La réunion

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Jeudi 16 février 2023

La séance est ouverte à neuf heures trente.

(Présidence de M. Jean-Félix Acquaviva, président de la commission)

La commission auditionne MM. François Pupponi et Bruno Questel, anciens députés.

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C'est avec plaisir que nous souhaitons la bienvenue à deux de nos anciens collègues députés, M. François Pupponi et M. Bruno Questel. Nous les remercions de s'est rendus disponibles.

Messieurs, vous êtes de fins connaisseurs de ce que l'on pourrait appeler le « dossier corse », le dossier des détenus du commando dit « Érignac » et en particulier d'Yvan Colonna. À la suite de son agression mortelle, vous aviez tous deux cosigné une proposition de résolution visant à la création d'une commission d'enquête. Nous avions participé ensemble, avec des groupes parlementaires, à un certain nombre de démarches pour permettre notamment la publication, à l'automne 2021, de la tribune – cosignée par six groupes – visant à prôner le rapprochement sur l'île pour les membres du « commando Érignac ». Nous avions reçu les associations de prisonniers et les familles. Enfin, vous vous êtes également rendus avec nous, et de votre propre initiative, dans les centrales de Poissy et d'Arles à la rencontre desdits détenus.

Vous êtes donc mobilisés de longue date sur la question de la gestion, par les pouvoirs publics et politiques, des détenus corses. Je pense évidemment à ce que l'on a considéré comme des refus répétés et obstinés de lever le statut de détenu particulièrement signalé (DPS) auquel certains d'entre eux étaient soumis. Vos analyses sur ce dossier, sur le statut de DPS, ses « imperfections juridiques » et les évolutions qu'il conviendrait d'apporter pour la suite à ce régime nous seront donc précieuses. Nous sommes en effet quelques-uns à considérer que, dans le cadre des instructions ministérielles, certains critères larges permettent à l'arbitraire de se nicher.

Les travaux qui nous occupent visent, d'une part, à aller le plus loin possible dans la recherche de la vérité concernant ce qui s'est passé, en raison du besoin de justice exprimé par la famille et par la société corse. D'autre part, ils ont pour objet de fonder des recommandations générales pour l'avenir.

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L'éclairage que vous pourrez apporter sera utile à cette commission, qui a débuté ses travaux au mois de janvier. Nous avons auditionné des hauts fonctionnaires, des magistrats, des membres de l'administration pénitentiaire – direction comme surveillants –, mais il est tout aussi important de traiter l'aspect politique du dossier. Votre expérience, vos prises de position, notamment à la suite de l'agression dont Yvan Colonna a été victime le 2 mars dernier à la maison centrale d'Arles fourniront un éclairage supplémentaire dans la perspective de la rédaction du rapport à laquelle je vais m'atteler dans quelques semaines. Je vous remercie donc pour votre présence.

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En application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander successivement de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous prie donc de lever la main droite et de dire : « Je le jure. »

( M. François Pupponi et M. Bruno Questel prêtent serment.)

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Bruno Questel

Nous sommes conscients de la gravité de l'objet de cette commission d'enquête et des éléments d'explication que nous pourrions vous apporter sur le fil continu de ces cinq dernières années qui a pu conduire au drame du 2 mars 2022. Il s'agit en effet d'un assassinat qui s'est produit au sein d'un bâtiment public, une maison centrale. En compagnie de François Pupponi, nous avions rencontré Yvan Colonna une dizaine de jours avant son agression. Cette rencontre était le fruit de la volonté commune de plusieurs parlementaires, corses d'origine, d'adoption ou par sentiment, de faire avancer le sujet du rapprochement géographique des trois prisonniers concernés. Un autre aspect était la prise de conscience, que nous considérions indispensable, par l'appareil d'État, de la nécessité d'apporter un certain nombre de réponses à la situation de ces trois hommes. Condamnés définitivement par la justice il y a plus de vingt ans, ils se voyaient refuser toutes leurs demandes d'aménagement de peine depuis que ce droit leur était ouvert.

Le drame du 6 février 1998 est le point de départ de l'autre drame, celui du 2 mars 2022. Il a choqué chacune et chacun d'entre nous, mais le temps a fait son œuvre et nous avons considéré qu'il convenait de nous impliquer en tant que parlementaires pour faire entendre la voix de la justice et du droit, qui doit s'appliquer à tout un chacun. Ces trois personnes ont été condamnées définitivement, mais elles méritaient que la justice s'applique dans toutes ses dimensions, y compris dans la capacité offerte à toute personne détenue définitivement condamnée de recouvrer une vie normale une fois la peine exécutée.

Nous avons passé environ deux heures avec Yvan Colonna. Il était serein, détendu et ne se sentait aucunement menacé. Je tiens à le dire très clairement : il était en confiance avec chacune des personnes qu'il pouvait rencontrer dans son quotidien ; il l'avait exprimé sans ambiguïté. Le jour où nous nous sommes rendus en Arles correspondait au dernier jour d'exercice de l'ancienne directrice de l'établissement, le 17 février 2022. L'assassinat a eu lieu le 2 mars. Je ne comprends pas comment une maison centrale peut être laissée plus de quinze jours sans directeur, puisque le nouveau directeur n'est arrivé que quarante-huit heures avant la commission des faits. Une maison centrale est l'établissement le plus organisé et le plus structuré car il accueille les personnes condamnées pour les faits les plus graves. L'adjointe de la directrice était âgée de 26 ou 27 ans.

J'ai visité la maison centrale d'Arles à deux reprises et j'ai été frappé par l'organisation et la structuration des déplacements : il était impossible de parcourir deux mètres dans les couloirs sans être soumis à une surveillance, légitime compte tenu de la nature de l'établissement. À cet égard, quelque chose m'échappe dans le déroulement des faits. Cette maison centrale est organisée en deux pôles ; quelques dizaines de mètres seulement séparent le sas d'arrivée et la salle de musculation. Je ne comprends donc pas qu'un tel temps ait pu s'écouler sans qu'il ait été possible de déceler les événements qui se produisaient.

Pour revenir sur les échanges que nous avons eus avec Yvan Colonna, sa préoccupation première était très personnelle : il souhaitait avant tout pouvoir revoir son plus jeune fils, qu'il n'avait pas vu depuis plus de deux ans. Une République qui permet à une personne condamnée de faire un enfant en unité de vie familiale mais qui empêche un père d'avoir une relation continue avec son fils est en situation de faillite quant à l'exercice de ses prérogatives. C'était pour lui quelque chose de très pesant. Sur le plan politique, sa préoccupation était celle de l'après-élections présidentielles. Il s'exprimait sans détour : il souhaitait que les choses s'apaisent, que la Corse recouvre une sérénité pour mener un débat sur l'évolution de ses institutions, de son statut et de son développement. Il n'était pas dans l'expression d'une revendication quelconque. C'était un citoyen attentif à l'île, à son développement, mais aussi aux quelques dérives qu'elle peut rencontrer dans un certain nombre de champs que nous connaissons.

Enfin, il refusait d'intégrer le centre national d'évaluation (CNE), processus permettant d'entrer dans le cadre de l'instruction pour un aménagement de peine. Il avait en effet conscience d'être en décalage de trois ans par rapport à Alain Ferrandi et à Pierre Alessandri dans les procédures. Ayant constaté que ces derniers s'étaient vu refuser des aménagements de peine depuis plusieurs années, il considérait comme inéluctable le refus qu'il lui serait opposé. Le passage en CNE consiste en plusieurs semaines d'évaluation avec des professionnels – psychologues, psychiatres – et s'avère assez éprouvant pour les personnes concernées. Anticipant un refus, il ne voyait donc pas l'intérêt d'y aller.

Nous pourrons revenir sur le cheminement de MM. Alessandri et Ferrandi, car je crois que les trois parcours sont liés au regard de la manière dont ils ont été traités, ainsi que sur la question du statut de DPS avec le revirement que vous connaissez après l'assassinat d'Yvan Colonna.

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François Pupponi

Lorsque nous avons rendu visite à Yvan Colonna, un certain nombre d'événements s'étaient déroulés au préalable. Une rencontre avait eu lieu entre le Président de la République Emmanuel Macron et le président du conseil exécutif de Corse Gilles Simeoni pour évoquer la situation en Corse. Le préfet Robine nous avait fait part de plusieurs décisions prises lors de cette rencontre : l'ouverture de discussions sur l'autonomie ; l'accord du gouvernement de financer à hauteur de 50 millions d'euros l'amende dont la collectivité de Corse avait été sanctionnée dans le dossier Corsica Ferries ; et l'accord du Président de la République en faveur du rapprochement du commando après les élections. Enfin, il avait été indiqué que le préfet Robine retournerait en Corse. Lorsque nous avons rencontré Yvan Colonna, qui s'intéressait beaucoup à l'évolution de la situation politique en Corse, nous lui avons fait part de ces éléments et de l'état d'avancement des discussions. Après lui avoir dit que les membres du commando pourraient éventuellement rentrer en Corse après les élections, il m'avait posé très simplement la question : « Est-ce que tu y crois ? ». Je lui ai répondu que je n'avais pas de raison d'y croire ou de ne pas y croire, mais que je lui rapportais ce qui avait été dit.

Je reviens à la question du CNE. Lorsque nous sommes arrivés à la maison centrale, nous avons été accueillis par la directrice adjointe, qui nous a demandé d'essayer de le convaincre d'aller au CNE. D'une part, constatant que les deux autres membres du commando étaient passés par le CNE, en vain, Yvan Colonna estimait que cela ne servirait à rien. D'autre part, alors qu'il lui aurait été demandé de reconnaître et d'assumer sa culpabilité, il rappelait que cela faisait 25 ans qu'il répétait ne pas avoir tué le préfet Érignac. Il nous avait laissé entendre qu'il était convaincu qu'il ne sortirait pas de prison. Ce qu'il demandait, c'était d'être incarcéré à Borgo, pour pouvoir voir ses deux fils. À la maison centrale, il ne se sentait pas menacé. Lorsque nous avons interrogé les gardiens de prison, dont les propos ont été confirmés par la directrice adjointe, ils nous ont répondu qu'il ne posait pas de difficultés particulières, qu'il s'agissait d'un détenu très sportif qui faisait beaucoup de cardio et arrivait souvent en tête des compétitions organisées.

Quand nous évoquions la question du rapprochement du commando avec nos interlocuteurs à Matignon ou avec les différents ministres concernés, il nous était indiqué qu'ils rentreraient sur l'île après les élections. La raison invoquée était que la prison de Borgo ne pouvait pas accueillir de DPS et qu'il fallait y effectuer des travaux pour sécuriser l'établissement et permettre le retour du commando. D'après les informations que nous avons obtenues, les travaux, d'un montant de 150 000 euros environ, étaient effectivement en cours de réalisation depuis le mois de janvier.

Nous avons donc demandé pourquoi leur statut de DPS n'était pas levé. L'inscription ou la radiation du répertoire DPS est décidée par le ministre ou, par délégation, par le directeur de l'administration pénitentiaire, après passage du détenu devant une commission qui donne un avis au niveau local. Or, en 2021, Pierre Alessandri et Alain Ferrandi ne sont pas passés devant cette commission, puisqu'elle n'a pas été réunie. Les avocats ont donc considéré que le statut de DPS devait tomber. En catastrophe, l'administration a organisé une commission au titre de l'année 2021, mais en 2022. Le Premier ministre Jean Castex, interrogé dans l'hémicycle, avait indiqué qu'il suivrait l'avis de la commission. Or, alors qu'elle avait donné pendant deux ans un avis favorable à la levée du statut de DPS de MM. Alessandri et Ferrandi, cette année-là, en 2022, la commission a rendu un avis défavorable, pour des raisons qui nous échappent.

Lorsque nous avons vu Yvan Colonna, il savait qu'il allait passer un temps long en prison et qu'il ne sortirait peut-être jamais. En tout cas, il s'y était préparé psychologiquement. Il demandait seulement à être transféré à Borgo pour pouvoir voir sa famille.

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Je vous remercie pour ces exposés liminaires, qui font entrer la commission dans le contexte humain, politique et calendaire des événements antérieurs à l'acte. Lorsque nous avons abordé la question du maintien – fondé ou non – du statut de DPS pour les membres du commando, on nous a répondu en évoquant uniquement les critères relatifs audit statut. Malgré nos interpellations, personne n'a fait part des rencontres et des échanges que vous venez de rappeler. Selon le directeur de l'administration pénitentiaire, deux critères concernent cette dernière ; quatre sont dits « larges », qui voient d'autres acteurs intervenir pour les interpréter et prendre la décision. Hier encore, les syndicats de l'administration pénitentiaire ont considéré que ces critères renvoyaient à la gestion médiatique – sous-entendue, politique – du détenu Colonna, dans l'hypothèse où ce statut serait levé.

Je souhaite revenir sur trois points. Le premier concerne les discussions relatives à la levée du statut de DPS, préalable au rapprochement familial. Ces discussions ont donc bien eu lieu, avec des échanges nourris. Vous faites par ailleurs état de discussions techniques, politiques, sur la possibilité d'effectuer des travaux, relativement modestes, à la prison de Borgo afin d'accueillir des DPS dans l'hypothèse où leur statut ne serait pas levé. Ce point est important car, sous serment, la direction de l'administration pénitentiaire (DAP) et la direction interrégionale de Marseille nous ont affirmé ne pas avoir été missionnées pour étudier la possibilité de cet aménagement. Il y a bien eu des discussions pour permettre le rapprochement familial, voire un potentiel début d'engagement de travaux ; j'ai cru comprendre que des marchés avaient été passés pour le centre de détention de Borgo, notamment pour des caméras. C'est une chose de dire que l'on n'a jamais rien su, qu'il n'y a jamais eu d'étude, comme si la discussion n'avait jamais eu lieu ; mais il y a une autre version selon laquelle ces discussions ont bien eu lieu et que l'opération d'aménagement avait été initiée. Je vous invite donc à nous livrer les détails dont vous auriez pu avoir connaissance sur ces aspects. C'est très important car si ces aménagements avaient été réalisés, Yvan Colonna n'aurait pas été victime de l'agression mortelle du 2 mars.

Par ailleurs, vous nous confirmez que deux raisons essentielles expliquaient le fait qu'Yvan Colonna ne voulait pas aller en CNE. Premièrement, la lassitude liée au fait que les aménagements de peine avaient systématiquement été refusés, notamment à Pierre Alessandri, le parquet faisant appel des décisions favorables rendues en première instance. Deuxièmement, le fait qu'on lui demandait de « refaire le procès » alors qu'il clamait toujours son innocence – avec, je crois savoir, la possibilité de porter la question devant la justice européenne. Je dis cela car le parquet national antiterroriste (PNAT) a invoqué ce refus de transfert en CNE en soulignant qu'un tel transfert aurait pu lui éviter d'être présent à Arles le 2 mars. C'est une présentation assez fallacieuse. Mes questions portent donc sur les travaux, mais également sur le statut de DPS d'Yvan Colonna : pouvez-vous aller plus loin quant aux éléments dont vous disposez s'agissant de la gestion politique de ce dossier ?

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Bruno Questel

J'ai été pendant cinq ans rapporteur du budget de l'administration pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse. Vous savez comment est construit le budget de l'État : il est global et ne comportait donc pas de ligne spécifique dédiée à l'établissement. J'ai d'ailleurs saisi l'administration de ce sujet par courrier officiel deux ans avant les faits. Était opposé le fait que la maison d'arrêt de Borgo n'était pas une maison centrale, seule habilitée à accueillir des détenus sous statut DPS. Il aurait donc fallu modifier le régime de la maison d'arrêt de Borgo pour lui permettre, le cas échéant, d'accueillir les trois personnes concernées.

L'Inspection générale de la justice (IGJ) a étudié un certain nombre de points concernant l'établissement de Borgo dix-huit ou vingt-quatre mois avant les faits. Ses préconisations portaient alors sur les caméras et la rénovation d'un mirador – nécessaire pour accueillir des DPS, celui de Borgo étant « dysfonctionnel ». Il est bien évident que l'administration pénitentiaire était saisie de la question des travaux puisque les marchés ont été lancés, dans le cadre des préconisations formulées par l'IGJ.

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Vous comprenez bien que ce point est très important.

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Bruno Questel

J'ai tout à fait conscience de ce que je dis. Je dispose d'écrits qui évoquent le fait que le marché est passé pour les caméras ainsi que le calendrier pour la rénovation du mirador.

Lorsque Gérald Darmanin a effectué sa première visite en Corse, la question des prisonniers a été évoquée dans le protocole signé avec Gilles Simeoni et les autres présidents de groupe. J'étais en lien direct avec l'avocate d'Alain Ferrandi, et M. Pupponi avec l'avocat de Pierre Alessandri. Le sujet du paragraphe relatif aux prisonniers a été traité. Sur la mouture initiale du protocole, la réalisation des travaux était posée comme condition au rapprochement au motif que MM. Alessandri et Ferrandi étaient DPS. C'est nous qui avons fait retirer ce passage, en rappelant qu'ils n'étaient plus DPS. C'est ce jour-là que j'ai interrogé la directrice de l'établissement pour savoir où en était le dossier. Elle m'a répondu que les marchés étaient passés pour les caméras et que la question du mirador était en train de se régler. La question des travaux était donc sur la table. Je m'excuse de le dire comme cela, mais il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt. On prétextait du statut de DPS sans rappeler que la question de droit interne à l'administration pénitentiaire était celle de la classification de Borgo en maison centrale. Ce dont il n'était effectivement pas question.

S'agissant du statut de DPS, M. Pupponi a rappelé la question d'actualité que vous avez-vous-même posée, monsieur le président, et la réponse du Premier ministre Jean Castex. Nous nous sommes tous dit que les choses allaient évoluer dans un sens positif et nous n'avions pas imaginé le revirement de la commission locale. Quelques jours après ce revirement, nous nous sommes rendus à Poissy, où nous avons discuté de ce point avec Alain Ferrandi et Pierre Alessandri. Tous deux estimaient que ce revirement était incompréhensible, compte tenu de la nature des observations formulées les deux années précédentes, mais également du contexte de l'époque, juste avant les élections présidentielles.

À la suite de son agression, le statut de DPS d'Yvan Colonna a été levé pour, m'a-t-on dit, que sa famille puisse le voir, dans l'état où il était et que vous connaissez. Lorsque j'ai interrogé le conseiller du Premier ministre de l'époque sur le cas des deux autres détenus, il m'a été répondu : « Ne nous embête pas avec ça. ». J'ai essayé d'expliquer que l'on ne pouvait pas dissocier les trois personnes dans le traitement du statut. Quarante-huit heures plus tard, le statut DPS d'Alain Ferrandi et de Pierre Alessandri a été levé, ce qui a permis le rapprochement. La question du statut de DPS faisait donc bien l'objet d'une gestion politique, ce qui n'est pas non plus choquant dans une République où le politique assume ses responsabilités. Mais encore faut-il qu'il les assume.

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François Pupponi

S'agissant du CNE, comme je vous l'ai indiqué, la directrice adjointe de la maison centrale d'Arles m'avait demandé d'interférer auprès d'Yvan Colonna pour le convaincre d'y aller. Effectivement, s'il avait accepté, il n'aurait pas été présent à Arles le 2 mars ; c'est factuel. Lorsque je l'ai interrogé, il m'a déclaré que cela ne servirait à rien, puisque les deux autres se voyaient toujours refuser des aménagements de peine. Il a ajouté qu'il lui serait également demandé d'assumer le meurtre du préfet, ce qu'il réfutait.

Les avocats des personnes concernées m'ont dit, mais je ne l'ai pas vérifié, que la prison de Borgo avait déjà accueilli des détenus sous statut de DPS. Ce qui est sûr, c'est que les travaux engagés, qui constituent l'excuse qui nous a été donnée pour ne pas initier leur rapprochement immédiatement, n'auraient pas fait de la prison de Borgo une maison centrale.

J'ai bien écouté l'audition du responsable de l'administration pénitentiaire. Il indique qu'on ne lui a pas demandé d'élaborer un dossier pour éventuellement réaliser des travaux transformant la maison d'arrêt en une maison centrale. C'est exact. En revanche, il a été demandé à l'administration de réaliser des travaux de sécurisation pour permettre le rapprochement des prisonniers. Et ceux-ci ont été engagés.

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Il dit précisément qu'il n'a pas été missionné pour effectuer une étude pour ce faire.

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François Pupponi

Il joue un peu sur les mots, ce qui n'est pas innocent. On nous a dit qu'on ne pouvait pas rapprocher immédiatement les détenus en raison des travaux à effectuer, que ceux-ci allaient prendre trois mois, soit une durée qui amenait après l'élection présidentielle. De toute manière, ils seraient rentrés à Borgo après les élections, sans que la prison soit devenue une centrale. Quant au statut de DPS, il a été levé immédiatement, sans réunion de la commission, compte tenu des circonstances. La vraie question qui me perturbe est de comprendre comment la commission locale a pu inverser les motifs de maintien du statut DPS pour Pierre Alessandri et Alain Ferrandi, avec un tel revirement d'argumentation par rapport aux années précédentes. Je pense que c'est aussi l'un des éléments clés de ce dossier.

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Pour la bonne information de notre commission, il convient de resituer vos liens avec le territoire dont nous sommes, le président et moi-même, élus. Bien que n'étant pas élus de Corse vous avez toujours eu à cœur d'intervenir, quand vous le pouviez, sur des sujets ayant trait à la vie publique de l'île.

Notre commission a beaucoup abordé des questions de droit, ou liées au fonctionnement de l'administration pénitentiaire. Votre audition nous donne l'occasion d'évoquer un volet plus politique, avec ce qui entoure parfois les prises de décisions qui, pour être de nature administrative, revêtent selon moi une dimension politique non négligeable.

En tant que maire d'Ajaccio et président de l'agglomération du pays ajaccien, je tiens à indiquer que j'ai moi-même été détenteur des informations que MM. Questel et Pupponi ont rappelé ou appris à la commission. Je parle ici des engagements concernant les travaux de la prison de Borgo et de l'évolution du statut de détenu des membres du commando. Lorsque le drame est survenu et que le statut de DPS d'Yvan Colonna a été levé pour lui permettre de mourir auprès des siens – puisque c'est bien de cela dont il s'agissait, rien de plus –, je me suis également offusqué du fait que les deux autres soient maintenus sous ce statut. De fait, ils sont revenus à Borgo quelques temps après. Cela atteste qu'en réalité, le placement sous ce statut est une décision administrative. Je rappelle qu'en France le chef de l'administration est le chef du Gouvernement et qu'une signature peut lever une telle décision, qui n'est pas une décision de justice mais une décision administrative.

À partir du fait générateur du 6 février 1998, je souhaiterais que vous expliquiez à cette commission le traitement dont la Corse fait l'objet. De fait, ce qui se passe chez nous depuis plusieurs années est très difficile à comprendre. Il y a quand même des points de constance sur un certain nombre de sujets et, malheureusement parfois, des décisions ont été prises qui s'inscrivent dans le temps long et ont eu des répercussions sur les conditions de détention d'Yvan Colonna notamment, qui a connu un traitement particulier. Avez-vous eu le sentiment que l'administration ou le pouvoir politique craignaient qu'Yvan Colonna s'échappe s'il devait arriver un jour à Borgo ? Comme cela a été rappelé par le directeur de l'administration pénitentiaire, l'une des raisons de l'application du statut de DPS tient au risque d'évasion. Certains nous ont dit qu'Yvan Colonna bénéficiait encore de forts soutiens, qu'il avait fait l'objet d'une cavale entre 1999 et 2003, ce qui suscitait des craintes quant à un risque d'évasion en cas de rapprochement. Si le refus de lever le statut de DPS ne tenait pas à ce risque d'évasion, cela signifie que ce sont les faits pour lesquels Yvan Colonna avait été condamné qui jouaient quant au maintien de ce statut. Il n'a jamais avoué l'assassinat du préfet Claude Érignac ; les deux autres membres du commando avaient avoué leur participation, et eux aussi se voyaient opposer un refus lorsqu'ils demandaient la levée de leur statut. Pensez-vous qu'un traitement politique a été de nature à empêcher le rapprochement d'Yvan Colonna ? Y a-t-il eu des interventions politiques allant en ce sens auprès de l'administration compte tenu du drame qu'avait représenté l'assassinat d'un préfet de la République ?

Par ailleurs, vous avez tous deux des origines corses. Pouvez-vous expliquer à la commission ce qu'a suscité en Corse cette histoire depuis 1998 ? Pouvez-vous évoquer le rapport de la Corse avec la République, le rapport des Corses avec l'État ? En février 1998, 40 000 personnes manifestaient pour rendre hommage à un préfet assassiné dans la rue. Vingt-quatre ans plus tard, le désordre s'installait dans les rues de Bastia, Ajaccio et Corte parce que celui qui avait été condamné pour cet assassinat avait lui-même été tué dans une maison centrale. Il est important que des hommes ayant exercé des responsabilités politiques, qui sont attachés à ce territoire et qui, non élus de Corse, ont un regard différent de celui du président ou de moi-même, puissent expliquer l'appréhension par la Corse et par les Corses de ce point central de notre histoire contemporaine, qui a créé beaucoup de désordres et de souffrances.

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François Pupponi

Je vous remercie pour cette question, qui va me permettre d'expliquer les choses. J'ai toujours mis un point d'honneur à dire que je n'avais pas à m'occuper a priori des affaires de l'île, n'étant pas moi-même élu du territoire. Cependant, j'ai été obligé de le faire, avec une ligne de conduite simple : les Corses votent et désignent leurs élus ; si ces derniers ont besoin de moi, je suis à leur service. Ceci m'a amené à aider Camille de Rocca Serra, qui était de droite, la gauche, et, aujourd'hui, les élus nationalistes maintenant qu'il y a une majorité de cette tendance. Je n'ai aucun scrupule à cet égard : j'aide les élus de Corse désignés démocratiquement par les Corses. Je tiens à les aider parce que, déjà avant 1998 mais notamment depuis cette date, les différents gouvernements ne comprennent pas la Corse ; et parfois, les Corses, qui ne sont pas irréprochables, ont du mal à se faire comprendre. Il y a une espèce de dialogue de sourds, on ne se comprend pas, on n'arrive pas à parler des bons sujets, à s'entendre, ce qui nécessite parfois l'intervention de « facilitateurs ». Je ne suis pas un homme de l'ombre qui est là pour faire des sales coups. Je suis là pour aider et passer des messages.

En 1995, j'étais premier adjoint à la mairie de Sarcelles, dirigée par Dominique Strauss-Kahn. Lorsque Lionel Jospin a été nommé Premier ministre, j'ai dit à Dominique Strauss-Kahn, devenu ministre, moi-même devenant maire, que la gauche devait s'occuper de la Corse. Il m'a répondu que Lionel Jospin lui avait indiqué qu'il ne désignerait pas de « Monsieur Corse », la Corse étant un sujet comme un autre. Un an plus tard, le préfet Érignac était assassiné dans les conditions terribles que nous connaissons tous. C'est un drame humain, avec une famille détruite, et la Corse qui porte le poids de cet assassinat depuis 25 ans, lequel a hypothéqué l'avenir de l'île et les relations avec Paris depuis cette date.

Depuis 1998, la situation s'est dégradée. Après l'assassinat, une série d'événements – avec notamment un préfet pyromane – ont fait que la Corse avait sombré dans une situation catastrophique. Quand le Président Macron est arrivé au pouvoir, nous sommes quelques-uns à avoir essayé de l'aider. Depuis 1998, en tant que Corses, nous ne sommes pas considérés comme des citoyens normaux par la haute administration française. C'est peut-être inconscient de la part de ces hauts fonctionnaires, mais le fait que des Corses aient tué un préfet de la République a complètement modifié la façon dont la haute administration française perçoit la Corse. Nous le vivons quotidiennement, nous ne sommes pas considérés comme les autres. L'administration traite ce territoire différemment. Je le répète, les Corses ont également une grande part de responsabilité, tout n'est pas la faute de l'État. Les relations sont conflictuelles, difficiles, compliquées, surtout depuis 1998. Voilà pourquoi je suis intervenu, lorsque l'on m'a sollicité.

Il est toujours possible d'imaginer qu'Yvan Colonna risquait de s'évader s'il devait être transféré en Corse, même si, sincèrement, je n'y croyais pas. Mais concernant MM. Alessandri et Ferrandi, aller expliquer à des personnes qui ont passé vingt-cinq ans en prison – cela vous change un homme – et qui sont sur le point de bénéficier d'une libération conditionnelle qu'ils pourraient s'évader s'ils rentrent en Corse, au risque de retourner en prison…

Alain Ferrandi m'a tenu des propos qui m'ont fortement traumatisé : « En première instance, on nous dit que l'on va être libérés, mais le PNAT fait un appel suspensif immédiat. En appel, on ne nous libère pas. Si on doit mourir en prison, qu'ils nous le disent. Psychologiquement, on se préparera. Mais la torture, non. »

Il est évident qu'il y a eu une gestion politique de l'affaire. Pourquoi y a-t-il eu ces dérapages en 2021-2022 ? Mon sentiment est que l'on se retrouve dans une situation unique où le ministre de la Justice est empêché et ne peut s'occuper du dossier. Ancien avocat d'Yvan Colonna, il a dû se déporter, ce que l'on peut comprendre. Le dossier a donc été transféré à Matignon, qui ne dispose pas des compétences intrinsèques dans ce domaine et qui a d'autres sujets à gérer. Je pense d'ailleurs que l'absence de convocation des deux commissions DPS de MM. Ferrandi et Alessandri en 2021, qui constitue une faute juridique de la part de l'État, est liée au fait que Matignon n'a pas suivi le dossier. Quand on interrogeait les conseillers de Matignon, on voyait bien qu'ils ne maîtrisaient pas totalement le dossier.

Nous sommes intervenus de manière plus affirmée en 2021 car ne nous voulions pas que le dossier corse vienne perturber l'élection présidentielle. Nous avions averti le Président Macron que la pression politique montait au sujet du non-rapprochement des DPS, que des choses pourraient se passer pendant les élections et qu'il fallait donc régler le problème avant. D'où, je pense, la rencontre avec le président Simeoni pour régler le problème définitivement et trouver une solution satisfaisante pour tout le monde.

Voilà pourquoi je suis intervenu depuis 1995, et plus encore depuis 2021. En effet, entre 2017 et 2021, il y a eu des tensions, le discours prononcé à l'occasion du vingtième anniversaire de la mort du préfet Érignac, des rendez-vous manqués. Depuis 2020, nous étions quelques-uns à essayer de renouer le dialogue entre Paris et la Corse pour trouver des solutions pour la Corse. Je souhaite que le dialogue qui va reprendre permette à la Corse de sortir de la difficulté dans laquelle elle se trouve depuis tant d'années.

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Bruno Questel

Vous l'avez rappelé avec raison monsieur le rapporteur : dans cette affaire, tout commence le 6 février 1998. Il est évident que la question est éminemment politique et que l'administration, dès lors qu'elle sent une absence ou un manque de lisibilité sur le sens politique à donner à ses propres décisions, reprend une forme de liberté. C'est d'ailleurs ce qui a amené le directeur de l'administration pénitentiaire, lors de sa première audition devant la commission des lois, à nous expliquer, lui aussi, que si Yvan Colonna avait accepté le transfert au CNE, il ne serait pas décédé. Ce cynisme teinté de morgue révèle aussi un état d'esprit profond de la haute administration concernant les trois détenus dont nous parlons.

Je rappelle qu'Alain Ferrandi a lui aussi été victime d'une tentative d'assassinat, il y a un peu plus de dix ans. Il ne doit la vie qu'à l'intervention de deux codétenus. Les nombreuses rencontres que j'ai pu avoir avec MM. Ferrandi et Alessandri à Poissy m'ont permis de mesurer le chemin parcouru au long de leur incarcération, mais aussi leur volonté forte de réparer, pour la Corse. Ils ont pleinement conscience que l'acte commis a peut-être, selon eux, plus abîmé la Corse qu'il ne l'a aidée.

Cette volonté de réparer est liée à leur souci – qui était également celui d'Yvan Colonna – d'éviter le retour à la violence que la Corse a pu connaître. Je ne rappellerai pas les statistiques relatives aux homicides, mais la situation est tout de même particulière, même à l'échelle de l'Union européenne. Tous les atermoiements des vingt-cinq dernières années ont conduit à ce paradoxe incompréhensible pour nos compatriotes qui ne connaissent pas la Corse : des personnes qui avaient manifesté en février 1998 étaient également sur la route de l'aéroport d'Ajaccio vingt-cinq ans plus tard, lors du retour du cercueil d'Yvan Colonna. En Corse, on ne gère pas tout à fait les morts de la même manière qu'ailleurs. Il y a le respect de la personne décédée, l'attention, l'accompagnement et la compassion pour la famille concernée. Cela fait partie de nos traditions et de notre culture. Et cela ne se juge pas. Certains actes ont pu être présentés comme des provocations, notamment lorsque Gilles Simeoni porte le cercueil d'Yvan Colonna ; il s'agit simplement d'actes d'humanité tels que nos parents nous les ont appris. Je tenais à le dire en ces termes, sans ambiguïté.

La gestion était naturellement politique. Lorsque je me suis impliqué, il m'était toujours rétorqué : « Ils ont quand même tué un préfet », « Vous, les Corses, vous avez tué un préfet . » Il y a là une forme de culpabilité collective, que nous devrions supporter, sans analyser les faits générateurs. Monsieur le rapporteur, je suis avocat, comme vous. Lorsque nous traitons un dossier d'assises, nous faisons ce chemin qui a conduit la personne accusée à commettre les faits. Ce même chemin, il fallait le faire vis-à-vis de l'histoire entre 1950 et 1998. Pourquoi une génération s'est-elle levée en 1976, puis une autre dans les années 1980 ? Pourquoi les Corses désignent-ils aujourd'hui, à plus de 70 %, une majorité autonomiste et nationaliste, tout en plaçant Marine Le Pen largement en tête au second tour des élections présidentielles ? Cela témoigne d'un certain paradoxe consistant à dire « On veut notre propre destin » et, dans le cadre des élections présidentielles, « N'oubliez pas qu'on est là ».

Lors de la Première Guerre mondiale, la Corse a perdu quasiment les deux tiers de la génération envoyée au front. Les listes inscrites sur les monuments aux morts sont interminables. Aucune autre région de France n'a payé un tel tribut. Dans les tranchées, on envoyait les tirailleurs sénégalais, les personnes venues d'Afrique du Nord et les Corses, parce qu'ils ne parlaient pas français entre eux. Il faut rappeler ces faits, qui expliquent cette permanence dans l'incompréhension mutuelle.

S'y ajoutent par ailleurs des sujets environnementaux liés au stockage de boues ou aux essais nucléaires. Je rappelle qu'à la suite de l'indépendance de l'Algérie, le pouvoir parisien a envisagé de conduire les essais nucléaires en Corse. Tous ces éléments cristallisent, stigmatisent et engendrent une forme de sentiment d'appartenance commune à un territoire. Il s'agit d'une île, c'est n'est pas une région comme une autre. Il y a une culture, une langue et des traditions qui font que, parfois, le sentiment collectif l'emporte sur toute autre considération, ce qui a été le cas en mars dernier.

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Je vous remercie pour vos propos. Jusqu'à aujourd'hui, cette commission a beaucoup abordé la question de la trajectoire de Franck Elong Abé et sa gestion chaotique. Des thèses ont été avancées pour justifier son absence de transfert en quartier d'évaluation de la radicalisation (QER). Parmi les éléments évoqués, certains ont estimé que si, certes, il était dangereux, il allait mieux à la centrale d'Arles et qu'il fallait préparer sa sortie. Autrement dit, son évolution jugée favorable en milieu carcéral justifiait le fait de ne pas prêter importance voire de cacher certains incidents survenus à Arles ; cela nous était présenté comme une pratique normale. Force est de constater qu'une logique inverse s'appliquait aux détenus du « commando Érignac » : l'ingénierie du système ne prenait pas en compte leur évolution en prison, qu'il s'agisse des demandes d'aménagement de peine ou de la justification du refus de lever le statut de DPS, laquelle se limitait à des critères strictement liés à leur situation pénale sans prendre en compte cette évolution. Par ailleurs la façon de traiter ces détenus s'apparentait au supplice de la goutte, entre les décisions rendues en première instance et les appels systématiques du parquet. Vous avez évoqué l'état psychologique dans lequel ont plaçait ces détenus à qui on a fait croire pendant des années que leur situation pourrait évoluer, pour aboutir finalement à des refus systématiques de leurs demandes.

Nous sommes donc confrontés à deux trajectoires et deux gestions totalement différentes, avec des partis pris qu'il faudra nous expliquer concernant Franck Elong Abé, et l'identification d'une gestion politique qui ne dit pas son nom. On nous assure en effet qu'il n'y a pas eu de gestion particulière, en ouvrant le parapluie, en se référant aux critères larges d'appréciation du statut de DPS et aux voies de droit – les possibilités d'appel du parquet notamment – qui permettaient une telle gestion.

Vos propos permettent de contextualiser humainement, politiquement et du point de vue calendaire, depuis 2020 jusqu'à l'agression de 2022, l'ensemble des détails, des faits et des chocs auxquels nous avons été confrontés à la suite de cet acte. Factuellement, si des travaux avaient été réalisés à Borgo ou si le statut de DPS avait été levé, Yvan Colonna serait vivant à l'heure où nous parlons. De fait, il nous faudra bien revenir sur les éléments précis que vous avez soulevés au sujet des travaux. Vous avez évoqué des discussions politiques, des échanges réguliers – y compris techniques – pendant la période 2021-2022. Je pense par exemple qu'il est utile que Franck Robine, ancien préfet de Corse, vienne devant cette commission puisqu'il était l'interlocuteur politico-technique lié aux discussions sur le rapprochement et les travaux. À cet égard, vous avez parlé d'un certain nombre d'éléments écrits concernant les échanges sur la question des travaux. Nous vous demanderons de les porter à la connaissance de la commission, en vous remerciant pour l'extrême précision de vos propos.

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François Pupponi

J'ai très mal vécu l'audition de la directrice de l'établissement d'Arles que nous avions organisée dans le cadre de la commission des lois. Je lui avais demandé si elle savait qui était M. Elong Abé et elle m'avait répondu par la négative. Le rapport et l'audition de l'IGJ – tous deux de grande qualité – confirment que si toutes les informations n'étaient pas parvenues à la direction, le dossier d'Elong Abé rappelait qui il était. La directrice n'aurait donc même pas lu son dossier ?

Je me suis toujours interrogé : il a perturbé tous les établissements dans lesquels il est passé puis s'est calmé à Arles. Le sentiment est qu'il n'a eu de cesse de se rapprocher d'Yvan Colonna, pour des raisons que j'ignore. Quand nous l'avons rencontré, Yvan Colonna ne nous a fait part d'aucun sentiment d'insécurité. Les gardiens nous l'ont confirmé : Yvan Colonna avait sa personnalité mais il avait de bons rapports avec tout le monde, ne posait pas de difficultés et n'avait pas problème, avec quiconque.

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Bruno Questel

Je serais curieux de savoir s'il est de coutume que les maisons centrales de France connaissent des vacances de poste pendant quinze jours ou trois semaines lorsqu'un directeur est nommé dans un autre établissement – ce qui n'était d'ailleurs pas le cas de l'ancienne directrice, nommée sur un autre poste.

S'agissant de la question politique, je rappelle que la haute administration est pérenne, à l'inverse des majorités politiques qui évoluent au gré des alternances. Bien évidemment, aux yeux de certaines personnes dépositaires d'une autorité administrative de haut rang, il n'était pas question que ces trois hommes sortent de prison. Ce que l'on appelle l'État profond s'est inscrit pendant un temps long dans une forme de logique de vengeance ; je le dis sans détour. Le drame de l'assassinat du préfet Érignac a frappé la haute administration, dont il était un membre éminent – le seul précédent s'agissant de l'assassinat d'un préfet étant celui de Jean Moulin pendant la Seconde Guerre mondiale. On peut le comprendre, je ne juge pas, je ne suis pas membre de la haute administration. Mais cette donnée doit être prise en compte pour expliquer le cheminement de ces vingt-cinq dernières années et le traitement de ce dossier. Je parle bien de la haute administration et non du rang supérieur, qui est celui du politique.

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Je vous remercie pour la clarté de vos propos et les informations que vous nous avez transmises. À l'écoute des différents témoignages, nous pouvons avoir le sentiment que l'administration pénitentiaire a soit failli, soit mis en œuvre des moyens insuffisants. M. Colonna et M. Elong Abé avaient deux parcours extrêmement différents, mais ils partageaient pourtant le même statut. Sans verser dans le complotisme, n'avez-vous pas l'impression que, logiquement, nous n'aurions jamais dû avoir à traiter cette affaire, mais que d'autres en ont décidé autrement, mais sournoisement ?

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Bruno Questel

Je n'adopterais pas la logique du complot. Je ne sais pas. François Pupponi a évoqué le déport du ministre Éric Dupond-Moretti, compte tenu de son rôle passé de conseil d'Yvan Colonna. L'administration pénitentiaire a alors perdu sa tutelle, transférée à Matignon. Ce n'est alors pas le Premier ministre, quel qu'il soit, qui assure la gestion. Celle-ci s'effectue de haute administration à haute administration, le cas échéant par l'intermédiaire de conseillers ministériels. Je pense que cette question a uniquement été gérée au plan administratif. Ensuite, il y a évidemment eu un dysfonctionnement dans la différenciation du traitement : le droit à réinsertion a été nié à ces trois personnes pendant plus de vingt ans. Pour certains, ils devaient tous trois mourir en prison, parce qu'ils avaient tué un préfet.

Lorsque j'étais député, j'ai dû expliquer à plusieurs collègues les raisons de mon implication, au nom du droit et des valeurs humanistes auxquels doit être attachée chaque personne engagée dans la vie en société et en politique. La peine de mort a été abolie il y a plus de quarante ans dans notre pays. Quand un homme vous demande s'il doit mourir en prison et veut le savoir, je peux vous assurer que cela vous trouble, quels que soient les faits pour lesquels il a été condamné. Après des explications alambiquées de sa part, je me souviens avoir dit à l'ancienne directrice de la maison centrale d'Arles qu'elle était en train de justifier la création d'une commission d'enquête compte tenu de ses contradictions et des approximations dans ses réponses. Le dossier de M. Elong Abé n'a clairement pas été traité comme il aurait dû l'être. On pourrait par ailleurs se poser la question suivante : comment une personne libérable dans quelques années en vient à commettre de tels faits ? C'est également dans le cadre de l'instruction ouverte suite à l'assassinat d'Yvan Colonna que certaines réponses seront apportées. De même, comment une personne sous statut de DPS exerçant un emploi d'auxiliaire, rémunéré, peut-elle être laissée en totale autonomie de fonctionnement dans l'exercice de cet emploi alors que l'on connaît ses antécédents ? Peut-être allait-il mieux, mais quelque part on a mis en danger la vie d'autrui en le laissant agir de telle sorte dans la centrale d'Arles. Je ne veux pas croire que ce soit intentionnel, mais les faits sont là.

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François Pupponi

Normalement, M. Colonna et M. Elong Abé n'auraient jamais dû se retrouver ensemble ce jour-là : si on avait appliqué les textes et le droit, si la machine judiciaire et pénitentiaire avait fonctionné normalement, l'un aurait dû être en QER et l'autre en CNE ou à Borgo. Mais la directrice a refusé à quatre reprises d'envoyer M. Elong Abé en QER.

Par ailleurs, pourquoi un gardien de prison a-t-il ouvert la salle où se trouvait Yvan Colonna, sachant que celui-ci devait partir un quart d'heure plus tard pour rencontrer le nouveau directeur ? Le gardien aurait pu dire à M. Elong Abé de patienter 15 minutes avant d'aller nettoyer la salle. Mais il a ouvert et s'est ensuite absenté, pendant vingt minutes. J'attends de cette commission d'enquête – même si ce n'est pas tout à fait son rôle –, mais surtout de la justice qu'elle nous donne les réponses, que l'on sache comment tout cela est arrivé.

Cette affaire est terrible. De 1998 à 2022, cette période de 25 ans est terrible. Ce dossier nous touche au plus profond car nous en avons été, avec beaucoup humilité, des acteurs.

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Je vous remercie pour vos explications et votre disponibilité.

La commission auditionne ensuite Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, ministre de la Justice.

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Nous recevons maintenant Mme Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, ministre de la Justice. Nous lui souhaitons la bienvenue.

Madame la ministre, vous êtes une fine connaisseuse du droit. Votre analyse nous sera précieuse, au regard tant de votre expérience professionnelle ̶ vous êtes professeure agrégée de droit public ̶, que des fonctions que vous avez été amenée à exercer, en tant que membre du Conseil constitutionnel, puis en tant que ministre de la Justice.

Vous avez évidemment connaissance des faits qui se sont produits le 2 mars 2022 à la maison centrale d'Arles. Au-delà des questions spécifiques, qui concernent les différents acteurs actuellement aux responsabilités, il nous semblait utile et nécessaire de vous entendre afin d'aborder différents thèmes, spécifiques ou de portée plus générale.

Le premier concerne la politique de lutte contre la radicalisation en prison, réformée par votre prédécesseur M. Urvoas et qui s'est ensuite déployée sous votre responsabilité. Le second concerne le statut de détenu particulièrement signalé (DPS) dont relevaient l'agresseur et la victime. Nous aborderons également le cas des trois membres du « commando Érignac » car des questions se posent sur la gestion politique et administrative de leur statut, et sur leurs demandes d'aménagement de peine. Avec le recul et à l'aube d'une nouvelle période qui s'ouvre pour la Corse suite aux commémorations des 25 ans de l'assassinat du préfet Claude Érignac, peut-on considérer que leur maintien sous ce statut a répondu à des considérations strictement et exclusivement juridiques ? Ou est-ce que le poids symbolique et politique de l'acte commis ont pesé, dans le temps, dans ce dossier ?

De manière plus générale, pensez-vous que le régime encadrant le statut de DPS devrait évoluer pour « objectiver » les décisions prises en la matière, qu'il s'agisse de l'inscription, du maintien ou de la radiation du répertoire DPS ? En effet, selon le directeur de l'administration pénitentiaire lui-même, sur les six critères d'analyse, seuls deux relèvent de l'appréciation de l'administration pénitentiaire. Les autres correspondent à des critères « larges » et sujets à l'interprétation d'autres acteurs.

Nous allons essayer de contribuer, d'une part, à la recherche de justice et de vérité dans ce dossier, avec un drame et qui a eu des répercussions politiques puisqu'il a provoqué un torrent d'indignation et de grandes mobilisations en Corse ; d'autre part, nous nous efforcerons de formuler des recommandations générales quant à la gestion des détenus terroristes islamistes (TIS), même si beaucoup de choses ont déjà été faites, dites et écrites dans ce domaine.

Madame la ministre, notre rapporteur vous a adressé un questionnaire pour vous permettre de préparer cette audition. Je vous remercie de bien vouloir transmettre ultérieurement à la commission les éléments de réponse écrits, ainsi que tout autre élément d'information que vous jugeriez pertinent.

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Madame la ministre, je vous remercie de votre présence dans le cadre des travaux que nous menons au sein de cette commission d'enquête parlementaire. Je souhaiterais que vous puissiez nous éclairer sur les démarches que vous avez pu entreprendre lorsque vous étiez ministre de la Justice concernant le renseignement pénitentiaire, l'amélioration de la prise en charge des détenus radicalisés et la limitation des violences au sein des établissements pénitentiaires. Nous avons ainsi auditionné hier les représentants des organisations syndicales des personnels de l'administration pénitentiaire, qui nous ont rappelé à quel point la violence en détention est élevée et continue.

Votre expérience de juriste et de ministre sera également de nature à nous éclairer sur d'autres sujets qui ne figuraient pas dans le questionnaire que je vous ai adressé. Nous vous serons reconnaissants de nous faire part de vos observations sur les événements ayant donné lieu à la création de notre commission d'enquête parlementaire.

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En application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

( Mme Nicole Belloubet prête serment.)

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Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, ministre de la Justice

La première question figurant dans le questionnaire que vous m'avez adressé me demandait comment j'avais réagi à l'agression mortelle du 2 mars 2022. Lorsque j'ai eu connaissance de cette nouvelle, j'ai été doublement tétanisée ; d'une part, par l'agression mortelle de M. Colonna et, d'autre part, parce que j'ai tout de suite mesuré les conséquences de cet acte.

En effet, lorsque j'étais ministre, j'avais rencontré les autorités responsables de la collectivité de Corse. J'ai donc compris immédiatement l'émotion que cet assassinat susciterait sur l'île. J'ai mesuré le poids de la responsabilité que l'État et l'administration pénitentiaire portaient dans ce cadre – car l'État a la responsabilité des personnes placées sous main de justice, y compris en milieu fermé – et j'ai compris les incidences possibles sur les plans humain et politique, et sur la gestion de l'administration pénitentiaire.

Puisque je n'étais plus ministre à ce moment, je ne connais pas les détails de l'affaire et je ne peux apprécier intimement la responsabilité des uns et des autres. J'ai néanmoins pris connaissance du rapport public de l'Inspection générale de la justice (IGJ). J'ai également relu les circulaires de 2012 et de 2022, mais c'est à l'occasion de votre convocation que je me suis réinterrogée sur le statut de DPS. Je suis prête à répondre à vos questions sur ce sujet.

À titre liminaire, je tiens à redire l'émotion ressentie à l'occasion de ce meurtre, ainsi que la mesure immédiate de ses conséquences.

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En tant que ministre, vous avez dû gérer les échanges avec certains élus corses sur la question du rapprochement familial. Celle-ci était intrinsèquement liée soit à la levée du statut de DPS pour permettre le rapprochement, soit à des aménagements de la prison de Borgo pour permettre le rapprochement même en cas de maintien du statut. Ni l'une ni les autres n'ont été réalisés dans les temps impartis.

Dans l'immédiat, nous allons nous attarder sur le maintien du statut. Nous avons été témoins, en tant que députés, du traumatisme légitime qu'a provoqué l'assassinat du préfet Claude Érignac et de son poids symbolique. Nous avons lu les instructions ministérielles de 2007, 2012 et 2022 concernant le statut de DPS. Sur les six critères présidant au maintien ou à la radiation d'un détenu du répertoire des DPS, M. Laurent Ridel, directeur de l'administration pénitentiaire, nous a indiqué que deux avaient trait au parcours carcéral et que quatre pouvaient relever d'autre chose – la situation pénale ou encore les liens avec de supposées mouvances terroristes.

Dans l'affaire qui nous occupe, nous constatons la confrontation de deux parcours différents. D'une part, il nous est dit que M. Elong Abé allait mieux à Arles et qu'il fallait préparer sa sortie, certains trouvant normal qu'il ait un emploi d'auxiliaire. Les incidents dont il a été à l'origine ont été relativisés, voire cachés. Il y avait donc une relativisation des incidents et de la dangerosité, avérée, de Franck Elong Abé au regard de l'évolution de son parcours carcéral. Pour autant, sa dangerosité demeurait identique, les commissions pluridisciplinaires uniques (CPU) sont à ce titre sans équivoque. D'autre part, le maintien du statut de DPS pour Yvan Colonna était certes prévu par les textes, mais il ne reposait que sur l'acte commis, les procès, et non sur le parcours carcéral. Or selon plusieurs personnes auditionnées, ce parcours était jugé correct voire très correct, et le risque d'évasion effectif – et non pas supposé – était faible.

L'assassinat du préfet Érignac a entraîné un traumatisme symbolique et politique pendant vingt-cinq ans. Nous essayons d'écrire une nouvelle page aujourd'hui, comme le souligne le discours prononcé par le ministre de l'Intérieur à l'occasion de la commémoration du 6 février dernier. Ce poids symbolique et politique n'a-t-il pas trop pesé sur l'évaluation de la situation des trois détenus du « commando Érignac », empêchant par conséquent le rapprochement familial ? Pensez-vous à l'inverse qu'il n'y avait pas moyen d'agir autrement ?

Nous posons cette question à l'ancienne garde des Sceaux, à un moment important pour l'histoire de la Corse et ses relations avec la République, avec des pages qui sont ouvertes et qui restent à écrire. C'est important pour le passé, pour ce qui s'est passé, mais, plus encore, pour l'avenir.

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Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, ministre de la Justice

Il m'est difficile de répondre à cette question. Si je vous comprends bien, vous mettez en parallèle deux parcours de détenus extrêmement différents. De manière liminaire, je tiens à souligner que si la prison est à la fois un lieu de sanction et de protection de la société, elle doit également permettre la réinsertion sociale. Le premier volet peut être relativement simple à mettre en œuvre. Le second, en revanche, le parcours carcéral devant mener à la réinsertion sociale, est extrêmement complexe à gérer et supposerait un accompagnement de chacun des détenus, mobilisant énormément d'énergie et de personnels.

Je considère que les détenus, y compris les DPS, doivent bénéficier de l'attention nécessaire permettant leur réinsertion à un moment donné, même en cas de réclusion criminelle à perpétuité, au-delà de la période de sûreté, dans le cadre de l'individualisation du parcours carcéral. Lorsque l'on regarde la situation d'Yvan Colonna et de son agresseur, il faut évidemment tenir compte, dans la gestion de ces deux personnes, de leur condamnation, mais également de leur parcours en prison. De là où je suis, il ne m'appartient pas de mesurer l'existence de potentielles défaillances dans la prise en compte du parcours de M. Elong Abé. Il me semble que ce soit le cas, au regard de ce que j'ai lu. Mais dans ma position, il m'est difficile de déterminer s'il y a eu des fautes et les raisons de celles-ci. Au nom de l'individualisation des peines, on ne peut faire abstraction ni de la sanction initiale, ni du parcours carcéral, lequel était différent dans le cas qui nous occupe aujourd'hui.

Vous me demandez si le caractère symbolique du meurtre du préfet Érignac a joué en défaveur d'Yvan Colonna. Objectivement, cela ne devrait pas être le cas : il faut se fonder sur la sanction initiale et le parcours carcéral, même si la symbolique du meurtre du préfet a été extrêmement importante. Dans le cadre de mes fonctions ministérielles, j'ai été conduite à discuter avec les autorités élues de Corse, mais également à recevoir la famille Érignac. Mais il me semble que cet aspect symbolique n'a pas à voir avec la situation en détention ; ce sont deux choses différentes.

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Aujourd'hui, nos auditions doivent éclairer la commission d'enquête sur le contexte politique, en lien avec l'assassinat d'un préfet de la République. Avez-vous, durant les trois années que vous avez passées au ministère de la Justice, été interpellée par des membres de l'administration, de ce ministère ou des responsables politiques sur la question de la détention d'Yvan Colonna ? Vous avez évoqué des réunions, mais je pense particulièrement à ce qui se passe hors agenda. Des interventions directes ou indirectes, politiques ou autres, ont-elles eu pour objet de s'occuper précisément de la détention d'Yvan Colonna, afin qu'un traitement particulier lui soit réservé ? Chacun est unique, l'individualisation de la peine et la personnalisation du suivi le rappellent. Mais était-il un détenu « comme les autres » ?

Lorsque l'on compare le parcours des deux protagonistes de ce drame, des questions se posent. Des condamnations seront éventuellement prononcées. Vous l'avez rappelé : l'État est censé assurer la sécurité des personnes en détention. Or une faute administrative a conduit au décès d'un détenu. Malheureusement, comme l'ont souligné les représentants des personnels de l'administration pénitentiaire et comme vous le savez en tant qu'ancienne garde des Sceaux, un tel acte n'est pas isolé. S'agissant de la condamnation pénale, une instruction est en cours et notre commission n'a évidemment pas à se prononcer.

Notre commission a également pour objectif de contribuer à l'amélioration du système. À la lumière de votre expérience ministérielle, que pouvez-vous nous dire sur les moyens du renseignement pénitentiaire, dont l'histoire est encore récente en France ? Quelles actions avez-vous menées pour contribuer à son renforcement, et notamment améliorer le suivi des détenus radicalisés ?

Nombre de détenus sont en effet reconnus comme radicalisés et, à ce titre, potentiellement très dangereux, ce qui est le cas de M. Elong Abé. Le monde de la détention est d'une violence sourde. Nous avons été choqués hier par le témoignage d'un des représentants des personnels de l'administration pénitentiaire, qui nous a relaté un fait divers récent qui n'a pas fait grand bruit : un détenu a été assassiné par un autre détenu dans des conditions particulièrement barbares. Lorsque vous étiez ministre de la Justice, quelles décisions avez-vous prises pour juguler cette montée en puissance de la violence, qui semble intrinsèquement liée, selon les professionnels du secteur, avec l'augmentation des cas psychiatriques en détention, relevant peut-être davantage d'autres modes de suivi que la détention classique ?

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Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, ministre de la Justice

Y a-t-il eu des interventions, ai-je reçu des instructions « non dites » ? La réponse est clairement : non. En revanche, il y a eu des réunions au sujet des détenus corses et des détenus basques, auxquelles ma directrice adjointe de cabinet assistait. Mais je n'ai jamais reçu d'instructions m'indiquant ce qu'il convenait de faire.

En revanche, j'étais interpellée et questionnée par les députés, les autorités politiques corses, notamment M. Simeoni qui insistait beaucoup sur la levée du statut de DPS. Par ailleurs, comme je vous l'indiquais, j'ai reçu la famille Érignac. En 2017 il me semble, certaines rumeurs circulaient en effet sur une libération anticipée, et la famille Érignac voulait connaître ma position et s'assurer que le meurtre du préfet restait bien présent dans mon esprit. Il y avait donc un contexte politique, des entretiens et des réunions ont eu lieu mais je le répète : je n'ai pas reçu d'instructions particulières, ni formellement ni informellement.

Ensuite, je considère que toute situation doit évoluer. Par exemple, nous avons beaucoup travaillé avec les associations représentant les familles espagnoles et françaises des personnes assassinées par l'ETA. Peu à peu la résilience s'est construite, et nous avons pu faire accepter des rapprochements de détenus basques. Sans rien oublier de ce que la famille Érignac et la France ont enduré avec l'assassinat du préfet, un travail a été effectué, notamment avec la famille Érignac, et il méritait d'être conduit.

Yvan Colonna était-il traité comme un simple détenu de droit commun ? Je vous répondrai à la fois oui et non. Oui, dans le sens où il n'y a pas de prisonniers politiques en France, mais uniquement des détenus de droit commun. Pour autant, Yvan Colonna était un détenu de droit commun soumis à un régime spécifique, comme le sont les 225 autres DPS. Il a donc été traité comme les autres sur certains aspects, mais dans le cadre du régime spécifique des DPS. Les circulaires de 2012 et 2022 précisent ainsi les mesures de surveillance particulières dont font l'objet les DPS.

J'estime que la France a besoin d'un régime DPS, car il est protecteur de la société, ce qui est la première fonction de la prison. À mon époque, les DPS étaient un peu plus de 200, chiffre à comparer avec les 70 000 autres détenus. Faut-il faire évoluer ce régime ? Lorsque M. le président Acquaviva a évoqué un peu plus tôt les six critères relatifs au répertoire des DPS – il n'y en avait que cinq lorsque j'étais ministre –, il semblait étonné que certains d'entre eux ne soient pas strictement liés à l'appréciation de la situation pénitentiaire. Pour ma part, je suis moins choquée, dans la mesure où, si un DPS doit être protégé des autres détenus – ce qui manifestement n'a pas été le cas en l'espèce –, la société doit également l'être de lui. Or comment apprécier la nécessité de protéger la société si l'on n'apprécie pas l'éventualité d'un trouble à l'ordre public qui pourrait résulter d'une évasion ou d'un lien avec l'extérieur, par exemple ? C'est évidemment exogène au strict comportement au sein de l'administration pénitentiaire, mais ce n'est pas sans lien avec l'autorité judiciaire. Les magistrats chargés des peines ont connaissance de ces éléments. Je ne suis donc pas certaine que le régime doive faire l'objet d'une évolution.

Je me souviens parfaitement que la question du maintien de M. Colonna sous le régime de DPS m'a été posée et que j'ai maintenu ce statut. Lorsque j'étais ministre, Yvan Colonna était toujours en période de sûreté, et pour cette raison-là il me semblait donc difficile de lever ce statut. Par ailleurs, à tort ou à raison peut-être, il m'avait semblé que tout un faisceau d'indices militait pour son maintien sous le statut de DPS – je pense notamment à la manière dont il avait été interpellé et à la période ayant précédé son incarcération, qui faisaient craindre d'éventuels liens avec l'extérieur.

J'ignore s'il faut faire évoluer le statut lui-même ou plutôt la prise en charge des détenus placés sous ce statut. Si défaillance il y a eu, elle me semble moins résider dans la décision du maintien sous statut de DPS que dans la mise en œuvre des conditions de détention des personnes classées sous ce statut. Entre une personne qui ne cesse de provoquer des incidents en détention et une autre dont la vie carcérale est calme, l'attention et le suivi ne doivent pas être les mêmes. Ce que je dis là relève du monde idéal de la détention, mais pour arriver à ce monde idéal, il faut des moyens humains et matériels, de la formation, etc.

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Je vous remercie. Je vous demande par avance de m'excuser car en tant que président de groupe, je vais malheureusement devoir m'absenter pour rejoindre l'hémicycle.

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Nicole Belloubet, ancienne garde des Sceaux, ministre de la Justice

Lorsque j'étais ministre, nous avons essayé de renforcer le renseignement pénitentiaire, notamment en le hissant au rang de service national. Il est d'ailleurs aujourd'hui reconnu par les deux autres services de renseignement intérieur et extérieur ; les directeurs généraux de la sécurité intérieure et de la sécurité extérieure me disaient qu'il constituait un point d'appui essentiel. Mais, là encore, si je peux mettre un bémol – et je crois que c'est aussi le sujet dans l'affaire du meurtre d'Yvan Colonna – les moyens peuvent manquer. À quoi servent les caméras si personne n'est là pour surveiller les écrans ? À quoi servent les écoutes si personne n'est là pour les exploiter ? J'ai connu beaucoup d'incidents graves qui ont touché des surveillants pénitentiaires. À Condé-sur-Sarthe, on s'est demandé si une agression à l'encontre d'un surveillant n'aurait pas pu être décelée en écoutant des propos qui avaient été enregistrés mais qui n'avaient pas pu être exploités faute de moyens. Nous avons un gros souci d'adéquation entre une ambition et la capacité à assumer totalement cette ambition.

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Les détenus DPS, Yvan Colonna particulièrement, ont fait l'objet de nombreux contentieux entre 2011 et 2022. Je suis choqué par une forme d'asymétrie qui subsiste en la matière. Certes, les détenus sont autorisés à renouveler leurs demandes, ce qui laisse entrevoir une possibilité d'évolution les concernant. Dans le cas d'Yvan Colonna, les avis des commissions locales se sont tous fondés sur des arguments exclusivement liés au procès. Quelle que fût son évolution en prison, les mêmes arguments étaient ainsi opposés.

L'instruction ministérielle permettait certes d'avoir cette analyse. Néanmoins, lorsque la juge d'application des peines antiterroriste nous indique, par exemple, que l'existence d'un comité de soutien attaché à prouver l'innocence Yvan Colonna fonde le lien quant à sa capacité éventuelle à s'évader, vous comprenez bien qu'on est là dans l'interprétation, surtout lorsque l'on connaît certaines personnes membres de ce comité. Ce comité de soutien n'est pas une organisation terroriste. Une telle argumentation heurte l'intelligence. Nous avons le sentiment d'une construction intellectuelle qui certes se tient au regard de l'instruction ministérielle, mais qui de notre point de vue, à tort ou à raison, permet à l'arbitraire de se nicher, d'autant plus que la véritable question ne concernait pas tellement la levée du statut de DPS, mais le rapprochement familial.

En effet, ce qui comptait pour Yvan Colonna c'était de voir son fils, sa mère. Il ne pensait pas qu'il sortirait de prison ; il voulait simplement voir ses proches. L'administration ne pouvait pas ne pas connaître cette demande, réitérée depuis une quinzaine d'années. Cependant, les refus de lever son statut de DPS ont été formulés avec les mêmes mots, à la virgule près, qu'Yvan Colonna soit détenu à Toulon, en région parisienne ou en Arles. Les arguments étaient les suivants : « Comité de soutien égale évasion. » ; le procès prouve l'appartenance à une mouvance terroriste, donc il peut s'évader ; trouble public en raison du fort impact médiatique lié à l'assassinat initial. Dès lors, il est évident que l'impasse était constituée.

Vous avez évoqué le cas des prisonniers basques, que nous connaissions. Dans ce cas, il y a eu une réussite. Dans le cas qui nous occupe, malheureusement, on est allé dans le mur, avec un drame. On ne peut contester le fait que c'est en raison de ce drame qu'Alain Ferrandi et Pierre Alessandri ont vu leur statut de DPS levé. Il y a donc bien eu une décision réglementaire et politique liée au drame, contrairement à ce qui s'est passé dans le cadre du travail de résilience dont vous avez fait état lorsque vous avez évoqué le cas des détenus basques. S'il faut se garder des comparaisons et sans relativiser ni la peine de la famille Érignac ni le traumatisme pour la République française avec l'assassinat d'un préfet, il convient néanmoins d'observer que le nombre de morts liés aux actions de l'ETA était autrement plus important. Malgré cela un chemin vers le rapprochement familial a pu, peu à peu, être trouvé.

Ce qui était en jeu, c'était le rapprochement familial. Or il nous semble qu'une quadrature du cercle avait été mise en place pour faire en sorte que les choses n'aboutissent pas, malgré les demandes. J'évoquerai un exemple précis qui le démontre.

Lorsqu'il a été auditionné devant cette commission, M. Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste, a indiqué que le maintien de l'inscription d'Yvan Colonna au registre DPS avait été justifié par un arrêt du Conseil d'État, à l'issue d'un long contentieux. En l'espèce, le tribunal administratif de Toulon avait reconnu l'existence d'un excès de pouvoir, donné raison aux avocats et à la famille d'Yvan Colonna, et avait vu sa décision confirmée ensuite par la cour administrative d'appel de Marseille. En dernier ressort, le Conseil d'État avait finalement donné raison à la Chancellerie, en fondant ses arguments sur les critères de l'instruction et sur la condamnation. Il précisait que « la décision du garde des Sceaux attaquée était légalement motivée par l'appartenance à la mouvance terroriste corse attestée par sa condamnation ». On en revient au mêmes arguments : c'est la condamnation qui crée le lien avec la mouvance terroriste corse, la capacité d'évasion, etc.

Pour autant et sans que le Conseil d'État ne le remette en cause, le tribunal administratif met en lumière le fait qu'une « fausse » commission locale DPS a été réunie à Toulon pour justifier un avis négatif. Il y a bien là la démonstration que l'administration s'est empressée – alors que la commission locale rend un simple avis – de prétendre qu'une réunion s'était tenue alors que celle-ci n'a jamais eu lieu, un faux avis ayant été produit. Une véritable ingénierie a été mise en place et beaucoup d'énergie a été mobilisée dans ce but. Ces éléments nourrissent nos interrogations lourdes concernant les détenus du « commando Érignac ».

Entre 2020 et 2022, les choses se sont accélérées en raison d'un certain nombre d'échanges. La commission locale DPS de Poissy donne un avis favorable concernant Pierre Alessandri, avis non suivi par le Premier ministre le 31 décembre 2020. Il y a donc une décision politique.

L'administration pénitentiaire peut, par délégation de signature, refuser ou accepter de lever le statut au nom du ministre. En 2020-2021, M. Dupond-Moretti a dû se déporter pour les raisons que l'on connaît. Cependant, au cours du process, les avis des commissions locales DPS interviennent au moins une fois par an. Avant préparation d'une décision définitive du ministre de la Justice ou du Premier ministre, une commission nationale se réunit-elle, après la commission locale ?

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Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. J'ai été informée de la question du maintien de M. Colonna sous le statut DPS. L'administration pénitentiaire faisait l'analyse me permettant de décider et m'indiquait que telle commission avait rendu un avis. Mais je ne suis pas capable de vous dire s'il s'agissait d'une commission nationale ou locale, je n'en ai pas le souvenir. Je ne statuais pas sur le cas de l'ensemble des DPS, mais s'agissant de M. Colonna ou des détenus basques par exemple, je prenais la décision.

Je souhaiterais évoquer trois points à la suite de vos propos, monsieur le président.

Vous semblez méconnaître l'importance d'un jugement. Or le fondement d'une détention est bien le jugement, qui doit ensuite être exécuté. La période de sûreté associée à la condamnation d'Yvan Colonna constituait un élément extrêmement important à mes yeux. Cela impliquait pour moi de la respecter, de même que les mesures de sécurité afférentes. Le parcours carcéral revêt une importance réelle, mais je veux insister à nouveau sur l'importance du jugement.

Vous avez évoqué les propos du juge d'application des peines et du procureur antiterroriste. Avec le développement du terrorisme, notre droit pénal a changé, à tort ou à raison. Mireille Delmas-Marty, qui était une très grande professeure de droit pénal, disait ainsi que nous étions passés à un ordre pénal préventif, ce qui est paradoxal puisqu'il ne devrait théoriquement pas l'être. Mais il est vrai que plusieurs dispositions législatives en vigueur sont de nature préventive – la prévention des atteintes à l'ordre public étant d'ailleurs reconnue comme un principe constitutionnel. Il y a là une évolution notable.

Enfin, la question matérielle de la capacité d'accueil des détenus doit également être mentionnée. La prison de Borgo n'était pas en mesure d'accueillir des détenus tels que M. Colonna. Vous savez par ailleurs que l'établissement de Borgo a connu des incidents très graves. Il ne disposait pas des aménagements nécessaires pour recevoir des détenus soumis à un régime de sécurité spécifique, et je ne crois pas que cette situation ait changé. Nous avons d'ailleurs été confrontés à la même difficulté s'agissant des femmes détenues basques. Lorsque j'étais ministre, le rapprochement était possible pour les détenus basques hommes mais pas pour les femmes, car nous ne disposions pas de prisons de femmes susceptibles de les accueillir et d'opérer simultanément le rapprochement. Nous nous heurtons parfois à ce type de contrainte matérielle, qu'il appartient à l'administration pénitentiaire de régler.

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Nous reviendrons sur la question de l'aménagement de Borgo avec l'ancien Premier ministre, qui sera auditionné par la commission. Je souhaite à présent évoquer le rapport de l'IGJ. Les membres de cette commission s'interrogent sur l'argumentaire justifiant l'absence de placement de M. Elong Abé en quartier d'évaluation de la radicalisation (QER). Un tel placement a été demandé à cinq reprises – dont quatre fois à Arles –, l'IGJ estimant que M. Elong Agé aurait dû être transféré en QER dès après le premier avis d'orientation émis par la CPU dangerosité de Condé-sur-Sarthe. Ce rapport insiste sur l'intervention du parquet national antiterroriste (PNAT) dans le domaine post-sentenciel, l'IGJ indiquant que, réglementairement, le PNAT n'avait pas à se prononcer sur l'opportunité de l'affectation de Franck Elong Abé en QER. Partagez-vous cette analyse ? Lorsqu'il a été auditionné par la commission, M. Jean-François Ricard estimait toujours que M. Elong Abé n'avait pas à être transféré en QER à ce moment-là.

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Quels étaient ses arguments ?

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Il considérait que M. Elong Abé était psychiquement atteint et trop dangereux, au point de déstabiliser des séances de QER. Mais une telle interprétation n'est pas conforme aux textes relatifs au rôle des QER tel que rappelés par l'IGJ.

D'après vous, cet individu aurait-il dû passer en QER, au regard des process et de la politique mise en œuvre depuis 2015 ? Réglementairement parlant, le point soulevé par l'Inspection sur l'avis très réservé du PNAT vous paraît-il judicieux ?

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Je ne connais pas suffisamment le dossier pour porter un avis sur telle ou telle appréciation.

De manière générale, la loi de 2019 sur la réforme de la justice a institué la possibilité de créer des quartiers spécifiques en détention, afin de traiter de manière singulière un certain nombre de détenus. En matière de traitement de la radicalisation, nous avons considéré qu'il était intellectuellement cohérent d'évaluer les individus TIS ou les détenus de droit commun susceptibles de radicalisation (DCSR) – désormais RAD – pendant 16 semaines avant de décider d'un placement éventuel en isolement, en quartier de prise en charge de la radicalisation (QPR) ou en détention normale, avec à chaque fois un accompagnement spécifique.

De l'extérieur, sans disposer des éléments spécifiques du dossier, je ne comprends pas ce que M. Elong Abé faisait là. Soit il avait un problème psychique et alors il aurait dû être traité dans les unités adaptées – mais on se heurte à la réalité, avec un manque de places et un suivi insuffisant, ce qui est un vrai souci. Soit, en tant que TIS ou RAD, il devait évidemment passer en QPR. Ce n'est que mon sentiment, que je vous donne de manière livresque.

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Ma question portait bien sur le process habituel, naturel.

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Le process naturel est bien celui que je viens de vous décrire : pour les cas susceptibles de radicalisation, il est procédé à une évaluation, puis à un choix de placement selon les trois possibilités évoquées à l'instant. Lorsque j'étais ministre, soixante-dix-neuf prisons étaient, je crois, susceptibles d'accueillir des QPR. À cela s'ajoutaient les places en isolement, et la détention ordinaire avec accompagnement spécifique. Théoriquement, tout s'enchaînait plutôt bien. Mais, une fois encore, la question des moyens humains et matériels se posait : y avait-il assez de personnels, de places en QER, de QPR ?

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La direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) considérait que M. Elong Abé présentait un haut degré de dangerosité avant son parcours carcéral et faisait partie du « haut du spectre ». Les membres de l'IGJ nous ont indiqué qu'il n'était pas connu comme tel, y compris au sein de l'administration pénitentiaire. Le lien entre la DGSI et le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP) est-il permanent ? Doit-il l'être à l'entrée du parcours carcéral, pendant et après ? Est-ce cette logique qui doit prévaloir concernant les TIS, et selon quelle méthodologie ?

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Je ne me souviens pas du process avant l'incarcération. Je sais en revanche que lorsque la personne est libérée, le SNRP rédige une note, qui est ensuite transmise à la DGSI pour le suivi post-carcéral. Quand j'étais ministre, j'étais en contact avec le directeur général de la sécurité intérieure et le directeur général de la sécurité extérieure, qui évoquaient avec moi de manière informelle la dangerosité de tel ou tel nouveau détenu.

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Cet élément me paraît particulièrement important. Il confirme qu'il existe bien des échanges qualitatifs, formels ou informels, concernant les TIS et particulièrement les plus dangereux d'entre eux.

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Il existe effectivement une continuité dans la transmission des informations. C'est, me semble-t-il, l'intérêt de la communication entre ces services de renseignement. À quoi cela servirait-t-il si chacun restait dans sa tour d'ivoire ? Dans la mesure où l'on cherche à lutter contre les atteintes à l'ordre public, les trois services de renseignement collaborent.

Je souhaiterais souligner que le monde carcéral est à la fois très humain et très social. Au regard de la double mission de la prison évoquée plus tôt – protéger la société et réinsérer les détenus –, je suis frappée par les besoins humains et matériels de l'administration pénitentiaire. Le cas de l'assassinat d'Yvan Colonna est particulièrement marquant à ce sujet. Toutes les constructions théoriques que nous établissons et tous les régimes que nous pouvons inventer n'ont de sens que si nous sommes en mesure d'en assurer l'application avec des formations, du matériel, des moyens. Les moyens existent, mais sont-ils suffisants ? C'est la vraie question. L'affaire Colonna est à la fois douloureuse et très emblématique à cet égard.

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Madame la ministre, vous nous avez indiqué que le monde carcéral idéal n'existe pas. Malgré tout, je m'interroge. Comment a-t-il été possible que ces deux profils se retrouvent, à trop long terme, ensemble ? D'un côté, il y a un homme, M. Colonna, qui purge sa peine et fait des demandes répétées pour l'exécuter en Corse et avoir un accès facilité à ses proches, ce qui est compréhensible. De l'autre, il y a un type, Franck Elong Abé – je passerai sur son absence de titre de séjour en France –, condamné pour association de malfaiteurs terroriste, qui a passé un an et demi en prison en Afghanistan pour son engagement auprès des talibans et qui a été convaincu de la commission de vingt-neuf faits contre ses codétenus. J'aimerais avoir votre avis de femme de droit. Comment ces deux hommes ont-ils pu être détenus ensemble, et comment un temps aussi long a-t-il pu s'écouler au moment de l'agression – au-delà des questions relatives aux caméras, aux personnels, à l'ergonomie pénitentiaire ? Comment, à un moment, l'administration pénitentiaire a-t-elle pu se dire que ces deux hommes – dont l'un, M. Colonna, vis-à-vis duquel la République était attentive – pouvaient être physiquement en contact l'un avec l'autre ?

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Je ne connais pas suffisamment les faits pour apporter une réponse concrète à votre question. Je ne crois pas que la réponse soit d'ordre juridique. Juridiquement, le statut de DPS devait permettre de protéger la société et les autres détenus. Mais concrètement, M. Elong Abé était-il à sa place là où il était ? Est-ce qu'il ne devait pas être ailleurs ? Était-il possible de l'accueillir ailleurs ? Dans la position où je suis j'ai un avis, mais je n'ai pas suffisamment d'éléments pour l'étayer, et je n'ai pas à affirmer quoi que ce soit. Nous sommes là dans le suivi individualisé d'un parcours carcéral, et ce suivi semble manifestement avoir connu des défaillances.

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Les DPS font-ils l'objet de remontées régulières d'informations auprès du ministère ? Yvan Colonna n'était pas un détenu comme les autres. Il a quand même été jugé pour l'assassinat d'un préfet. Faisait-il l'objet d'un suivi particulier par rapport aux autres DPS ?

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Je crois avoir déjà répondu à cette question. Il ne faisait pas l'objet d'un traitement particulier mais d'un suivi spécifique, comme l'ensemble des DPS. En tant que ministre, je n'étais pas informée de la situation des 225 DPS. L'administration pénitentiaire avait délégation pour traiter ce sujet. En revanche, j'étais informée de la situation de M. Colonna et des détenus basques. En effet, à ces détenus étaient liés des enjeux politiques autres, qui méritaient une considération particulière. Il ne s'agissait pas de prisonniers politiques, mais à leur détention étaient liés des enjeux plus larges. S'agissant des autres DPS gérés par l'administration pénitentiaire, le ministre n'est informé qu'à partir du moment où il y a une difficulté particulière sur une question particulière.

Vous avez auditionné M. Ridel, peut-être auditionnerez-vous M. Bredin qui était directeur de l'administration pénitentiaire lorsque j'étais ministre. La question de la centralisation des remontées concernant les DPS mérite d'être posée. La remontée existe, mais j'ignore si elle est effectuée de manière régulière et sans faille.

La séance s'achève à douze heures quinze.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Jean-Félix Acquaviva, Mme Sabrina Agresti-Roubache, Mme Bénédicte Auzanot, M. Mickaël Cosson, M. Mohamed Laqhila, M. Emmanuel Mandon, M. Laurent Marcangeli, Mme Anaïs Sabatini.

Assistait également à la réunion. – M. Emmanuel Taché de la Pagerie.