La réunion

Source

La séance est ouverte à huit heures.

Présidence de M. Patrick Hetzel, président.

La commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements, auditionne M. Didier Lallement, secrétaire général de la mer, ancien préfet de police de Paris (2019-2022).

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Notre commission d'enquête poursuit ses travaux ce matin pour trois auditions qui seront, selon le principe que nous avons retenu, diffusées en direct sur le site de l'Assemblée nationale.

Je vous remercie, monsieur Didier Lallement, de venir échanger avec les membres de notre commission. Vous vous doutez que ce ne sont pas vos actuelles fonctions de secrétaire général de la mer qui ont motivé votre convocation, mais bien l'expérience accumulée au cours de votre carrière dans le corps préfectoral. Elle vous a particulièrement confronté à la question des violences en marge des manifestations. Tout le monde se souvient que vous avez été préfet de police de Paris, mais vous avez également officié comme préfet de l'Aisne, de la Saône-et-Loire, du Calvados et de la Gironde. Je le souligne à dessein car notre travail dépasse le seul cadre parisien : vos fonctions dans ces départements et ces régions, qui supposent un maintien de l'ordre différent de celui de la capitale, ont certainement nourri des réflexions qui ne manqueront pas d'intérêt pour nous.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu'il contient ne pourront pas être évoquées aujourd'hui. Je vous invite par conséquent à nous communiquer ultérieurement des éléments de réponse écrits.

Nous étudions les manifestations du printemps, tant à Paris qu'ailleurs en France, en ville comme en milieu rural, d'abord pour comprendre la logique des groupuscules et des auteurs de violences, ensuite pour examiner le déroulement des manifestations afin de déterminer si des améliorations sont possibles ou des correctifs souhaitables. Les principes du maintien de l'ordre ont été modernisés, ajustés à la suite de l'épisode des Gilets jaune. Il n'est pas inutile de se retourner vers le passé récent pour évaluer les modifications apportées.

À la lumière de votre expérience préfectorale et de l'actualité, diriez-vous que le régime juridique actuel des manifestations permet un bon équilibre entre droits fondamentaux et ordre public ? La procédure de déclaration conduit à une tripartition entre les cortèges déclarés, les cortèges spontanés et les cortèges interdits. Est-ce pertinent ? Les conséquences de ces différentes modalités sont-elles les mêmes sur l'ensemble du territoire national ?

Le préfet est au confluent de tous les acteurs de la manifestation : organisateurs, services de renseignement, unités de maintien de l'ordre, Gouvernement, autorité judiciaire, juridiction administrative, etc. Diriez-vous que cette position permet d'agir efficacement, sous le double prisme de l'ordre public et des droits fondamentaux, ou certaines améliorations vous semblent-elles nécessaires ?

En application de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Didier Lallement prête serment.)

Permalien
Didier Lallement

Vous avez évoqué ma carrière : le préfet de police de Paris n'est pas tout à fait un préfet de droit commun ; ses fonctions diffèrent de celles d'un préfet de département ou de région. Il est d'ailleurs compétent pour l'ensemble de l'agglomération parisienne.

Le régime juridique actuel du droit de manifester me semble fonctionner correctement. Le problème est de savoir si la sanction est au niveau lorsque certains ne respectent pas la loi : dans un grand nombre de cas, il y a une relative impunité.

Quant au rôle du préfet, il me semble que nous avons également atteint un équilibre satisfaisant. En Nouvelle-Aquitaine, lors des manifestations des gilets jaunes à Bordeaux, notre dispositif, tant en matière de chaîne de commandement que de capacités juridiques, m'a semblé bien fonctionner. L'intégration des forces de sécurité intérieure autour du préfet est une bonne chose. Nous l'avons encore éprouvé lors des violences urbaines en province : les situations exceptionnelles révèlent que notre dispositif régalien, qui remonte au Consulat, demeure solide.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous parlez d'une relative impunité. Faut-il faire évoluer la loi ?

Permalien
Didier Lallement

La difficulté à faire respecter un système, s'il n'y a pas des sanctions, dépend de l'adhésion des citoyens à des valeurs communes. Est-elle suffisante pour que, par exemple, les bons citoyens dénoncent ceux qui cassent pendant des manifestations et empêchent ceux qui n'ont pas déclaré leur rassemblement de manifester ?

Il arrive fréquemment qu'il n'y ait pas de déclaration, ou qu'il y ait des cortèges sauvages, c'est-à-dire des gens qui quittent le cheminement prévu de la manifestation, et qui avaient l'intention d'agir de cette façon dès le début. Certains se rassemblent même en début de cortège et empêchent la manifestation de se dérouler : on appelle « pré-cortège » cette nébuleuse qui se crée en début de défilé. Or, on peut faire tout cela sans le moindre risque juridique, sauf si l'on est identifié comme organisateur. Mais allez identifier l'organisateur d'un cortège sauvage ! Les réseaux rendent cette tâche plus difficile encore : du temps de l'Empire, le Premier comme le Second, il y avait des organisations, avec des chefs et des sous-chefs. Aujourd'hui, les réseaux permettent une transversalité totale, ce que les dernières violences urbaines ont démontré. Il me semble donc que notre loi est inadaptée.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie d'avoir répondu à cette convocation – nous avons reçu la semaine dernière des personnes qui s'étonnaient du principe même d'une convocation devant une commission d'enquête.

Avez-vous constaté une évolution du profil des individus ou des groupuscules violents depuis la séquence des gilets jaunes, que vous avez vécue en Nouvelle-Aquitaine, jusqu'aux événements que vous avez connus à Paris ?

Vous avez par ailleurs été à l'origine de l'évolution du schéma national du maintien de l'ordre. Pourquoi avoir suggéré cette transformation, qui a abouti après la fin de vos fonctions ? Quels sont les points stratégiques que vous souhaitiez mettre en avant ?

Permalien
Didier Lallement

Ne voyez là qu'un constat personnel, qui n'a pas vocation à être généralisé, mais j'ai en effet vu évoluer le profil des individus radicalisés. Les gilets jaunes ne ressemblaient plus au profil historique des black blocs du milieu des années 2010, qui étaient plutôt des jeunes très politisés. La grande violence que nous avons découverte chez les gilets jaunes venait plutôt de gens plus âgés, sans démarche idéologique structurée, sans la culture révolutionnaire classique telle qu'elle peut tourner à la rhétorique dans certains groupuscules d'extrême gauche. Sous les masques d'un black bloc, où les gens ne s'identifient pas, et au-delà de la couleur noire de leur tenue, on trouve aussi des personnalités assez différentes.

J'ai été frappé, lors des manifestations de gilets jaunes, à Bordeaux ou à Paris, par le fait qu'elles ne duraient pas au-delà d'une certaine heure : tout au plus vingt et une heures à Paris, plus tôt à Bordeaux. On sent bien que les gens rentrent chez eux parce qu'ils y ont des choses à faire, aller chercher les enfants ou promener le chien. Ce à quoi nous avons assisté, c'est à l'irruption d'une classe moyenne dans des événements violents.

S'agissant du schéma national du maintien de l'ordre, je ne suis pas à l'origine de sa transformation : ce sont les ministres de l'intérieur successifs qui en ont été les acteurs, je ne suis que l'un de leurs interlocuteurs. Les médias ont surtout rapporté, de façon un peu étonnante, les débats sur la distance entre les forces de l'ordre et les manifestants. Il faut adapter les dispositifs de sécurité à la réalité des manifestations. Pendant longtemps, il n'était nécessaire de se rapprocher que si l'on voulait disperser un cortège. La nature des manifestations a changé à partir du milieu des années 2010, et c'est pourquoi j'ai proposé un maintien de l'ordre beaucoup plus au contact. Ce changement a permis de diminuer considérablement le nombre de tirs au lanceur de balles de défense : de plus d'un millier lors d'une manifestation en 2018, nous sommes passés à une centaine au maximum quand je quittais la préfecture de police. La proximité évite l'utilisation d'armes intermédiaires.

Le schéma national de maintien de l'ordre n'impose pas de doctrine très précise. Il évoque la nécessité de s'adapter. Mon successeur, qui est un remarquable préfet de police, l'applique dans le même esprit : en fonction de la nature de la menace, on se rapproche ou on s'éloigne. Considérer que l'on pourrait gérer les manifestations aujourd'hui comme on le faisait au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ou aux débuts de la Ve République serait absurde : nos concitoyens ont changé, leurs façons de manifester aussi. Il y avait jadis de grandes organisations, syndicales ou politiques, qui assuraient, grâce à leur service d'ordre, la sécurité des cortèges. Lorsque j'étais préfet de police, je me suis trouvé dans la situation paradoxale d'être le principal organisateur des manifestations car il n'y avait aucun service d'ordre. Les gens qui déclaraient des manifestations avaient perdu la capacité de les organiser : c'était à la police qu'il revenait de le faire. La transformation de nos concitoyens entraîne forcément un changement des méthodes de maintien de l'ordre.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

L'article 431-3 du code pénal permet à la force publique de dissiper un attroupement susceptible de troubler l'ordre public. Quand des individus se regroupent, peut-être avec de mauvaises intentions, on laisse souvent s'écouler un certain laps de temps avant d'intervenir. Faudrait-il agir beaucoup plus rapidement ?

Permalien
Didier Lallement

Il faut intervenir rapidement, en effet. C'est pour cette raison que j'ai été à l'origine des brigades de répression de l'action violente motorisées, ce qui m'a été reproché. Les motos permettent d'arriver jusqu'à des manifestations, régulières ou irrégulières, où des troubles se produisent. Au contraire, avec trente kilogrammes sur le dos, on court moins vite qu'un jeune adulte en baskets. Pour faire débarquer des compagnies républicaines de sécurité de leur camion, pour déployer soixante ou quatre-vingts fonctionnaires ou militaires, il faut du temps. J'ajoute que circuler dans Paris avec des véhicules à quatre roues est de plus en plus difficile : l'aménagement urbain doit être pris en considération, on le sait depuis au moins le baron Haussmann. Dès lors que l'on réduit les espaces de circulation, on permet à des manifestations plus ou moins régulières de se glisser dans la ville.

Votre question amène à évoquer l'interdiction administrative de manifester, qui a été censurée par le Conseil constitutionnel. Il est dommage qu'un outil juridique qui existe dans les stades ne soit pas à disposition pour les manifestations. Une évolution juridique serait souhaitable, mais je dépasse ma condition en le suggérant. Un tel dispositif aurait néanmoins ses limites : le black bloc est, par construction, difficile à identifier ; il est fait pour cela ! S'agissant d'un problème de libertés publiques, il faudrait disposer d'éléments suffisants pour interdire. Un supporter sportif est beaucoup plus facile à tracer, l'interdiction bien plus facile à motiver.

Il y a aujourd'hui une demande de pénalisation de la manifestation : on fait intervenir le juge pour sanctionner ceux qui ne respectent pas la loi. C'est nouveau. Avant le milieu des années 2000, les choses ne fonctionnaient pas de cette façon. L'action de police visait à mettre fin à la manifestation qui posait des problèmes ; personne ne croyait nécessaire d'interpeller des casseurs et de les présenter au juge. Il y a aujourd'hui une volonté populaire, sociale, de pénalisation. Le juge veut se mêler de la manifestation. Cela contraint fortement l'action des services de police. L'interpellation de quelqu'un qui a cassé pourrait servir de justification pour lui interdire de manifester par la suite, mais ce qui compte, c'est de l'interpeller et de le présenter à un juge. Cela oblige les policiers et les gendarmes à créer tout un dispositif de procès-verbaux, de preuve, de garde à vue, qui est assez lourd. Il faut par exemple des norias pour emmener les gens vers les lieux où ils seront placés en garde à vue, il faut des permanences des parquets. Rien de cela n'existait ne serait-ce qu'il y a vingt ans.

Je vous rejoins : il faut, je crois, un peu plus de sanctions contre ceux qui ne respectent pas la règle du jeu collective.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez publié, avec Jean-Jérôme Bertolus, un ouvrage intitulé L'Ordre nécessaire. Vous y évoquez les obstacles au maintien de l'ordre et le fait que, lors des manifestations des Gilets jaunes, le dispositif était trop statique. Pourriez-vous revenir sur cet aspect, à partir de votre expérience ? Quelles recommandations pourriez-vous formuler ?

Permalien
Didier Lallement

Je vous remercie de citer ce petit ouvrage sans prétention. Quand vous ne bougez pas, les autres bougent. Subir un siège est la pire des situations. C'est malheureusement ce qui se passait à Bordeaux, où j'ai passé plusieurs mois à défendre la mairie attaquée par les gilets jaunes. En défendant un bâtiment, vous concentrez la violence : les gens veulent passer et vous êtes là pour les en empêcher ; ils n'y arrivent pas donc ils se déplacent pour manifester leur colère ailleurs par la destruction. Or, vous êtes enfermé dans cet espace que vous avez vous-même créé, donc vous ne pouvez pas empêcher ces destructions. Nos concitoyens ne le comprennent pas et ils ont l'impression d'une totale impunité. C'est ce qu'il faut éviter par-dessus tout. Il est indispensable d'être mobile. C'est un principe stratégique connu depuis la nuit des temps : le meilleur moyen de défendre une position consiste à ne pas être dessus.

Pendant longtemps, notre système de maintien de l'ordre était fondé sur un rapport de force assez statique : les cortèges étaient encadrés par des services d'ordre ; les fonctionnaires de police ou les gendarmes mobiles prenaient place à des endroits connus. On savait à peu près où auraient lieu les frottements et on connaissait ses interlocuteurs, à part quelques exceptions comme Mai 68 ou les manifestations parisiennes de la fin de la guerre d'Algérie. La composition même de notre dispositif était fondée sur ce principe statique : les compagnies et les escadrons ne se scindent pas au-delà de la demi-compagnie ou de la section, ou du demi-escadron, c'est-à-dire qu'on descend rarement en dessous de vingt personnes. Or, nous sommes, en ce qui concerne les effectifs de la préfecture de police, descendus au niveau du groupe, soit six personnes. Fractionner autant est dangereux car ces petits effectifs deviennent vulnérables. Mais c'est aussi très efficace car vous étendez la zone de contrôle. Ensuite, il faut pouvoir recomposer le collectif de soixante ou quatre-vingts personnes. C'est donc la façon même de conduire le maintien de l'ordre qui évolue.

Ni les compagnies républicaines de sécurité, ni les escadrons de gendarmes mobiles n'agissent de cette façon. Seules les compagnies d'intervention de la préfecture pratiquent ces méthodes, qui nécessitent une grande maîtrise technique et une bonne vision d'ensemble. C'est pour cette raison que ma première préoccupation, quand je suis devenu préfet de police, a été de géolocaliser chaque fonctionnaire, ce qu'on ne faisait alors que pour les véhicules. C'est maintenant possible grâce à l'actuel ministre de l'intérieur et à son prédécesseur. Le dispositif comporte aussi des moyens de transmission. De cette façon, nous savons à peu près où sont les gens. Rien ne serait pire que de l'ignorer.

Une grosse manifestation à Paris, c'est un service d'ordre de quatre à six mille fonctionnaires. L'exercice se déroule sur un terrain qui mesure tout au plus trois kilomètres sur trois, la plupart du temps deux sur deux. Paris est un espace très petit mais très dense, où nous risquons de ne plus savoir où sont nos effectifs et de ne plus intervenir à bon escient. Les effectifs peuvent se retrouver au contact de manifestants violents sans que personne ne l'ait voulu. Il est donc essentiel d'avoir une vision globale. À Paris, nous disposons de nombreuses caméras, mais les drones sont essentiels. Contrairement à ce que certains racontent de façon idiote, ils ne servent pas à identifier les gens ; les caméras suffisent pour cela. Le drone donne une vision d'ensemble, à l'inverse des caméras, et cela permet d'envisager un mouvement coordonné qui préserve la manifestation. J'ai beaucoup regretté que l'on nous ait empêchés du jour au lendemain d'utiliser les drones : alors que n'importe quel citoyen peut en faire voler un, il a fallu presque trois ans pour pouvoir employer à nouveau ceux de la police et de la gendarmerie !

J'ai passé mon temps, comme préfet de police de Paris, à essayer de faire en sorte que les manifestations déclarées arrivent au point prévu. Ces groupes de tête, ces nébuleuses qui bloquent les défilés et en empêchent la progression, c'est le pire qui puisse arriver en termes démocratiques puisqu'alors la contestation régulière ne peut pas s'exprimer. Ceux qui empêchaient les manifestations, ce n'étaient pas les policiers ou les gendarmes, mais bien les précortèges, ces manifestants ou ces groupuscules qui voulaient que les choses tournent mal. Un bouchon au début de la manifestation énerve les manifestants, qui imaginent des mesures de police. En réalité, c'est le fait de ces groupuscules et les forces de sécurité sont obligées d'intervenir. Or, ces interventions sont toujours très délicates.

J'ai compris que les syndicats m'avaient beaucoup reproché le déroulement de la manifestation du 1er mai 2019. Ils pensaient que notre intervention en début de manifestation, qui a provoqué un peu d'agitation, était à l'origine des difficultés rencontrées par le carré de tête. Le secrétaire général de la Confédération générale du travail avait été évacué et Force ouvrière est sortie de la manifestation. Ayant une vision globale de ces événements, j'ai plutôt le sentiment que ce sont des gilets jaunes qui ont agi contre ce cortège. Nous n'avons fait que les disperser en amont. Les organisations syndicales ont ensuite refusé de me rencontrer tout au long de mon mandat de préfet de police. Je l'ai profondément regretté. Je dispose de nombreuses lettres qui attestent que je leur ai à chaque fois proposé des rendez-vous. Je me réjouis qu'elles aient abandonné cette posture à la nomination de Laurent Nuñez.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

J'aimerais mieux comprendre la conception civique, philosophique et morale du maintien de l'ordre en France. Vous aviez déclaré à une manifestante, en marge d'une manifestation : « Nous ne sommes pas dans le même camp, madame. » Ce n'est ni le retentissement médiatique de cette formule, ni le fait que vous ayez réagi vivement, qui m'intéressent ici, mais ce qu'elle peut révéler. Considérez-vous, vos autorités de tutelle considèrent-elles que, dans les mobilisations sociales, deux camps se font face ? S'il y a des camps, c'est qu'il y a un affrontement. La désescalade devient impossible. Est-ce votre état d'esprit ?

Permalien
Didier Lallement

Je considère qu'il n'y a pas de camp à l'intérieur de la République. En dehors de la République, il y a des factieux qui veulent l'atteindre. Ce n'est pas nouveau, les gens qui veulent tuer la Gueuse !

Le moment auquel vous faites référence est une rencontre au mois de novembre 2019 avec une dame, gilet jaune, au lendemain d'une manifestation. Je me rendais devant le monument aux morts de l'armée qui a débarqué en Italie, armée issue pour une partie du Maghreb. J'ai moi-même un grand-oncle qui est tombé au Mont-Cassin au sein d'un régiment de tirailleurs algériens. Que cette dame tienne les propos qu'elle a tenus m'a effectivement fait perdre mes nerfs. La manifestation avait détruit ce monument aux morts pour en faire des projectiles. Quand on se conduit de cette façon, on n'est plus dans le camp de la République. Je le redirais de la même façon.

Il n'y a rien à déduire de plus de cet incident. Le droit de manifester fait évidemment partie de la condition républicaine. Je me suis battu pour faire respecter ce droit fondamental. J'ai permis à des manifestations de se tenir quand certains auraient voulu qu'elles ne puissent pas défiler. Il n'y a qu'un seul camp dans la République. Mais à sa périphérie, malheureusement, on nous guette. Comme le disait Gramsci, dans l'entre-deux surgissent les monstres.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Monsieur Lallement, nous sommes ici pour comprendre la nature et les auteurs des violences lors des manifestations. Or, votre gestion du maintien de l'ordre lorsque vous étiez préfet de police a été largement remise en cause et décriée par de nombreux observateurs. Pour le dire clairement, vous avez été accusé d'avoir provoqué des violences, notamment par l'intermédiaire des brigades de répression de l'action violente motorisées auxquelles a appartenu, on l'apprend aujourd'hui, le policier qui a tué Nahel à bout portant à Nanterre. Il a aussi fait partie de la tristement célèbre compagnie de sécurisation et d'intervention 93, compagnie déployée en Seine-Saint-Denis sous votre responsabilité et dont les membres ont été accusés, certains même condamnés, de violence, de vol, de mensonge et de racisme par l'inspection générale de la police nationale après de nombreuses enquêtes. Ce policier avait également été décoré par vos soins, comme on l'a appris hier.

Mais revenons à l'objet de cette commission d'enquête. Votre politique de maintien de l'ordre a été documentée, entre autres, dans une enquête de Mediapart de mars 2020. Elle révèle que de hauts responsables de la gendarmerie nationale jugeaient vos pratiques illégales, notamment parce que vous incitiez vos troupes à impacter les manifestants, c'est-à-dire à rentrer dans le tas. Ces responsables dénoncent vos directives et estiment que vos ordres dérogeaient volontairement au code de la sécurité intérieure, en particulier à son article R. 211-13, selon lequel la force ne doit être employée qu'en cas d'absolue nécessité et de manière proportionnée.

L'enquête de Mediapart cite plusieurs témoignages. Je vais me permettre de lire celui d'un membre d'une compagnie républicaine de sécurité qui, lors d'un défilé, a encadré les manifestants sur près de 14 kilomètres de parcours. « “[L]es black blocs ne bronchaient pas. Ça a commencé à dégénérer quand les Brav ont commencé à intervenir”. À la fin de la manifestation, à la gare de Lyon, “les Brav se sont mis à foncer dans le tas. […] C'est incroyable de foncer dans le tas comme ça alors que ce n'était pas conflictuel”. » Il ajoute que, parmi les manifestants, il y avait des « cas sociaux » – ce sont ses mots – « mais quasiment pas de casseurs. Et les Brav ont chargé gratos ». Et il conclut : « La manière d'agir des Brav démontre soit un manque d'expérience, soit un manque de lucidité, soit des ordres à la con. »

Monsieur Lallement, que répondez-vous à ces critiques émises par des membres des forces de l'ordre, non par des factieux ou des gauchistes ? Placées sous vos ordres, elles vous accusent clairement d'avoir été, lorsque vous étiez préfet de police, à l'origine de nombreuses violences dans des manifestations dont vous étiez chargé d'assurer le bon déroulement.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Avant de laisser la parole à M. Didier Lallement pour qu'il puisse répondre, je tiens à préciser que cette commission d'enquête n'est pas une commission d'enquête contre l'auditionné d'aujourd'hui !

Permalien
Didier Lallement

Je suis là pour répondre à toutes vos questions.

Monsieur le député – vous noterez que je ne vous appelle pas « monsieur Caron » –, je suis navré : je ne lis pas Mediapart.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Quel dommage ! Mais c'est pour cette raison que je le cite : au cas où vous ne l'auriez pas lu !

Permalien
Didier Lallement

J'attendrai avec plaisir que vous m'offriez l'abonnement, ce qui me permettra de découvrir cette littérature.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je suis persuadé que vous pouvez vous l'offrir.

Permalien
Didier Lallement

Vous en parlez beaucoup mais, pour moi, ce n'est ni le Journal officiel ni la Bible. Je ne sais donc pas ce qui s'y raconte. Je reprends votre question, indépendamment de la lecture de Mediapart. Ai-je reçu des reproches d'un certain nombre de fonctionnaires ou militaires placés sous mon autorité, voire de leur hiérarchie organique, au sujet des dispositifs de manifestation instaurés ? Jamais. Et Dieu sait que je rassemblais l'ensemble des effectifs à l'avance. L'avant-veille, ou la veille quand les dispositifs sont compliqués, la préfecture de police réunit l'ensemble des commandants de compagnies et d'unités. Chaque structure a un système de transmission des informations. Le chef du dispositif gendarmerie et celui du dispositif des compagnies républicaines de sécurité sont dans la salle de commandement. Jamais aucun d'entre eux ne m'a parlé de la moindre chose.

Permalien
Didier Lallement

Non, ce n'est pas étonnant. Ce sont des officiers, des fonctionnaires supérieurs républicains et honnêtes. S'ils avaient eu des remarques, ils n'auraient pas manqué de m'en faire part. Vous savez, je ne suis pas aussi méchant que vous le pensez !

Permalien
Didier Lallement

Vous ne pensez pas ? Je le note.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Au sujet de votre méchanceté, j'entends. Ne soyez pas taquin ! Je ne fais pas de supputations sur le fait que vous seriez méchant ou non. Je ne suis pas manichéen.

Permalien
Didier Lallement

Je n'ai donc jamais eu le moindre reproche de leur part ni de la part de leur hiérarchie nationale, non plus que du côté du ministre. Franchement, je ne vois absolument pas ce dont il s'agit.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Il n'y a pas que l'article de Mediapart. J'aurais pu en citer d'autres. Je comprends que vous ne soyez pas abonné à ce journal parce que sa ligne éditoriale ne vous convient pas. C'est votre droit le plus strict. Mais vous avez quand même lu certains articles et entendu les reproches récurrents adressés à votre politique de maintien de l'ordre. Avec le recul, trouvez-vous qu'elle était irréprochable ? Oui ou non, cette politique consistant à faire en sorte que les forces de l'ordre chargent sans raison et alors qu'il n'y avait ni danger ni élément perturbateur devant elles a-t-elle causé des violences ? Ne la remettez-vous toujours pas en cause ? L'objet de notre commission d'enquête est de déterminer ce qui se passe dans les manifestations qui tournent mal et où des violences sont observées : comment arrivent-elles, comment sont-elles provoquées ? Ne pensez-vous pas, alors que cet aspect est documenté, que votre politique de maintien de l'ordre a été à l'origine de nombreuses violences ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Monsieur Caron, de même que vous invitiez M. Lallement à lire des articles de presse, je vous invite à lire son ouvrage. Vous verrez qu'il y analyse la situation en parlant du développement de la violence et qu'il se livre à un véritable travail d'introspection avant de proposer des améliorations. Puisque l'on parle de documents à découvrir, cette lecture-là en vaut la peine.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je m'y plongerai avec grand plaisir, même si votre invitation m'étonne. Elle ressemble à un plaidoyer d'avocat en faveur de M. Lallement. Venant du président de la commission d'enquête, c'est un peu surprenant.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous savez vous-même très bien faire l'avocat à certains moments.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pour moi-même, pour mon groupe, pour les idées que je défends !

Permalien
Didier Lallement

N'étant accusé de rien, je n'ai pas besoin d'avocat. Quand on veut avoir ce type de discussion, il faut parler du cas d'espèce. Les on-dit, les racontars, ce qui aurait été porté, sans que l'on sache quand et où, à la connaissance de tel ou tel, dont on ne sait pas qui c'est, ce ne sont pas des éléments républicains. Ce sont les bonnes vieilles méthodes de dénonciation (M. Aymeric Caron rit) – lettres anonymes, réseaux…

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Ce n'est pas anonyme. Je cite un journal faisant état de cas très précis. Ça ne vous va pas non plus.

Permalien
Didier Lallement

Ce n'est pas le journal qui est anonyme, ce sont les citations et les références. Que s'est-il passé et où ? Si vous avez des cas d'espèce relevant du moment où j'étais en fonction, je suis prêt à en discuter. Mais je ne vais pas parler de façon générale de rumeurs et de ragots.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je parle de quelque chose de très précis : votre politique de maintien de l'ordre.

Permalien
Didier Lallement

Je voudrais des éléments objectifs sur ce que j'ai fait. Je vous l'ai dit, je n'ai jamais eu de remontées de la part des effectifs placés sous mon autorité.

Permalien
Didier Lallement

C'est pourtant précisément ce que vous avez cité tout à l'heure.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

J'ai reformulé ma question pour être précis.

Permalien
Didier Lallement

C'est compliqué de discuter avec vous. On pourrait peut-être en parler en dehors de cette instance, si vous voulez.

Bien évidemment, lorsqu'on aboutit à une situation de violence dans une manifestation, je ne considère pas que c'est une réussite. Je ne l'ai jamais considéré. La violence est ce qu'il faut à tout prix éviter pour permettre, justement, le droit de manifester. Toute mon action a visé à cela. Ma seule préoccupation lors des manifestations était d'éviter les blessés et, ce qui aurait été pour moi une catastrophe, un ou des morts.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Mais vous avez provoqué des blessures. Votre politique en a provoqué.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Monsieur Caron, nous ne sommes pas là pour faire le procès de M. Lallement. Le rôle de la commission d'enquête est d'étudier des éléments factuels. Laissons-le répondre. Chacun s'exprime à son tour. Il ne s'agit pas d'un jeu de ping-pong entre vous et lui.

Permalien
Didier Lallement

Ce qui provoque des blessures, c'est l'attitude de certains manifestants : ceux qui cassent, qui attaquent, qui détruisent.

Permalien
Didier Lallement

Je vois bien le raisonnement manichéen qui est le vôtre : à la violence d'État, on doit répondre par la violence. Je vous le dis les yeux dans les yeux : je ne pense pas que ce soit vrai. Historiquement, le maintien de l'ordre, en France, a été fait pour éviter la violence, les blessés et les morts, pour que le droit de manifestation soit respecté. Le président de la commission d'enquête a eu la gentillesse de citer mon ouvrage. J'y rappelle les considérations qui ont amené à sortir les militaires des dispositifs de maintien de l'ordre après des massacres terribles, comme celui de Fourmies. Les premiers escadrons de gendarmerie ont été créés après la Première Guerre mondiale. Puis, après la Seconde Guerre mondiale, grâce à l'élan novateur de la Libération, les compagnies républicaines de sécurité sont apparues et un certain nombre de francs-tireurs et partisans y sont d'ailleurs entrés.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Alors pourquoi y a-t-il eu autant de blessés quand vous étiez en responsabilité ?

Permalien
Didier Lallement

Mais pourquoi y a-t-il eu autant de blessés dans les violences urbaines il y a quelques jours, beaucoup plus qu'en 2005 ? Parce que, je suis navré de vous le dire, ce pays est infiniment plus violent que dans ma jeunesse. Une évolution sociale, voire sociétale, concourt à la violence. C'est peut-être aussi parce que des influenceurs de la vie politique et sociale appellent eux-mêmes à la violence. Je n'en sais rien : je ne suis ici qu'un modeste fonctionnaire et c'est à vous, politiques et élus, de vous interroger à ce sujet.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je note en vue de mon rapport que votre discours est plutôt modéré et réaliste, par exemple quand vous dites que les groupes de fonctionnaires statiques créent des points de concentration potentiels de la violence, quand vous évoquez une forte demande de pénalisation de la part de la société ou quand vous mettez en avant les avantages, mais aussi les inconvénients d'une interdiction administrative de manifester que nous proposerons peut-être – ou pas – sur le modèle de l'interdiction administrative de stade. Vos propos, de mon point de vue du moins, étaient construits et modérés. Ils n'étaient pas manichéens, et ce n'est pas ainsi que je les présenterai dans mon rapport.

S'agissant de la judiciarisation, il ressort de nos auditions qu'il est difficile de transmettre la bonne information à l'officier de police judiciaire, puis au magistrat, concernant la réalité du comportement constaté lors de l'interpellation. En la matière, quelles faiblesses avez-vous constatées, quelles évolutions suggérez-vous ? Le représentant du syndicat policier affilié à la Confédération française démocratique du travail a proposé la création de bus d'officiers de police judiciaire. J'y vois beaucoup d'inconvénients, mais j'en présenterai aussi les avantages de façon objective. Nous verrons si nous pouvons trancher.

Permalien
Didier Lallement

La judiciarisation complique singulièrement le dispositif de maintien de l'ordre. En effet, interpeller un manifestant dont on a la preuve qu'il vient de commettre une infraction immobilise l'équipe interpellatrice jusqu'à l'arrivée du moyen de transport vers le commissariat pour la présentation devant l'officier de police judiciaire. Plus vous interpellez, plus vos effectifs sont immobilisés, plus vous avez besoin de moyens de transport et plus il faut rédiger de procès-verbaux. Les fonctionnaires du maintien de l'ordre se retrouvent à dresser des procès-verbaux d'interpellation sur le trottoir, au milieu du brouhaha, voire dans des moments de tension extrême. À certains moments, cela relève de l'impossibilité pratique. Quand j'étais en responsabilité, les équipes qui avaient interpellé sortaient du dispositif, se mettaient sur le côté pour rédiger le procès-verbal, attendaient le véhicule qui pouvait être très long à arriver et à repartir dans une circulation bloquée et avec un conducteur ne connaissant pas forcément les lieux. C'est une des faiblesses de la judiciarisation.

Cela explique en grande partie les écarts marqués entre les gardes à vue et leurs suites judiciaires lors de la présentation devant le magistrat, voire dès la garde à vue. L'officier de police judiciaire peut considérer de lui-même, à juste titre, qu'il n'a pas les éléments nécessaires. C'est inhérent à la pénalisation et cela oblige les effectifs chargés du maintien de l'ordre, qui n'ont pas la qualité d'officier de police judiciaire, à suivre des formations. Les black blocs l'ont parfaitement compris, d'où leur grande force opérationnelle.

Mis à part la méthode d'immobilisation des équipes, quand vraiment les choses se passent mal, l'interpellation est reportée. Des enquêtes sont ensuite ouvertes, fondées sur les images des caméras, qui permettent de tracer tel ou tel individu. Mais si le délinquant est assez aguerri, s'il connaît le dispositif, s'il sait se changer au bon endroit, c'est très difficile. Il faut aussi apporter des preuves et trouver des témoins.

Prenons le cas concret d'une quinzaine d'individus en train de casser une vitrine. Les forces de police interviennent. Elles sont immédiatement entourées par une nuée de photographes, de journalistes, de gens qui filment avec leur téléphone à quelques centimètres du visage des fonctionnaires car, sur le terrain, à hauteur d'homme, on est devant un mur de personnes en train de filmer. Il y a aussi ces gens en blanc qu'on appelle les street medics et qui se précipitent en nombre pour peu que la personne interpellée tombe à terre. Tout cet écosystème représente autant d'obstacles à la visibilité de la situation et à l'identification judiciaire. Il y a ainsi, au-delà des black blocs, des auxiliaires. Comme les black blocs eux-mêmes, ils ne sont pas identifiables dans l'ensemble auquel ils prétendent appartenir.

Tout cela complique le recueil de la preuve. Celle-ci résulte souvent de la déclaration des fonctionnaires, mais il est pratiquement impossible de trouver un autre témoin. Du point de vue judiciaire, les choses fonctionnent quand vous intervenez sur une personne en train de taper sur une vitrine avec un marteau : c'est incontestable. Quand il a lâché le marteau, au milieu d'une nuée de moineaux, que vous l'avez repéré et que vous l'arrêtez, il sera délicat d'affirmer au plan judiciaire que c'est bien lui. Les fonctionnaires et les militaires l'ont suivi, sont à peu près sûrs d'eux, mais l'apport de la preuve est quasiment impossible. Il faut voir ce que tout cela signifie concrètement.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Dans ce contexte, démentez-vous qu'il y ait eu, y compris lorsque vous étiez en fonction, des stratégies d'interpellation massive en vue de déstabiliser les effectifs violents ?

La Ligue des droits de l'homme propose la création d'un statut d'observateur dans les manifestations. De son point de vue, il servirait à regarder d'abord le comportement des forces de l'ordre. Dans mon esprit, il pourrait s'agir d'observateurs impartiaux qui s'intéresseraient à tout le contexte et à ce qui se passe au sein du cortège. Y verriez-vous des inconvénients ? Cela ajouterait-il un élément à cet écosystème qui complique l'intervention des forces de l'ordre ou contribuerait-on ainsi à l'objectivation du phénomène de violence ?

Permalien
Didier Lallement

Il n'y a pas de stratégie d'interpellation a priori : on interpelle quand c'est nécessaire. On ne part pas dans une manifestation en se disant que l'on va interpeller tel nombre de personnes. Je le répète : l'interpellation, pour les services de police et les services judiciaires, c'est compliqué. Et quand on a interpellé quelqu'un, les choses ne font que commencer. Quand la manifestation est finie débutent les suites des interpellations. Dans les services de l'accueil et de l'investigation de proximité, cela prend la nuit. Quant aux magistrats de permanence, ils y passent la nuit et une partie de la journée suivante. Une interpellation débouche sur de longues heures de mobilisation des dispositifs administratifs et judiciaires. Or, quand le service de l'accueil et de l'investigation de proximité est occupé au traitement de manifestation, il délaisse les autres affaires judiciaires et les autres faits de délinquance, ou du moins il s'en occupe moins rapidement. Cela allonge les files d'attente. Pour les services de police, c'est la principale difficulté : le dispositif est engorgé. C'est exactement la même chose pour les magistrats.

Votre question est sans doute liée à la communication politique selon laquelle le grand nombre d'interpellés serait la preuve que le dispositif fonctionne. Elle ne date ni du gouvernement actuel ni des deux derniers quinquennats. Je ne crois pas que le nombre d'interpellations soit un critère de la réussite d'une opération de police. C'est un élément qu'il est nécessaire que le public connaisse, car il est révélateur du niveau de violence, mais il ne dit pas si la manifestation s'est bien ou mal passée.

Je ne suis pas favorable au statut d'observateur. On n'a pas besoin, dans ce pays, d'observateur dans les manifestations sur le modèle de ceux que les Nations-Unies envoie dans certains États. Nous sommes la République française. Il y a des manifestants, des autorités, des personnes assermentées et un contrôle des images par l'ensemble des journalistes. Si on ajoutait à tout cela des observateurs, ce ne serait plus la République : ce serait considérer que nous sommes hors du droit commun, appliquer ce que l'on fait dans des terres lointaines lorsque la communauté internationale estime les règles fondamentales des droits de l'homme bafouées. Cela me heurterait profondément.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je me permets de signaler que l'Organisation des Nations unies interpelle régulièrement la France au sujet du maintien de l'ordre.

J'ai été surpris de la légèreté – vous me pardonnerez ce terme, je n'en trouve pas de meilleur – avec laquelle vous avez répondu à notre collègue Aymeric Caron au sujet de l'article de Mediapart. Vous avez dit, en forme de boutade, que vous ne lisiez pas ce journal qui n'est « ni la Bible ni le Journal officiel ». La Bible ne fait pas nécessairement partie des lectures imposées à un préfet de la République. Mais la presse, dans une grande démocratie comme la nôtre, concourt à la bonne information de tous, y compris des autorités publiques. Certes, vous êtes libre, à titre personnel, de ne pas être abonné à Mediapart. Ce qui me surprend et m'inquiète, c'est que vos services n'aient pas officiellement porté à votre connaissance des accusations graves concernant des cas de violences policières. Dans la longue histoire républicaine, c'est la presse qui a permis des révélations dont la République est sortie renforcée.

Vous avez évoqué des tensions dans la société et des appels à la violence de la part de dirigeants politiques. Je n'en ai ni vu ni entendu, mais peut-être n'avons-nous pas les mêmes lectures. Vous auriez pu faire le lien avec ce que vous disiez au début de votre propos au sujet de la faiblesse des organisations syndicales. L'affaiblissement des corps intermédiaires et des mobilisations pacifiques, qui correspond à une orientation politique suivie depuis plusieurs années, a pu entraîner de la violence. L'expliquer n'est pas l'excuser.

Vous avez dit qu'il y a des gens qui veulent abattre la République. C'est vrai. Vous avez cité l'expression « abattre la Gueuse », qui vient historiquement de l'extrême droite nationaliste et royaliste. Le syndicat de police Alliance Police nationale, qui, dans un communiqué récent, appelle à mettre les « nuisibles » hors d'état de nuire…

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Monsieur Lucas, veuillez conclure. C'est votre seconde intervention. Normalement, vous n'auriez dû intervenir qu'une fois.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Ce syndicat exerce une pression sur le pouvoir exécutif et les autorités publiques, dont le préfet de police. Selon vous, est-il dans le camp républicain ?

Permalien
Didier Lallement

J'ai prêté serment : je vous ai dit la vérité. Je ne lis pas Mediapart. Je ne peux pas dire que je le lis puisque je ne le lis pas. Vous avez l'air de me le reprocher. J'en suis très surpris. Je vais commencer à le lire, dans ce cas.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Mais on ne le lit pas pour vous ? Il n'y a pas de revue de presse sur le bureau du préfet de police le matin ?

Permalien
Didier Lallement

Je ne vais pas vous dire que je lis Mediapart quand je ne le lis pas. Il y a des choses que je n'ai jamais lues. Je ne lis pas non plus ce qui passe sur les réseaux sociaux. Je pense qu'il faut s'intéresser à ce qui se produit dans la réalité du monde et non dans la tête d'un certain nombre de gens.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La presse concourt à établir la réalité du monde.

Permalien
Didier Lallement

Je suis un grand clemenciste : je suis persuadé du rôle de la presse et de son apport fondamental dans l'histoire de nos Républiques. Je n'ai aucun problème avec elle. La question de M. Caron, à moins que je ne l'aie mal comprise, était de savoir si ce qui était relaté par Mediapart – des reproches de policiers et de gendarmes au sujet de la légalité des dispositifs – avait été porté à ma connaissance.

Permalien
Didier Lallement

J'ai peut-être mal compris, mais c'est ce que j'avais cru comprendre. Puisque vous me posez à nouveau cette question, je le redis : je n'ai jamais reçu la moindre note ni le moindre élément oral faisant état d'irrégularités résultant des ordres donnés. Il existe des règles juridiques permettant de ne pas obéir à des ordres illégaux. Jamais je n'ai été confronté à cela.

Vous comprendrez que je ne peux pas répondre concernant des éléments récents dont je n'ai pas eu à connaître, comme la position d'un syndicat de police. Je ne suis plus en responsabilité. Je m'occupe de sujets maritimes à propos desquels j'aurai le plus grand plaisir à échanger avec vous.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Monsieur le secrétaire général, vous vantiez tout à l'heure la politique française de maintien de l'ordre, qui utiliserait la force seulement quand elle est absolument nécessaire. Comme mon collègue Benjamin Lucas l'a rappelé, nous avons tout de même été épinglés par différents observateurs internationaux, notamment le Conseil des droits de l'homme de l'Organisation des Nations unies. Mais peut-être sont-ils de parti pris, peut-être n'observent-ils pas bien ? Vous me reprochiez de faire référence à des cas insuffisamment précis pour vous permettre de vous livrer à une analyse pertinente. Vous semblez découvrir qu'on a critiqué votre politique de maintien de l'ordre pour différentes raisons, qu'on l'a jugée violente. Vous aurez donc appris quelque chose ce matin. Puisque vous ne le saviez pas, les gilets jaunes, ce sont des centaines de manifestants blessés à la tête par des tirs de lanceur de balles de défense, et une trentaine d'éborgnés.

Vous vouliez un cas précis, en voici un. Nous sommes le samedi 16 novembre 2019, place d'Italie, pendant une manifestation. Tout est calme. Manuel Coisne est statique. Il discute avec d'autres manifestants. Il reçoit un tir de lanceur de balles de défense dans l'œil. Il sera éborgné. Il ne représentait aucun danger. Il était parfaitement pacifique. C'est un exemple parmi tant d'autres documentés par cette presse que vous ne lisez jamais et à propos de laquelle votre entourage ne sait ni ne vous dit rien.

Vous vous exprimez sous serment. De deux choses l'une : soit vous avez exercé vos fonctions en méconnaissant totalement ce qui se passait sur le terrain, soit vous avez menti sous serment. Je vous repose donc la question : continuez-vous, sous serment, à nier devant nous que, lorsque vous étiez en fonction, des violences gratuites aient été commises par des forces de l'ordre contre des manifestants ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je rappelle que le périmètre temporel de notre commission d'enquête est la période qui court du 16 mars au 3 mai 2023. Un fait qui remonte à l'année 2019 n'en fait pas partie.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous nous interrogeons sur des pratiques qui ont peut-être toujours cours aujourd'hui.

Permalien
Didier Lallement

Je ne peux que confirmer ce que vous dites, monsieur le président. Le cas évoqué par M. le député Caron fait l'objet d'une instruction judiciaire. Je ne peux absolument pas le commenter. Ce serait contraire au principe de séparation des pouvoirs.

Quant aux observateurs internationaux, j'ai entendu récemment parler, puisqu'il m'arrive de lire les journaux, des condamnations exprimées par l'Algérie et par l'Iran.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je parlais de l'Organisation des Nations unies !

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie d'avoir pris part à cet échange.

Puis, la commission auditionne MM. Anthony Cortes et Sébastien Leurquin, journalistes, auteurs de l'ouvrage L'Affrontement qui vient (2023).

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Mes chers collègues, j'accueille devant la commission d'enquête MM. Anthony Cortes et Sébastien Leurquin. Vous êtes journalistes et vous avez publié il y a quelques mois L'Affrontement qui vient, qui traite de la montée en radicalité des mouvements écologistes face aux projets portés par l'autorité publique. Votre travail est particulièrement intéressant pour nous dans la mesure où notre commission d'enquête se penche sur les violences commises au cours du printemps en marge des manifestations. Si nous étudions beaucoup ce qui s'est passé à Paris et dans la contestation de la réforme des retraites, nous sommes tout aussi attentifs aux affrontements qui ont eu lieu en milieu rural, notamment à Sainte-Soline. Nous essayons d'ailleurs de voir ce qui peut réunir ces deux versants de la violence et ce qui peut, au contraire, les distinguer.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu'il contient ne pourront être évoquées oralement. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits.

Il me revient de poser les premières questions qui ont vocation à introduire les débats. En premier lieu, êtes-vous à même de proposer une définition des activistes violents de la cause écologiste ? Quel est leur profil en termes d'âge, de sexe, de catégorie socio-professionnelle, de lieu de vie ? Agissent-ils en application d'une idéologie structurée ou est-ce davantage de façon désordonnée ?

En second lieu, nous faisons une grande différence entre les mouvements qui contestent l'action publique par des moyens démocratiques, dont l'expression doit être protégée et garantie, et ceux qui décident de sortir sciemment du champ de la légalité. Certains le font en procédant à des dégradations ou à des opérations symboliques, de type entrave ou escargot, qui constituent des délits mineurs. D'autres s'autorisent des moyens nettement plus violents, certains recouvrant une qualification clairement criminelle. De votre point de vue, y a-t-il un continuum dans ce tableau ou constatez-vous des frontières strictes, notamment sur les questions de l'intégrité des personnes et du respect de la vie humaine ?

Avant de vous donner la parole, et en application de l'article 6 de l'ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Anthony Cortes et Sébastien Leurquin prêtent serment).

Permalien
Sébastien Leurquin, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Nous sommes journalistes. Nous suivons le sujet de l'activisme écologiste depuis 2018 et l'arrivée en France d'Extinction Rebellion, alors vue comme un tournant avec ce mouvement décrit comme radical. En 2021, nous avons décidé d'enquêter plus en profondeur pour tenter de comprendre l'ampleur du phénomène et l'implantation de l'activisme écologiste dit radical en France. Pour cela, nous avons entamé une démarche transversale en nous fondant le plus possible sur le terrain et sur des entretiens, mais aussi en menant une analyse des discours, des logiques et des stratégies employées.

Pour être les plus objectifs et neutres possibles, nous avons résolu d'appliquer, en parallèle, la même démarche à l'État pour étudier sa réponse à cet activisme en plein essor. Très vite, nous avons constaté une montée en tension, marquée par l'existence de deux camps déjà irréconciliables du fait d'un dialogue rompu et d'une volonté mutuelle d'imposer sa vision du monde à l'autre camp, y compris par la force.

Au cours de notre enquête, nous avons senti, du côté des activistes, une réelle angoisse face à l'urgence climatique mais aussi une colère sourde contre le système économique et contre l'État. Ils les jugent écocidaires, c'est-à-dire engagés dans une voie de destruction de la nature. De son côté, l'État considère parfois ces activistes comme des décroissants d'ultragauche totalement déconnectés de la réalité. Les situations sont en réalité plus nuancées. Nous avons souhaité les explorer. Nous avons décidé de nous focaliser sur un certain nombre de dossiers emblématiques : les bassines, le site d'enfouissement des déchets nucléaires à Bure ou encore le contournement autoroutier de Strasbourg. Rapidement, nous avons senti qu'il était malheureusement évident que la tension allait croissant et que les choses allaient dégénérer, notamment autour de la question de l'eau.

Permalien
Anthony Cortes, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Vous nous avez interrogés sur les structures de ces milieux. Nous avons observé l'existence d'une véritable constellation, dans laquelle chaque entité joue son rôle, en particulier à partir de 2014, date des premières marches pour le climat qui ont engagé la politisation de la jeunesse. Depuis ces marches et la mobilisation de Notre-Dame-des-Landes, le mouvement écologiste s'est renouvelé́ et transformé pour créer une toile de collectifs interconnectés.

La constellation écologiste peut être résumée en cinq fronts. Il y a le front du plaidoyer, avec des organisations plus anciennes comme Greenpeace ou Générations Futures. Il y a le front juridique avec France Nature Environnement qui rassemble 900 000 personnes et qui parvient souvent à empêcher des projets en justice. Il y a le front médiatique, avec Extinction Rebellion ou Dernière rénovation, dont la mission est d'attirer les projecteurs sur la cause écologiste et de mettre l'écologie à l'agenda politique. Il y a aussi le front des alternatifs, avec Alternatiba ou ANV-COP21, qui essaient de rendre l'écologie plus concrète et plus intelligible pour le grand public, en créant un modèle alternatif. Enfin, il y a le front de l'action directe et locale avec les Soulèvements de la Terre et aussi Terre de luttes, qui répertorie les projets à cibler pour le mouvement écologiste.

Ces cinq fronts s'ajoutent au front politique, représenté par Europe-Écologie-Les Verts notamment. Ils se réunissent ponctuellement, à Sainte-Soline par exemple, et ils créent une constellation assez puissante dans le sens où chaque mouvement apporte son savoir-faire, ses pratiques et son expertise.

Permalien
Sébastien Leurquin, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Vous nous avez également interrogés sur les profils sociologiques. Nous nous sommes concentrés sur les groupes qui ont émergé ces derniers mois comme Dernière rénovation, Extinction Rebellion ou les Soulèvements de la Terre. La majorité de leurs membres à moins de 40 ans, la plupart ont un capital culturel élevé et, pour certains, un capital économique important.

Si l'on se focalise sur les zones à défendre, le constat est plus mêlé, plus complexe et nuancé. Des profils différents s'y côtoient et s'y mélangent. Mais là aussi, on peut retenir le côté « laboratoire politique », avec des militants assez jeunes, engagés dans une démarche politique et un bagage intellectuel établi autour des travaux de plusieurs penseurs.

Permalien
Anthony Cortes, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Le décret de dissolution des Soulèvements de la Terre mentionne le géographe Andreas Malm, auteur de Comment saboter un pipeline. Il est le penseur qui a mis fin à l'écologie comme consensus pour en faire une lutte clivante, anticapitaliste. Il est l'auteur de la théorie du « capitalocène », qui s'oppose à l'anthropocène. Selon lui, le responsable de la crise climatique n'est pas l'espèce humaine dans son ensemble, mais la société capitaliste thermo-industrielle basée sur les énergies fossiles. Il faut donc cibler ce système et ses défenseurs.

Andreas Malm s'oppose au capitalisme industriel, au capitalisme vert, et au solutionnisme technologique. Mais le décret de dissolution pourrait faire penser qu'il est un révolutionnaire, et il faut lui apporter un bémol. Il n'appelle pas à renverser le capitalisme, mais à s'attaquer à ses symptômes. Selon lui, si l'on demande des mesures simples, le système défendra irrémédiablement le statu quo, la population s'en rendra compte et le processus révolutionnaire viendra de lui-même. Il appelle cependant à agir sur tous les fronts, en particulier juridique : il faut utiliser les outils de l'État bourgeois.

Andreas Malm milite pour des actions directes selon la stratégie du flanc radical, par exemple mise en œuvre à Sainte-Soline. Il s'agit d'appeler le mouvement écologiste à s'allier avec des groupes plus durs, notamment l'ultra gauche, pour faire planer la menace de la violence et amener les pouvoirs publics à discuter avec l'aile modérée du mouvement. À Sainte-Soline, cette menace de la violence s'est transformée en violence : ils ont été débordés par leurs alliés.

Permalien
Sébastien Leurquin, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Le parcours typique que nous avons observé est celui de jeunes militants qui glissent très vite vers des modes d'action radicaux entre leur prise de conscience et leurs premières actions. Les thèses relatives à un effondrement prochain pénètrent cette jeunesse. En fait, le public est abreuvé d'informations sur l'urgence climatique. Les jeunes, notamment, y sont très sensibles, au point de développer une éco-anxiété. Ce trouble est encore souvent traité avec une forme de dédain et de mépris alors qu'il touche 45 % des 16-25 ans, selon une étude de The Lancet. Ce malaise face à l'état du monde se combine à l'idée qu'il faut agir d'urgence pour pousser un certain nombre de jeunes à s'engager. Beaucoup ne croient plus au temps long ni à l'engagement politique traditionnel. Ils privilégient des actions très concrètes de blocage, de choc, voire de destruction.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Ma première question porte sur l'éventualité d'un continuum entre écorésistance et écoterrorisme, notion employée par le ministre de l'intérieur. Constatez-vous un fil conducteur entre l'action radicale, la tolérance de l'usage de la force, voire l'emploi de méthodes violentes ou la violence contre les personnes et les dégradations matérielles ?

Ensuite, constatez-vous des logiques d'entrisme ? Je pense, d'une part, à l'entrisme de causes environnementales locales, centrées sur des objets précis, par des structures qui viennent accaparer le combat local et l'amener vers plus de radicalisation, de force voire de violence. Je pense, d'autre part, à une autre forme d'entrisme par des groupes d'individus formés à l'action violente, par exemple issus de l'ultra gauche, qui pourraient infiltrer la cause avec des menées idéologiques.

En tant que journalistes, que pensez que de ceux qui considèrent que le ministre de l'intérieur est dans une forme de criminalisation du combat écologique en général lorsqu'il propose la dissolution des Soulèvements de la Terre ?

Permalien
Sébastien Leurquin, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Notre livre est précisément sous-titré par une question : « De l'écorésistance à l'écoterrorisme ? ». L'écorésistance est la qualification que donnent les militants écologistes à leur action pour défendre la nature et le vivant contre un système thermo-industriel destructeur. Cela les conduit à déconstruire une série de termes, notamment celui de violence. Les Soulèvements de la Terre pratiquent ainsi un glissement sémantique : ils ne parlent jamais de « sabotage » mais de « désarmement » d'une machine qui attaquerait la nature et le vivant.

Certaines frontières sont franchies. Mais nous nous interrogeons sur la notion d'écoterrorisme dans notre livre. La vie humaine reste la ligne rouge que les militants appellent à respecter.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Lorsque nous l'avons interrogé, le mouvement Dernière Rénovation avait indiqué ne pas participer à Sainte-Soline en raison des risques de violence. Ils condamnent la violence. Mais ils considèrent que la violence est ailleurs. Nous constatons que les frontières sont floues. Dans cette idée d'incitation, de provocation à la violence, ne se crée-t-il pas une forme d'écosystème qui légitime la violence ?

Permalien
Anthony Cortes, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Nous avons observé une radicalisation globale du mouvement écologiste. Celui-ci a une tradition et un historique pacifistes, qui sont toujours présents. Cependant, un certain nombre de frustrations ont conduit certains à se détacher de ce socle. Il y a quelques années, on n'entendait pas parler de violence ou de sabotage. Mais ces termes sont aujourd'hui justifiés. Il existe une bataille sémantique derrière ce glissement. Dans le mouvement écologiste, des militants peuvent accepter d'être violents car, selon eux, ils répondent à une violence. La Convention citoyenne pour le climat ou l'écoblanchiment ont suscité une frustration, une forme de violence étant alors légitimée par une « légitime défense ».

Ils disent être « la Terre qui se défend ». Ils se présentent en défenseurs de la planète, ce qui les rend légitimes, y compris à se détourner de la légalité et à parfois envisager la violence. Ce changement de logiciel touche à peu près tous les écologistes, des plus mesurés aux plus radicaux. Les dirigeants de structures modérées comme France Nature Environnement racontent que la base leur échappe de plus en plus : leurs militants, par une accumulation de frustrations et de colères, envisagent des actions qui étaient jusque-là exclues.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Voyez-vous une période qui constituerait un point de bascule vers une forme de renoncement à l'action pacifiste et non-violente ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je souhaite prolonger la question du rapporteur. Pendant longtemps, une partie du mouvement écologiste s'est référée à la désobéissance civile, associée à la non-violence. À l'inverse, aujourd'hui, on va jusqu'à lier le terme de désobéissance civile à la violence. C'est étonnant puisque, dans le principe de la désobéissance civile, la violence est une ligne rouge à ne pas franchir. Aujourd'hui, il semble qu'une forme de désobéissance civile pourrait être la violence. Vous l'évoquez dans votre ouvrage.

Permalien
Sébastien Leurquin, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Notre-Dame-des-Landes a constitué une forme un totem, compte tenu du poids médiatique de cette lutte écologiste qui a abouti à une victoire, selon les militants, avec l'abandon du projet d'aéroport. Ce combat a créé un champ des possibles. Il a défini un mode d'action, l'installation d'une zone à défendre et des affrontements qui ont pu être violents.

Au cours de notre enquête, nous avons observé un glissement rapide intervenu depuis 2018 et l'arrivée en France d'Extinction Rebellion, vu à ce moment-là comme un mouvement très radical. Aujourd'hui, il est largement dépassé en radicalité par des petits groupes qui revendiquent d'autres modes d'action et d'autres modes de pensée.

Nous avons observé sur le terrain un phénomène évoqué par le sociologue Colin Robineau, c'est-à-dire un double mouvement de radicalisation de militants écologistes et d'écologisation de militants radicaux. Un certain nombre de militants d'ultragauche s'approprient la cause du moment, la défense de la planète et l'environnement, pour exister et mener leurs actions. Les Soulèvements de la Terre ont accepté et recherché le soutien de groupes autonomes et antifascistes. Lorsque nous sommes allés à Sainte-Soline en octobre dernier, nous avons constaté que cette stratégie avait réellement été mise en place avec la constitution de trois cortèges qui avaient pour but de rallier coûte que coûte le chantier de la bassine. Dans le cortège où nous étions figuraient des dizaines d'individus qui s'adonnaient à une stratégie de black bloc, habillés en noir et avec la volonté assumée de percer le dispositif policier.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je comprends de vos propos qu'un certain nombre d'individus issus des Soulèvements de la Terre ou de structures qui les composent nouent des alliances avec des militants activistes radicaux violents, dans un usage balancé entre combat écologiste classique et violence politique. Comment l'avez-vous documenté ?

Permalien
Anthony Cortes, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Les Soulèvements de la Terre sont nés à Notre-Dame-des-Landes, en collaboration avec la mouvance autonome. Cependant, cette alliance est plus complexe. Ils ne se sont pas alliés avec des groupes radicaux dans le but d'être violents mais pour faire planer la menace d'une radicalité. Ils suivent les pas d'Andreas Malm et de sa théorie du flanc radical.

Cette alliance repose sur l'articulation des luttes. La radicalité est de plus en plus envisagée en mêlant violence et action pacifique, parce que cela répond à un objectif d'articulation des luttes avec des groupes venus de la gauche. Pour Andreas Malm, tous les mouvements qui participent à une lutte anticapitaliste contribuent à une lutte contre le réchauffement climatique et pour le vivant. Il faut donc élargir les rangs de la cause écologiste à tous ces groupes. Pour l'écoféministe américaine Starhawk, une lutte hautement conflictuelle obéit à ses propres principes et un degré élevé de confrontation est approprié, avec une alliance des différents groupes et dans le respect de leurs différentes méthodes. Selon elle, cet élan vers plus de radicalité doit s'inscrire dans un mouvement de défense face à une répression qu'elle considère une criminalisation du mouvement écologiste et de tous les mouvements sociaux.

Un certain nombre de dispositions ont été mises en place pour freiner le mouvement écologiste. La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite SILT, a été le prolongement de l'état d'urgence, important un certain nombre de dispositions exceptionnelles dans le droit commun et facilitant notamment les perquisitions. Des militants écologistes expliquent dans notre livre ce qu'ils ont subi à Bure. Il faut également mentionner la création de la cellule Déméter, unité de renseignement de la gendarmerie nationale qui devait, en théorie, répondre aux atteintes au monde agricole, mais que le tribunal administratif a désigné comme cellule à visée idéologique. En outre, trois décrets de décembre 2020 ont autorisé la police et la gendarmerie à faire apparaître les opinions politiques dans les fiches de renseignement. Enfin, la circulaire du garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti prise après le premier épisode de Sainte-Soline demandait la plus grande fermeté contre les militants.

En résumé, un certain nombre d'éléments interpellent. L'État a montré sa volonté de barrer la route au mouvement écologiste et parfois sa capacité à durcir le ton. Est-ce légitime ou proportionné ? Illégitime et disproportionné ? Nous laissons chacun juge.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous parlez de volonté de l'État de barrer la route au mouvement écologiste. Tel que nous l'entendons, cela signifierait barrer la route à l'ensemble du mouvement écologiste, dans toute sa diversité y compris politique, c'est-à-dire le champ des cinq ou six fronts que vous avez évoqués initialement. Parlez-vous de cela ou d'une résolution cantonnée à combattre l'activisme violent et radical ?

Permalien
Anthony Cortes, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Permettez-moi de répondre en évoquant le décret de dissolution de Soulèvements de la Terre, qui sont un ensemble hétéroclite de mouvements plus ou moins modérés, alliés pour décentraliser la lutte et s'attaquer directement aux grands projets. Dans cette constellation, on trouve un certain nombre de structures et d'associations. Cent mille personnes se disent sympathisantes. Si on dissout les Soulèvements de la Terre, cela traduit aussi une volonté d'empêcher une grande partie du mouvement écologiste de fonctionner en interconnexion. L'État ne peut l'ignorer. On peut donc se poser la question de savoir s'il veut barrer la route à tout le mouvement écologiste sans distinction de radicalité.

Permalien
Sébastien Leurquin, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Notre livre fait apparaître que, sur certains dossiers, l'État ne respecte pas le droit de l'environnement. Le grand contournement ouest de Strasbourg est à ce titre révélateur. Il y a eu plus de dix décisions défavorables, depuis l'enquête publique aux études environnementales en passant par un jugement déclarant les travaux illégaux. Malgré tout, le chantier s'est poursuivi jusqu'à son terme. L'autoroute a été déclarée illégale un temps, empêchant les voitures d'y circuler quelques semaines. Finalement, devant cette situation ubuesque, la justice a fini par donner l'autorisation d'ouverture.

Cet épisode a eu un impact sur des organisations modérées comme France Nature Environnement. L'ancien président de l'association, Arnaud Schwartz, nous l'a confié : « J'ai envie de dire à l'État : travaillez davantage avec nous, respectez le droit, sinon la désobéissance civile va définitivement prendre le pas. On alerte sur ce risque depuis des années. Aujourd'hui, certains se disent : ‘puisque le dialogue ne mène à rien, il faut faire autrement. Et quand l'État ne respecte pas le droit, pourquoi respecter l'État ? » Antoine Gatet, le président actuel de France Nature Environnement, évoque de son côté « une tension globale qui s'est mise en place. Aujourd'hui, le gouvernement, par ses actions, radicalise le combat. Et je suis surpris qu'il n'y ait pas déjà̀ eu plus de drames. Il y a tous les ingrédients pour. » Ces hommes ne sont pas des militants radicaux qui cherchent à durcir la situation. Ils sont portés sur le combat juridique. Leurs propos témoignent des schémas à l'œuvre dans le durcissement des militants écologistes. Ils sont pris d'un côté par une urgence climatique et de l'autre par un État qui ne respecte parfois pas lui-même le droit de l'environnement. Certains militants en ressentent une injustice profonde, qui les entraîne à s'engager dans des actions encore plus radicales que celles des Soulèvement de la Terre.

Notre enquête a été l'occasion de nous entretenir avec des experts du renseignement. Certains craignent de voir apparaître un phénomène de poupées russes, c'est-à-dire l'émergence de nouveaux groupes avec des revendications et des modes d'action toujours plus violents. Les Soulèvements de la Terre, bien que n'ayant pas de forme légale en tant qu'association constituée, représentent un mouvement identifié et identifiable. Certains des militants ont effectivement maintenant des discours radicaux. Glisseront-ils vers des formes d'action radicale ? On ne peut pas le certifier mais on peut le supposer. Il s'agit en tout cas d'une des craintes des services de renseignement.

Un agent des services nous a indiqué : « Je ne crois pas que ce soit le groupe Extinction Rebellion ou un autre qui va du jour au lendemain passer à l'action terroriste. En revanche, c'est au sein de ce type de groupe qu'on peut voir se structurer de toutes petites cellules de trois à cinq personnes qui vont fomenter un projet d'action clandestine », qui pourraient entrer dans le giron éventuellement écoterroriste. Nous n'y sommes pas encore en France. Mais la dissolution des Soulèvements de la Terre peut éventuellement présenter ce risque.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie de votre témoignage, qui donne une vision de ces mouvements de l'intérieur. Je souhaite revenir sur cette écologie noyautée par des militants radicalisés avec l'objectif de faire peser une menace sur l'État. N'avez-vous pas le sentiment que ces groupuscules radicalisés, qui ont profité de cette formidable occasion qui leur était proposée de faire régner une forme de chaos dans le pays, risquent de se retourner contre le mouvement écologiste original ? Ses militants en ont-ils conscience ?

Permalien
Sébastien Leurquin, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Afin de vous répondre, il semble intéressant d'évoquer l'impact du deuxième épisode de Sainte-Soline au sein des Soulèvements de la Terre. Les témoignages attestent de la création de deux flancs. Certains ont été effrayés par cette stratégie de violence et s'en sont détournés pour revenir vers des formes de désobéissance civile non violentes. D'autres considèrent, à l'inverse, que l'on n'a jamais parlé autant dans le débat public de la question de la privatisation de l'eau et de l'impact écologique des projets de grande envergure. Ce discours est minoritaire, mais il nous a été clairement formulé.

Permalien
Anthony Cortes, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Le courant constructif rejette l'alliance avec les plus radicaux. De même, certains élus écologistes espèrent un examen de conscience collectif. Ils s'interrogent sur la direction qu'a prise le mouvement avec les Soulèvements de la Terre, qui ont amené une conflictualité potentiellement contre-productive. Sensibiliser l'opinion ne signifie pas forcément la faire adhérer si l'alternative proposée est synonyme de lignes de fracture encore plus prononcées, à une époque déjà troublée.

Les Soulèvements de la Terre ont réussi à ratisser large et à faire grossir leurs rangs grâce aux propos de Gérald Darmanin sur l'écoterrorisme. Selon eux, le ministre de l'intérieur est leur meilleur attaché de presse. Mais on peut se demander s'ils n'ont pas atteint les limites de cette stratégie contre-nature.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je salue le travail le fond que vous avez réalisé. Vous avez réussi à exposer avec beaucoup d'objectivité les phénomènes de radicalisation de l'activisme écologiste, en ligne avec la mouvance anticapitaliste. Vous avez côtoyé ces mouvements de l'intérieur. Les personnes qui les composent sont-elles conscientes des efforts de la France en matière de préservation du climat et de l'environnement ? Je rappelle que notre pays représente moins de 1 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Ont-elles connaissance du travail entrepris par les collectivités territoriales, notamment en matière de recyclage et de rénovation thermique des bâtiments ?

Je rappelle aussi les moyens consacrés par la France à la décarbonation de l'énergie à travers les centrales nucléaires. L'État va très loin, sans doute même trop loin quand il aborde la zéro artificialisation nette des sols ; on verse alors dans l'écologie punitive, notamment avec des surtaxes. Ne le voient-ils pas ? Ils parlent toujours éco-anxiété et décroissance nécessaire. Ils en appellent à la désobéissance civile. Pourra-t-on ramener ces gens à une position équilibrée ? À l'inverse, ces théoriciens de l'effondrement adeptes du défaitisme climatique pensent-ils se situer dans le camp du bien alors qu'ils ont face à eux l'État et l'immense majorité des citoyens, qui seraient des oppresseurs au mieux climatosceptiques et au pire climaticides ?

Permalien
Sébastien Leurquin, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Les dernières mobilisations, qui ont beaucoup fait parler d'elles dans les médias, ont coûté le soutien d'une partie de l'opinion. Je pense notamment à la dégradation de serres agricoles près de Nantes ou à la manifestation contre le projet ferroviaire Lyon-Turin.

Si on analyse le discours des Soulèvements de la Terre ou des organisations qui soutenaient ces mobilisations, on comprend leur raisonnement et pourquoi ces dossiers sont perçus comme des projets génocidaires. Néanmoins, ce n'est pas audible pour le grand public. Quelque part, ils se sont coupés de l'opinion en s'engageant sur de tels dossiers. À ce titre, l'exemple du Lyon-Turin est singulier. Nous sommes face à deux visions du monde complètement différentes. En s'opposant au projet de liaison ferroviaire, ils s'opposent à l'échange exponentiel de marchandises dans une économie mondialisée. Toutes les initiatives qui ne seraient pas dans une logique de décroissance, selon eux la seule à même de résoudre le problème climatique, sont contestées. Elles le seront sans doute encore à l'avenir.

Voient-ils les efforts consentis par l'État ? Oui et non. Ils voient les efforts. Mais pour eux, ils ne suffisent pas. On en revient ici à ce que nous disions plus tôt : ils ne croient plus au temps long. Par exemple, pour Dernière Rénovation, il reste moins de trois ans pour agir. Le long terme ne rentre donc pas en adéquation avec leur mode de pensée.

Permalien
Anthony Cortes, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

Ce jusqu'au-boutisme, cette radicalité dans les idées qui s'ajoute à celle des actions, ne vient pas non plus de nulle part. Le mouvement écologiste n'était pas incompatible avec la concertation, la discussion ou les voies démocratiques. Au contraire : il s'était engagé en faveur de la conférence citoyenne pour le climat réunie par Emmanuel Macron. Les militants espéraient qu'amener des Français de différents horizons à composer des solutions contre le réchauffement climatique ferait naître une situation de concorde.

Mais une déception a suivi et certaines mesures ont montré que les espaces de discussion démocratique étaient de plus en plus réduits. Je pense ici notamment à la loi du 7 décembre 2020 d'accélération et de simplification de l'action publique et à la loi du 10 mars 2023 relative à l'accélération des énergies renouvelables, qui ont limité les temps de débat. Cette évolution a conduit le mouvement écologiste à se dire qu'il ne pourra pas être entendu. Face à cela, le bras de fer est privilégié, ainsi qu'une proposition de société alternative qui s'oppose totalement au modèle en place aujourd'hui. La confrontation s'impose donc. De fait, il convient de regarder dans le rétroviseur pour comprendre comment nous en sommes arrivés là.

Permalien
Sébastien Leurquin, auteur de l'ouvrage L'Affrontement qui vient

À titre d'illustration, la loi du 10 mars 2023 relative à l'accélération des énergies renouvelables réduit les délais et les temps d'enquête publique. Quand nous avons évoqué ce sujet avec le président de la commission des lois, Sacha Houlié, il nous affirmait que ces gens-là ne participaient de toute manière pas aux enquêtes publiques. À travers cet exemple, nous voyons que nous sommes dans une impasse. D'un côté, on réduit les opportunités de concertation et, de l'autre, on déplore le manque de dialogue. Deux positions différentes se font face et elles aboutissent à une logique d'affrontement en train de prévaloir sur tous les dossiers qui touchent de près ou de loin à l'écologie. Le propos de notre livre consiste précisément à dire l'urgence d'appeler à la coopération.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Le dossier de la liaison Lyon-Turin est révélateur d'un basculement progressif. Il y a une quinzaine d'années, le projet était perçu comme un chantier impactant l'environnement dans un cadre géographique relativement limité. Désormais, il est aussi contesté en ce qu'il favoriserait la perpétuation d'un système d'échanges capitalistes et une marchandisation. On voit comment on passe d'une préoccupation environnementaliste à une vision plus globale, qui interroge notre mode de société, aux yeux des adversaires de ce projet.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Messieurs, je vous remercie. Votre contribution permet d'éclairer les travaux de la commission d'enquête et d'incarner la thèse de votre ouvrage. Vous montrez bien qu'il existe une forme de coexistence entre deux logiques, qui ont de plus en plus du mal à dialoguer.

Enfin, la commission auditionne M. Alain Bauer, criminologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Mes chers collègues, nous concluons nos travaux de la matinée avec M. Alain Bauer. Vous êtes notamment, parmi de multiples autres activités, ancien président du Conseil national des activités privées de sécurité et professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers. Vous avez surtout une longue expérience dans le domaine de la sécurité, qui vous permettra de nous livrer une appréciation d'ensemble des événements sur lesquels nous enquêtons.

Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu'il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d'enquête.

Nous nous penchons sur les événements violents du printemps en marge de manifestations, à la fois en milieu urbain et en milieu rural, à la fois sur des mots d'ordre sociaux et sur la base de préoccupations environnementales. Nous avons besoin de votre expertise pour replacer les faits bruts dans leur contexte, voire d'en distinguer le sous-texte.

Vous avez parlé de « retour structurel de la violence qui exprime les effets et conséquences d'une profonde crise dans la société ». Si vous employez le terme de « retour », certes dans une approche qui dépasse les seules manifestations, c'est forcément en lien avec un passé de référence. Quelle serait cette période d'éclipse de la violence, et valait-elle pour la violence politique et revendicative sur laquelle nous travaillons ?

Les forces de police et de gendarmerie présentes lors de violences commises en manifestation sont tiraillées entre l'objectif de maintien de l'ordre, qui suppose la mise à distance, et les principes de la police judiciaire, qui réclament d'interpeller un individu en train de commettre un délit. Comment concilier ces exigences contradictoires ? Diriez-vous que certains pays y parviennent mieux que la France et gagneraient à être pris pour modèles ?

Avant de vous donner la parole, et en application de l'article 6 de l'ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Alain Bauer prête serment).

Permalien
Alain Bauer, criminologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers

Je vous remercie de votre invitation à m'exprimer devant vous. Vous m'avez adressé un long questionnaire auquel je promets une réponse écrite détaillée dès que j'aurai fini de participer à divers jurys, soutenances et autres conseils restreints.

D'une certaine manière, votre commission d'enquête a anticipé les évènements récents. La France est un pays de jacqueries depuis mille ans pour une raison assez curieuse et presque unique dans le monde occidental. La France est un État-nation où l'État a construit la nation. Il s'en veut le garant et l'organisateur. Il n'est pas constitué depuis la transformation de l'Ancien régime comme un État décentralisé, il n'a pas choisi d'être girondin. Il y a un enjeu particulier dans la structuration nationale de ce pays qui veut que l'État considère que toute revendication, négociation et dialogue passe par le rapport de force. J'ai longtemps travaillé avec Michel Rocard qui s'en désolait, mais une forme de culture d'État impose que l'on montre ses muscles d'abord et que l'on discute ensuite. L'État comme les organisations sociales, paysannes puis ouvrières, ont toujours considéré qu'il s'agissait du mode d'emploi. Il y avait même une organisation acceptée par tous, qui a duré jusqu'en 1979 et la grande manifestation des sidérurgistes à Paris. On pouvait y voir une forme de petit « tournoi », avec des règles précises et strictes, où chacun montrait ses muscles et où la confrontation se faisait avec un minimum de casse. Il s'agissait d'une représentation symbolique de l'organisation de la confrontation.

À partir de 1986, un évènement a eu lieu, qui a continué de dégrader génériquement la problématique de la violence en société. La violence s'est installée dans tout le territoire et s'est accentuée au rythme de la généralisation du trafic de stupéfiant. Nous avons assisté à une déperdition du contrôle social des grandes organisations criminelles depuis la mort de Jean-Jé Colonna et l'assassinat de Farid Berrahma. À partir de ce moment, le contrôle central des trafics de stupéfiants a disparu pour faire place à une décentralisation massive dans les petites et moyennes villes avec une confrontation majeure sur les zones de chalandise. Après tout, le trafic de stupéfiants est l'élément le plus extraordinairement développé de l'économie de marché. Tout fonctionne à peu près de la même manière : intégration verticale, intégration verticale, investissement en recherche et développement, primes à la performance pour le petit personnel. Seule la gestion de la concurrence est plus définitive.

La perte de contrôle a conduit à des relations directes du producteur au consommateur, de l'autoproduction locale, des frictions sur les fours et les zones de chalandise, des développements curieux d'accélération de la rotation du caïdat local. Ce processus a amené une « violentisation » régulière que l'on ne voit plus tellement elle est régulière : règlements de compte, enlèvements, violences diverses, une certaine forme de racket social et criminel, et un développement d'organisations criminelles.

À partir de 1986, nous avons assisté à l'arrivée soudaine de la nébuleuse. Je l'ai vécue car j'étais vice-président de l'université Panthéon-Sorbonne, mais aussi responsable d'une partie du service d'ordre central de l'Union nationale des étudiants de France indépendante et démocratique. Cette nébuleuse était constituée de lycéens venus des banlieues, cités et quartiers. N'ayant aucune connaissance de la culture des manifestations, ils trouvaient qu'il était sympathique de se positionner devant la première ligne du cortège pour affronter directement les représentants de l'ordre. La mort de Malik Oussekine a conduit à repenser totalement l'organisation des manifestations, en prenant en compte la présence d'amateurs de la manifestation se confrontant à des professionnels du maintien de l'ordre.

Entre 1986 et les Gilets Jaunes, nous avons vu des adaptations relatives, avec des problématiques spécifiques de violence. Une réorientation subtile du maintien de l'ordre a vu le jour, avec pour la première fois des missions communes entre la sécurité publique et la police judiciaire, mais toujours dans une logique où l'on voyait arriver des « surfeurs » de la manifestation. Ces derniers venaient soit s'attaquer aux forces de l'ordre même quand la manifestation était pacifique, soit piller des magasins. Ils quittaient le défilé pour éviter de se faire arrêter, éventuellement en détroussant des manifestants.

Depuis le préfet Maurice Grimaud, la position de la police a toujours été de préférer une vitrine cassée à une vie brisée. La logique générale a donc été d'éviter des mouvements de foule dramatiques. Il faut saluer cette logique, qui a bien fonctionné jusqu'à un évènement spécifique, qui n'est pas née d'un contrôle policier mais de la peur de deux enfants se réfugiant dans un transformateur électrique. Le traumatisme qu'il a provoqué, de manière lente mais structurée, a entraîné trois semaines d'émeutes. Les forces de l'ordre ont été sidérées par la mobilité des émeutiers et l'interaction entre, d'une part, des gens témoignant d'une rage à la suite du drame et, d'autre part, des personnes ayant des intérêts criminels. Ces derniers cherchent à montrer à la police que certains territoires ne sont plus les siens et que, même si elle continue à y pénétrer, sa présence devient une exception.

Par conséquent, les forces de police ont été transformées et ont été aussi maltraitées que l'ont été dans notre pays l'industriel, le sanitaire ou le militaire. Nous avons assisté à un long processus de désorganisation de l'État. Or, en France, c'est l'État ou rien, pour l'État comme pour les citoyens. Ceci a conduit à un effet de déstructuration important, les policiers se considérant à juste titre comme la voiture-balai de la société, chargés de résoudre à eux seuls tout ce qui n'existait plus dans l'ensemble des services publics qui fermaient au fur et à mesure parce qu'ils étaient soi-disant trop chers, trop coûteux ou trop compliqués.

L'année 2005 a donc été un révélateur. Mais elle n'a pas été suivie d'effets. Il n'y a pas eu de retour d'expérience. Ces évènements ont été tellement difficiles à gérer et tellement heurtés que l'on s'est refusé à essayer d'en apprendre quelque chose, alors même que les agents des brigades anti-criminalité faisaient une analyse assez juste de ce qui marchait bien ou mal dans leur métier. Je pense notamment à l'ouvrage de mon collègue Didier Fassin, qui a compris l'importance d'écouter leurs propositions pour réduire les confrontations et améliorer l'intérêt de leur métier. Les policiers de terrain ont une pensée pratique, tactique et opérationnelle qui n'est malheureusement ni entendue ni écoutée par une partie de leur propre hiérarchie et du système étatique, notamment préfectoral.

Sont ensuite arrivés les Gilets Jaunes. Cette séquence a été inédite puisque, pour la première fois, des amateurs de la manifestation ont fait face à des amateurs du maintien de l'ordre. La déstructuration et la réduction des services centraux de sécurité spécialisés, c'est-à-dire les escadrons de gendarmerie mobile et les compagnies républicaines de sécurité, ont conduit à ce qu'ils deviennent dans les faits des forces statiques. Ils ont été placés de manière fixe pour défendre des institutions et ils ont été envoyés à la confrontation pendant cinquante-deux semaines. Les forces disponibles étaient essentiellement composées de gens qui ne sont pas formés au maintien de l'ordre mais qui étaient dotés d'équipements de maintien de l'ordre, des équipements dangereux pour l'usage desquels ils n'avaient ni l'entraînement, ni l'expérience. La conséquence a été un très grand nombre de blessés. L'essentiel de la responsabilité ne revient pas aux amateurs des deux camps, mais à la désorganisation et la déstructuration des moyens de maintien de l'ordre et à la stupéfaction devant ces Gilets Jaunes, ces gens qui travaillaient la semaine et qui manifestaient le week-end. Il s'agissait d'une population inédite dans l'histoire de la manifestation, à l'exception des chauffeurs routiers, des marins-pêcheurs et des agriculteurs, mais dont les modes opératoires étaient plutôt bien connus.

L'idée qu'il y aurait une population spécifique pour une manifestation spécifique qui organiserait une violence spécifique est totalement dépassée. Nous sommes face à une multiplicité d'acteurs ayant des moyens qui se ressemblent et des objectifs différents, les uns surfant sur les manifestations des autres, pour une série de raisons diverses. C'est le cas notamment des black blocs, depuis Seattle et Gênes.

Je me demande toujours pourquoi la contestation environnementale peut paraître surprenante puisque nous avions déjà connu le Larzac ou la manifestation de Creys-Malville, qui avait occasionné un mort. Il y a toujours un moment où intervient une structuration par la violence à partir d'un mouvement plutôt pacifique. Sainte-Soline constitue malgré tout un cas particulier : c'est la première fois, à ma connaissance, que l'on pouvait s'inscrire de manière volontaire sur un document qui permettait de qualifier le comportement que l'on pensait adopter à l'occasion de la manifestation : « gentil manifestant », « un peu énervé », « très énervé ». Du point de vue de l'organisation structurelle, la possibilité de s'auto-définir en fonction de son niveau présumé de violence a constitué une nouveauté et une curiosité.

Par la suite, nous avons connu une série de manifestations où le calme est revenu, c'est-à-dire où le mouvement social a repris le contrôle de ses manifestants, ce qui n'était pas le cas du 1er mai. Une certaine frustration a d'ailleurs pu naître puisque ces manifestations lancées par les organisations syndicales ont été tenues, mais que ces dernières n'ont rien obtenu alors que les Gilets Jaunes avaient eu pour partie gain de cause en cassant. Les dirigeants syndicaux ont pu avoir le sentiment que plus ils respectaient les règles, moins ils étaient écoutés.

Enfin, est arrivé il y a quelques jours un phénomène nouveau d'accélération en intensité, en rajeunissement et en violence lors des évènements postérieurs à la mort tragique de ce jeune homme. Pour la première fois, on est passé de la rage au pillage en moins de quarante-huit heures, sans effet d'étalement. Cela a été beaucoup plus intense et beaucoup plus rapide que 2005. Je pense notamment à Marseille, qui y avait échappé à l'époque, mais qui a sur-concentré le phénomène en juillet 2023.

Vous m'avez posé une question sur la violence. Ma vision de la violence est simple : je la circonscris à la mort. Je considère que l'homicide est le seul élément stable sur la manière de gérer la violence dans une société. Plus précisément, il y a deux entrées : l'homicide et la tentative d'homicide. Depuis 1972, dans ce qu'on appelait « État 4 001 », il existait une typologie assez simple entre homicide, tentative d'homicide, règlement de compte. On a vu une assez forte diminution de ces phénomènes pendant trente à quarante ans, avant une forte poussée de l'homicidité. Les trois dernières années ont été les pires du dernier demi-siècle, y compris pendant la période de confinement. Le taux d'homicide constitue un indicateur stable et fiable du niveau de violence de la société. Il montre une forte augmentation de la volonté de tuer et du passage à l'acte. Nous avons atteint un pic du passage à l'acte, qui de surcroît n'est pas marqué par un processus de longue montée en violence, mais par une montée immédiate de la violence.

Ce phénomène me paraît inquiétant. Il constitue un indicateur d'une violence sociale générale, qui n'est pas simplement liée aux règlements de comptes entre malfaiteurs ou aux conflits en matière de stupéfiants. La problématique est d'ordre général. On constate des agressions contre les élus, les maires, les médecins. Mon indicateur le plus emblématique concerne les agressions contre les pompiers, qui ne peuvent être accusés de je-ne-sais quelle attitude raciste ou malpolie. Ils sauvent les gens ; ils éteignent les feux. Malgré tout, ils sont de plus en plus agressés en mission, et surtout lors de guet-apens. Or, le guet-apens change tout dans la relation que l'on peut avoir à la violence : quand on fait venir spécifiquement des policiers ou des pompiers, quand on fait brûler des pharmacies ou des cabinets médicaux, quand on agresse des personnels médicaux, on est tout à fait dans autre chose. En résumé, nous assistons donc à un retour de la violence comme élément structurant alternatif de la société. Nous sommes passés dans un processus relativement nouveau, de forte dégradation.

Enfin, vous m'avez interrogé sur un comparatif de la situation française par rapport à l'étranger. Il existe effectivement des niveaux différents selon les pays. La société est très dure et heurtée aux États-Unis, où je suis conseil du New York Police Department. J'y ai vu les effets antérieurs et postérieurs à Black lives matter. Je connais d'autres villes où je suis requis pour des raisons académiques, comme Los Angeles. Il m'arrive aussi d'aller voir ce qui se passe à Chicago, qui était un modèle de community policing, de police de proximité au sens large, et dont la dégradation et le niveau d'homicidité ont explosé depuis plusieurs années. La dégradation est essentiellement due à des effets cumulés de la crise épidémique, de Black lives matter et de la mise en cause de la structure même du New York Police Department dans ses activités de maintien de l'ordre et de contrôle d'identité. Il existait une analyse statistique et démographique visant à considérer qu'il y avait une suractivité du contrôle d'identité et du contrôle du port d'arme, puisque New York avait une régulation relative sur cette question.

Les Allemands, dont l'organisation policière est décentralisée, ont une vision plus relativiste du sujet et notamment la gestion par la désescalade. Les Anglais ont assez bien maîtrisé leur problématique. Mais ces pays présentent une différence majeure avec le nôtre : il n'y existe pas une police centrale d'État qui fait tout. Chacun a son mode opératoire, sa capacité d'adaptation, sa logique et sa doctrine. Seules les luttes contre la criminalité organisée et le terrorisme sont centralisées.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez montré que notre culture politique offre un terrain favorable à une forme de radicalisation, y compris politique et partisane. Vous avez également souligné dans quelle mesure nous sommes entrés dans une phase de violences structurelles depuis une quarantaine d'années, même si vous estimez par ailleurs qu'il y a là une forme de continuité historique. Voyez-vous des connexions entre les groupuscules violents dont nous étudions les modes d'action et les émeutes urbaines récentes ? Vous avez fait référence à un niveau de violence généralisé, mais suspectez-vous des liens plus spécifiques en termes d'individus et de méthodes d'action ? À l'inverse, ces évènements sont-ils complètement distincts ?

Ensuite, notre schéma national du maintien de l'ordre est-il en soi un facteur de violence ? Ce débat est présent depuis plusieurs mois. Certains éléments d'analyse que vous avez communiqués devant la commission d'enquête laissent entendre que vous êtes prêt à l'assumer.

Par ailleurs, il y a de façon générale, sur la cause environnementale et les mouvements environnementalistes, un durcissement assez général, qui va de la représentation politique institutionnalisée jusqu'à des dégradations matérielles et des modes d'action violents envers les personnes. Observez-vous un nouvel entrant dans la violence politique et matérielle, qui serait la cause environnementaliste ? Y a-t-il un continuum entre la représentation politique et les méthodes violentes ? Les évènements de Sainte-Soline sont-ils représentatifs de cette forme d'évolution ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Les débats attestent d'une forme de paradoxe. Historiquement, la désobéissance civile a longtemps été attachée à des méthodes non violentes. Désormais, ce distinguo n'opère plus : certains vont jusqu'à légitimer des actions violentes en faisant référence à un corpus idéologique jusqu'à présent opposé à cette violence.

Par voie de conséquence, il existe une forme d'évolution dans ce qui est considéré impératif. À une époque, il s'agissait de se battre pour des droits fondamentaux. Aujourd'hui, on constate un glissement : certains considèrent les causes environnementales de même nature que celles établies autour des droits de l'homme.

Permalien
Alain Bauer, criminologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers

Il n'y a pas de connexion particulière entre les groupes ayant des opinions et des enjeux divers, mais des effets d'opportunité et d'aubaine. Les seuls opérateurs structurés sont les éléments criminels et les trafiquants de drogue, qui ont encore besoin de maintenir un certain nombre de points de distribution et le contrôle de ces points. Le contrôle de la distribution justifie la disponibilité d'armes de guerre, que l'on n'a toujours pas vu sortir dans la réalité cependant, malgré quelques tirs ici ou là. Paradoxalement, le trafiquant de drogue est à la fois un élément perturbateur et un élément régulateur de son environnement.

En revanche, ces groupes recrutent : on a vu arriver des yellow blacks. Certains Gilets Jaunes ont pu ainsi estimer que les modes d'action des black blocs étaient pertinents et qu'ils pouvaient répondre à un certain nombre de préoccupations sociopolitiques permettant une politisation. Il existe des espèces d'accords provisoires, jusqu'au moment où le plus fort et le plus armé explique qu'il faut passer à autre chose.

Le schéma national du maintien de l'ordre n'a pas changé. Mais son application est modifiée selon les préfets qui le mettent en œuvre. Il est en réalité extrêmement adaptable et flexible. Il prend en compte des problématiques spécifiques. Pour ma part, j'ai été un militant de la dissolution du peloton de voltigeurs motorisés. Historiquement, il s'agissait d'un système artisanal, opéré par des amateurs, des duos de motards et de moniteurs d'éducation physique armés d'un « bidule », qui s'est terminé tragiquement dans des conditions insupportables. Après la fin des pelotons de voltigeurs motorisés, un colloque a été organisé par la préfecture de police de Paris sur le thème « Et après ? ». L'absence de doctrine, d'imagination et de volonté, malgré ce qui s'exprimait au niveau local, y compris par la hiérarchie de la préfecture de police, a conduit mécaniquement à une incapacité d'adaptation des responsables du maintien de l'ordre à la pratique de ceux qui créent le désordre. L'idée même d'avoir des unités mixtes de police judiciaire et de sécurité publique était probablement ce que l'on pouvait faire de mieux. Pour la première fois, on remettait de la procédure dans les opérations au lieu de l'employer a posteriori.

La perte des secrétariats aux procédures, la perte de dimension, d'intensité, de qualité, d'efficacité des métiers de police judiciaire de proximité a conduit à la déperdition d'un certain nombre de modes opératoires et de gestes professionnels. Cette déperdition n'a pas facilité les choses, surtout quand on ne fait plus face à des professionnels de la manifestation qui en connaissent les règles et les usages.

Je suis d'accord avec Me Laurent-Franck Liénard pour dire que la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique est inutile et complexe. En revanche, la véritable faille est constituée par la circulaire de la direction générale de la police nationale, surtout quand on la compare avec celle de la direction générale de la gendarmerie nationale. Cette dernière est protectrice des droits, explique la légitime défense et la concomitance, quand la première est mal rédigée. La direction générale de la police nationale devrait effectuer un effort pour améliorer la rédaction de sa circulaire, en lien avec des opérateurs de terrain. Je rappelle que l'on a pu dire aux policiers que le refus d'obtempérer ouvrait le droit à tirer, au moment de l'interprétation de la loi.

Le schéma national du maintien de l'ordre est moins un problème en soi qu'une difficulté d'adaptation aux réalités du terrain. Lorsque la manifestation est tranquille, le maintien de l'ordre l'est tout autant. Ce n'est pas le maintien de l'ordre qui crée le désordre. Mais il existe un véritable problème sur les manifestations interdites. Au-delà, il faut cerner les options mises en œuvre par l'État : soit il considère que le droit de manifester est supérieur à beaucoup d'autres, en tant que droit constitutionnel ; soit il considère qu'il faut interdire certaines manifestations et, dans ce cas, il utilise les moyens adaptés à cette interdiction. L'écueil est qu'il est souvent dans l'entre-deux.

S'agissant des violences liées à la défense de la cause environnementale, la première zone à défendre était le Larzac dans les années 1970. Notre-Dame-des-Landes a été une grande répétition générale qui a duré : l'État a tergiversé longuement, y compris à l'égard des référendums locaux et de la position des habitants. Il y a eu une déperdition de l'autorité de l'État.

Le phénomène n'est pas nouveau et n'est pas la poursuite de la politique par d'autres moyens, au contraire. Pendant longtemps, sur le modèle allemand, les représentants politiques de l'écologie ont choisi de devenir des opérateurs du système politique, ayant des élus et des ministres. Ils essayaient justement de supprimer la partie la plus violente de l'activité de désobéissance civile, qui n'avait jamais été particulièrement tranquille en France : les processus issus du Mahatma Gandhi ou de Martin Luther King ne sont pas des produits nationaux.

Une partie du problème est provenue de l'expérience des Gilets Jaunes qui a conduit certains à considérer que la casse assure l'écoute. Une partie des dirigeants des Verts est probablement préoccupée, d'autant qu'un de leurs chefs a été considéré comme un « collabo » par l'aile la plus militante des organisateurs des manifestations de Sainte-Soline. Je pense qu'il faudrait plutôt aider les politiques à reprendre le contrôle de leurs franges les plus dures. Malheureusement, à Saint-Brévin comme ailleurs, nous assistons à des phénomènes d'extrême violence qui peuvent aboutir à des tentatives d'assassinat. Par conséquent, les enjeux essentiels portent sur la reprise en main des éléments le plus extrémistes qui considèrent la politique hors d'état de répondre, et la violence une réponse à une partie des questions auxquelles ils pensent que l'État ou les élus ne se posent plus. La perte de confiance envers le monde politique, le monde médiatique et le monde universitaire est patente. Les élus locaux permettaient encore de tenir une partie du sujet, mais ils ne sont plus épargnés non plus désormais.

Il existe un problème de croissance du niveau général de violence dans la société et pour une partie d'entre elle, notamment sur la question environnementale, un sens de l'urgence et du besoin. Cette urgence passe par des opérations de sabotage et la violence, comme s'il s'agissait là du dernier outil à disposition. Il est donc difficile d'établir un dialogue avec ces militants extrêmes. Ils vous expliquent pourquoi l'extrême est devenu la manière ordinaire de manifester : « on n'a plus le temps de faire autre chose ».

Tout mouvement social accouche d'une génération radicale, d'une avant-garde violente et parfois d'actions qui reposent sur la terreur. Il y a là malheureusement une tradition partagée par la plupart des pays qui les ont connus. Cela a pu s'appeler, dans les années 1970, « les années de plomb » ou la « stratégie de la tension ». Ce phénomène existe et il ne faut pas le sous-estimer ; il se diffuse aujourd'hui sur la question environnementale comme cela a pu être hier le cas pour des motifs sociaux, industriels ou politiques.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie pour vos propos et votre hommage aux policiers, notamment les policiers de terrain, qui n'ont pas été écoutés pendant des années. Leur technicité, leur vision et leur stratégie ont été dénigrées par une certaine hiérarchie.

Nous venons d'auditionner les auteurs du livre L'affrontement qui vient. Ils ont utilisé des formules particulièrement explicites en parlant de radicalisation et de durcissement du mouvement écologiste. Malheureusement, nous nous dirigeons certainement vers une amplification des violences et des confrontations. Vous évoquez les attaques envers les forces de l'ordre et l'existence d'une violence structurelle. Or, des évènements à venir sur notre territoire comme la coupe du monde de rugby et les Olympiades nécessiteront une grande vigilance. Il convient de tout faire pour éviter de reparler de ce sujet dans dix ou quinze ans.

Vous avez également établi un lien avec l'épisode des Gilets Jaunes, où des amateurs du maintien de l'ordre ont été dépêchés face à des amateurs de la manifestation. Faudrait-il augmenter les effectifs des unités de force mobile, compagnies républicaines de sécurité et escadrons de gendarmerie mobile, avec des moyens adaptés et notamment des armes intermédiaires ? Les gendarmes et les policiers auditionnés ont indiqué que plus que les violences augmentaient à leur encontre, plus des moyens leur étaient retirés.

Quel est votre avis concernant la formation continue, un sujet essentiel selon moi ? Quand j'étais instructeur de police, nous n'avions obtenu pas suffisamment d'explications sur l'article 435-1 du code de la sécurité intérieure relatif aux règles d'usage des armes. Il convient d'éviter de nouvelles erreurs.

Permalien
Alain Bauer, criminologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers

Vous êtes, monsieur le député, un fin connaisseur du sujet. Nous avons assisté à une politique de déflation considérable des forces mobiles, notamment par la réduction structurelle des effectifs, qui a nécessairement induit des problèmes d'efficacité. À une période, certains ont pensé que ces unités ne servaient plus à grand-chose. On les a aussi transformées de forces mobiles en personnels sédentaires.

Nous n'avons pas besoin de plus de policiers mais de « mieux de policiers », en répartition territoriale comme en spécialisation. La réduction de la formation initiale est un danger absolu. La formation doit concerner la relation avec les citoyens quels qu'ils soient, mais également l'apprentissage permanent de l'usage des outils dont les personnels n'ont ni l'habitude, ni l'expérience, ni la maîtrise. Le flashball et le lanceur de balles de défense sont clairement différents en termes de distance, de puissance et de diamètre. L'un est un équipement conçu pour repousser, l'autre pour frapper.

Depuis les évènements récents, les effets pervers de tirs malencontreux de lanceur de balles de défense ont été bien répertoriés. On constate de nombreux usages dont les effets involontaires sont liés à la mauvaise maîtrise et la mauvaise compréhension de l'outil. La qualité des personnels et de leur formation représente des enjeux majeurs. Il a fallu regarnir les effectifs après en avoir perdu beaucoup pour de mauvaises raisons. Mais on ne gère pas la politique du pays avec un tableur à Bercy. S'il est essentiel d'avoir un bon contrôle des deniers publics, certains ont été complices d'une opération qui a désorganisé l'industrie, la sécurité, le militaire et le sanitaire.

Sur le fond, on peut parfaitement redéployer, restructurer et former à nouveau une partie importante des dispositifs. Depuis de nombreuses années, je forme des gendarmes, des militaires et des analystes du renseignement. Je suis étonné du retard de la police nationale par rapport aux autres institutions en charge de l'ordre, notamment depuis le départ du contrôleur général Émile Perez.

Après le ministère Poniatowski est intervenue une modification des régimes horaires à l'arrivée de la gauche au pouvoir. Des effectifs en volume horaire ont été perdus, les heures supplémentaires n'ont pas été réglées. Différents évènements ont montré un profond désamour vis-à-vis du cœur du ministère de l'intérieur, c'est-à-dire les humains. De temps en temps, il existe de grands ministres de la police et de grands ministres des policiers – plus difficilement les deux. Mais l'on sent bien l'immense difficulté. La peine morale, sociale, organisationnelle et matérielle des policiers constitue un véritable sujet de préoccupation.

Dans cette situation, le ministre de l'intérieur actuel est plus actif et compréhensif que certains de ses prédécesseurs. Cependant, il existe un enjeu de doctrine, de structuration des missions. Il faut arrêter de tout mélanger. L'idée de polyvalence a tué le métier : on ne peut pas tout faire avec les mêmes personnels, et seulement 10 % d'entre eux la nuit alors que 50 à 60 % de la criminalité s'y concentre. De surcroît, les affectations horaires et territoriales, les moyens matériels et humains demeurent marqués par une certaine « curiosité » dans les implantations.

Il existe un grand enjeu pour faire de la police un nouvel outil de préservation de la paix, accepté par la population et en situation d'enracinement dans les espaces, y compris les plus difficiles. Cela nécessite évidemment un grand effort qualitatif. L'actuel ministre de l'intérieur en est parfaitement conscient. Mais je ne suis pas sûr que cela soit nécessairement partagé par le ministère de l'économie. Cependant, il ne faut jamais désespérer.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie pour la qualité de cet échange. Vos propos étaient très éclairants.

*

La réunion se termine à onze heures vingt-cinq.

Présences en réunion

Présents. – M. Florent Boudié, M. Aymeric Caron, Mme Edwige Diaz, Mme Félicie Gérard, M. Philippe Guillemard, M. Patrick Hetzel, Mme Patricia Lemoine, M. Benjamin Lucas, M. Ludovic Mendes, M. Serge Muller, M. Michaël Taverne, M. Alexandre Vincendet

Excusés. – Mme Aurore Bergé, M. Romain Daubié, Mme Emeline K/Bidi