Mission d'information sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis du xxie siècle

Réunion du mercredi 2 octobre 2019 à 16h15

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • familiale
  • libérale
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La réunion

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Mission d'information de la Conférence des présidents sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis de la société du XXIe siècle

Mercredi 2 octobre 2019

La séance est ouverte à seize heures quinze.

Présidence de M. Stéphane Viry, président de la mission d'information de la Conférence des présidents

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Nous poursuivons nos travaux sur les évolutions qui ont marqué la structure familiale dans notre société et sur la manière de « faire famille » en recevant Mme Gabrielle Radica, professeur de philosophie à l'Université de Lille, qui consacre ses recherches à la philosophie de la famille. « C'est en étudiant la philosophie morale et politique classique que j'ai repéré l'importance de l'institution familiale pour la compréhension de questions politiques, juridiques, sociales et morales », avez-vous déclaré. Vous comprenez aisément que, nous interrogeant sur l'adaptation de notre politique familiale au défi de la société du XXIe siècle, nous ayons souhaité vous entendre.

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Madame, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation à débattre dans le cadre d'une mission d'information aux assez vastes contours, qui vise à répondre aux nombreux défis, sociétaux en particulier, qui se posent en ce XXIe siècle. Puisque, notamment, la procréation médicalement assistée (PMA) est ouverte à toutes les femmes, on peut s'interroger sur la manière de « faire famille ». Peut-être nous direz-vous si ces nouvelles familles favorisent la famille libérale dont vous parlez.

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Gabrielle Radica, maître de conférences en philosophie à l'Université de Lille

Je vous remercie pour cette invitation à venir m'exprimer au sujet de l'adaptation de la politique familiale française aux défis de la société du XXIe siècle et je me réjouis de votre intérêt pour une approche philosophique de cette question.

La politique familiale semble rencontrer certaines exigences : elle doit faire sens pour tous, s'appuyer sur des principes clairs et lisibles, composer avec des moeurs et des pratiques qui résultent d'amples évolutions sociales. Enfin, elle inscrit son action dans la durée des familles, car l'alliance, la procréation, l'éducation, la solidarité, la redistribution économique représentent toujours des engagements à long terme. Changer leurs règles en cours de route ne peut se faire brutalement.

Une légitimité large et la continuité sont deux aspects de la cohérence dont vous suggérez qu'elle est décisive pour une politique familiale. Plus généralement, un parent, un enfant, un conjoint ne doit pas avoir le sentiment d'être tantôt reconnu comme tel, tantôt bafoué, en fonction des interlocuteurs publics qu'ils rencontrent, qu'ils soient maires, avocats, juges, médecins, personnel des crèches et des centres de protection maternelle et infantile (PMI) enseignants, assistants sociaux, psychologues, psychiatres, etc. Si les discours de ces personnes sont dissonants et leurs injonctions contradictoires, si la famille n'est pas la même pour l'état civil, les assistants sociaux et les médecins, les acteurs s'épuisent et se découragent.

En outre, une politique familiale libérale est confrontée à une tension entre le respect de la sphère privée d'une part, le volontarisme politique qui poursuit divers objectifs de promotion, de défense ou de protection de la famille d'autre part. Cette tension fait que l'on cherchera et refusera tout à la fois une définition de la famille. On répugnera notamment à expliciter dogmatiquement ou autoritairement les fonctions qu'elle remplit, alors que le gouvernement qui propose une politique familiale ne peut éviter d'avoir en vue certaines de ses fonctions.

Loin que le silence sur ce point soit souhaitable au motif que toute définition discriminerait ceux qui n'y satisfont pas ou qu'elle soulèverait trop de disputes, il faut plutôt tâcher de rendre une telle définition compatible avec le libéralisme ; elle doit donc être minimale, large, non restrictive et offrir une énumération non contraignante de fonctions familiales possibles : la procréation, les soins de vie, l'éducation, la solidarité, la socialisation, le soutien matériel… tous ces éléments pourraient y figurer utilement, sans qu'il faille pour autant les accomplir toutes pour se voir reconnaître comme une famille.

J'ajouterai quelques mots sur les principes d'égalité et de liberté auxquels la politique familiale française a régulièrement accordé une importance directrice, desquels elle peut continuer de tirer sa cohérence, et sur lesquels vous me questionnez.

La réalisation de ces deux principes en famille est délicate et sujette à toutes sortes de ratés. D'abord, la famille est un groupe différencié, asymétrique et même parfois hiérarchique. L'égalité, en ce sens, ne pourrait signifier la suppression de ces reliefs mais, plus modestement, la correction d'inégalités devenues insupportables : celles, par exemple, que subissaient les femmes avant les réformes du droit civil des années 1970 où les enfants autrefois dits illégitimes. C'est donc une visée plutôt correctrice que prométhéenne de l'égalité qu'il faut chercher.

La liberté, quant à elle, est exposée à de grands risques dans la famille car ce milieu rend possibles et abrite de multiples oppressions, dominations, exploitations, chantages et mauvais traitements contre lesquels chacun a besoin de garanties explicites et objectives.

Or deux attitudes symétriques nuisent au développement de cette complexe et fragile liberté familiale : l'excès d'intrusion et l'insuffisance d'intervention. Il est rare de prendre des mesures coercitives dans une famille sans menacer sa substance propre ; le sociologue Benoît Bastard ose dans une petite publication poser la question de savoir si les conjoints violents sont nécessairement de mauvais parents. Il remarque et déplore – mais il n'y a pas de bonne solution – que rares sont les décisions judiciaires dans ce domaine, par exemple les mesures d'éloignement, qui peuvent être inconditionnellement satisfaisantes.

À l'opposé, il n'est pas certain que la liberté familiale soit bien définie comme extension maximale de la sphère d'action de l'individu : son consentement, pour central qu'il soit – consentement au mariage, consentement au divorce… – n'est qu'une partie de la liberté en famille et il finit par la détruire si l'on se contente de lever toujours davantage les contraintes qui pèsent sur le choix des individus. Ainsi, la liberté de divorcer a paradoxalement pu diminuer, comme l'ont montré certaines études américaines, la capacité qu'avaient les femmes de négocier avec leur conjoint au sein du mariage aux États-Unis, faute de système de compensation suffisamment contraignant pour les maris qui voulaient divorcer. On pourrait craindre que la récente loi française sur le divorce ait des effets de ce type ; du moins faut-il y être attentif.

Je suis libre en famille d'abord si je me sens libre, et cette sécurité psychologique suppose que mon statut, mes liens de filiation, voire d'alliance, soient garantis et reconnus. La liberté familiale inclut la protection et la stabilité du lien familial et surtout du statut de membre de la famille. Ce statut se consolide si la personne est protégée contre les mauvais traitements, chantages et oppressions, toujours plus insidieux quand ils relèvent des proches. La liberté familiale ne s'oppose pas à ces statuts ; elle ne s'oppose pas non plus à toute contrainte ni à toute institutionnalisation : les individus qui forment une famille acceptent certains aspects du lien, ils cherchent la communauté et certains engagements et certaines dépendances ont du prix à leurs yeux.

Enfin, le privilège exclusif qui serait conféré à la liberté individuelle dans la définition globale de la liberté familiale délégitimerait l'action publique en matière familiale car il conduirait à ne relever que les interventions juridico-politiques intrusives et répressives ; on resterait aveugle au rôle constituant et protecteur que peut présenter l'action juridique et politique en matière familiale. Je ne critique pas la valeur du consentement, auquel je suis évidemment attachée, mais il ne doit être promu qu'en accord avec d'autres formes de liberté qui comptent tout autant en famille, en accord avec la spécificité de cette institution qui inclut l'individu et dont il ne peut seul tracer tous les contours.

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Je vous remercie pour cet exposé. J'aimerais vous entendre répondre à la septième des questions qui vous ont été adressées, dont je rappelle la teneur : « Estimez-vous que la politique familiale française actuelle tend à favoriser la « famille libérale » telle que vous la défendez ? Dans quelle mesure estimez-vous qu'il convient alors de repenser tous les dispositifs afférents, qu'il s'agit des mécanismes financiers ou des politiques publiques sectorielles ? ».

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Gabrielle Radica, maître de conférences en philosophie à l'Université de Lille

Pour moi, l'un des aspects d'une politique de la famille à la fois libérale et cherchant à respecter l'égalité est qu'elle tente de mettre à équivalence certains moyens pour accomplir certaines fins sans les classer, sans les évaluer implicitement. Une politique familiale libérale visera ou indiquera un objectif mais laissera les acteurs libres de choisir les moyens de le réaliser, en tablant sur le fait que la plupart le feront. Une telle politique repose donc aussi sur la confiance accordée aux membres des familles comme exerçant spontanément une série de fonctions.

Ainsi, une politique familiale est libérale quand elle encourage de façon strictement équivalente les femmes qui désirent allaiter et celles qui souhaitent retravailler au plus vite après un accouchement : quand sont sur le même plan la solution consistant à allonger le congé pour allaitement et l'aide au mode de garde du jeune enfant, le choix reste aux individus.

De même, pour un aspect très important des relations familiales qui engage le rapport entre les générations, une politique me semble libérale si, ayant reconnu certaines fins, telle la solidarité avec les aînés, comme bonnes, elle s'emploie à rendre équivalents le coût d'une aide extérieure et le coût que représente le soutien d'un proche pour un membre de sa famille – si elle parvient donc à ce que les coûts soient à peu près comparables au lieu qu'une solution coûte infiniment plus cher que l'autre.

La politique familiale est également libérale si elle respecte la parité. Ainsi, des mesures étaient proposées en Angleterre visant à compenser le coût financier que représenterait le fait de quitter son emploi pour aider un proche, mais elles ne concernaient que les hommes ; si les femmes s'occupaient de leurs proches, il n'y avait pas de compensation parce que l'on considérait que c'était naturel. Dans une telle construction, il manque évidemment à la politique familiale une considération égale des hommes et des femmes et de leur destination, à la fois professionnelle et familiale. Il en va de même pour la prise en charge des enfants et des personnes dépendantes.

En fournissant les conditions d'un vrai choix par des systèmes de compensation équivalents, une politique familiale libérale reconnaît le bien respectif de chaque solution : de même que prolonger la période d'allaitement ou retourner au travail étaient tous les deux des bons choix, on peut dire que rien ne remplace un professionnel dans le soin donné à un proche et que rien ne remplace les soins d'un proche, si bien que la politique publique n'a pas lieu de choisir entre les deux options. Une politique familiale capable d'identifier les différents choix important pour les acteurs et de les soutenir à un niveau égal me semble être une politique libérale.

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On tend à considérer la politique familiale essentiellement sous l'angle nataliste en la focalisant sur l'enfant, mais vous avez évoqué les relations entre les générations. Estimez-vous donc que la politique familiale devrait englober tous les âges de la vie, et donc toutes les générations ?

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Gabrielle Radica, maître de conférences en philosophie à l'Université de Lille

C'est bien mon avis. La famille est le lieu de passage d'une génération à une autre ; il serait surprenant que l'on soit aidé jusqu'à un certain moment de la vie et que soudain, tout cesse. Cela aussi fait partie de la cohérence de la politique familiale, me semble-t-il.

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Votre conception de la famille traduit le souhait d'une intervention publique et néanmoins le souhait de la liberté. Jugez-vous que cet équilibre a été maintenu au cours des dernières décennies en France par un État qui a toujours cherché à agir en cette matière par diverses politiques publiques ? Sinon, par où a-t-on pêché ?

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Gabrielle Radica, maître de conférences en philosophie à l'Université de Lille

Il s'agit là des questions 2 et 3 du questionnaire que vous m'avez adressé, relatives à l'évolution du modèle français de politique familiale, à sa cohérence, à ses résultats et donc aux efforts supplémentaires qui peuvent être faits. Pour ce qui concerne le droit privé, des efforts visibles et évidents ont eu lieu en faveur de l'égalité intrafamiliale à partir des années 1970 – années avant lesquelles la situation était scandaleuse –, puis les choses se sont soudainement accélérées avant d'être systématisées, si bien qu'en cette matière la question est quasiment réglée.

Il est important de repérer dans ces efforts les deux sens de la liberté que j'ai suggérés. Non seulement a eu lieu une reconnaissance très importante de la liberté avec l'introduction du divorce par consentement, du droit à la contraception et de la tolérance du concubinage, mais on peut relever et apprécier comme spécifique de la politique familiale française, pour ce qui concerne le droit civil, un texte qui fait pour moi figure de modèle : la loi sur l'autorité parentale conjointe, qui inscrit dans l'ordre public l'impossibilité de céder l'autorité parentale. Elle relève de ce fait d'une autre conception de la liberté, qui n'est pas la liberté de consentement mais la liberté comme statut inexpugnable garanti par le législateur, y compris contre les concernés eux-mêmes, qui ne sont pas à l'abri de certaines manipulations en famille. Cette dualité doit être maintenue dans les politiques familiales, car on ne peut transiger avec certains statuts ; cette loi, à mon sens, est exemplaire.

D'autre part, la politique française de soutien aux familles a été et reste extrêmement volontaire, active, soucieuse de détails et inventive, se traduisant par des aides pour la petite enfance mais aussi au soutien des proches malades, etc. Une autre spécificité française importante qui explique pourquoi, selon moi, rompre d'un coup avec des traditions me semble difficile, est l'ancrage résolu et clair des mesures prises en matière de politique familiale dans un projet politique, républicain : un consensus transcendant les oppositions politiques a toujours existé sur la compatibilité entre un modèle individualiste du citoyen et l'évidence qu'il fallait soutenir la famille.

Pour le reste, on voit que divers efforts de cohérence sont régulièrement fournis : par exemple, des efforts, documentés par Dominique Méda, ont eu lieu en faveur de la cohérence entre le temps de travail et le temps familial. D'autres que moi, tels Jacques Commaille ou le Collectif Onze, ont aussi remarqué que la politique familiale dépend de très nombreux autres secteurs sociaux et qu'elle ne peut tout faire seule. Comment défendre une politique familiale efficace s'il y a un fort taux de chômage, si les inégalités sont criantes, si la culture n'est pas distribuée de façon satisfaisante ? La politique familiale est un maillon d'une grande chaîne et sa cohérence interne n'est pas tout ; il faut aussi, notamment, concilier ses objectifs avec ceux du monde du travail.

Pour ce qui est plus particulièrement des allocations et des aides, on a pu dire que la cohérence de l'ensemble a pu pâtir d'un système à deux vitesses, la promotion sans précédent de la liberté et de l'égalité dans le droit privé se doublant dans le cas de familles défavorisées d'une surveillance et d'une tutelle parfois présentées comme la contrepartie du maintien de l'aide sociale – tutelle que ne subissent pas des familles qui peuvent se passer de cette aide et qui, pourtant, pourraient être tout aussi délinquantes sur tel point ou tel autre. Aussi Jacques Commaille oppose-t-il « un droit civil libéral et égalitaire » à un droit social et une aide sociale parfois plus normatifs voire tutélaires.

Au sein des allocations familiales elles-mêmes existe une tension entre universalisme et politique ciblée des aides. Il me semblerait tout à fait regrettable pour la cohésion sociale ou la solidarité de renoncer à l'aspect universaliste. Le coût serait que les bénéficiaires des aides apparaîtraient désormais comme des charges, des consommateurs passifs des aides, alors que le message à adresser à toutes les personnes qui « font famille » est qu'elles participent, ensemble, à un effort de renouvellement des générations, sans que certaines profitent et que d'autres payent pour les autres.

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Vos intéressantes réflexions sont celles d'une philosophe. Considérez-vous que ce sont les individus d'une famille – un homme, une femme – qui la font évoluer, ou est-ce plutôt la politique qui fait évoluer la famille ? Par exemple, l'adultère, au siècle dernier, était considéré comme un délit pénal, et ce n'est plus le cas. En cette matière, le politique est intervenu pour accompagner la famille ; inversement, la famille n'intervient-elle pas pour que le politique réagisse ? D'autre part, qu'est-ce, pour vous, que « la famille » ? Qui est-elle ?

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Gabrielle Radica, maître de conférences en philosophie à l'Université de Lille

Vous me posez la question des lois et des moeurs – laquelle donne la direction à l'autre – et je me garderai bien de donner une réponse unilatérale à cette interrogation. Ce serait vraiment une mauvaise idée, par exemple, de vouloir que la politique s'adapte systématiquement à l'évolution des moeurs. Il faut savoir repérer dans les évolutions des moeurs celles qui suscitent des résistances assez fortes, même si ces évolutions peuvent devenir majoritaires ; mais je suis bien sûr d'accord avec les cas tels que la dépénalisation de l'adultère, initiative heureuse du législateur. En revanche, accorder des droits aux femmes dans les années 1970, c'était plutôt courir après des moeurs déjà devenues largement égalitaires. J'assume avec sérénité la position du philosophe : je viens simplement montrer que certains problèmes sont plus compliqués qu'il ne le semble et que des positions trop idéologiques sont trompeuses. Enfin, pourriez-vous préciser ce que vous me demandez par « qui sont les familles ? ».

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J'aimerais savoir ce que vous entendez par « famille ». Est-ce le père, la mère, l'enfant, ou est-ce aussi la mère et l'enfant, ou encore la femme devenue indépendante et autonome et ses parents ? Dans la grande discussion au sujet de la PMA, on entend souvent dire : « Ce n'est plus la bonne notion de la famille, qui est composée du père, de la mère et de l'enfant ». Je combats cette idée en disant que la notion de famille a évolué, et qu'une famille, ce peut être aussi, par exemple, la mère qui élève seule son enfant.

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Gabrielle Radica, maître de conférences en philosophie à l'Université de Lille

Je pense que la famille, ce peut être le père, la mère, l'enfant ; ce peut être la mère, la mère, l'enfant ; ce peut être la mère et l'enfant ; ce peut être le père et l'enfant ; ce peut être également un couple qui n'a pas de projet parental. C'est ce que je suggérais en disant que certaines fonctions se rattachent assez aisément, statistiquement et majoritairement à la famille et qu'il n'est plus adapté de vouloir absolument choisir, par exemple, entre la procréation et la solidarité dans la vie commune. Je pense que ces deux titres suffisent pour que l'on puisse parler de famille. Certaines définitions de la famille imposent qu'il y ait un enfant ; je ne suis pas d'accord avec cette idée, non pas simplement par intuition mais parce que, me semble-t-il, vouloir absolument insister sur le critère de l'enfant, c'est oublier tout l'aspect matériel de vie commune, de tâches communes, de travail commun, de solidarité matérielle et morale, de soutien, de représentation de l'autre, etc. Tout cela fait partie de la famille.

Ensuite, si l'on va trop loin en ce sens, on pourrait demander : « Mais alors, quelle est la différence avec un colocataire dont je suis très ami et dont je m'occupe très bien ? ». C'est dire que si l'on s'engage trop dans la direction du soutien et de l'aide matérielle, on peut effectivement perdre la spécificité de la famille. C'est pourquoi, je l'ai dit, la définition de la famille pose un gros problème. Elle doit être large et accueillante et comprendre malgré tout l'alliance etou la filiation ; c'est ce qui permettra de distinguer un couple de deux colocataires. Toutefois, certains auteurs, dont une Canadienne, veulent désinstitutionnaliser le mariage et la famille, dissoudre la spécificité de la famille et en faire une communauté parmi d'autres, une association parmi d'autres. Mais il faut prendre garde à ce que l'on fait quand on touche à un critère que l'on considère comme important, voir ce que l'on perd et ce que l'on gagne.

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Alors que des familles se décomposent, que les projets diffèrent selon les familles et l'on peut vivre différents projets familiaux, les politiques publiques doivent-elles continuer de s'adapter pour protéger les membres de la famille ? Par exemple, une femme mariée quitte son emploi pour s'occuper des enfants du couple ; ce choix familial est fait sans que l'on s'interroge sur ce qui se passera ensuite. Malheureusement, il arrive que les parents se séparent, et ce que vous avez construit à un temps donné vous desservira ensuite – je l'ai vécu. Cette suite d'événements touche souvent les femmes qui choisissent d'arrêter leur carrière professionnelle et qui s'en trouvent pénalisées. Faut-il continuer les politiques de réparation, les adapter aux changements de projets familiaux pour protéger chaque individu dans la famille à certains moments ?

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Gabrielle Radica, maître de conférences en philosophie à l'Université de Lille

Vous traitez à la fois de la reconnaissance du « care » et de l'inégalité des genres qui a pour effet qu'au sein d'un couple, des stratégies communes font que l'on favorisera ensemble la profession d'un seul, cependant que l'autre prendra un emploi à mi-temps ou à un temps partiel, dévalorisant son propre travail. Il faut absolument en tenir compte d'une façon ou d'une autre mais c'est très difficile parce que, comme vous l'avez dit, on ne parvient pas à faire communiquer les deux temps, celui d'avant et celui d'après la séparation. Ce qui est donné avec plaisir et abnégation l'est indépendamment de l'idée que l'on en attendra quelque chose de précis en retour mais, après la séparation, les choses prennent une valeur complètement différente, et quand il faut solder les comptes, il est très difficile de le faire. Ces moments sont traumatisants parce que des biens qui avaient un sens commun prennent un sens comptable et qu'il faut les couper en deux. C'est un des défis de la politique familiale à venir parce que cette situation se banalise. Or, la manière dont sont vécues les séparations n'est pas toujours très cohérente : puisque la séparation est un droit, l'exercice de ce droit doit être facilité, mais l'on peut encore être stigmatisé quand on l'exerce. De plus, la séparation étant maintenant l'affaire quotidienne d'une très forte proportion d'anciens couples et de familles recomposées, cela devient un problème réel pour l'enfant, qui ne peut pas devenir le messager, spectateur de disputes des parents sans cesse relancées. Si, donc, il est nécessaire de mettre à l'ordre du jour la banalisation de la séparation, il faut en même temps la traiter en réparant certains torts définitivement, en instaurant un moment précis où le partage est arrêté, sans laisser perdurer des litiges permanents au cours desquels l'enfant, réifié, est utilisé pour continuer la querelle entre ses parents.

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Comment prévenir ces situations ? Et peut-on imaginer des mesures rétroactives réparant les conséquences de choix communs antérieurs à la séparation qui lèsent un des membres de la famille, les femmes le plus souvent ?

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Gabrielle Radica, maître de conférences en philosophie à l'Université de Lille

Peut-être faut-il un peu plus d'informations pour mieux permettre à chacun de savoir à quoi il s'engage, et peut-être un peu de réalisme serait utile sur le « coût de sortie ». À ce sujet, la récente loi sur le divorce, en mettant davantage les individus face l'un à l'autre que ce n'était le cas précédemment puisqu'il n'y a plus de tiers, risque de développer les rapports de force entre eux plutôt que des rapports calmes et plus raisonnables ; elle risque, en réalité, de reconduire les rapports de force qui existaient au sein du ménage et qui sont peut-être la raison pour laquelle la séparation a eu lieu.

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Même si ce n'est peut-être pas tout à fait satisfaisant, la prestation compensatoire répond pour partie à votre questionnement sur la réparation, madame Cloarec. Pour ce qui est du divorce, il peut avoir lieu à l'amiable mais la procédure contentieuse demeure. Je ne pense pas que la nouvelle procédure de divorce par consentement mutuel détériore les relations puisqu'elle suppose que les futurs ex-époux soient d'accord sur le divorce lui-même et sur tous ses effets.

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De plus, le divorce par consentement mutuel sans juge se prépare avec des avocats et, chaque conjoint ayant le sien, cela dédramatise quelque peu le face à face. Le notaire étant chargé d'enregistrer un consentement en tous points, établi par les deux avocats, il ne peut y avoir aucun sujet de discussion.

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Certains de nos interlocuteurs ont souligné la porosité des frontières entre la politique familiale – l'aide à l'enfant – et la politique sociale, la logique étant davantage de lutter contre les inégalités en aidant les familles les plus pauvres. Partagez-vous le point de vue que ces politiques tendent à se confondre, alors que leurs finalités ne sont, a priori, pas les mêmes ? Comment les différencier ?

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Gabrielle Radica, maître de conférences en philosophie à l'Université de Lille

La porosité est évidente. La différence tient à ce que la politique sociale peut aussi concerner des célibataires, que l'on a beaucoup oubliés dans ce discours. Ils ne doivent pas se sentir stigmatisés par une politique familiale mais recevoir eux aussi une attention et une reconnaissance publiques égale à celle que reçoivent les familles ; or, le risque existe que les célibataires se sentent stigmatisés, qu'ils aient ou non choisi leur situation. D'autre part, si les politiques sociales désignent également des aides destinées à favoriser le retour à l'emploi ou des allocations chômage, la frontière demeure. Il importe de distinguer la reconnaissance et l'épanouissement que l'on peut avoir en famille et la reconnaissance et l'épanouissement que l'on peut avoir en société, professionnellement ou par une implication associative ou politique. Il n'est donc pas complètement souhaitable que cela se confonde entièrement.

La séance s'achève à dix-sept heures.

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Membres présents ou excusés

Mission d'information de la Conférence des présidents sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis de la société du XXIe siècle

Présents. – Mme Christine Cloarec-Le Nabour, Mme Nathalie Élimas, Mme Frédérique Meunier, M. Stéphane Viry.