Pijaudier-Cabot tout à l'heure, nous revenons d'une mission d'enquête aux États-Unis et au Canada, où nous avons constaté un dynamisme assez extraordinaire, à la fois des pouvoirs publics et du secteur privé, avec des fonds d'État et des levées de fonds réalisées auprès d'organismes financiers privés. Ce dynamisme va créer nécessairement un nouveau type d'industrie. La France peut-elle être absente de ce nouveau créneau ? En ressortent deux éléments très forts : une question d'image et une question de fond.

Il s'agit clairement de donner une nouvelle image au nucléaire, avec cette dénomination utilisée en Amérique du Nord : le « nouveau nucléaire ». Le nouveau nucléaire s'appuie sur ces réacteurs de plus petite taille, qui sont dotés d'un argument très fort, essentiellement sur le papier pour le moment mais dans certains cas à un stade de réalisation avancée : celui de la sûreté passive accrue. Cette sûreté passive accrue est de nature à renforcer l'intérêt du nucléaire. On parle beaucoup de la production d'électricité, mais en Amérique du Nord le nouveau nucléaire vise également la production de chaleur et celle d'hydrogène. Il vise à combler des trous dans les réseaux, notamment au Canada, mais également à décarboner l'industrie. Cet ensemble d'éléments et d'objectifs crée une très forte dynamique. Est-ce que nos efforts sont suffisants pour prendre place dans cette compétition internationale ?

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Gilles Pijaudier-Cabot, président de la Commission nationale d'évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et déchets radioactifs (CNE2)

Nous allons faire un rapport de notre mission en Amérique du Nord et nous le ferons parvenir à l'Office. Il serait intéressant d'échanger sur ce rapport, parce que nous avons pu collecter beaucoup d'informations, parfois aussi très conjoncturelles.

Vous avez raison, Monsieur Tanguy : selon le CNRS, les équations de la physique montrent que l'on peut transmuter le plutonium et quasiment tous les produits de fission. Mais les équations sont aussi têtues. Avec quel rendement, quelle efficacité et dans quelles installations ? Oui, on pourrait transmuter beaucoup d'éléments, mais cette transmutation n'est aujourd'hui pas rentable et elle prendrait trop de temps. Nous ne disposons pas des installations qui permettraient de le faire de façon efficace. Pour certains produits de fission, c'est de toute façon physiquement impossible. La réponse n'est donc pas aussi manichéenne que vous avez bien voulu la présenter. Je sais que votre question est ouverte, j'ai essayé d'y répondre en vous donnant des informations factuelles, mais malheureusement, même si les principes physiques existent, ils sont aussi têtus en termes de rendement.

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Jean-Paul Minon, membre de la CNE2

Le traité Euratom, comme il a été très justement dit, est l'un des traités fondateurs de l'Union européenne. Les pères de l'Europe ont considéré que l'énergie était un facteur de bien-être fondamental et je crois que personne ne les contredira. Le traité Euratom organisait la communauté européenne de l'énergie atomique et il possède un outil très spécifique qui aujourd'hui n'est plus employé, alors qu'il a été fort employé dans le passé : les entreprises communes Euratom. Euratom a démarré par la recherche, en créant le Centre commun de recherche qui est actuellement à Ispra et dont une partie, qui s'intéresse aux éléments transuraniens, se trouve à Karlsruhe. Ces deux centres fonctionnent toujours, assez tranquillement.

Des entreprises communes Euratom ont bien fonctionné. Le réacteur de Chooz-A, premier réacteur à eau légère à avoir fonctionné de façon industrielle en France, était une entreprise commune entre la Belgique et la France. D'autres ont été formées entre la France et l'Espagne. Le réacteur de Tihange 1, dont le fonctionnement est autorisé jusqu'à cinquante ans, est un réacteur belgo-français qui est la tête de filière du palier français de 900 mégawatts. Nous avons également partagé, jusqu'à un certain point, le retraitement, puisque La Hague a fonctionné pour l'ensemble des pays européens. Ces entreprises Euratom existent. Le levier existe, mais il est effectivement peu employé, pour des raisons qui ont été évoquées.

Je voudrais aussi attirer l'attention sur le fait que deux grands piliers composent Euratom : la fusion, qui mobilise aujourd'hui quasiment 100 % des budgets, et la fission, qui est devenue le parent pauvre. Les actions éventuelles à mener au sein d'Euratom seraient d'une part de réactiver l'outil des entreprises communes et d'autre part de rééquilibrer, dans la mesure du possible, les budgets attribués à la fission nucléaire, que ce soit pour la recherche ou le développement.

Je signale une autre source importante d'entreprises au niveau international. Dans le même esprit que le traité Euratom, les entreprises communes créées dans le cadre de l'Agence de l'énergie nucléaire de l'OCDE ont également très bien fonctionné. Je citerai deux exemples. Le premier, en termes de recherche, a été le réacteur Halden en Norvège. Il a été arrêté il y a quelques années mais il a produit énormément de résultats scientifiques, qui ont été mis à disposition des membres de l'Agence de l'énergie nucléaire. Le deuxième est l'usine de retraitement Eurochimic, qui était un pilote, exploité pendant une petite dizaine d'années en Belgique, à Dessel. Cette entreprise commune était quasiment un cadeau des États-Unis à la Belgique après la Seconde Guerre mondiale. En sont issus beaucoup des principes utilisés dans les usines de La Hague et de Sellafield, en Angleterre. Ces outils existent. Ils ont bien fonctionné jusqu'à certaines limites, notamment de propriété intellectuelle et de périmètre commercial. Rien n'empêcherait, dans un esprit de coopération et peut-être d'urgence, de réactiver ces outils.

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Maurice Leroy, vice-président de la CNE2

– Le cycle du thorium resurgit avec les projets de réacteurs à sels fondus. Il est étudié actuellement en Inde, qui dispose de réserves de thorium. Le Brésil était intéressé aussi par ce cycle. Cela ne s'est pas fait en France et en Europe parce qu'il est extrêmement compliqué de remplacer une filière uranium-plutonium par une filière thorium. Il est par ailleurs impossible de démarrer une filière thorium sans disposer d'uranium 233 et pour le créer, il faut de l'uranium et du plutonium. La filière thorium ne peut être créée ex nihilo. Elle est soutenue par un certain nombre de personnes parce qu'elle ne génère pas d'actinides, mis à part le protactinium. Mais de la même façon, elle nécessitera un traitement et un stockage des déchets. Le thorium n'est pas fissile, il est fertile.

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– Stéphane Piednoir, qui avait beaucoup travaillé sur le sujet, et sans doute d'autres collègues voudront peut-être s'y intéresser davantage dans un avenir proche et nous aurons l'occasion de vous auditionner à nouveau. Nous tenons à vous remercier, Monsieur le président et l'ensemble des membres et experts de la CNE2, pour la clarté de ce rapport qui nous permet de bien identifier l'ensemble des enjeux à un horizon très rapproché et dans une situation politique inédite.

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Gilles Pijaudier-Cabot, président de la Commission nationale d'évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et déchets radioactifs (CNE2)

– Monsieur le Président, je me dois de vous poser la question rituelle : avons-nous l'autorisation de diffuser le rapport que vous avez reçu ? Si la réponse est positive, il sera consultable sur notre site Internet.

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– Je me fais la voix de l'Office et je vous autorise à publier ce rapport. Je rappelle que vous êtes tous bénévoles et vous remercie à nouveau pour cet important travail.

La réunion est close à 11 h 05.

Membres présents ou excusés

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Réunion du jeudi 21 juillet 2022 à 9 h 30

Députés

Présents. - M. Moetai Brotherson, M. Jean-Luc Fugit, Mme Olga Givernet, M. Victor Habert-Dassault, M. Pierre Henriet, M. Aurélien Lopez-Liguori, M. Jean-François Portarrieu, M. Alexandre Sabatou, M. Jean-Philippe Tanguy

Excusés. - M. Philippe Bolo, Mme Perrine Goulet

Sénateurs

Présent. - M. Stéphane Piednoir

Excusés. - Mme Laure Darcos, Mme Annie Delmont-Koropoulis, M. Ludovic Haye, Mme Annick Jacquemet, Mme Sonia de la Provôté, M. Gérard Longuet, Mme Michelle Meunier, Mme Angèle Préville, Mme Catherine Procaccia, M. Bruno Sido