Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 8 novembre 2023 à 11h00

La réunion

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La commission procède à l'audition, ouverte à la presse, de M. Gilles Kepel, Professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure, sur la situation en Israël et dans les territoires palestiniens.

La séance est ouverte à11 h 20.

Présidence de M. Jean-Louis Bourlanges, Président

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Nous avons organisé, dans les jours ayant suivi le 7 octobre, une table ronde avec Dominique Moïsi, Fréderic Ancel et Elie Barnavi, qui y participait depuis Tel Aviv en visioconférence. Cette réunion passionnante a très vite marqué une prise de distance par rapport à des positions trop manichéennes et trop simplistes sur la crise née de ces terribles attentats. La situation s'est depuis détériorée, dans des conditions qui nous impressionnent tous : souffrance, mort, deuil, incompréhension, mouvements haineux, développement de l'antisémitisme, soit autant d'éléments effrayants, sur fond d'incertitudes concernant la situation internationale et la politique suivie par les protagonistes, et d'abord par Israël.

Nous avons logiquement pensé, dans ce contexte, que le professeur Gilles Kepel serait un interlocuteur particulièrement précieux pour éclairer davantage cette commission. Vous avec bien voulu répondra ma sollicitation et je vous en remercie.

J'ignore si vous êtes « prophète en votre pays » mais vous le serez devant cette commission. Vous êtes un universitaire mondialement connu pour vos ouvrages et réflexions. Votre premier livre, Le Prophète et le Pharaon, publié en 1984, analysait l'islamisme militant contemporain en Égypte. C'est une référence pour chacun. En 1987, vous avez publié Les Banlieues de l'islam, ouvrage également pionnier dans l'étude de l'islam en Occident. Vous avez été directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Professeur associé à l'université Columbia, à l'université de New York, à la London School of Economics (LSE). Il serait d'ailleurs intéressant de savoir comment vous percevez, en tant qu'ancien de Columbia, ce qu'il se passe aujourd'hui sur les campus américains. Sans citer tous vos livres, je mentionnerai : Sortir du chaos : les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, qui a brillamment analysé les différents évènements majeurs au Moyen-Orient depuis la guerre d'octobre 1973. Votre dernier ouvrage est, comme j'y faisais allusion, Prophète en son pays, un titre assez provocateur ce qui ne me surprend guère de votre part.

Nous sommes très heureux de vous entendre. Chacun connaît la situation et la vit mais nous attendons surtout de votre part deux grands coups de projecteur.

D'abord, nous attendons vos éclairages sur la nature du problème auquel le monde est confronté. Vous avez analysé, de manière très intéressante, les évolutions des différentes mouvances musulmanes. Vous avez notamment inventé le concept, extrêmement éclairant dans les circonstances actuelles, de « fréro-chiisme », soit l'alliance de deux mouvements religieux séparés par le dogme mais unis par la radicalité, notamment dans le combat radical contre Israël. Plus généralement, il serait intéressant que vous situiez la place exacte du Hamas dans la mouvance arabe : sa position par rapport au mouvement palestinien, qui n'était à l'origine absolument pas religieux mais beaucoup plus national, qui comportait d'ailleurs une forte minorité chrétienne – laquelle n'était pas la plus modérée, si l'on se rappelle l'action de M. Habache –, et qui était tout à fait différent de nature ; sa position par rapport aux régimes islamiques modérés ; sa position par rapport aux chiites. Ces éléments sont très peu perçus. Lorsque je lis la presse, j'observe que nous ne sommes guères documentés sur la responsabilité directe, indirecte ou inexistante de l'Iran dans le déclenchement de l'opération du 7 octobre. Le Hamas a-t-il agi seul ? A-t-il agi avec la complicité de l'Iran ? L'Iran a-t-il rétrospectivement béni, si je puis dire, une situation dont il s'est efforcé de tirer profit et qui présentait parallèlement des menaces pour le pays ? Les réponses à ces questions sont tout à fait importantes pour éclairer l'origine des évènements du 7 octobre. Sur ce point, je crois que personne n'est plus compétent que vous.

Après cette analyse sur certains éléments à l'origine du conflit, nous souhaiterions aussi réfléchir de manière prospective. Nous sommes totalement perplexes sur la sortie du conflit et nous ne sommes pas les seuls. Depuis le début, j'ai répété que je ne comprenais pas quelles étaient les options possibles de M. Netanyahou, qui avait exprimé des options très radicales : aplatir le Liban, détruire Gaza, etc., mais qui s'est toujours montré extrêmement discret ou incertain et indéterminé sur la solution et la sortie politique qu'il envisage. Or cette sortie politique sera soit une confrontation durable, permanente, fondée sur le mur d'Israël par rapport à l'ensemble de son voisinage, soit l'espoir de dégager, à partir du monde musulman, des forces de stabilité, des forces de décélération de la violence, qui pourraient, le moment venu, déboucher sur un processus de paix, qui est totalement à reconstruire et ne peut pas être immédiatement mis en œuvre sans opérations militaires importantes au préalable. Là encore, c'est la diversité du monde arabe et la diversité du monde musulman – au-delà du monde arabe, avec les Turcs, les Iraniens –, qui permettent de comprendre ce que pourraient être les éventuels scénarios possibles de sortie de crise.

Vous l'aurez compris, ce que nous vous demandons n'est pas simple. Néanmoins, en tant qu'auteur d'un ouvrage intitulé Prophète en son pays, nous sommes en droit d'attendre une prophétie de votre part. Je vous remercie d'ores et déjà pour votre venue. J'ai souvent participé à différents dialogues médiatiques à vos côtés. À titre amical, j'ai également grand plaisir à vous recevoir au sein de cette commission, qui a grandement besoin de vos lumières.

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

C'est un très grand honneur de pouvoir échanger quelques réflexions avec vous. Face à l'incertitude des États, il me semble que les instances comme la représentation nationale et l'université sont particulièrement fondées à s'exprimer, à réfléchir ensemble, d'autant qu'aucune solution ne semble aujourd'hui s'imposer.

Mon exposé s'articulera autour de deux parties : la nature du problème ; les perspectives. Je terminerai par quelques remarques sur l'état actuel de l'université et par une incitation à ce que la représentation nationale se penche sur lui.

La nature du problème auquel le monde est confronté peut se résumer par le concept de fréro-chiisme. Je vous présenterai l'analyse que j'en fais à ce jour, qui sera peut-être différente demain, dans la mesure où de nouvelles informations apparaissent continuellement sur les sites spécialisés, qui permettent de remettre les analyses en perspective. Je tâcherai notamment de vous présenter l'origine de la situation et ses développements actuels.

Je commencerai par les développements actuels, en écho à vos interrogations sur la politique de M. Netanyahou et sur sa volonté. La volonté tout à fait explicite de l'État d'Israël et de son premier ministre est de détruire la branche militaire du Hamas à Gaza : à mon sens, ils ne s'arrêteront pas tant qu'ils n'auront pas atteint ce but. S'ensuivront diverses questions et pressions de la communauté internationale, liées aux victimes civiles.

Quoi qu'il en soit, je ne vois pas Israël – cet Israël comme Israël en général – s'arrêter avant d'avoir atteint ce but. Sans cela, le sentiment serait qu'Israël a perdu, que l'affront ou l'horreur du 7 octobre – les 1 400 victimes, les 250 otages, la diffusion des images partout dans le monde, floutées à la télévision, plus explicites sur les réseaux sociaux – n'a pas été lavé, si je puis m'exprimer ainsi, ou n'a pas reçu une contrepartie d'un impact supérieur. J'ignore si je parviendrai à bien m'exprimer, sachant que ces notions sont émotionnellement et politiquement très chargées. Je m'efforce de rester aussi analytique que possible et je vous décris ce que l'on doit comprendre s'agissant de la politique israélienne d'aujourd'hui.

Apparemment, l'armée israélienne avance beaucoup plus rapidement que prévu. Le nombre de morts israéliens est très faible, en-deçà des prévisions. La stratégie actuelle est une stratégie d'encerclement, à Gaza Nord, des infrastructures du Hamas, qui sont effectivement situées dans cette partie de la bande. Dans quelle mesure vont-ils parvenir à leurs fins ? Quelle sera la gestion et l'utilisation des otages éventuels comme boucliers humains ? Je n'en sais rien. En tout cas, voilà ce que l'on peut dire de la volonté israélienne aujourd'hui.

Je les vois très mal accepter quelque cessez-le-feu que ce soit, dans la mesure où ce serait perçu comme une décision entérinant la défaite d'Israël, défaite très importante du point de vue israélien parce qu'il s'agit d'un enjeux existentiel selon ses dirigeants. Cette décision pèserait aussi sur la perpétuation de la capacité d'Israël à poursuivre le processus des accords d'Abraham, qui dépend principalement de la crédibilité militaire d'Israël : l'Etat hébreu fournit des moyens militaires aux gouvernements arabes signataires, au Maroc pour lutter contre l'Algérie, aux Émirats arabes unis pour prévenir les attaques iraniennes, etc.

Le déclenchement de la guerre, du moins le phénomène du 7 octobre, intervient dans des temporalités diverses, sur lesquelles nous allons revenir. Nous commençons à éclaircir le processus, de manière encore hypothétique. Nous en arrivons à une reconstruction, dont certaines pièces sont manquantes mais qui me semble intéressante.

Le 7 octobre 2023 intervient après le 2 octobre et le 26 septembre, dates des deux premières visites officielles de ministres israéliens en Arabie saoudite. Il me semble que cette coïncidence n'est pas du tout fortuite. En effet, dans son bras de fer avec l'Iran, l'Arabie saoudite serait grandement avantagée si elle pouvait disposer de l'équivalent du dôme de fer israélien – ou d'autres structures aujourd'hui plus performantes, fabriquées par Safran ou d'autres – pour se mettre à l'abri des tirs de missiles envoyés sur son territoire par les proxys de l'Iran. Les Houthis yéménites peuvent tirer des missiles sur l'aéroport de Riyad ; ils ne s'en sont pas privés. Le Hezbollah irakien, agent de l'Iran, peut tirer depuis le territoire irakien des missiles pour détruire les terminaux pétroliers. Il s'agit donc d'un enjeu extrêmement important. Pour l'Iran, il est vital d'éviter tout rapprochement saoudo-israélien, quelles qu'en soient les modalités.

Je ne pense pas que l'Arabie saoudite était disposée à s'aligner sur la norme des accords d'Abraham. Les Saoudiens, notamment ceux à qui j'ai parlé le plus récemment, continuaient d'insister sur la possibilité d'un rapprochement avec Israël, en mettant l'accent sur un sujet que les accords d'Abraham avaient remisé sous le tapis : les droits des Palestiniens. Toute la dynamique que les accords d'Abraham ont cherché à mettre en œuvre, à savoir créer une prospérité économique avec des joint-ventures entre la start-up nation et le capital des pétrodollars – qui peut créer un processus vertueux tirant par le haut, y compris les Arabes israéliens, voire la Cisjordanie dans une certaine mesure –, a complètement laissé Gaza de côté. La poudrière de Gaza a finalement été considérée comme un élément qui pouvait être géré, y compris par M. Netanyahou, lorsqu'il favorisait le transfert chaque mois, par avion qatari atterrissant à l'aéroport Ben Gourion, de 10 millions de dollars en liquide escortés par le Mossad jusqu'à la barrière d'Erez, puis par les services secrets égyptiens jusqu'au centre nerveux du Hamas que les Israéliens veulent en ce moment détruire, ce qui permettait bien sûr de payer les salaires, de faire fonctionner certains services, mais aussi de fournir des « frais de dossier » au Hamas. Cette situation, où Gaza était une sorte de « cocotte-minute » explosive soignée par des placebos ou une médecine symptomatique plutôt qu'étiologique, est l'impensé des accords d'Abraham. Or cet impensé n'est plus possible aujourd'hui, puisque la « cocotte-minute » a fini par exploser.

Je me suis rendu cinq ou six fois à Gaza, notamment pour y rencontrer des dirigeants du Hamas, à un moment où ceux-ci étaient dans une position négociatrice plus importante qu'aujourd'hui et se trouvaient moins totalement sous la coupe de l'Iran. Le Hamas d'aujourd'hui n'est plus exactement le même, dans ses processus décisionnels et leur mise en œuvre, que celui que j'ai connu il y a dix ou vingt ans, et que je visitais de manière officieuse ; je ne représentais évidemment personne, sauf moi-même, et encore.

Le fait que l'attaque du 7 octobre soit survenue peu de temps après la première visite de ministres israéliens en Arabie saoudite est très important, notamment pour penser à la main iranienne. L'offensive intervient par ailleurs cinquante ans, jour pour jour, après le 6 octobre 1973. Dans l'imaginaire, c'est la revanche arabe à l'humiliation de la guerre des Six Jours de juin 1967. L'initiative est prise en pleine fête religieuse de Kippour, qui baisse la vigilance des juifs et des Israéliens, qui plus est le matin du Shabbat. Elle s'inscrit dans une geste globale de la capacité arabe à lutter contre la suprématie israélienne. Cette attaque se veut récupérer un héritage important. La guerre d'octobre 1973 a été militairement gagnée par Israël suite à sa contre-offensive, grâce au pont aérien américain ; nous voyons d'ailleurs que ces termes tendent à se reproduire aujourd'hui. Néanmoins, cette guerre fut symboliquement et politiquement gagnée par le monde arabe, puisqu'elle permit au roi Fayçal d'Arabie saoudite de décréter l'embargo et de transformer le pétrole en arme politique, ce qui n'était pas le cas auparavant. Il me paraît intéressant de rappeler les termes du conflit. Les pays du Golfe, qui semblent pour l'instant un peu en retrait, sont probablement ceux qui détiennent une partie non négligeable de l'après, en coopération avec les pays européens de l'espace euro-méditerranéen.

J'ai très tôt considéré le 7 octobre 2023 comme le 11 septembre d'Israël, dans la mesure où cette attaque expose Israël – comme les États-Unis en 2001 – comme un colosse aux pieds d'argile, qui n'est pas invincible.

C'est symboliquement très important, puisqu'Israël tient face à l'hostilité de ses voisins grâce à sa réputation d'invincibilité militaire. C'est d'ailleurs sur cette base que s'est construit le « deal » des accords d'Abraham. Or cette invincibilité est aujourd'hui écorchée, ébranlée. C'est la raison pour laquelle il est indispensable, dans la mentalité politique israélienne d'aujourd'hui, de détruire ce qui en est identifié comme la cause : ce qu'ils ont appelé « la branche militaire du Hamas ». Ils ont bien circonscrit les choses.

Il ne s'agit pas du tout de détruire le Liban ou de l'« aplatir », selon le terme que vous avez prêté à Benyamin Netanyahou dans votre propos liminaire.

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Le propos s'inscrivait dans le cas d'une attaque du Hezbollah.

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

Je n'avais pas relevé ; à mon sens, c'est peut-être un peu au-dessus de ses forces actuelles. Quoi qu'il en soit, la perte de cette réputation d'invincibilité est un enjeu très important en termes de symbolique politique.

Comment l'attaque du 7 octobre a-t-elle été déclenchée ? J'ai longuement écouté, la semaine dernière, le discours de Hassan Nasrallah, en arabe – je ne dis pas « en direct » car le discours a certainement été enregistré à l'avance, pour éviter que je ne sais quel algorithme israélien envoie un missile à cet endroit précis – ; je l'ai écouté au moment où il a été diffusé, avec une mise en scène montrant, à Nabatieh au Sud-Liban, à Beyrouth-Sud, des foules qui agitaient des drapeaux. J'ai été très frappé par son insistance sur le fait qu'il s'agissait d'une décision purement palestinienne, que ni l'Iran ni le Hezbollah n'étaient avertis, que même MM. Ismaïl Haniyeh, Khaled Mechaal et les autres, dans les hôtels luxueux de Doha, n'en avaient la moindre idée. Évidemment, le fait qu'il l'affirme avec tant de force ne prédispose pas à croire à la véracité de son propos. Ce discours a été quelque peu mis sur la touche car tout le monde s'attendait à autre chose : toutes les rédactions m'avaient mis en alerte – je suis une sorte de membrane médiatique –, avant finalement de me dire qu'il était inutile que j'intervienne, puisqu'il n'avait rien annoncé.

Hassan Nasrallah a pourtant annoncé quelque chose de très important, à savoir qu'il ne se risquerait pas dans une opération militaire. Le Hezbollah a la mémoire de la guerre des trente-trois jours de 2006, lorsqu'il a pris l'initiative pour aller enlever des soldats israéliens, avant d'enliser Israël dans son offensive, notamment à travers les tunnels, etc. Le Hezbollah était alors le héros de la rue arabe, avec déjà une préfiguration de l'alliance fréro-chiite ; au point que la seule voix arabe aujourd'hui audible de Casablanca jusqu'au fin fond de l'Arabie saoudite ou du Yémen est celle d'un chiite libanais. Il n'existe aucune autre voie que celle de Hassan Nasrallah qui puisse avoir le même impact, ce qui est très important et intéressant, puisque ses propos sont dictés par Téhéran. Il s'exprime avec beaucoup d'éloquence en arabe. Ali Khamenei parle arabe, puisqu'il a traduit en persan deux livres de Sayyid Qutb – l'idéologue des Frères musulmans –, mais avec un fort accent iranien. Dans le cas présent, Hassan Nasrallah s'exprimait de manière relativement melliflue, avec une grammaire simplifiée, mais avec du vocabulaire très sophistiqué et très politique. Il était parfaitement audible d'un bout à l'autre du monde arabe. D'une certaine manière, il posait comme norme du discours arabe actuel, qui visait les peuples et non les chefs d'État, un script rédigé à Téhéran, ce qui n'est pas anodin. C'est un rapport de force très important. Pour le comprendre, il faut avoir étudié l'arabe mais, avec la destruction aujourd'hui à l'œuvre dans notre université, il n'y en a plus pour longtemps.

Hassan Nasrallah a donc annoncé qu'il ne voulait pas engager le Hezbollah, dans la mesure où cela pouvait entraîner une catastrophe pour le contrôle iranien du Liban, avec le risque que la population excédée se retourne contre le Hezbollah. À ces raisons intérieures s'ajoute la présence, en Méditerranée, du porte-avions Gerald R. Ford, du porte-avions Dwight D. Eisenhower, qui est plus petit, et d'un sous-marin nucléaire venu affleurer dans le canal de Suez, afin que l'on puisse bien le photographier. La première décision américaine fut en effet d'envoyer ces groupes aéronavals. Si le Hezbollah avait initié la moindre action, les Américains auraient immédiatement attaqué. Les enjeux étaient très clairs et l'Iran ne veut pas se permettre l'escalade.

Cette affaire est également étonnante, dans le sens où le franchissement de la frontière entre Israël et la bande de Gaza, le 7 octobre, aurait apparemment dépassé les espérances les plus folles de ceux qui l'avaient mis en œuvre. Aux dernières nouvelles, 3 000 personnes auraient traversé cette frontière, toutes n'appartenant pas au Hamas. Lorsque la barrière a été ouverte, les frontaliers se sont rués derrière, sur un mode apparenté à la razzia. C'est une notion très présente dans l'imaginaire religieux musulman. En arabe, le 11 septembre est nommé par l'expression « al-ghazoua tein al-mubaraka tein », autrement dit « la double razzia bénie ». D'une certaine manière, l'attaque du 7 octobre est une razzia : on arrive, on prend, on tue le plus de gens possible. Dans le passé, on prenait les femmes pour les mettre dans les harems et les enfants pour en faire des musulmans. Dans le cas présent, c'est pour en faire des otages : pas seulement les femmes mais tous les gens disponibles.

Cela a été réalisé d'une manière assez irrationnelle car, d'une certaine façon, la masse des otages à gérer est un problème pour ceux qui les détiennent. Cela pose aussi un très gros problème pour le Qatar, qui a été érigé ou s'est érigé en intermédiaire car, d'une certaine manière, il a la coresponsabilité de la sûreté des otages. Pour les otages, c'est une forme d'assurance mais personne ne peut prédire leur sort au regard des aléas, des bombardements. En tout cas, cela donne le sentiment que l'opération a, une fois la frontière franchie, échappé à ses concepteurs, quels qu'ils soient.

Qui sont ses concepteurs ? J'ai déjà traversé cette frontière cinq ou six fois, il y a maintenant quelque temps. On y trouve des champs labourés, des senseurs partout, des miradors électroniques, etc. Il me semble impossible que le garagiste du Hamas ait pu désactiver cet ensemble avec sa pince et sa clé à molette. Vingt-neuf passages ont été comptabilisés, auxquels s'ajoutent des actions coordonnées aériennes et maritimes. Aujourd'hui, les sources que nous avons viennent d'Irak. Plusieurs personnes de la mouvance pro-iranienne Hachd al-Chaabi – « les milices de la mobilisation populaire » – ont parlé. L'Irak est un pays compliqué, dans lequel la limite entre la corruption et l'engagement idéologique est parfois un peu faible, ce qui permet d'obtenir quelques informations avec un peu de cash.

Je vous renvoie vers le site Al Monitor, qui me semble le mieux renseigné ; j'y ai collaboré mais ce n'est pas pour cette raison que je le cite. Selon ce média, ce qui a surpris l'establishment iranien et du Hezbollah est le jour du déclenchement. En revanche, il est attesté que des exercices de préparation avaient cours depuis quinze ou seize mois, aussi bien au Liban que dans les zones chiites d'Irak. Il est impensable que cette coordination ait été décidée par une seule personne répartissant les rôles sans préparation ; cette option est à écarter. Au contraire, on peut penser que c'est une opération qui a été montée. Dans la presse et sur les sites arabes du Hezbollah, du Hamas et d'autres, on pouvait lire des descriptions de la situation en Israël sous le gouvernement Netanyahou qui étaient, chaque jour, une « divine surprise » : les colons, la rupture à l'intérieur du pays, la fibre nationale, etc. La Knesset, ce n'est pas l'Assemblée nationale, du moins dans la vision peut-être trop idéalisée que je m'en fais : les députés passent leur temps à s'insulter, même s'ils sont au rendez-vous lorsqu'il s'agit de faire front. Rappelons-nous que les réservistes refusaient de servir. Ceci a été perçu comme une opportunité en or, qui ne se reproduirait jamais. C'était le moment d'attaquer et d'en finir avec le processus d'Abraham, ou en tout cas de le faire significativement dérailler.

Ce que l'on ne connaît pas précisément, c'est le choix du jour du déclenchement. En revanche, il semble plus certain que l'infrastructure ait été mise en place en amont et qu'il s'agisse du travail de la Force Al-Qods des Gardiens de la révolution, du legs posthume de M. Qassem Soleimani, dont la vengeance de la mort est un enjeu majeur pour l'Iran, presqu'aussi fort que de venger les 1 400 victimes pour Israël. Ce fut pour eux un choc absolument épouvantable. En Iran, vous pouvez acheter des vêtements, de la vaisselle à l'effigie de Soleimani. Sa mort l'a transformé en une sorte de dieu vivant. En tout cas, ce sont les éléments de connaissance dont nous disposons aujourd'hui.

S'y ajoute, dans le même ordre de questionnement, la fameuse attaque de l'hôpital Al-Ahli – et non pas « Halali » comme le disait la presse, Al-Ahli signifiant « national » –, hôpital géré par des religieux protestants : elle s'est opportunément produite alors que le malheureux Joe Biden était dans l'avion pour venir rencontrer les Israéliens et les Arabes. Cela a été imputé à un bombardement israélien. Mahmoud Abbas, pour le dire respectueusement, est resté chez lui. De fait, Biden n'a pu rencontrer que les Israéliens, ce qui était formidable pour la propagande iranienne, puisqu'il était clair que Biden ne venait que pour soutenir Israël et se moquer des Arabes. On a ensuite découvert qu'il s'agissait en fait de la conséquence d'une roquette tirée par le Djihad islamique palestinien, agent totalement iranien depuis très longtemps, fondé par Fathi Shiqaqi, qui avait dédié son premier livre aux deux imams du siècle, l'imam Hassan Al-Banna, fondateur des Frères musulmans, et l'imam Khomeini ; c'est, d'une certaine manière, le kérygme fondateur du fréro-chiisme. La roquette tombée sur l'hôpital est-elle tombée par erreur ? N'avait-on pas mis trop de poudre à l'intérieur pour qu'elle tombe à cet endroit et fasse dérailler la visite de Biden ? Les historiens le sauront peut-être un jour mais cela fait partie des marges des possibles.

En tout cas, il s'agit d'une opération préparée de très longue date mais dont la date semble peut-être avoir été choisie par la bête noire des Israéliens, qu'ils recherchent partout, Yahya Sinwar, qui est le plus haut responsable du Hamas présent sur le territoire de Gaza, avec le fameux Mohammed Deif, surnommé ainsi car il était toujours invité chez les gens – deif signifie « hôte » en arabe – et n'avait jamais de domicile fixe.

L'axe fréro-chiite se manifeste ainsi. Il avait été fortement entamé par la dynamique des accords d'Abraham. Le Qatar, pourtant soutien de l'axe fréro-chiite, en était même venu à s'en retirer et à considérer opportun, sinon à participer aux accords d'Abraham, du moins à s'inscrire dans cette dynamique, le Qatar ayant depuis longtemps un bureau de liaison avec Israël : il est épisodiquement fermé mais finit toujours par rouvrir. Cet axe fréro-chiite réunissait l'Iran, les Frères musulmans, le Qatar – les finançant en grande partie – et la Turquie d'Erdoğan. Or Erdoğan s'était aussi mis en retrait de cet axe, puisque la crise économique en Turquie est telle qu'il a besoin des pétrodollars saoudiens et émiratis, alors que les responsables de ces deux pays détestent les Frères musulmans. Ainsi, la contrepartie des pétrodollars était que les Frères musulmans égyptiens ne puissent plus s'exprimer en Turquie. Il les a donc fait partir ; ils sont tous venus en Europe. Comme vous le savez, le paradis des Frères musulmans, c'est l'Union européenne, qui subventionne largement leurs multiples activités, y compris les universitaires qui leur sont liés ou qui sont leurs proxys, au détriment de votre serviteur par exemple.

Aujourd'hui, Erdoğan a fait volte-face, ce qui lui vaudra certainement de s'exposer à l'avanie de l'Europe et des États-Unis. Il a reçu le ministre des affaires étrangères iranien, a prononcé un discours anti-israélien très virulent et, d'une certaine manière, s'est rapproché de cet axe. Erdoğan considère en effet qu'il existe pour lui une opportunité de challenger le leadership de Mohammed ben Salmane (MBS) sur l'islam sunnite. C'était déjà le cas au moment de la pandémie, lorsque MBS, en bon élève de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), avait conduit un pèlerinage avec, tous les cent mètres, un musulman représentant chaque pays du monde, et avec un masque sanitaire autour de son visage. C'est à ce moment qu'Erdoğan a réislamisé Sainte-Sophie avec son imam en chef, Ali Erbaş, qui brandissait le sabre. En tout cas, il me semble qu'une opportunité est en train de se présenter pour Erdoğan. Par conséquent, il a perdu tout le rôle médiateur qu'il s'était efforcé de construire jusqu'ici.

Un mot à présent sur la sortie du conflit. Il me semble que la solution est très largement entre les mains des pays du Golfe, qui ont le porte-monnaie, et qui ont déjà commencé à mener une diplomatie du chéquier, dont je ne dirais pas qu'elle est coordonnée avec les Israéliens mais qui a vocation à être perçue comme une option palestinienne par les Arabes en général. Ce fut le largage d'équipements hospitaliers par les Jordaniens, dans la partie Sud de Gaza, qui est plus ou moins hors limites de l'offensive israélienne. C'est l'arrivée prochaine d'un hôpital de campagne émirati. Sur ce point, les Saoudiens ont une politique toujours très explicite et constante. J'en ai discuté avec le prince lors de sa visite en France au mois de juin : il m'a indiqué qu'il n'était pas opposé à un rapprochement avec Israël, à condition que les droits des Palestiniens soient respectés. Évidemment, il peut être compliqué de comprendre ce que l'on inclut dans cette formule. En tout cas, cet élément ne figurait pas dans le préambule des accords d'Abraham, du moins pas de cette manière. C'est ce que vont jouer les Saoudiens, qui sont la clé de tout.

Encore une fois, rappelons l'hypothèse non négligeable selon laquelle l'attaque, déclenchée après la visite de ministres israéliens en Arabie saoudite, aurait eu pour objectif d'empêcher ce processus de normalisation des relations saoudo-israéliennes, qui se fait énormément au détriment de l'Iran.

Il me semble également que les pays de l'ensemble euro-méditerranéen ont vocation à jouer un rôle très important, en coordination avec ce que sera l'initiative des pays du Golfe, contrairement aux Américains, qui observent cela de loin.

Pour eux, il s'agit d'un enjeu de politique extérieure, malgré les manifestations à l'université Columbia, dirigées par une collègue et amie d'origine égyptienne, qui fut vice-gouverneur de la Banque d'Angleterre puis patronne de la London School of Economics – ce qui a d'ailleurs suscité l'ire d'un certain nombre de manifestants –, et malgré les voies propalestiniennes qui se manifestent aujourd'hui à l'intérieur des États-Unis, que l'on n'était pas habitués à entendre. Je pense à votre collègue Rashida Tlaib, élue palestino-américaine démocrate du Michigan, qui a prononcé hier une déclaration emprunte d'émotion à la Chambre des représentants.

Pour nous, beaucoup plus qu'aux États-Unis, le conflit fait partie de notre politique intérieure, comme nous l'avons constaté. Il est évidemment lié aux questions qui traversent votre éminente Assemblée. Les expressions de solidarité avec un camp ou l'autre par diverses forces politiques font partie d'enjeux que nous devons gérer. Pour nous, le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord ne font pas seulement partie de notre politique extérieure mais sont des enjeux de politique intérieure. Le président de la République m'avait d'ailleurs confié, il y a quelques mois, la rédaction d'un rapport sur ce sujet. Je m'étais rendu dans les quatre pays les plus exportateurs de populations de confession musulmane en France, les trois du Maghreb et la Turquie, et dans quatre départements que j'avais choisis comme étant particulièrement représentatifs. Ce rapport a été lu avec intérêt mais, évidemment, classé sans suite, comme l'on pouvait s'y attendre.

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Je tiens à vous dire que vos propos ne seront pas classés sans suite. Nous vous remercions pour ces éclairages extrêmement intéressants.

J'invite maintenant les représentants de groupes à s'exprimer. Il ne s'agit pas de partager des déclarations ou des prises de position, puisque nous connaissons tous nos positions. Nous souhaitons amener Gilles Kepel à répondre à notre curiosité et à nous apporter encore plus d'informations et d'éclaircissements qu'il n'en a déjà donnés

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Merci au professeur Kepel d'avoir partagé son expertise très utile pour appréhender la situation, en particulier en cette période où fleurissent les experts de pacotille. Il est intéressant d'entendre le point de vue d'un vrai spécialiste.

Un mois s'est écoulé depuis l'attentat du groupe terroriste Hamas, qui a ôté la vie à 1 400 personnes, majoritairement des civils, dont quarante de nos compatriotes français. Comme vous l'avez rappelé, des otages sont encore détenus.

Pour répondre à cette attaque et démanteler le Hamas, Israël a initié l'opération Glaive de fer. Bien que le droit d'Israël à se défendre face aux atrocités qu'il a subies est incontestable et même souhaitable, le lourd bilan humain – plusieurs milliers de victimes selon le Pentagone – attise l'hostilité contre Israël. Cette hostilité est alimentée en premier lieu par l'Iran, comme vous l'avez souligné. L'attaque du 7 octobre a, selon vous, mis en attente, et non définitivement arrêté, le rapprochement entre certains pays arabes – comme l'Arabie saoudite – et Israël, ce qui est une victoire pour le Hamas et l'Iran. Peut-être pourriez-vous nous dire quelles étapes pourraient être attendues pour la reprise de ce processus ?

Le déploiement significatif de la puissance militaire des États-Unis dans la région, avec notamment deux porte-avions et des sous-marins, a jusqu'à présent permis de contenir – c'est du moins ce que je comprends – le risque d'escalade du conflit dans la région. Néanmoins, pensez-vous que l'absence d'une trêve humanitaire conjuguée à l'augmentation des victimes civiles pourrait être de nature à précipiter la région dans un embrasement plus vaste ? Quelles hypothèses pouvons-nous dégager par rapport à cet embrasement que tout le monde redoute ? Quelle pourrait être, selon vous, la première étape de cet embrasement ?

Enfin, quelle doit être, de votre point de vue, la position que la France et la communauté internationale doivent adopter à ce stade du conflit pour amorcer une accalmie, ou mieux, un apaisement ?

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

La première partie de votre intervention présente un bilan sur lequel je n'ai aucun commentaire à formuler.

Le déploiement de militaires américains est un élément indiquant qu'il existe un seuil militaire qui ne peut pas être franchi. Pour nous consoler, nous avons envoyé Le Tonnerre, notre porte-avions étant, lui, en réparation. Cela en dit beaucoup sur la situation actuelle. Les Anglais ont un porte-avions, avec seulement huit aéronefs dessus. Cela remet les choses en place. Heureusement que les Chinois n'ont pas encore envoyé les leurs. Se pose ici la question plus large du nanisme politique et militaire de l'Europe.

Dans cette perspective, que peut-on faire ? Le Forum de Paris pour la paix se réunit demain à l'Élysée. Tous les éléments de soutien humanitaire que l'on peut aujourd'hui mettre en œuvre sont les bienvenus, en particulier tout ce que nous pouvons faire pour venir au secours de nos compatriotes, que ce soient les binationaux pris en otage, ceux qui sont dans une situation traumatique en Israël ou ceux qui sont binationaux à Gaza. J'ai vu qu'une évacuation avait lieu, notamment avec les agents de l'Institut français, que le Hamas appelait autrefois « l'ambassade », ainsi qu'avec des Palestiniens de nationalité française. C'est un enjeu très important. Nous pourrions certainement nous joindre aux initiatives prises par les États du Golfe, qui disposent évidemment de moyens financiers plus importants, pour faire en sorte de soutenir les blessés et favoriser la dimension humanitaire.

À ce stade, je ne vois pas ce que nous pourrions faire d'autre, sinon prononcer des paroles vaines. Ce n'est pas pour faire plaisir à l'Union européenne ou à la France que l'offensive israélienne va s'arrêter. On peut en faire un vœu pieux mais je ne pense pas que ce soit réaliste. En revanche, il nous faut d'ores et déjà nous efforcer de penser à l'après, notamment avec une initiative commune à l'espace euro-méditerranéen et aux pays de la péninsule arabique, seule à même de recréer une dynamique de paix, à condition que l'impensé des accords d'Abraham soit pensé, c'est-à-dire que la question palestinienne soit posée.

Je ne sais pas si la solution à deux États est viable ou non et j'ignore ce qu'il pourrait en sortir. Quoi qu'il en soit, contrairement à ce qui a été fait jusqu'ici, on ne peut pas simplement évacuer Gaza comme la poussière sous le tapis ou faire subventionner le Hamas par le Qatar pour le calmer et distribuer quelques prébendes.

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Les circonstances de guerre hybride auxquelles nous assistons au Proche-Orient depuis le 7 octobre sont très inquiétantes. La position de notre groupe est très claire : il affirme le soutien du droit des Israéliens à se défendre comme celui du droit des Palestiniens de jouir d'un État souverain. Les crimes et les violences terribles liés à ce conflit sont effrayants. Beaucoup a été dit sur le sujet. Je n'ai absolument pas le goût d'insister sur ces faits et sur chaque tragédie que représente la mort violente d'un innocent.

Je souhaiterais profiter de votre présence et de votre expertise pour vous interroger sur la complexité de ce conflit. C'est un fait avéré que le Hamas est financé pour une part significative par le Qatar, qu'une partie de ses cadres s'exprime depuis ce pays et que cette situation est pour le moins inconfortable, considérant les liens que le Qatar entretient avec nombre de pays occidentaux. Pourriez-vous nous éclairer sur le rôle du Qatar qui, d'un côté, aide la France pour rapatrier les ressortissants français et, de l'autre, finance une organisation terroriste permettant d'attaquer Israël ?

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La question est très intéressante. Monsieur Kepel parlait des accords d'Abraham. Le Qatar est dans une situation tout à fait différente, tout en préfigurant quelque peu ce que pourrait produire le processus d'Abraham, avec un rôle d'intermédiaire vis-à-vis de la Palestine. Comment le Qatar peut-il se positionner face à ses vieux compétiteurs que sont l'Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis ?

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

Le Qatar joue depuis très longtemps un rôle intermédiaire. J'ai rencontré des Israéliens au Qatar bien avant la formalisation des liens. Dans les colloques, on voyait des Israéliens, qui apparaissaient généralement comme des Américains : ils avaient aussi un passeport américain et cela passait. Cela dit, depuis longtemps, l'on pouvait voir écrit « M. X – Université de Tel-Aviv ». Le Qatar accueille aussi, sur son territoire, de nombreuses universités américaines, comme Georgetown. Comme vous le savez, il dépense beaucoup d'argent, aux États-Unis, en France et en Europe. Le Qatargate est bien évidemment dans toutes les mémoires. D'aucuns s'interrogent sur le financement de certains dirigeants politiques de notre pays mais je ne me prononcerai pas moi-même sur ce sujet ; la justice s'en occupe.

Ce qui différencie le Qatar de l'Arabie saoudite et des Émirats arabes unis – le Koweït étant plus ambivalent – est son soutien absolu aux Frères musulmans. Pourquoi le Qatar a-t-il depuis toujours soutenu les Frères musulmans ? Le Qatar est tout petit, tandis que l'Arabie saoudite est un géant. Nous sommes quelque part sur la métaphore du tigre et de l'éléphant, qui était celle du Vietminh. L'éléphant, c'était le colonialiste français ou l'Arabie saoudite : le pachyderme qui domine la jungle, à condition d'être à peu près agile. S'il n'est pas agile, l'un des tigres lui saute sur le dos et déchire sa carapace ; les mouches viennent pondre dedans, l'éléphant tombe et l'autre tigre en fait son festin.

L'Arabie saoudite a toujours eu des velléités de faire taire le Qatar et de le maintenir sous sa coupe. Al Jazeera était l'un des moyens de lutter contre cette force saoudienne. Le soutien aux Frères musulmans était l'occasion, pour le Qatar, de disposer d'un réseau international très important, compétiteur des Saoudiens. À l'époque, les Saoudiens avaient un réseau salafiste. Actuellement, le prince ne veut plus du tout s'appuyer dessus, sans toutefois s'aliéner les bénéfices qu'il tire de sa fonction de chef spirituel et matériel de l'oumma islamique, d'organisateur du pèlerinage, de « desservant des deux lieux saints », comme l'on dit en arabe.

Il est vrai que le Qatar finance le Hamas mais, comme je l'indiquais tout à l'heure, il l'a financé avec la bénédiction de Benyamin Netanyahou. Celui qui organisait mensuellement l'arrivée des 10 millions de dollars par avion était Yossi Cohen, chef du Mossad à l'époque, à qui l'on prêtait des ambitions politiques qui ne se sont pas pour l'instant avérées. Les Qataris ont beau jeu de répondre : « Oui, on le faisait, mais à la demande des Israéliens. » Certains de vos collègues ont demandé que l'on saisisse les biens du Qatar en France : je doute que ce soit une politique très réaliste. On peut être pour ou contre la politique du Qatar, qui présente des ambiguïtés que j'ai moi-même soulignées dans plusieurs de mes écrits : aujourd'hui, le Qatar est dans une situation pivotale sans laquelle on ne peut pas fonctionner. On ne peut pas demander à tous les pays partenaires d'être exactement sur la même position que nous. Sinon, nous serions supplémentaires. Cela n'empêche pas de mettre la pression sur le Qatar, si vous le souhaitez, ou d'exposer les ambiguïtés de sa politique, mais il vit de cela.

Par exemple, le Qatar partage le plus gros gisement gazier du monde avec l'Iran, que les Qataris appellent North Dome et les Iraniens South Pars. L'Iran ne peut pas le forer à sa convenance en raison des sanctions internationales. Lorsque le Qatar fore, le niveau des réserves diminue donc globalement pour les deux parties. Il existe en tout cas une très forte complémentarité avec l'Iran : lorsque le Qatar était sous boycott de ses voisins, il passait par l'espace aérien iranien, ce que les Iraniens, du reste, facturaient relativement cher. Aujourd'hui, c'est un acteur incontournable.

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Lors de la guerre de Gaza de 2014, vous déclariez, monsieur Kepel : « Plus Israël réplique, et plus le Hamas remporte une victoire symbolique et politique. » Vous ajoutiez que les images terribles des morts civils gazaouis scandalisaient la communauté internationale, galvanisait le Hamas et le confortait dans son rôle de résistant palestinien, tandis qu'Israël accroissait son isolement.

Tout récemment, Benzi Sanders, un ancien soldat israélien qui a participé à cette guerre, est sorti du silence. Sanders se souvient d'avoir été déployé, avec son unité, dans le Nord de l'enclave palestinienne pour aider à localiser et détruire les tunnels du Hamas. Il se souvient qu'on lui avait certifié qu'il n'y avait plus de civils. Il avait ensuite découvert des cadavres et des personnes qui n'avaient pas pu fuir. Il se souvient que son unité avait dû se replier et que l'aviation israélienne avait répliqué en rayant pratiquement le quartier de la carte. Sanders s'est beaucoup interrogé sur le sens de tout cela. Il se disait qu'en éliminant le Hamas, tous ces sacrifices humains auraient valu la peine car, ainsi, Israël aurait gagné en sécurité. Or l'histoire a montré que le Hamas n'est pas mort. Alors, Sanders a compris que la création d'une alternative – et non des actions militaires – était nécessaire pour venir à bout du Hamas. L'alternative, dit-il, c'est la perspective d'indépendance pour les Palestiniens, c'est la fin de l'occupation perpétuelle du territoire palestinien. Or, on n'en a jamais été si loin, comme vous l'avez vous-même dit sur France Info : « M. Netanyahou, otage de ses ennuis judiciaires, a tout cédé à son extrême-droite, avec qui il a noué une alliance en 2022 pour retrouver le pouvoir, en soutenant la colonisation à outrance en Cisjordanie. »

Sanders demande l'aide de la communauté internationale pour faire pression sur le gouvernement Netanyahou. Il estime que si celui-ci ne change pas d'approche, non seulement cette guerre continuera de multiplier les morts, tant du côté palestinien que du côté israélien, mais qu'elle ne mettra pas fin de manière décisive à la terreur.

Le président de la République a pris l'initiative d'organiser, demain, une conférence humanitaire internationale pour la population civile à Gaza. Or nous comprenons bien que la réponse ne peut se contenter d'être humanitaire et qu'elle doit être également politique. Comment le président Macron pourrait-il, selon vous, faire de cet évènement un réel appui pour les Israéliens et les Palestiniens, qui espèrent un avenir où chacun s'épanouirait enfin ?

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

Je n'avais pas perçu le rôle si important de M. Sanders, que j'apprends de votre bouche !

Concernant le rôle de la France et du président de la République, il me semble que c'est en se projetant sur l'après qu'il peut exister une véritable opportunité. Il serait illusoire de croire que nous pouvons agir aujourd'hui. J'ai rappelé que le Charles de Gaulle était actuellement en réparation. Qu'est-ce qui permet aux États-Unis de disposer d'une force de pression, même s'ils n'ont pas véritablement la capacité de limiter l'action israélienne ? La présence à proximité du Gerald R. Ford, du Dwight D. Eisenhower et d'un sous-marin nucléaire. Je parle en termes très réalistes.

Comme vous l'indiquez, le Hamas est toujours là. Au départ, le Hamas est un mouvement national palestinien, un mouvement national palestinien islamiste, que les autorités israéliennes ont depuis toujours non pas favorisé mais considéré comme un interlocuteur égal à l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), ne serait-ce que parce que cela leur permettait de minorer l'OLP.

Je me permettrai ici d'évoquer un souvenir de jeunesse. Dans les années 1980, l'Égypte venait de récupérer le Sinaï, où l'on pouvait se balader. On devait ensuite repasser le canal de Suez, avec une barge égyptienne qui assurait la navette, mais qui était toujours cassée ou en retard. Je me suis retrouvé coincé, en revenant vers Le Caire, avec le chargé d'affaires israélien et sa femme, qui était une Juive de Sarcelles. Nous attendions ainsi, sans sécurité à l'époque, ce qui est tout à fait surprenant. Je lui raconte que je prépare une thèse sur les islamistes, les Frères musulmans. Il me répond que c'est passionnant, que les Israéliens s'y intéressent beaucoup, qu'ils considèrent les Frères musulmans comme une composante essentielle du peuple palestinien ou des Palestiniens. D'emblée, de la même manière que certains en France aimaient tellement l'Allemagne qu'ils voulaient en avoir deux, les Israéliens ont joué sur la dualité. Le Hamas a été très largement utilisé pour faire en sorte que l'OLP, ayant renoncé au terrorisme et acquis un grand renom international, ne se retrouve dans une situation beaucoup plus difficile. S'en est suivie la victoire du Hamas à Gaza en 2006-2007, etc.

Le Hamas a toutefois fortement changé, me semble-t-il, par rapport à celui que j'ai connu, avec lequel il y avait un certain nombre de contacts. D'abord, parce qu'il est aujourd'hui très largement dans les mains de l'Iran. Ensuite, parce que les évènements du 7 octobre sont, pour la communauté internationale ou au moins pour les États de l'Union européenne dont nous faisons partie, une atrocité sur laquelle il est impossible de passer. On peut répliquer que les bombardements de l'armée israélienne sur Gaza sont également une atrocité sur laquelle il est impossible de passer. D'autres vous répondront que ce qu'il s'est passé le 7 octobre a fait l'objet d'une immense publicité de la part de ceux-là même qui l'avaient commis. Je ne veux pas arbitrer.

Pour en revenir à votre question prospective, il me semble que la France peut très significativement, en tant que pays européen, se positionner pour l'après et faire de la reconnaissance des droits du peuple palestinien un élément constitutif absolu de toute solution qui viendrait ensuite. Sans cela, on aboutira à ce à quoi ont abouti les accords d'Abraham, c'est-à-dire l'explosion à Gaza, y compris avec sa monstruosité, dans un sens puis dans l'autre.

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Cette audition vient utilement conforter les différents travaux menés par cette commission depuis le 7 octobre et l'immense tragédie à laquelle nous assistons depuis lors.

Vous l'avez rappelé, cette attaque s'inscrit dans un contexte politique, en lien avec les différentes mesures et décisions prises par le gouvernement de Benyamin Netanyahou, même si aucune politique, aussi contestée et contestable soit-elle, ne peut justifier l'horreur du terrorisme.

Vous mentionniez, dans votre introduction liminaire, la présence de la main iranienne et l'instrumentalisation du Hamas par l'islam chiite, ainsi que l'élément déclencheur qu'a peut-être constitué la normalisation des relations en cours entre l'Arabie saoudite et Israël. Quelles seront les conséquences, pour les signataires des accord d'Abraham, au regard de l'effet sur les opinions publiques de la tragédie en cours sous nos yeux à Gaza ?

Concernant les perspectives, vous n'avez pas formellement parlé de l'Europe, en tout cas de certains pays européens. Je pense évidemment à la France, et notamment au rôle que le président de la République a démontré lors de sa visite dans la région, et à sa capacité à nouer un certain nombre de dialogues et de ponts avec un certain nombre d'États extrêmement importants de la région. Je pense aussi au Royaume-Uni, dans le cadre de ce que pourrait être une initiative euro-méditerranéenne, comme vous l'avez évoqué à l'instant.

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Les accords d'Abraham avaient le grand avantage de rapprocher Israël et les peuples arabes mais ils avaient aussi un effet toxique évident.

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

Je dirais pour ma part que les accords d'Abraham ont permis un rapprochement entre Israël et certains gouvernements arabes, plutôt qu'avec les peuples arabes…

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Vous avez raison. L'effet toxique évident dont je parlais était de donner à M. Netanyahou un permis d'agir de manière totalement libre en zone palestinienne. Du moins, c'est ainsi qu'il l'a interprété, selon le raisonnement suivant : « Maintenant que les Palestiniens sont seuls, je peux en faire ce que je veux ». Cela a contribué au résultat effrayant que nous avons vu.

Les gouvernements arabes modérés peuvent-ils se saisir de cette responsabilité et suivre le chemin en sens inverse ? Malgré tout, dans cette affaire, ils ont agi avec un très grand cynisme vis-à-vis des Palestiniens.

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

L'un des éléments les plus frappants, qui nous interpelle tous, c'est la question du Maroc. Contrairement aux Émirats arabes unis, le Royaume du Maroc a une véritable opinion publique. Aux Émirats arabes unis, la rente pétrolière a supprimé cette chose embêtante qu'est l'opinion publique.

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On pourrait même presque prétendre qu'ils n'ont pas de population.

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

Absolument. Lorsque nous nous étions rencontrés il y a vingt ans au premier colloque Euro-Golfe à Abu Dhabi, je ne vous avais pas fait rencontrer l'opinion publique. Heureux pays qui n'a pas d'opinion publique. En revanche, d'autres en ont.

Le Maroc a conclu un deal tout à fait clair en obtenant la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental en échange de la signature des accords d'Abraham, qui ont fourni au Royaume la possibilité de disposer d'un armement très sophistiqué lui permettant de tenir à distance les vieux chars soviétiques algériens T-54 dans le Sahara. Rappelons tout de même que le roi du Maroc est président du comité Al-Qods, du comité Jérusalem. C'est l'une des raisons, parmi d'autres, pour lesquelles nous avons été la cible d'un certain nombre d'avanies et de critiques. Désigner la France, ex-coloniale, comme la mère de tous les vices et le père de tous les défauts permettait aussi de faire tranquillement affaire avec Israël, en désignant un autre ennemi que « l'ennemi sioniste ». Ces derniers temps, la situation a fortement évolué. On observe, depuis le 7 octobre, un réchauffement franco-marocain, avec des contrats d'armement qui devaient être passés avec Israël et qui reviennent vers la France. Tout cela va très vite.

Le processus d'Abraham crée une dynamique économique visant à la prospérité, avec pour l'essentiel des joint-ventures entre le capital du Golfe et le savoir-faire israélien. S'y ajoute, pour le Maroc, en plus de l'enjeu territorial avec le Sahara, le fait qu'une part importante de son identité historique soit juive, ce qui est reconnu comme tel, notamment en diaspora. Le vote juif marocain est très significatif en Israël. La ville de Netivot, que vous voyez sur la carte en ce moment, à la frontière de Gaza, est une ville peuplée de Juifs marocains, de Juifs de milieux très modestes, qui ont d'ailleurs été envoyés à cet endroit pour servir de bouclier humain contre Gaza. Lorsque j'avais visité cette ville, j'y avais vu un immense bâtiment de style marocain, qui m'avait semblé de prime abord être une mosquée. C'était en réalité une synagogue de style marocain, sur laquelle était écrit, en hébreu et en français : « Les habitants de Netivot remercient Sa Majesté Hassan II, Roi du Maroc, Commandeur des croyants, pour avoir favorisé la construction de cette synagogue. ».

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

Disons le message posthume de Liautey. En tout cas, les accords d'Abraham revêtent, pour le Maroc, une dimension plus complexe et plus humaine, ce qui n'est pas le cas pour les Émirats ou d'autres.

Le ressort fondamental des accords d'Abraham, ce sont les Émirats. Le reste est secondaire. Quoi qu'il en soit, les dirigeants sont pris entre le marteau et l'enclume et tiennent un discours très humanitaire pour tenter de se défausser par rapport à leurs populations. Des manifestations pro-Palestine se tiennent quotidiennement à Rabat, et les diplomates israéliens ont discrètement quitté le pays. Je pense qu'il s'agit d'un repli tactique. Le processus des accords d'Abraham a probablement vocation – il n'y a pas d'autres solution – à être prolongé, à condition d'y intégrer la dimension palestinienne. C'est ce que relevait précédemment le président Bourlanges, en des mots que je ne saurais égaler.

Contrairement au président Biden, le président Macron a pu rencontrer d'autres Arabes. Les Iraniens ou leurs supplétifs n'ont tiré aucun missile susceptible de faire dérailler sa visite. Signe plus important, ils ont même libéré Fariba Adelkhah, notre collègue franco-iranienne de Sciences-Po, qui avait passé quatre ans et demi dans les geôles iraniennes, sous un prétexte futile, et qui a été libérée sans justification autre que le message envoyé au président de la République, à savoir qu'il pouvait se rendre en visite dans la zone et qu'aucun hôpital n'exploserait à son approche. Je l'ai interprété comme un signe selon lequel la médiation de l'Europe et de la France était la bienvenue, et surtout comme une demande d'interagir avec d'autres interlocuteurs que les Américains. Ne nous faisons pas d'illusions.

Quoi qu'il en soit, pour la perspective européenne, je pense que c'est surtout la Méditerranée qui doit entrer en action : la Grèce, l'Italie, la France, principalement ; peut-être d'autres également. N'oubliez pas qu'une autre guerre sévit toujours un peu plus au Nord, qui d'ailleurs se branche sur celle-ci au niveau de la mer noire, à savoir la guerre en Ukraine. Ce qu'il se passe au Moyen-Orient fait partie d'un système de crises qui bouleverse complètement l'ordre ou le désordre international, qui se prolonge par la fracture ukrainienne et qui s'accomplit aussi dans la tension de plus en plus forte avec la Chine dans le Pacifique. Tout cela s'inscrit dans un ensemble. Je ne sais pas si le Royaume-Uni est particulièrement allant dans ce domaine et je ne suis pas convaincu qu'il soit en capacité de se projeter à l'extérieur au regard de la crise intérieure qu'il traverse, manifestée par le fait qu'il ne parviendra pas à avoir un train à grande vitesse (TGV), marque de la puissance pour les pays européens.

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Votre propos liminaire replace la France face à ses responsabilités, probablement face à ses contradictions aussi et, surtout, face à l'ampleur de la tâche au Moyen-Orient.

Dans le contexte actuel, il me semble essentiel de rappeler les positions historiques et constantes des socialistes : la solution à deux États ; le droit d'Israël à exister et à se défendre ; le respect absolu du droit international. Rien dans cela ne justifiera jamais ni l'antisémitisme, où qu'il soit, ni l'attaque barbare dont le Hamas s'est rendu coupable le 7 octobre dernier. Au-delà des complexités géopolitiques, face au terrorisme, ce sont les principes qui doivent primer avant tout. C'est en vertu de ces mêmes principes que nous avons, dès le début des hostilités, appelé à prendre une initiative diplomatique, pour un cessez-le-feu, et à la raison, contre la tentation d'une vengeance aveugle.

Vous avez analysé avec finesse les mécanismes de rapports de force au Moyen-Orient et leur recomposition depuis le mois d'octobre. Il me semble d'autant plus inquiétant de voir se dessiner, notamment par l'implication opportuniste voire cynique de la Russie dans le conflit, une nouvelle bipolarisation du monde autour des tensions dans la région. Pensez-vous que ce terme s'applique à la situation actuelle née depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine ?

Ma seconde question porte plus spécifiquement sur le rôle de la France. Nous avons vu, ces dernières années, l'Exécutif faire preuve d'un volontarisme confinant parfois au péché d'orgueil. Je pense notamment aux initiatives prises à l'égard de Vladimir Poutine au début du conflit en Ukraine. Fin septembre, vous appeliez la France à changer de logiciel avec le monde arabe. Selon vous, existe-t-il, dans la situation actuelle, une voix française spécifique sur le Moyen-Orient, par exemple face aux prises de position américaines ? Comment voyez-vous vos propos du 29 septembre dernier à la lumière des évènements qui ont suivi ?

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Pour résumer la question : comment nous, Français, allons-nous manifester notre qualité essentielle, à savoir l'humilité ?

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

La Russie s'efforce de jouer, bien évidemment, un rôle antiaméricain dans l'actuel conflit israélo-palestinien. C'est l'occasion de gagner des points. Ce conflit présente aussi l'avantage de réduire l'attention occidentale, la capacité de concentration et le soutien à l'Ukraine. Cela dit, je ne suis pas sûr que les Russes soient très gagnants dans cette affaire. Comme vous l'avez vu, un avion qui se rendait de Tel Aviv à Moscou a dû faire une escale technique dans la capitale du Daghestan, où une foule – dont je ne pense pas qu'elle ait été manipulée par les services de sécurité russes – s'est précipitée à l'aéroport pour crier « Où sont les juifs et les Israéliens », « Allah akbar », « On va leur faire la peau ». Les bagarres qui ont suivi entre cette foule très motivée et des policiers qui avaient quelque peu du mal à lui taper dessus n'indiquent pas un parfait contrôle de la situation musulmane dans le Caucase. Le Daghestan est à côté de l'Ingouchie et de la Tchétchénie, que la France connaît par ses deux ressortissants qui ont tué des professeurs. La situation y est particulièrement tendue pour Poutine et, d'une certaine manière, celui-ci perçoit – comme nous, et contrairement aux Américains – les questions musulmanes comme un enjeu de politique intérieure autant qu'extérieure. Lavrov a récemment fait des déclarations mais je ne suis pas convaincu que les Russes soient dans une position extrêmement forte pour tirer bénéfice de la situation. Ils mettront bien sûr un peu d'huile sur le feu, c'est normal, mais je doute que cela aille très loin.

Pour ce qui est de la position de la France, la tentative d'amollir Vladimir Poutine a donné ce qu'elle a donné, comme nous le savons. Comme je n'ai eu de cesse de le répéter, nous avons tout intérêt à nous positionner, dans la sortie de crise, dans une perspective qui renouvelle la dynamique régionale, en considérant que le processus de prospérité économique est la clé mais que les Palestiniens doivent voir leurs droits respectés et en recueillir également les fruits. Le détail, on s'en occupera plus tard. En tout cas, je ne vois pas d'autre positionnement à ce stade. Nos interlocuteurs, qui partagent ces intérêts, sont principalement l'Arabie saoudite et les Émirats, avec le Koweït, et le Qatar, même si c'est plus complexe. C'est le quadrilatère qui possède les clés du coffre. Eux-mêmes sont aujourd'hui contraints d'agir car ils réalisent que cela les touche directement et qu'il s'agit d'un enjeu face à l'Iran.

Dans une perspective plus large, d'aucuns glosent autour de la fin du vieil Occident, de la formidable médiation chinoise, qui serait parvenue à faire la paix entre l'Iran et l'Arabie saoudite. Or n'est pas médiateur qui veut ; il ne suffit pas d'exporter du junk dans le monde entier, d'être un empire manufacturier, pour que la médiation soit respectée. C'est la conclusion morale de cette affaire.

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Elle pourrait d'ailleurs être partagée par Bernard Kouchner.

À présent, les membres de la commission vont vous poser leurs questions à titre individuel.

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Je comptais vous interroger sur le rôle de la France, solliciter votre avis sur la conférence humanitaire qui se tiendra demain à Paris, mais vous y avez déjà répondu. Je passerai donc directement à mes autres questions.

En nous livrant votre réflexion sur les circonstances ayant mené à la terrible attaque du 7 octobre, vous avez rappelé l'état de division et la fragilité dans lesquels se trouvait Israël du fait de la politique d'extrême droite menée par le gouvernement de M. Netanyahou. Si le pays apparaît uni face aux attaques terroristes dont il a été victime, M. Netanyahou semble s'isoler sur le plan international – c'est mon point de vue – en ce qu'il s'oppose aux demandes de trêve humanitaire de ses alliés. Il semble aussi faire relativement peu de cas des dénonciations d'atteintes au droit humanitaire, qui se font de plus en plus vives. À votre avis, jusqu'où peut-il aller ?

Plus généralement, vous dressez un parallèle entre le 11 septembre américain et le 7 octobre israélien. Nous nous souvenons tous des années terribles ayant suivi l'attaque des tours jumelles, en particulier de l'enlisement des États-Unis en Irak et en Afghanistan. Avons-nous suffisamment tiré les leçons de ces conflits ? Est-il possible de répondre autrement que par une démonstration de force lorsque l'on apparaît, pour reprendre votre expression, comme un géant aux pieds d'argile ?

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

Le problème, si j'ose dire, est que c'est M. Netanyahou qui mène l'offensive. Du point de vue même d'Israël, ce serait beaucoup mieux si ce n'était pas lui, puisque ceux qui voudraient soutenir Israël y regardent à deux fois, dans la mesure où il est considéré comme l'un des grands responsables de la situation actuelle.

En 1973, les travaillistes ne se sont pas relevés de l'absence de vigilance lors de la guerre du Kippour. De même, il est peu probable que Benyamin Netanyahu se relève du 7 octobre. Néanmoins, je remarque que c'est lui qui apparaît comme menant la guerre, alors qu'une sorte de triumvirat avait pourtant été mis en place avec M. Gantz et M. Eizenkot, qui sont finalement peu visibles. Seul M. Lapid a pu dénoncer ses mensonges lorsqu'il a dit « Le Mossad ne m'avait rien dit ».

Quoi qu'il en soit, je ne pense pas que l'on se retrouve dans une logique d'action similaire à celle de l'après-11 septembre, justement parce que les États-Unis ont tiré les leçons de cette catastrophe, comme vous l'avez rappelé. Le legs de l'Irak et de l'Afghanistan est l'une des clés du processus ayant conduit à mener les accords d'Abraham, dans l'esprit trumpiste. Ce qui est frappant, c'est que le legs de Trump a été repris tel quel par Biden.

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Le gouvernement de Benyamin Netanyahou a échoué à assurer la protection du peuple israélien en encourageant une politique d'occupation et de colonisation. Israël mène une guerre de siège qui pose beaucoup de problèmes en droit international, en termes de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Nous sommes essentiellement dans une politique de vengeance. La riposte israélienne n'est pas ciblée ni proportionnée. La légitime défense n'est pas un droit à une vengeance indiscriminée. Israël doit commencer à faire ce qu'il a peut fait dans son histoire : écouter la communauté internationale.

« La force n'est pas la réponse. La vengeance n'est pas la réponse. La réponse, c'est la justice, et la justice passe par une solution politique offerte aux Palestiniens. ». Ces mots sont ceux de Dominique de Villepin, ancien premier ministre, ancien ministre des affaires étrangères, l'une des voix de la position diplomatique historique de la France.

Cessez-le-feu, libération des otages, levée du blocus et du siège de Gaza, couloirs humanitaires, solution politique : La France insoumise ne dit pas autre chose. Comment expliquez-vous que le débat politique et médiatique sur ce sujet que vous connaissez bien soit à ce point dégradé en France ?

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

J'avais effectivement noté que La France insoumise se référait désormais à Dominique de Villepin.

De deux choses l'une. On peut s'inscrire – c'est tout à fait votre rôle – dans une vision des choses où vous favorisez la dénonciation de faits qui vous semblent inacceptables, inqualifiables, ce que vous êtes évidemment tout à fait légitimes à faire. On pourra alors vous dire que vous favorisez l'une des exactions et que l'autre n'a pas la même force dans votre propos. Ce n'est pas mon objet en tant qu'universitaire. De mon point de vue, il me semble important de partager avec vous un bilan global – chacun en fera ce qu'il souhaite – en vous apportant les analyses d'un universitaire, ainsi que des perspectives.

En l'occurrence, je pense qu'il n'est pas réaliste de penser que l'on pourrait aujourd'hui stopper l'offensive israélienne. On peut le dire, on peut souhaiter qu'elle s'arrête, on peut demander la trêve, mais il est irréaliste de penser que les Israéliens pourraient – sauf en cas d'énorme catastrophe, et encore – s'arrêter avant d'avoir réalisé leur but de guerre, c'est-à-dire la destruction de l'appareil militaire du Hamas, pour les raisons que j'ai précédemment expliquées. On peut bien sûr critiquer Israël si on le souhaite : c'est tout à fait légitime mais ce qui me semble aujourd'hui le plus important, c'est que la position de la France soit de faire en sorte que les droits du peuple palestinien soient défendus dans une prochaine étape. Le résultat dépendra bien entendu de la situation sur le terrain mais également des pressions des uns et des autres.

Cela dit, je ne me fais guère d'illusions sur le fait que des pressions américaines – si tant est que les Etats-Unis voulaient en mener par-delà la façade – puissent aujourd'hui faire dévier Netanyahou ou le gouvernement israélien. D'ailleurs, sur ce point, les Israéliens le suivent, y compris ceux qui sont très critiques à son encontre et considèrent qu'il est responsable de presque tout, sinon de tout. Je n'ai pas entendu, en Israël, de voix significative s'opposant aux buts de guerre militaires, même s'il existe des voix s'opposant aux exactions contre les civils.

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Je souhaiterais d'abord vous questionner sur l'évolution du Hamas, à laquelle vous avez fait référence. Le Hamas a toujours été un groupe terroriste, opposé aux accords de paix, qui a déjà mené des attentats dans les années 1990 contre les accords d'Oslo, par exemple avec des explosions de bus. Je crois toutefois que le présent mode opératoire a surpris tous les observateurs, à commencer par les Israéliens. Je pense à l'étendue de la barbarie, à une forme de « daechisation » de la méthode, aux caméras GoPro, etc. Pensez-vous que les experts seraient passés, ces dernières années, à côté de ce changement ?

Ma seconde question porte sur le rôle que l'Arabie saoudite pourrait ultérieurement jouer dans la reprise d'une initiative politique, à Gaza et plus généralement sur la cause palestinienne.

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

Ces questions d'ordre géopolitique ne m'étonnent guère au vu de votre expérience. J'ai déjà répondu à la question sur l'Arabie saoudite. Il me semble que c'est l'une des clés de l'après, puisque ce sont les Saoudiens qui ont l'argent. Ils devront toutefois s'aligner avec les Émirats, ce qui sera un peu plus compliqué. Il me semble que les initiatives qui seront prises avec l'Europe ne pourront s'opérer que dans cette configuration. À mon sens, MBS est prêt pour ce genre d'initiative. Sa vision est moins manichéenne qu'autrefois.

Pour ce qui est du Hamas, j'ai effectivement fréquenté certains de ses membres ; fréquenter des gens au Moyen-Orient ne signifie pas donner caution à leur politique, sinon je n'aurais pas fait grand-chose. L'évolution du Hamas est double. D'une part, je pense à l'alignement complet sur l'Iran, paradoxalement lié au fait que l'islamisme politique sunnite a été décapité. Al-Qaïda n'existe plus, Daech ne représente plus grand-chose – sauf un peu en Syrie mais le mouvement n'a plus la capacité de projection internationale d'antan – et les Frères musulmans sont dans les choux. On se retrouve donc avec cette instrumentalisation iranienne.

D'autre part, je pense à la question des images. Al-Qaïda, c'était la télévision par satellite : pas d'Al-Qaïda sans Al Jazeera. Daech, ce sont les réseaux sociaux, YouTube, depuis le 14 février 2005, avec une licence d'exploitation en Californie. Daech, c'est la même personne qui prend un otage, l'égorge face à la caméra et diffuse les images, selon le modèle économique de l'Internet, qui est la pornographie : on regarde l'horreur, ce n'est pas pour faire semblant, c'est vrai, etc. Ce fut d'autant plus le cas le 7 octobre. Les GoPro font penser à Mohammed Merah. Le début de Daech, c'est la GoPro. Daech, c'est la GoPro et les réseaux sociaux. Une grande partie des personnes entrées sur le territoire israélien le 7 octobre y sont allées pour piller, en saisissant l'opportunité. Le modèle, c'est celui de Daech, parce que c'est celui qui s'est imposé, avec des exactions filmées, représentées et qui déshumanisent complètement l'ennemi, qui en font un mécréant dont le sang est licite. Qui plus est pour un juif. Il existe ce fameux hadith, attribué au Prophète, selon lequel, à la fin des temps, alors qu'il ne restera plus qu'un musulman et un juif, l'arbre derrière lequel s'est dissimulé le juif va parler et dire au musulman : « Musulman, un juif est dissimulé : viens, et tue-le. ». Évidemment, dans le contexte actuel – je crois que deux imams ont récemment été expulsés de France –, certains peuvent dire « C'est dans le recueil des hadiths », et c'est vrai. C'est un hadith canonique. Dans la mesure où les algorithmes de Wikipédia et autres moteurs de recherche reposent sur le nombre de consultations, tout ce qui sort aujourd'hui sur l'islam provient de sites salafistes. C'est la norme qui est en train de s'imposer. Il existe d'ailleurs une note des renseignements territoriaux (RT) à ce sujet. Pauvres RT, qui sont aujourd'hui dans une situation de misère absolue, alors que la question des signaux fiables est un enjeu absolument majeur…

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Vous indiquiez précédemment que vous ne croyiez pas à un cessez-le-feu de l'opération déclenchée suite à l'attaque terroriste du Hamas, malgré les milliers de victimes civiles, peut-être plus de 10 000 aujourd'hui. Peut-on parler de crimes de guerre à Gaza, au regard du droit international ? Comment et quand cette opération peut-elle ou va-t-elle se terminer ?

Pour l'après, vous avez identifié les acteurs internationaux, notamment les pays du Golfe. Peut-il y avoir un après de court terme, c'est-à-dire un respect par Israël des résolutions de l'Organisation des Nations Unies (ONU), notamment au regard de la colonisation ?

Pour le long terme, vous affirmez que vous ne savez pas si la solution à deux États est possible. Vous en avez pourtant peut-être une petite idée car, face au morcellement de la Cisjordanie, de moins en moins de personnes y croient. M. Moïsi nous disait dernièrement que l'on pouvait encore croire à cette solution. Quel est donc votre avis ?

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

Je ne suis pas habilité à qualifier si les actions en cours sont ou non des crimes de guerre. C'est une question juridique internationale, qui dépasse ma compétence et qui doit être tranchée par ceux dont c'est le métier. Quand cela finira-t-il ? Je n'en ai aucune idée.

Pour l'après, je ne suis pas sûr que les résolutions de l'ONU aient encore de l'efficacité. L'ONU est dysfonctionnelle. Le véto russe ou le véto chinois font que cela ne peut pas fonctionner, ou vice versa. C'est d'ailleurs l'un des grands enjeux de notre temps.

La solution à deux États est-elle possible ? Tout dépend de ce que l'on met dans les deux États. Peut-être peut-on avoir une forme de création différente. Si Dominique Moïsi l'a dit, c'est certainement vrai. On peut bien entendu le souhaiter mais je suis dubitatif sur la manière dont cela pourrait être mis en œuvre.

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Les pays occidentaux visés par les invectives du Hamas – qui appelle, je cite, « à l'instauration d'un régime théocratique musulman, en supprimant les juifs et les catholiques » – fournissent tout de même, bien sûr, une aide humanitaire aux Palestiniens. Les pays qui soutiennent la Palestine – Tunisie, Syrie, Algérie, Soudan, Afghanistan, Qatar – et qui soutiennent politiquement et militairement les islamistes du Hamas fournissent-ils aussi une aide humanitaire ?

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Nous savons que le conflit israélo-palestinien est entré dans une phase d'intensité exceptionnelle, dans le cadre de l'engagement d'une guerre ouverte d'Israël, qui est une puissance nucléaire, qui va peut-être provoquer un risque de déséquilibre pour la sécurité du monde, avec notamment en toile de fond des conflits avec l'Iran. Israël dispose de la bombe atomique mais pas de doctrine officielle, n'est pas partie au traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) et pratique l'ambiguïté nucléaire. Avez-vous des éléments sur l'approche israélienne de l'emploi de la force nucléaire ? L'usage tactique ou stratégique de l'arme nucléaire est-il réellement envisageable dans le cadre de ce conflit ?

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

Je ne suis pas compétent dans le domaine de l'utilisation de l'arme nucléaire mais le problème a été soulevé en Israël. Si je ne me trompe pas, un ministre de la coalition a évoqué l'usage d'une bombe nucléaire tactique sur Gaza. Il a été mis sur la touche par M. Netanyahou pour avoir tenu des propos non conformes aux règles d'engagement de l'actuel gouvernement israélien. Je ne peux pas vous en dire plus à ce stade. Aujourd'hui, la question nucléaire est surtout celle du seuil de l'Iran et de sa capacité à bomber le torse. Ce n'est pas mon sentiment, eu égard au fait que l'Iran joue, paradoxalement, une forme de désescalade tactique, comme l'a montré le non-engagement du Hezbollah dans les hostilités.

Concernant la question du soutien humanitaire, je ne pourrai pas répondre pour tous les pays car la liste est longue. Le Qatar fournit volontiers de l'aide humanitaire à tout le monde, également pour des raisons d'expédient politique. Il conviendrait d'examiner la liste des destinataires. Globalement, j'ai bien compris le sens obvie de la question, à savoir que ces pays ne fournissent pas beaucoup d'aide humanitaire et que nous serions les dindons de la farce. Effectivement, l'Union européenne pourrait, de temps en temps, veiller à un certain nombre de crédits qu'elle diffuse très largement. Je pense notamment – chacun voit midi à sa porte – aux financements de l'Union européenne destinés aux universitaires proches des Frères musulmans et qui sont en revanche interdits à tous ceux qui ne sont pas wokes.

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Veuillez m'excuser pour mon retard mais j'étais avec la famille de la petite Mia, qui souhaitait voir l'ancien président de la République ; ils viennent d'ailleurs à quatorze heures à l'Assemblée nationale.

Les gens parlent de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité. Nous savons ce qu'il s'est passé à Dresde, à Berlin, en Normandie, dans les usines de Boulogne. Pensez-vous, au niveau de la loi de la guerre, qu'il peut y avoir le moindre crime de guerre après ces agissements d'un groupe terroriste ?

Je souhaiterais également connaître votre réaction par rapport à mon tweet d'hier. J'ai posté une réaction d'une ancienne fonctionnaire du Quai d'Orsay et j'ai vu que mon tweet avait totalisé 12 millions de vues. Je ne pensais absolument pas voir une femme qui écrivait dans Le Monde diplomatique arracher les photos d'otages français. Quelle est votre impression sur ce qu'il se passe aujourd'hui dans notre pays ?

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J'ai moi-même rendu hommage aux quarante Français morts et aux otages en début de réunion. Ne vous excusez pas pour votre retard, vous avez les meilleures raisons du monde de ne pas être présent.

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

Sur les crimes de guerre, j'ai déjà répondu à l'un de vos collègues : je n'ai pas qualité pour me prononcer. Je pourrais prendre une position idéologique mais je doute avoir été invité pour cette raison.

J'ai vu votre tweet, qui concerne l'une de mes anciennes étudiantes. Ceci ne vaut pas tampon hallal ou casher, si j'ose dire. La vidéo que l'on voit est effrayante. Je crois que le Quai d'Orsay a réagi. La personne en question n'est pas diplomate. Ce n'est pas un agent de l'État. C'est une consultante. Or dans le tweet originel, j'avais l'impression qu'elle était incriminée comme agent de l'État.

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

C'est ambigu. En tout cas, ce n'est pas un agent de l'État.

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

Vous pouvez constater que les professeurs font parfois face à des étudiants qui, après tout, sont libres de faire ce qu'ils veulent, y compris de critiquer leur professeur, voire de tenter de tuer le père ; mais le père est toujours là.

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Vous travaillez beaucoup sur l'islamisme en France. Depuis le début du conflit israélo-palestinien, nous voyons qu'il en existe une résonnance dans la société française, qui tend à s'accroître. Malheureusement, cette résonnance provoque de nombreuses factures dans notre société. Parce que je ne supporte pas que notre pays soit divisé, parce que je ne supporte pas que la fraternité semble être la grande oubliée de notre devise républicaine, j'ai décidé, en cette période troublée, d'aller à la rencontre de tous les responsables religieux de ma circonscription : catholiques, arméniens, protestants, orthodoxes, musulmans, juifs et bouddhistes.

Ces rencontres, je veux qu'elles servent à rassembler, à créer du lien et à réunir sans aucune distinction de culture ou de religion. À Marseille où je suis député, il existe une instance qui s'appelle « Marseille Espérance », qui rassemble toutes les religions, et dont le fondement est le respect de chacun, le dialogue et l'amitié. Cette initiative apparaît comme une lueur d'espoir. Notre pays a besoin d'unité, d'apaisement. Pour ne pas créer de nouvelles fractures, de nouvelles blessures, nous devons agir mais aussi et surtout créer les conditions du dialogue. Que pensez-vous de cette idée de dialogue interreligieux ? Pensez-vous qu'une déclinaison nationale de ce type d'instance puisse être une solution aux fractures dans notre société ?

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

Le dialogue interreligieux a certainement ses vertus mais, à mon avis, elles ne sont pas suffisantes dans la République laïque.

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Vous avez évoqué le Hezbollah, mouvement terroriste libanais soutenu activement par l'Iran, qui a pris la parole pour la première fois depuis le début de la guerre. Il a précisé qu'une guerre totale était réaliste, soulignant que toutes les options étaient sur la table concernant le front libanais contre Israël. Nous savons que le Hezbollah est très puissant : il compte des députés au Parlement libanais ; il a également une force militaire importante avec 30 000 à 100 000 hommes et d'importants moyens financiers provenant du régime iranien. Les États-Unis se sont dit prêts à frapper le Hezbollah et l'Iran, comme en témoigne l'envoi de porte-avions et d'un sous-marin lanceur de missiles américains. Craignez-vous que le Hezbollah, soutenu par l'Iran, entre réellement dans ce conflit, entraînant une guerre totale ?

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

J'ai mentionné précédemment qu'il ne le faisait pas en raison du risque que cela ferait peser pour sa mainmise sur le Liban. Vous pouvez en effet ajouter, à votre catalogue, que le Hezbollah contrôle désormais le Liban. C'est d'ailleurs la raison de l'appauvrissement du pays : les Saoudiens ne veulent plus mettre un sou au Liban tant que le Hezbollah contrôle concrètement le pays.

Je terminerai par une réflexion qui fâchera peut-être certains d'entre vous. Bien sûr, on peut dire que Hamas et Hezbollah sont des mouvements terroristes. Pour ma part, je n'ai pas utilisé l'expression. Contrairement aux groupes terroristes ultra-minoritaires comme Daech ou Al-Qaïda, et même si l'on a posé la question d'une « daechisation » du Hamas, ces mouvements disposent dès l'origine d'une implantation populaire non négligeable. Vous me direz, à raison, que les Nazis avaient également une implantation populaire. En tout état de cause, réduire ces mouvements à cette unique qualification ne me semble guère utile pour l'analyse, même si nous souhaitons les combattre.

Ces mouvements disposent d'une véritable implantation populaire, ce qui n'était le cas ni de Daech, ni d'Al-Qaïda. Chacun porte les jugements qu'il veut mais le point de vue de l'universitaire que je suis est que l'on doit tenter de percevoir ces mouvements dans toutes leurs dimensions. Leur analyse est fondamentale.

En conclusion, j'inviterai l'Assemblée nationale à se pencher sur l'effondrement des études arabes au sein de l'université française, où la recherche des causes et des faits est remplacée par l'idéologie, ce qui est à mon avis une catastrophe. Après tout, vous êtes décideurs en matière de crédits. Vous avez donc le droit de vous exprimer.

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Vous semblez être le dernier en France, hormis nous, à considérer que le Parlement existe et compte encore. Je pense que tout le monde sera d'accord – et c'est d'ailleurs l'une des leçons qui s'est dégagée de notre rapport sur la politique africaine de la France – sur le fait que l'investissement cognitif – l'investissement intellectuel comme on le disait du temps de M. Renan – est absolument essentiel si l'on souhaite retrouver un discours et une présence véritablement adaptés au monde.

J'ai suivi, comme vous, les modifications, les transformations et la dégradation de l'enseignement, notamment à Sciences-Po, que je regrette profondément. Nous devons entreprendre un effort conséquent au plan intellectuel si nous voulons, en tant que puissance moyenne qui n'est plus la très grande puissance qu'elle était naguère, avoir une juste et pertinente influence. Votre dernière observation, qui s'ajoute à toutes les observations d'un très grand intérêt que vous avez formulées, est absolument cardinale et sera reçue, j'en suis convaincu, par l'ensemble des groupes.

Cher Gilles Kepel, je vous remercie. Une fois de plus, je ne suis pas déçu de vous avoir invité. Vous êtes ici chez vous, et je suppose que vos éclairages seront toujours nécessaires car la situation ne risque pas de s'améliorer.

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Gilles Kepel, professeur des universités à l'université Paris Sciences et Lettres et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure

Malheureusement, lorsque l'on me voit à la télévision, c'est que la situation n'est guère reluisante. Merci pour votre écoute.

Informations relatives à la commission

À l'issue de sa réunion, la commission désigne :

- Mme Delphine Lingemann, rapporteure sur le projet de loi autorisant l'approbation de la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Moldavie pour l'élimination de la double imposition en matière d'impôts sur le revenu et pour la prévention de l'évasion et de la fraude fiscales, signées à Chisinau le 15 juin 2022 (n° 1817) ;

- M. Benjamin Haddad, rapporteur pour avis sur le projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration (sous réserve de sa transmission)

La séance est levée à 13 h 20.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Xavier Batut, Mme Véronique Besse, M. Carlos Martens Bilongo, M. Jean-Louis Bourlanges, M. Jérôme Buisson, Mme Eléonore Caroit, Mme Mireille Clapot, M. Pierre Cordier, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Alain David, Mme Julie Delpech, Mme Ingrid Dordain, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Nicolas Forissier, M. Thibaut François, M. Bruno Fuchs, Mme Stéphanie Galzy, Mme Maud Gatel, M. Hadrien Ghomi, Mme Claire Guichard, M. Philippe Guillemard, M. Michel Guiniot, M. Meyer Habib, M. Benjamin Haddad, Mme Marine Hamelet, M. Michel Herbillon, M. Alexis Jolly, M. Hubert Julien-Laferrière, Mme Brigitte Klinkert, Mme Stéphanie Kochert, M. Arnaud Le Gall, Mme Élise Leboucher, M. Jean-Paul Lecoq, M. Vincent Ledoux, Mme Delphine Lingemann, M. Frédéric Maillot, Mme Yaël Menache, Mme Nathalie Oziol, M. Didier Parakian, M. Kévin Pfeffer, Mme Béatrice Piron, M. Jean-François Portarrieu, M. Adrien Quatennens, Mme Laurence Robert-Dehault, Mme Laetitia Saint-Paul, Mme Ersilia Soudais, Mme Michèle Tabarot, M. Lionel Vuibert

Excusés. - Mme Nadège Abomangoli, M. Pieyre-Alexandre Anglade, M. Sébastien Chenu, M. Pierre-Henri Dumont, M. Olivier Faure, M. David Habib, Mme Amélia Lakrafi, Mme Marine Le Pen, Mme Karine Lebon, M. Laurent Marcangeli, M. Nicolas Metzdorf, M. Bertrand Pancher, Mme Mathilde Panot, Mme Sabrina Sebaihi, Mme Liliana Tanguy, Mme Laurence Vichnievsky, M. Patrick Vignal, M. Éric Woerth, Mme Estelle Youssouffa

Assistait également à la réunion. - Mme Valérie Bazin-Malgras