Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Réunion du jeudi 19 janvier 2023 à 17h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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Jeudi 19 janvier 2023

La séance est ouverte à 17 heures 05

(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)

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M. Lewandowski, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation et d'être présent cet après-midi. Nous avons déjà reçu plusieurs présidents successifs d'EDF ainsi que votre collègue en charge du renouvelable et nous avons l'occasion, grâce à vous, de nous pencher davantage sur la question, entre autres, du thermique. Je rappelle que vous avez été directeur de cabinet de François Roussely entre 1998 et 2004, c'est-à-dire lorsque celui-ci était président d'EDF. J'en profite d'ailleurs pour lui rendre un hommage cet après-midi, car il nous a quittés quelques jours auparavant. Vous avez en charge la production nucléaire, qui constituait 87,3 % des 413 térawattheures d'électricité produits par EDF en 2021. Les questions de corrosion sous contrainte, de grand carénage, de plan Excell, d'ARENH, de disponibilité du parc, de prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires, de la sûreté et de la sécurité de celles-ci sont de votre ressort et elles ont émaillé les propos de diverses personnes que nous avons déjà auditionnées. Nous recueillerons donc avec grand intérêt les précisions que vous pourrez nous apporter. En outre, je précise que vos fonctions ne s'étendent pas, a priori, au nouveau nucléaire, à savoir les EPR et les SMR. Vous avez cependant également la charge des centrales thermiques, qui produisent 2,6 % de la production électrique d'EDF. Leurs atouts ne doivent pas être tout à fait sous-estimés dans l'équilibre qu'ils offrent au réseau. D'ailleurs, ceux-ci amènent de la réactivité ainsi que de la flexibilité, les coûts d'investissement sont faibles et les délais de construction sont relativement réduits. Cependant, ces centrales présentent un défaut en termes d'émission de CO2. Enfin, la question de la suppression de 12 gigawatts de capacité pilotable installée au cours des dix dernières années n'a pas encore obtenu de réponse tout à fait satisfaisante.

Nous avons reçu M. Bruno Bensasson la semaine dernière afin qu'il nous présente les activités d'EDF pour le renouvelable, dont l'hydro-électrique. Monsieur Lewandowski, vous siégez également au sein du comité exécutif d'EDF et nous comptons sur vous pour nous fournir quelques informations sur la gouvernance d'EDF et le mode de définition des choix stratégiques de cette entreprise. Je rappelle qu'un questionnaire vous a été adressé par le rapporteur et celui-ci pourra guider votre propos introductif.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Cédric Lewandowski prête serment.)

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, mesdames et messieurs, je tiens à vous remercier de m'avoir invité à témoigner devant votre commission d'enquête au mon engagement professionnel et personnel au service de la filière nucléaire française. Je pense effectivement que celle-ci se trouve au cœur de la souveraineté de notre pays.

Après avoir débuté mon parcours professionnel au sein d'institutions publiques, j'ai rejoint EDF en 1998 en tant que directeur de cabinet de François Roussely, que j'ai eu la chance de servir jusqu'en 2004. Il nous a quittés la semaine dernière et je vous remercie, monsieur le président, de lui avoir rendu hommage, car j'y suis particulièrement sensible, comme tous ceux qui ont travaillé à ses côtés. Après cette époque, j'ai occupé les fonctions de directeur de la division transports et des véhicules électriques, puis de la division collectivités territoriales. Ensuite, j'ai été nommé directeur du cabinet civil et militaire du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, en mai 2012. À la fin du quinquennat, j'ai souhaité travailler à nouveau pour EDF et Jean-Bernard Lévy m'a proposé le poste de directeur de la stratégie, de l'innovation et de la responsabilité d'entreprise. Depuis le 1er juillet 2019, je suis directeur exécutif du groupe EDF en charge de la direction du parc nucléaire et thermique. La suite de mon intervention liminaire répondra en partie aux questions du rapporteur et je vous ai adressé le détail de ces réponses.

L'énergie nucléaire est non seulement une solution d'avenir pour la production d'un bien essentiel et vital, à savoir l'électricité, mais elle doit aussi demeurer un domaine d'excellence de la France. Depuis 1896 et la découverte des rayons ioniques par Henri Becquerel, les scientifiques et les industriels français se sont en effet particulièrement illustrés dans le domaine. Je fais évidemment référence à Marie Curie, jeune étudiante polonaise qui décide dès 1897 de consacrer sa thèse à la radioactivité et qui signe l'émergence d'un nouveau territoire de la science. En 1934, Irène Curie et Frédéric Joliot ouvrent la voie de la radioactivité artificielle et, à la veille du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, les grands principes de la réaction en chaîne sont énoncés. Ses perspectives d'utilisation civile et militaire sont alors clairement identifiées et les Français font la course en tête.

À la Libération, le général de Gaulle décide de conforter le rôle de premier rang de la France dans le nucléaire et, dès le 18 octobre 1945, il signe l'ordonnance instituant le CEA. Ses orientations décisives seront heureusement suivies par la Quatrième République. L'engagement du CEA, puis celui d'EDF, créée le 8 avril 1946 conformément au programme du Conseil national de la Résistance et à l'initiative de Marcel Paul, alors ministre de la production industrielle, ont permis le développement de la filière française, dite d'uranium naturel graphite gaz (UNGG), dont six réacteurs construits dans les années 50. En 1969, la filière à eau pressurisée (REP) est retenue pour les nouveaux développements du parc français ainsi que les six réacteurs de Fessenheim et Bugey, dont la construction a débuté dans les années 1970. Ils constituent donc les têtes de série du programme nucléaire français, lancé le 6 mars 1974 par le Premier ministre Pierre Messmer. 52 réacteurs ont ainsi été mis en service entre 1980 et 1999, permettant à EDF d'être aujourd'hui encore le premier exploitant nucléaire mondial.

Les atouts du nucléaire sont nombreux et le nucléaire restera un outil de souveraineté. Sans entrer dans les débats savants autour de ce concept, il est clair à mes yeux qu'il est important que l'État ne soit déterminé que par sa propre volonté et par ses propres intérêts. Dans le domaine nucléaire, les questions d'indépendance énergétique, de sécurité d'approvisionnement, de compétitivité et de décarbonation relèvent très clairement de cette notion. Il est donc très important que notre nation maîtrise l'ensemble du cycle, à savoir la conception, la construction, l'exploitation et le démantèlement des réacteurs.

Par ailleurs, le caractère dual du nucléaire le rend d'autant plus essentiel. Le lien entre le civil et le militaire est en effet apparu dès la découverte de la fission et un des brevets déposés par Frédéric Joliot-Curie concernait la bombe atomique. Depuis ce moment, la dualité de l'énergie nucléaire est une réalité féconde et essentielle pour ces deux usages. Par exemple, la technologie REP, majoritairement utilisée dans les réacteurs nucléaires civils, est dérivée de celle du réacteur qui équipait le premier sous-marin à propulsion nucléaire américain en 1954. Tous les spécialistes savent que l'inscription dans la durée de la stratégie militaire nucléaire de la France passe également par un secteur nucléaire civil dynamique. Cet engagement résolu dans le nucléaire civil a été un choix stratégique de l'État pour des raisons de sécurité d'approvisionnement après le choc pétrolier de 1973. Cette décision a porté ses fruits depuis près de cinquante ans. En effet, l'énergie est une industrie de temps long et la planification ainsi que les visions à moyen et long termes sont indispensables.

Alors que la France dispose de très peu de ressources énergétiques fossiles exploitées sur son territoire, le développement du programme nucléaire a permis de fortement limiter la dépendance énergétique de notre pays. En effet, notre taux d'indépendance est ainsi passé de 23,9 % en 1973 à 55 % en 2021. De plus, ce taux d'indépendance atteint 40 % au niveau de l'Union européenne. Toutefois, l'indépendance énergétique absolue est impossible à atteindre, comme Jean-Marc Jancovici l'a brillamment démontré devant votre commission.

Le programme nucléaire français s'est également accompagné d'un développement des exportations d'électricité et celui-ci a largement bénéficié à la compétitivité de notre économie, en assurant historiquement une fourniture d'électricité aux industriels sur notre territoire à un prix hors taxes compétitif, stable et prévisible. Le nucléaire est un outil industriel formidable et cette filière regroupe aujourd'hui 220 000 salariés en France, répartis dans environ 3 200 entreprises, dont 80 % de TPE-PME. Le nucléaire représente une industrie stratégique dans un monde instable et en profonde mutation. De plus, son haut contenu technologique est un moteur pour l'ensemble des systèmes industriels, de la recherche et de l'éducation des pays qui le développent : la France ne fait pas exception et la dimension géopolitique du nucléaire n'aura échappé à personne. Le nucléaire constitue enfin une technologie bas carbone incontournable dans la lutte contre le dérèglement climatique, ce qui conforte encore sa vocation stratégique. Sa maîtrise est donc essentielle pour les grandes puissances mondiales. Ses bonnes performances en termes d'utilisation des ressources naturelles, son empreinte au sol tout à fait modeste et de très faibles émissions de gaz à effet de serre représentent ses atouts majeurs. En retenant la référence du GIEC, les émissions de CO2 pour produire un kilowattheure d'électricité nucléaire s'élèvent à environ 12 grammes, soit un niveau comparable à celui de l'électricité d'origine éolienne et très favorable au regard de toutes les autres énergies.

En juillet 1998, François Roussely m'a nommé à ses côtés et je n'assurais pas de fonctions opérationnelles, mais j'ai eu la chance de vivre ces années importantes pour le groupe EDF. Très rapidement, François Roussely a constaté qu'il était nécessaire d'appréhender l'arrivée imminente de la concurrence, à laquelle notre groupe ne s'était pas préparé. Or la première directive d'ouverture du marché concernait les grands consommateurs et était directement applicable dès le mois de février 1999. Nous ne disposions donc que de quelques mois avant d'aller vers le client et, cinq ans plus tard, 70 % du marché étaient ouverts.

François Roussely avait aussi jugé absurde la dynamique qui conduisait l'État à exiger une baisse annuelle des tarifs au nom de la rente nucléaire à partager. À notre arrivée, les tarifs résidentiels baissaient effectivement de 2 % par an. Or il était évident que la courbe des investissements remonterait dès lors que la question de la prolongation de l'exploitation du parc ou de son renouvellement se poserait. Grâce à un combat acharné, François Roussely est parvenu à obtenir une stabilisation des tarifs, puis une augmentation de ceux-ci, ce qui a permis de redonner de l'oxygène aux finances d'EDF. En 2003, nous sommes parvenus à une augmentation de 3 %.

En outre, le Premier ministre Lionel Jospin avait annoncé la fermeture de Superphénix en juin 1997 et cette centrale a fait l'objet d'un décret de mise à l'arrêt définitive, paru le 30 décembre 1998. Dominique Voynet, alors ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement, défendait cette décision en rappelant que la fermeture de Superphénix était un élément constitutif de l'accord de la nouvelle majorité. Il nous est revenu de mettre en œuvre cette décision politique, peu importe les convictions qui étaient les nôtres. Aujourd'hui, le démantèlement du réacteur se poursuit et le coût total de cette opération représente environ deux milliards d'euros.

Nous avons également assisté, en 1999, à la mise en service du 58e réacteur, à savoir Civaux 2. Je souhaite également citer, parmi les points marquants du mandat de François Roussely, le développement européen de notre maison, notamment en Grande-Bretagne, en Italie et en Allemagne. La décision d'ouverture des marchés a effectivement entraîné, à la suite de la directive de 1996, une recomposition totale du secteur et EDF ne pouvait que perdre des clients en France, ce pour quoi l'entreprise devait en gagner ailleurs en diversifiant ses activités et en se montrant conquérante hors de France. En 1998, EDF représentait 18 % de la production en Europe, puis 22 % en 2003. EDF est donc devenue, en quelques années, un leader européen centré sur la France qui détenait un portefeuille de métiers équilibré, tant entre l'amont et l'aval qu'entre le régulé et le dérégulé. Au début de l'année 2004, François Roussely rappelait qu'EDF disposait d'une maîtrise qui lui permettait d'avoir parmi les prix les plus bas d'Europe, d'une production qui couvrait 125 % de la consommation nationale et d'ambitions pour préparer l'avenir. Pour rappel, son projet visait la pérennisation du haut niveau du parc nucléaire, l'amélioration du taux de disponibilité des centrales, l'engagement d'un démonstrateur EPR pour préparer les choix de 2015-2020, la pérennisation des concessions hydrauliques et le développement de l'éolien. Je souligne par ailleurs la performance du parc nucléaire à cette époque. En effet, le coefficient de disponibilité s'élevait à 83,5 % en 2005.

La préparation de l'avenir constituait un axe constant de notre travail, alors même que le parc était récent et supposé excédentaire. Les opposants au nucléaire estimaient que l'intérêt de la préparation de construction de nouveaux réacteurs était une forme de non-sens dès lors que nous exportions. François Roussely occupait une position contraire et il avait saisi le Conseil d'administration le 22 juin 2004 pour l'approbation du maintien de « l'option nucléaire ouverte » et pour recevoir l'autorisation de faire tous actes pour engager le processus nécessaire en vue d'aboutir à la construction d'une tête de série EPR. Pour rappel, le Gouvernement mettait fin à son mandat deux mois plus tard. J'appelle l'attention de la commission sur le fait que, dans les années qui ont suivi, les investissements liés aux réseaux de distribution ont principalement concentré les efforts de notre maison.

En 2010, l'échec français aux Émirats Arabes Unis fut particulièrement douloureux. Le Président de la République Nicolas Sarkozy a alors demandé à François Roussely de piloter une mission consacrée à l'avenir de l'énergie nucléaire civile et de proposer des orientations concrètes ainsi que d'éclairer les décisions que devrait prendre l'État vis-à-vis de la filière nucléaire. J'ai eu le privilège de participer à ces travaux et, après plus de 200 auditions, le rapport final a été remis en mai 2010 au Président de la République. Il est malheureusement classifié, mais une synthèse reprenant les quinze principales recommandations a été rendue publique en juin 2010. Il est notamment indiqué dans cette synthèse que la filière française est confrontée à un double défi à l'horizon 2030. Sur un plan national, il lui faudra mener à bien les chantiers des quelques nouvelles centrales, assurer le parfait fonctionnement du parc et préparer la prolongation de la durée de vie des centrales actuelles au-delà de 40 ans. À nouveau, l'ancien Président revient sur son obsession, à savoir planifier une hausse modérée mais régulière des tarifs de l'électricité en euros constants afin de permettre la préparation du financement du renouvellement du parc à long terme. Malgré la catastrophe de Fukushima survenue moins d'un an après la publication du rapport, ces propos semblent toujours d'une très grande actualité. À travers son rapport, François Roussely appelait à la nécessaire réorganisation de la filière française, dans laquelle EDF jouerait un rôle d'architecte ensemblier. Il souligne également l'impérieuse nécessité d'insuffler une nouvelle dynamique au lien stratégique entre EDF, Areva et la fédération des PME autour des champions nationaux. Depuis 2016, Framatome, composante de l'ex-Areva, a rejoint le Groupe EDF et le Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (GIFEN) contribue maintenant à la mobilisation de la filière.

À travers ce rapport, François Roussely évoquait également l'extension de fonctionnement des centrales à 60 ans en toute sûreté. La prolongation de la durée d'exploitation des centrales existantes au-delà de 40 ans est l'objet du programme grand carénage, engagé depuis 2014 par EDF.

Enfin, le rapport abordait les questions de formation et de gestion des ressources humaines de la filière nucléaire française. La mission avait en effet proposé d'engager un plan national de développement des compétences pour mobiliser tous les acteurs. Cependant, si des actions ont été entreprises après 2010, notamment grâce au comité stratégique de la filière, elles n'ont pas été à la hauteur des enjeux. La catastrophe de Fukushima et les choix politiques nationaux ont certainement contribué à freiner la dynamique espérée.

En 2017, j'ai retrouvé le groupe EDF, d'abord comme directeur en charge de la stratégie, de l'innovation et de la responsabilité d'entreprise. Les conséquences de la catastrophe de Fukushima étaient alors tout à fait concrètes sur la vie du groupe. En effet, des améliorations avaient été mises en place à l'initiative de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ou d'EDF elle-même et une nouvelle alimentation électrique avait été mise en œuvre avec les diésels d'ultime secours, de même qu'une nouvelle source froide, et la force d'action rapide du nucléaire avait été constituée. L'état d'esprit s'était également modifié : j'avais quitté l'entreprise dans une situation de renaissance du nucléaire et j'y suis revenu dans une vision de décroissance inéluctable du nucléaire français. Cette vision était notamment alimentée par une perte de confiance des leaders d'opinion dans l'avenir du nucléaire dès 2012. À la demande de Jean-Bernard Lévy, je me suis consacré à la préparation des contributions d'EDF à la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), alors en cours d'élaboration pour la période 2019-2028. Cette PPE a finalement été adoptée le 21 avril 2020. Le cahier d'acteurs établi à l'époque avait pour ambition de faire d'EDF l'opérateur national de la transition énergétique vers un monde décarboné, prenant en compte les ENR. Par ailleurs, la capacité à disposer en temps voulu des gigawattheures nécessaires en France suppose d'opérer des choix quant au développement de nouvelles capacités nucléaires.

J'exerce maintenant la fonction de directeur exécutif du groupe EDF en charge de la direction du parc nucléaire et thermique depuis trois ans et demi. Il m'est revenu, parmi mes premières actions, de mettre en œuvre la décision de fermeture de Fessenheim. Le 30 septembre 2019, EDF a adressé la demande d'abrogation d'exploiter ainsi que la déclaration de mise à l'arrêt définitif des deux réacteurs de la centrale à la ministre de la transition écologique et solidaire ainsi qu'à l'ASN. Le premier réacteur a ensuite été arrêté le 22 février 2020, tandis que le second a été arrêté le 30 juin 2020. Dans un contexte rendu particulièrement complexe par la pression externe et la crise sanitaire, tous les salariés de Fessenheim ont eu à cœur de démontrer leur capacité à exploiter de manière performante et en toute sûreté la centrale jusqu'à la dernière minute. Ils ont, de cette manière, témoigné de la haute conscience professionnelle qui les animait et je les en remercie.

Les priorités de la direction que j'anime depuis 2019 visent toutes le même objectif pour le parc en exploitation, à savoir assurer aujourd'hui comme demain la meilleure disponibilité possible des centrales françaises en toute sûreté. Nous avons engagé le programme Start 2025, qui constitue un plan de transformation ambitieux et entièrement dédié à la maîtrise des durées d'arrêt de réacteurs, qui représentent un point primordial de la performance du parc de production nucléaire français Les premiers résultats sont encourageants mais les efforts doivent se poursuivre. Nous avons également lancé la deuxième phase du grand carénage, qui vise la prolongation de la durée d'exploitation des réacteurs existants. Pour sécuriser ce programme industriel d'un coût d'environ 33 milliards d'euros courants pour la période 2022-2028, nous portons une attention toute particulière à l'organisation industrielle. J'ai d'ailleurs réuni, dans le réseau Cap Ten (« ten » pour décennal), des industriels partenaires pour renforcer les liens, partager les savoir-faire et les pratiques, fournir une visibilité à long terme et créer les relations de confiance nécessaires.

La déclaration sur la politique énergétique nationale du Président de la République en février 2022 à Belfort a conforté notre volonté de prolonger la durée d'exploitation de nos réacteurs le plus longtemps possible et dans les meilleures conditions de sûreté. Nous n'ignorons pas, par ailleurs, que six réacteurs américains ont déjà reçu de leur autorité de sûreté une licence d'exploitation jusqu'à 80 ans de la part de leur autorité de sûreté. En outre, la crise sanitaire et les périodes de confinement ont entraîné une certaine désorganisation de la programmation et nous avons parfois dû allonger ou reporter des opérations de maintenance. Cependant, nous avons poursuivi nos activités en assurant la continuité du service public, l'approvisionnement en électricité étant plus que jamais stratégique pour le maintien de l'activité économique du pays ainsi que le bon fonctionnement du système de santé et de l'ensemble des services publics.

Un phénomène inédit, à savoir la corrosion sous contrainte des tuyauteries de circuits auxiliaires du circuit primaire, perturbe depuis plus d'un an le fonctionnement du parc nucléaire et pèse fortement sur sa disponibilité. Au-delà de la période initiale d'urgence qui a concentré toutes nos forces internes et externes, nous entrons dans une seconde phase qui consistera à réaliser des contrôles et réparations ainsi qu'à mener des actions de recherche et de compréhension du phénomène. Tout ce travail sera d'ailleurs mené en parfaite cohérence avec les prescriptions de l'ASN. Ce programme de plusieurs années, présenté à l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques, le 27 octobre dernier, lors d'une audition publique, s'ouvre devant nous et je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

La question des compétences est évidemment centrale et elle est au cœur du dernier rapport commandé par le gouvernement à MM. d'Escatha et Collet-Billon. Alors que la filière emploie environ 220 000 personnes, nos effectifs devraient atteindre près de 300 000 personnes en 2030 pour mettre en place le programme de Belfort. En prenant en compte les départs naturels, le secteur nucléaire devrait procéder à environ 150 000 nouveaux recrutements. Cependant, des difficultés de recrutement sont rencontrées en lien avec la désindustrialisation du pays et avec la désaffection des jeunes pour les métiers techniques et du nucléaire. Par conséquent, nous nous sommes engagés, avec la filière, dans un plan de grande ampleur afin de former de nouveaux collaborateurs, de développer l'attractivité de nos métiers et de convaincre les jeunes et moins jeunes diplômés de nous rejoindre. Les efforts doivent permettre de faire évoluer la perception des futurs salariés ainsi que celles de leurs parents et de leurs enseignants. L'université des métiers du nucléaire, créée l'an dernier, a vocation à porter cet élan et les fondements posés par celle-ci dans les territoires, avec le réseau académique, le tissu industriel et les pouvoirs publics, représentent de formidables atouts. Je suis convaincu que nous trouverons les clés du renouveau en travaillant là où nos projets se déploient.

En conclusion, la poursuite de l'aventure du nucléaire civil passe par un grand projet national associant toutes les parties prenantes afin de relever les grands défis à venir collectivement, qu'ils soient humains, industriels ou financiers. La volonté et le soutien de l'État, de la représentation nationale et des élus locaux seront naturellement déterminants, de même que la mobilisation des acteurs de la filière ainsi que de l'éducation et de la formation. J'insiste enfin sur la nécessité de veiller à ce que les décisions prises s'inscrivent dans le temps long. La programmation et la persévérance constituent en effet les deux conditions sine qua non de notre réussite collective dans la durée. Le nucléaire civil est bien au cœur des enjeux de souveraineté nationale et d'indépendance énergétique, ce pour quoi je vous remercie à nouveau d'avoir pris l'initiative de cette commission ainsi que de m'avoir invité aujourd'hui.

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Certaines confusions se sont produites entre le grand carénage, la quatrième visite décennale (VD4), la corrosion sous contrainte et les conséquences post-Fukushima. Pourriez-vous nous exposer les points de rencontre et les distinctions entre ces quatre grands domaines de l'activité de maintenance, en vous concentrant notamment sur la différence entre le grand carénage et la VD4 ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Je distinguerai trois types d'opérations pour répondre à cette question. La première relève de la maintenance courante. Effectivement, nous disposons d'un parc considérable, comprenant 56 réacteurs nucléaires, et il doit être surveillé en permanence. Il vieillit naturellement, ce qui amène des remplacements de pièces ou des entretiens, car ils sont programmés de longue date au nom d'une obsolescence connue ou car nos équipes estiment qu'un tel travail doit être réalisé. Cette vie quotidienne du parc mobilise grandement nos collaborateurs et nos sous-traitants.

La deuxième opération est relative aux visites décennales qui nous conduisent au grand carénage. En 2015, le Conseil d'administration d'EDF a décidé de rassembler en un seul ensemble financier la maintenance, les visites décennales et les remplacements des grands composants. Toutefois, les visites décennales représentent le cœur de cette opération, car elles structurent la vie du parc nucléaire français et elles correspondent à de réelles aventures industrielles en elles-mêmes. En effet, celles-ci induisent de mener un nombre considérable d'études préalables ainsi que de travaux et de modifications. Dans la pratique, sept années sont nécessaires pour préparer les visites décennales et, ensuite, environ sept années supplémentaires sont nécessaires à leur réalisation. Il existe forcément des points de rencontre entre ces diverses opérations, notamment car les sous-traitants interviennent sur les différents sujets. Les visites décennales sont le résultat d'une réflexion commune entre l'opérateur national, l'ASN et l'IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), mais elles prennent également en compte l'état du monde. Par exemple, Fukushima a joué un rôle très dimensionnant dans les visites décennales du passage de 40 ans à 50 ans. Cette situation explique que les VD4 représentent une masse de travail, de modifications et de financement cinq fois supérieure à celle des visites décennales pour le passage de 30 ans à 40 ans. Concrètement, des milliers de salariés travaillent sur chacun des réacteurs lors des travaux. Ces visites correspondent donc au cœur de l'amélioration continue de notre parc nucléaire, ce qui en fait sa force au regard des standards internationaux.

Enfin, la troisième opération concerne la corrosion sous contrainte, qui correspond à un événement totalement inédit. Il n'a aucun lien avec le vieillissement de la centrale et avec le grand carénage. Il s'agit d'un problème tout à fait sérieux et d'un défaut générique redouté depuis l'origine par notre maison. En effet, notre parc est très standardisé. Dès lors, lorsque surgit un défaut qui n'avait pas été prévu, il est possible qu'il se retrouve sur chacun de nos réacteurs. La survenue de ce défaut de corrosion sous contrainte nous conduit à ajouter un programme industriel supplémentaire aux deux précédemment évoqués. Par conséquent, l'ensemble de ces programmes représente une charge de travail extrêmement importante pour un certain nombre d'emplois de toute la filière. Par exemple, la corrosion sous contrainte mobilise davantage les métiers de soudeurs, d'usineurs et de métallurgistes.

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Une partie des conséquences de Fukushima a tout de même été anticipée sur les visites décennales.

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Les visites décennales découlent d'une réflexion de l'opérateur national qu'est EDF, lequel adresse des propositions ; il revient ensuite à l'ASN de valider ou non ces propositions ainsi que d'ajouter des modifications. En outre, il est vrai que nous n'avons pas attendu la survenue des visites décennales pour lancer un certain nombre de travaux. Cependant, il nous reste à en effectuer beaucoup d'autres.

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Nous comprenons que la filière nucléaire nécessite des réflexions à long terme et il apparaît que la corrosion sous contrainte ne pouvait pas réellement être anticipée. Par ailleurs, vous expliquez que les VD4 sont cinq fois plus conséquentes que les VD3. Dès lors, à quel moment cette surcharge apparaît-elle ? Quelle stratégie d'anticipation de cette surcharge est-elle mise en place ? De plus, comment le niveau d'exigence des VD4 se construit-il et quelle est la conjugaison de ce niveau d'exigence avec le possible d'un programme industriel ? Concrètement, pourrions-nous imaginer que cette ligne d'arrivée soit construite en fonction de disponibilités industrielles ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Nous estimons que l'avis générique pris par l'ASN en février 2021 et permettant la prolongation des réacteurs nucléaires de 900 mégawatts de 40 ans à 50 ans est un avis équilibré. Cet équilibre a été trouvé entre les exigences post-Fukushima et le rapprochement des derniers niveaux de sûreté, à savoir ceux des EPR. Cet équilibre a également été construit entre les exigences de l'opérateur ainsi que celles de l'ASN et la capacité industrielle à réaliser ce programme.

Nous estimons que le grand carénage engagé, certes ambitieux, dispose de ressources suffisantes immédiatement et au fur et à mesure de la montée en puissance de l'appareil mis en place. Concrètement, nous ne voyons pas de difficulté particulière à réaliser l'ensemble de ces travaux. Nous avons déjà réalisé sept VD4, tandis que d'autres sont lancées, et nous n'avons rencontré aucune difficulté à rassembler les personnels et compétences dont nous avions besoin. La corrosion sous contrainte ralentit évidemment un certain nombre de travaux, mais nous ne rencontrons pas de difficultés à effectuer le passage de 40 ans à 50 ans, même s'il mobilise l'ensemble de la filière.

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Vous vous êtes déjà exprimé devant l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) et je ne vous demanderai pas de vous répéter. Cependant, vous avez réalisé une partie du plan présenté depuis octobre et elle a été menée avec succès. Pourriez-vous apporter des précisions sur les objectifs fixés initialement et les problématiques rencontrées ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

J'aimerais rappeler à cette commission qu'en octobre 2021, nous avons découvert un défaut que nous ne savions pas caractériser sur Civaux 1. Je souhaite d'ailleurs rendre hommage à nos techniciens qui l'ont relevé alors qu'ils ne correspondaient pas à leurs recherches. Désormais, nous avons à peu près compris le phénomène de la corrosion sous contrainte et il est infiniment complexe. En synthèse, il découle d'une série d'interactions liées au design des tuyauteries, au type d'acier, au type de soudures réalisées, à la chimie de l'eau qui circule dans ces tuyauteries et à la température : ces interactions génèrent des fissures plus ou moins importantes dans des tuyauteries auxiliaires au circuit primaire. Ce travail de recherche a été mené de manière tout à fait admirable, car nous pouvons modéliser ce phénomène et travailler sur les études de sûreté un an seulement après l'avoir découvert.

Par ailleurs, il était nécessaire d'effectuer des contrôles, mais nous ne disposions pas des outils adéquats, car nous n'avions pas connaissance de ce problème. De manière générale, la création d'un tel outil non destructif nécessite quatre à cinq ans. Cependant, il est déjà disponible un an après avoir découvert ce problème.

Depuis juillet 2022, nous avons réussi à disposer de l'ensemble des pièces de rechange dont nous avions besoin et à mettre en place un dispositif interne et externe, notamment grâce à quatre groupements d'entreprises qui ont réalisé un travail formidable. Aujourd'hui, neuf chantiers sont terminés, cinq sont à nouveau sur le réseau et quatre sont en cours de redémarrage. Plusieurs autres chantiers sont également menés en ce moment et des travaux complémentaires ont été effectués sur deux sites. Enfin, nous avons décidé de procéder à des remplacements complets de ligne sur trois autres réacteurs. Ces travaux sont donc très largement engagés et je remercie tous ceux qui s'y consacrent.

Pour l'année 2023, il a été convenu avec l'ASN de terminer le travail sur les réacteurs que nous estimons être les plus affectés, à savoir le N4 et le P'4. Sept réparations sont déjà programmées pour l'année 2023 : Nogent 1 et 2, Belleville 1 et 2, Cattenom 1 et 2 et Golfech 2. Nous avons annoncé un productible entre 300 et 330 térawattheures, car nous avons anticipé des travaux extrêmement conséquents. De surcroît, nous avons pris l'engagement vis-à-vis de l'ASN, de contrôler l'ensemble de nos réacteurs, ce qui nécessite encore de mener un certain travail. Il ne me semblait donc pas raisonnable d'annoncer devant l'OPECST que nous pourrions résoudre cette crise en moins de trois ans. Il est plus probable que des sujets liés à la corrosion sous contrainte seront intégrés aux programmes industriels lors des années 2023, 2024 et 2025. Nous essayons bien évidemment d'inclure ces travaux lors des visites décennales ou partielles afin de perturber le moins possible la production de notre parc.

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Je comprends que la crise sanitaire a entraîné un glissement calendaire au niveau de la maintenance courante. J'aimerais donc désormais que vous exposiez de quelle manière des arbitrages et des priorités ont été définis entre le statut de site d'intérêt vital pour la nation et le principe de précaution sur la réduction des chantiers de maintenance sur ces sites. Concrètement, comment le dialogue s'est-il construit entre les propositions d'EDF et les arbitrages gouvernementaux ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

La responsabilité de l'opérateur correspond à assurer le service public de la production à l'égard des concitoyens. Nos arbitrages ont donc été liés aux recherches d'équilibre que nous rencontrons en permanence. Nous veillions donc à la disponibilité d'un maximum de réacteurs pour le passage de l'hiver suivant. Nous avons d'abord connu deux mois de perturbations très intenses, suivis de six mois lors desquels nous avons connu des complications. Nous avons d'ailleurs remarqué lors de la période de confinement que nous étions parfois trop dépendants de nos partenaires pour certaines activités.

La définition de la programmation des arrêts correspond à de l'horlogerie fine, car elle intègre un nombre de facteurs et de critères très important. Cependant, le service public de l'électricité ne s'est pas interrompu pendant la crise sanitaire et aucun des éléments constitutifs de la vie du parc n'a été mis en difficulté. J'en félicite à nouveau l'ensemble de nos collaborateurs et de nos agents. Cependant, des perturbations ont tout de même été engendrées et, en l'espace de deux années, nous sommes presque parvenus à retrouver l'équilibre post-Covid-19.

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De quelle manière la stratégie d'approvisionnement en combustible d'EDF est-elle construite vis-à-vis des fournisseurs, à savoir Orano, Rosatom, Urenco, etc. ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Notre objectif correspond à tendre vers l'indépendance et la sécurité d'approvisionnement. Dans ce cadre, notre politique est extrêmement prudente, car elle vise à la fois à constituer des stocks et à diversifier l'ensemble de nos fournisseurs selon les différentes étapes liées à la fabrication du combustible. Évidemment, le sujet principal porte sur l'uranium et nous travaillons avec des fournisseurs présents sur presque tous les continents et avec lesquels nous avons signé des contrats de long terme. Nous sommes donc sereins sur notre capacité à disposer de l'uranium dont nous avons besoin et nous n'avons jamais rencontré de difficultés sur ce sujet.

Pour la conversion de l'uranium, nous travaillons avec l'Amérique du Nord et, avant tout, avec Orano. L'enrichissement découle quant à lui principalement d'un travail avec l'Europe et, plus précisément, l'Allemagne, les Pays-Bas (Urenco), le Royaume-Uni et la France (Orano). Par exemple, 55 % des capacités d'enrichissement nous sont fournies par Orano. Enfin, la fabrication est largement assurée par Framatome, mais nous travaillons également avec Westinghouse.

Si la question sous-jacente portait sur le rôle de la Russie, je précise que celle-ci est présente de manière extrêmement modeste et la France n'est pas dépendante de la fourniture de la Russie pour faire vivre son parc nucléaire. Celle-ci remplit un certain nombre de services utiles, notamment au travers de partenariats historiques avec Rosatom et sa filiale Tenex, comme le font d'autres prestataires. Cependant, nous n'en sommes pas dépendants et je rappelle également que nous respectons l'ensemble des accords internationaux sur le sujet. Par ailleurs, la filière de retraitement de l'uranium continue à fonctionner avec la Russie et nous souhaitons mettre en œuvre la première réalisation de ce type en 2023 dans le réacteur de Cruas.

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Il existe donc une stratégie de diversification et de sécurisation des approvisionnements. En cas de rétractation des marchés mondiaux en fonction des aléas géopolitiques, il serait intéressant d'offrir une comparaison entre les besoins et les capacités industrielles présentes sur le territoire national, ou immédiatement maîtrisées par les opérateurs nationaux.

Par ailleurs, il me semble que le cycle de combustible du REP dispose de deux points faibles, c'est-à-dire la conversion et le retraitement. Orano semble progresser en termes de capacités de conversion, mais celles-ci ne semblent pas disponibles à l'heure actuelle. De plus, le retraitement ne constituait pas spécialement une préoccupation française jusqu'alors. Si la situation se modifie, quelle vision avez-vous de la filière industrielle du retraitement en matière de maîtrise nationale ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Je suis clairement moins pessimiste que vous, car je pense que nous disposons de toutes les capacités dont nous avons besoin pour assurer notre indépendance et notre sécurité d'approvisionnement. Par ailleurs, pour la conversion, les capacités d'Orano à se développer sont très attendues et, plus nous pourrons assurer cette capacité de conversion au niveau national, plus nous serons satisfaits. À ce stade, grâce à nos partenaires en Amérique du Nord et en Europe, nous ne sommes pas préoccupés.

La question du retraitement est plus prégnante et nous cherchons évidemment à progresser vers la fermeture du cycle afin d'utiliser le moins de matière possible en la recyclant. Actuellement, seule l'usine de Tenex en Russie a la capacité d'accomplir ce travail de retraitement de l'uranium en Europe. Par ailleurs, nous avons commencé à travailler avec nos grands partenaires, préalablement au conflit russo-ukrainien, sur la possibilité d'intégrer une usine en Europe occidentale dans le cycle. Ce manque est temporaire sur la route de la fermeture du site, mais il ne représente pas un handicap pour la vie du parc.

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J'aimerais désormais que vous apportiez des précisions sur les effets de l'adaptation des centrales nucléaires à l'intermittence des ENR dans le réseau, en matière de vieillissement et disponibilité. Ce sujet a souvent été abordé lors des précédentes auditions, mais il reste relativement peu documenté.

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Notre parc nucléaire français dispose de capacités de modulation dont la plupart des autres parcs nucléaires du monde ne bénéficient pas, lesquels fonctionnent exclusivement en base. La souplesse du parc nucléaire français représente une réelle force et elle nous permet de nous adapter à des variations régulières, qui interviennent pour des réglages de fréquence du réseau, pour l'optimisation d'un certain nombre de placements et pour assurer l'équilibre entre l'offre et la demande.

Nous pouvons cependant nous demander quelles sont les potentielles conséquences de cette capacité sur l'outil industriel. Il apparaît aujourd'hui que ces conséquences sont tout à fait mineures, car la modularité reste aujourd'hui assez peu utilisée. Aucune évolution sur le circuit primaire ne conduirait à des accélérations anticipées de vieillissement. En outre, le débat technique est plus dense sur le circuit secondaire, sujet sur lequel j'ai engagé une réflexion, car un certain nombre d'outils souffrent plus que d'autres. Nous souhaitons d'ailleurs travailler davantage ce sujet, car nous sommes convaincus que nous nous dirigeons vers de plus en plus de modularité en raison de l'augmentation progressive des énergies intermittentes et des effets liés au dérèglement climatique. Concrètement, ces éléments prospectifs nous interrogent sur le vieillissement accéléré éventuel que la modularité crée sur nos outils industriels.

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Lors de ces dix dernières années, 10 gigawatts de capacité pilotable ont été fermés en France, auxquels s'ajoutent 1,8 GW au titre de la fermeture de Fessenheim. Au vu des craintes relatives à cet hiver, nous pourrions avoir le sentiment que cette capacité nous manque. Dès lors, quelles ont été les conditions des choix de fermeture ? De plus, les scénarios prospectifs permettaient-ils de se projeter dans un système privé de ces capacités de production pilotable ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Je ne peux parler uniquement de la période lors de laquelle je suis intervenu et je n'avais pas en charge la fermeture de la plupart des moyens que vous venez d'évoquer. Cependant, la volonté de décarboner l'ensemble de nos systèmes de production électrique a conduit le groupe EDF à choisir de fermer les tranches fioul, puis les tranches charbon, qui étaient d'importantes émettrices de gaz à effet de serre.

Lorsque j'ai pris mes fonctions en 2017, la stratégie nationale bas carbone (SNBC) indiquait clairement qu'il convenait de fermer les centrales de production au charbon et qu'il était interdit d'envisager la construction de nouvelles centrales au gaz. J'ai, par conséquent, accompagné la fermeture de la centrale thermique au charbon du Havre au nom de la volonté de l'État d'en finir avec la production de charbon. Je rappelle que fermer un appareil industriel, même s'il semble appartenir au passé, reste extrêmement douloureux, car cette centrale fonctionne avec des êtres humains, auxquels il faut expliquer que leur métier et leur culture industrielle sont en train de disparaître.

Nous devions également fermer la centrale de Cordemais et une réflexion a été initiée sous la forme du projet Écocombust, car l'entreprise et ses salariés se sont mobilisés pour pouvoir poursuivre l'histoire industrielle du site. Cette centrale est d'ailleurs importante dans les moments de pointe et nécessaire à l'équilibre jusqu'en 2024, voire en 2026 et après. Les salariés ont donc porté un projet qui vise la production de pellets à partir de bois de type B afin de poursuivre la production d'électricité. Cependant, cette filière n'existe pas et il est nécessaire de la construire. Nous avons d'ailleurs produit un démonstrateur, mais nous n'avons pas trouvé de partenaire industriel en capacité de traiter les effluents du bois de type B. Un nouvel industriel, le groupe Paprec, a manifesté son intérêt l'année dernière et nous travaillons avec l'espoir de développer une nouvelle capacité de production beaucoup plus raisonnable sur le plan du développement durable. Les accords font encore l'objet de discussion avec l'État et cette perspective nous permettrait de garantir une prolongation intéressante de l'activité sur le site de Cordemais.

Au niveau des centrales à gaz, nous disposons également de quatre cycles combinés, qui produisent près de 2 gigawatts. Je vous confirme d'ailleurs que l'utilisation du thermique classique lors des périodes de froid ou de pointe reste absolument nécessaire. Les turbines à combustion (TAC) représentent quant à elles un sujet sensible, car certaines d'entre elles fonctionnent au fioul. Nous avons cependant engagé un travail visant à décarboner celles-ci en travaillant avec du biofioul et j'espère que nous aurons la capacité de mettre en place un prototype dès cette année. Ces unités beaucoup plus modestes, soit 12 TAC, démontrent également leur nécessité dans les périodes difficiles. En conclusion, nous pensons chez EDF que l'option thermique doit rester ouverte afin de passer les pointes et de traverser la période de transition, qui peut être encore longue. Nous maintenons donc une ingénierie spécialisée dans le domaine au sein de notre entreprise.

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Je comprends de vos propos que les 10 gigawatts fermés durant les dix dernières années l'ont été au titre de la SNBC. Cependant, je comprends moins bien l'ordre de priorité retenu pour la fermeture des centrales au fioul et au charbon. En effet, les centrales au fioul ont été fermées prioritairement, alors qu'elles émettent légèrement moins de CO2 que les centrales au charbon.

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Je ne sais pas réellement répondre à votre question, car je travaillais au ministère de la défense à cette époque.

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Nous nous demandons d'où vient l'objectif de 50 % de nucléaire dans le mix électrique proposé au débat politique en 2012 et adopté dans la loi TEPCV de 2015. Même si vous travailliez au ministère de la défense à cette époque, vous avez peut-être connaissance de certains éléments.

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Sincèrement, je n'en sais pas plus que vous. Cependant, un accord politique avait été signé en novembre 2011 entre le parti socialiste et les écologistes dans le but d'accompagner l'élection présidentielle de 2012. Il fixait un certain nombre d'éléments liés à la volonté des écologistes de diminuer fortement la part du nucléaire. L'objectif de 50 % représentait un accord politique fort dans ce contexte.

EDF est un producteur d'électricité à disposition de la nation et nous nous conformons, par conséquent, au souhait de celle-ci. Nous adhérons d'ailleurs au principe de mix énergétique, car il est important de disposer de capacités de production diversifiées. Dès lors, les énergies renouvelables représentent un axe de développement important pour EDF, notamment dans le contexte de lutte contre le dérèglement climatique. Cependant, en tant que directeur du cabinet civil et militaire, mon avis n'était pas requis sur les questions énergétiques.

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Vous avez été en responsabilité aux côtés de François Roussely au moment de l'apogée du parc nucléaire, c'est-à-dire vers la fin des années 1990 et le début des années 2000. Je suppose que les idées de continuité, d'anticipation et de renouvellement émergent déjà à cette époque. En effet, l'effet falaise était déjà évoqué dans les années 1990 : concrètement, la grande rapidité de construction et de mise en service des réacteurs a pour conséquence que leur entretien, leur maintenance et leur renouvellement seront relativement simultanés. M. Roussely n'a pas été renouvelé dans ses fonctions, mais il est fait appel à lui en 2010 pour se pencher sur le renouveau du nucléaire. Dès lors, que s'est-il passé pendant dix ans ? Différents dirigeants d'EDF nous ont expliqué qu'ils tentaient d'augmenter les prix afin d'assurer les investissements nécessaires : ils n'y sont visiblement pas parvenus, les compétences ont décliné et un retard sur le chantier de l'EPR a commencé à se matérialiser. Aurais-je raison de croire que le rappel de M. Roussely en 2010 correspond à une période de flottement dans la décennie 2000 alors qu'il existait un besoin d'initier une nouvelle phase de réflexion sur la prolongation, l'effet falaise et le maintien des compétences pour le parc existant et le renouvellement de celui-ci ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Je ne souhaite pas me prononcer à la place du Président de la République Nicolas Sarkozy, qui expliquera mieux que je ne peux le faire pour quelles raisons il décide de faire appel à François Roussely. La commande passée à celui-ci fait toutefois suite à l'échec du projet aux Émirats Arabes Unis et à l'inexistence d'une « équipe » au niveau de la France. Par ailleurs, j'estime qu'il a été fait appel à François Roussely, car il est rapidement apparu comme un grand président d'EDF ainsi qu'une personne d'honnête intellectuellement et investie pour l'intérêt général. Cependant, il était impossible de mobiliser une filière avec un seul projet, à savoir celui de l'EPR de Flamanville. Il était en effet nécessaire d'engager une logique de paliers. D'ailleurs, lorsque François Roussely réunit son conseil d'administration en juin 2004, il dit clairement qu'il souhaite lancer le prototype, c'est-à-dire celui d'une série qui doit suivre immédiatement au nom de la mobilisation de la filière. Cependant, ce déploiement n'a pas eu lieu. De plus, dans les années 1998-2004, la première préoccupation de François Roussely portait sur les compétences. En effet, la filière s'est désengagée progressivement, car le niveau de sollicitation déclinait et car aucun engagement de série n'avait été pris de 2004 à 2010.

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La synthèse du rapport Roussely contient un passage formulant l'idée qu'il serait bien que les deux groupes stratégiques pour la filière fonctionnent de concert et d'une meilleure manière. Pourriez-vous nous évoquer plus directement le constat dressé sur les conséquences des liens tels qu'ils existaient et du manque de coordination dans le secteur nucléaire ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Nous faisions face à deux groupes qui, à un moment donné, n'ont plus partagé la même stratégie. En effet, EDF estimait être un architecte ensemblier et pensait devoir aller chercher partout les meilleures capacités pour construire les meilleurs réacteurs nucléaires ; Areva, et notamment sa présidente, se voyait comme un groupe qui construisait des centrales nucléaires, ce qui n'était pas sa vocation d'origine. Notre pays a laissé se développer une forme de concurrence sur l'EPR, qui a engendré d'importantes difficultés et pertes de temps. François Roussely a donc tenté d'écrire dans ce rapport que ces divergences n'avaient aucun sens et que la filière, le parc et les capacités de développement du parc ne pouvaient être envisagés que de manière unie. Ce sujet représentait d'ailleurs le cœur de la mission qui lui avait été confiée. Il ne s'agissait pas seulement d'une querelle de personnes, il y avait aussi des divergences stratégiques que l'État n'a pas arbitrées.

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Le modèle économique au sens large, ou plutôt les conditions de possibilité pour EDF d'investir correctement dans la maintenance de son parc existant et dans son renouvellement, sont également absents de la synthèse du rapport de 2010. Cependant, la commission Champsaur a travaillé après l'établissement de ce rapport. Pour quelle raison ces sujets ne sont-ils pas évoqués dans le rapport ? Quel point de vue aviez-vous sur cette question à l'époque ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Ce sujet ne faisait effectivement pas partie de la commande passée par le Président de la République, qui portait davantage sur des questions industrielles et de gouvernance. Toutefois, il existe certainement un défaut de réflexion collective sur le plan économique qui nous a conduits à raisonner à périmètre constant et à nous satisfaire d'un parc nucléaire formidablement compétitif. Pendant trop longtemps, nous n'avons pas raisonné en prenant en compte la question du renouvellement du parc, car il paraissait lointain et éventuellement lié à d'autres mécanismes économiques. Cependant, nous étions davantage concentrés sur la prolongation de la durée de vie du parc existant et des moyens afférents. En outre, la démarche était encore relativement modeste à l'époque et l'équilibre pouvait sans doute être trouvé plus facilement qu'aujourd'hui.

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Vous êtes revenu chez EDF en 2017 en tant que directeur exécutif chargé de la direction innovation, stratégie et programmation. Lorsque vous avez découvert que la quasi-totalité des recommandations du rapport Roussely n'avait pas été appliquée, comment avez-vous réagi et à quelles causes l'attribuez-vous ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

En 2010, nous n'avions pas compris pour quelle raison le rapport Roussely avait été classifié. Ensuite, il ne m'a pas fallu attendre 2017 pour constater que nos espoirs ne se réalisaient pas dans le domaine du développement nucléaire.

Par ailleurs, la catastrophe de Fukushima a changé la situation en 2011, c'est-à-dire un an après la rédaction du rapport Roussely. Concrètement, elle n'invalide pas les conclusions du rapport, mais elle crée un nouvel état d'esprit. Cet événement a ébranlé l'Occident, car il a eu lieu dans un pays industrialisé et qui dispose de très hautes compétences dans le domaine nucléaire : il a donc réinterrogé, freiné et remis en cause de nombreux programmes. Désormais, nous payons le prix de ces années perdues.

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Nous avons tous en tête l'impact de l'accident de Fukushima et de l'accord électoral de 2012. Cependant, je peine à imaginer la manière dont il a pu affecter l'ensemble du système, notamment du point de vue des compétences et de la réflexion sur la prolongation des centrales au-delà de 60 ans. En effet, il semble que ces questions n'aient pas ou peu évolué pendant plusieurs années alors qu'elles concernaient la préservation d'un actif qui incombait autant à l'entreprise qu'à l'État en tant qu'actionnaire et stratège. J'aimerais comprendre s'il n'existe pas une dimension autre que le prétexte de Fukushima et de l'accord politique qui a suivi. Nous avons par exemple auditionné des membres du CSE d'EDF et ils ont évoqué l'idée de défaillances managériales sur la capacité à anticiper le besoin de recruter et d'étendre la durée de fonctionnement des centrales. Au contraire, vous semblez considérer que la catastrophe de Fukushima et l'alternance politique suffisent à expliquer une forme d'attentisme en matière de préservation de l'outil.

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Je me suis visiblement mal fait comprendre. Lorsque j'évoquais Fukushima et l'ensemble de ses conséquences sur la filière industrielle, je m'inscrivais dans une vision dynamique. L'idée du développement du nucléaire, de son renouvellement et de la construction de nouvelles centrales avait quitté le champ des priorités à ce moment. L'opinion des leaders d'opinion a d'ailleurs basculé en dessous de 50 % vis-à-vis du soutien au nucléaire. Cependant, je ne crois pas du tout que nous ayons arrêté de travailler sur le parc existant : les 58 réacteurs ont effectivement continué à fournir de l'électricité durant toute cette période et nous n'avons pas connu de difficultés majeures. Par ailleurs, le parc progresse en termes de sûreté, de sécurité au travail et de radioprotection chaque année. J'estime donc qu'il n'a existé aucune forme de relâchement pendant cette période. En outre, un renouvellement extrêmement important a eu lieu dans les années 2015, 2016, 2017 et 2018 pour pallier les nombreux départs naturels.

Par ailleurs, Jean-Bernard Lévy a estimé, lorsqu'il est arrivé, que la question de la prolongation de la durée du parc méritait l'instauration d'un programme spécifique, à savoir le grand carénage, qui dispose d'ailleurs d'une gouvernance et d'un budget spécifiques. Nous avons par ailleurs perdu en expérience, car environ un tiers des personnes les plus expérimentées sont parties à la retraite. Nous avons donc une courbe de réapprentissage et cette situation explique que les performances du parc peuvent parfois être moins importantes que par le passé. La nouvelle génération monte encore en puissance, mais EDF n'a jamais connu aucun relâchement sur le parc existant.

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La responsabilité d'une entreprise avec un tel parc à gérer ne revient-elle pas à éviter la diminution de l'expérience de son personnel ? En effet, le remplacement des personnes à la retraite et le maintien d'un niveau de qualité et de compétences peuvent être anticipés. Je ne comprends donc pas pour quelle raison il serait normal d'enregistrer une telle rupture dans l'expérience.

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Nous avons fait face à un phénomène massif et il n'a pas été possible d'embaucher en amont autant de personnes lorsque les départs ont été aussi nombreux. Les responsables du parc de l'époque avaient tout de même mis en place des pépinières pour faire évoluer certaines personnes en profitant de l'expérience de mentors. Cependant, le mouvement de départs a été massif, ce qui a entraîné une perte d'expérience significative.

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Dans quel état avez-vous trouvé le moral des personnels de l'entreprise en arrivant en 2017, c'est-à-dire à la suite des conséquences de Fukushima et d'une loi ainsi que d'une PPE qui vise la fermeture de plusieurs réacteurs ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

J'ai retrouvé la maison EDF inquiète de manière générale. La confiance des salariés dans l'avenir de l'entreprise avait grandement chuté. Beaucoup de salariés étaient en effet réellement inquiets et préoccupés par l'avenir des métiers et de la filière, même s'ils n'avaient pas perdu confiance en leurs compétences et en EDF qui reste l'opérateur national. Nous nous posions alors des questions sur le mix énergétique dans lequel s'inscrire et sur les métiers dans lesquels il fallait investir. EDF est un producteur d'électricité et nous sommes très fiers à la fois de l'hydraulique, du thermique, du nucléaire et énergies renouvelables. Cependant, au vu de ce que représente le nucléaire en termes d'indépendance du pays et de taux de production, l'inquiétude vis-à-vis de l'avenir était explicite.

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Estimez-vous qu'un retard ait été pris à ce moment-là sur l'anticipation des besoins que vous avez décrits, ce qui aurait conduit à cette juxtaposition de travaux dans des délais resserrés ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Je ne le crois pas. Au sujet du grand carénage et de l'anticipation, de nombreuses questions mettent l'accent sur un problème qui n'existe pas. Certes le flux est tendu et nous devons naturellement rendre des comptes en permanence, mais nous n'estimons aucunement être en difficulté pour assurer ce travail.

Par ailleurs, certains éléments surgissent soudainement. Par exemple, toute l'année qui a précédé la remise de l'avis générique en 2021 a été très dense en termes de discussion avec l'ASN et l'IRSN. Afin de trouver un équilibre entre les revendications des améliorations de sûreté nécessaires et nos capacités industrielles, nous avons mis en place des groupes de travail formels et informels. Ensuite, la liste et le calendrier des modifications supplémentaires apparaissant dans l'avis générique ont été définis in fine au mois de février 2021. Concrètement, certains éléments de délibération collective ne peuvent pas être intégralement anticipés de longue date.

J'ai tout de même souhaité, avec Étienne Dutheil, que les travaux soient accélérés sur le sujet du vieillissement. Cette question ne s'était pas posée directement, car à l'époque le parc était neuf et car il fait l'objet d'un rajeunissement permanent. En effet, lorsqu'une réparation doit intervenir sur une pièce à un endroit, nous dupliquons cette opération aux autres endroits où se trouve cette même pièce. Nous avons peut-être, dans ce cadre, oublié de regarder les pièces qui n'étaient pas renouvelées et qui n'entraient pas dans le programme du grand carénage. Nous avons donc créé une réflexion spécifique avec Étienne Dutheil et celle-ci donnera lieu à un programme de travail autour du vieillissement des pièces qui ne sont pas directement comprises dans les différentes catégories du grand carénage, tels les réservoirs, ou des pièces remplacées que je viens d'évoquer. Concrètement, nous pouvons donc améliorer notre dispositif d'anticipation sur ce sujet.

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Considérez-vous que l'ASN se montre trop sévère ? Plus précisément, pensez-vous que, lors des dernières années, les prescriptions en matière de sûreté nucléaire, pour des raisons d'acceptabilité sociale, d'impacts sur l'opinion et du choc de Fukushima, ont déséquilibré EDF ? Autrement dit, l'exploitation industrielle a-t-elle été handicapée par rapport à l'amélioration de sa sûreté ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Je ne le pense pas, car la sûreté est la priorité absolue d'EDF. Avant même d'évoquer l'ASN, nous sommes nos premiers prescripteurs. Nous travaillons en permanence sur le sujet et nous disposons d'outils internes, d'une filière indépendante de sûreté ainsi que d'un inspecteur général de la sûreté nucléaire qui rapporte directement au président d'EDF et publiquement. Notre dispositif manifeste que la sécurité est une priorité et que nous devons continuellement l'améliorer.

En outre, l'ASN est responsable de garantir une sûreté absolue du dispositif vis-à-vis des Français. Ce travail collectif entre EDF, l'ASN et l'IRSN est extrêmement vertueux et je constate par ailleurs que nous n'avons pas connu de grandes difficultés relevant de la sûreté depuis de très nombreuses années, ce qui n'est pas dû au hasard.

Vous me demandez par ailleurs si une réglementation trop importante met en difficulté notre capacité à assurer le service de production : nous avons cette question en tête en permanence et elle concentre toute notre attention, comme celle du président de l'ASN. Les questions de la simplification et de l'intégration de ces normes de sûreté sont fondamentales. Concrètement, le travail d'entrée dans l'atmosphère de cette réglementation vis-à-vis du corps social qui doit la faire vivre constitue une préoccupation de tous les instants. À la fin du mois de décembre, nous avons tenu un séminaire avec l'ASN et l'IRSN afin d'aborder la construction des travaux relatifs à la VD4 du 1 300 mégawatts : nous regardons donc ces sujets frontalement.

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La question de la prolongation jusqu'à 60 et au-delà des centrales était déjà évoquée dans le rapport de 2010. De plus, vous avez évoqué que des réflexions étaient déjà lancées sur le sujet. En outre, quels moyens peuvent-ils être mis en œuvre afin que les visites décennales suivantes soient encore mieux anticipées et étalées dans le temps ? De cette manière, la réduction de la disponibilité du parc nucléaire lorsque des chocs exogènes s'ajoutent aux travaux des visites décennales serait évitée.

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Cette question est effectivement complexe, car notre système est fondé sur un rythme décennal.

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Cette durée semblait la plus pertinente pour mener l'ensemble de travaux et ce consensus a d'ailleurs été validé au niveau européen par une directive. En outre, même si nous menions des travaux sur la prolongation jusqu'à 60 ans ou davantage, l'ASN se prononcerait sur chaque réacteur pour les dix ans à venir. Par ailleurs, nous disposons d'équipes de R&D et d'ingénierie de la production qui travaillent sur l'identification des éléments nécessaires à la prolongation des centrales à la plus longue échéance. D'ailleurs, le dialogue a déjà été entamé avec l'ASN ainsi que l'IRSN et nous avons tous le sentiment d'une certaine forme d'urgence. Cependant, nous n'avons pas encore défini de dates lors desquelles des réponses devraient être apportées.

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Votre propos correspond-il au discours de la Première ministre lorsqu'elle indiquait travailler en lien avec EDF et l'ASN sur l'identification des réacteurs qui ne pourraient pas passer le cap des 50 ans ? Par ailleurs, avez-vous déjà identifié des difficultés majeures dans ce cadre ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Nous n'avons, à ce stade, pas identifié de difficultés majeures pour dépasser cette échéance. Cependant, le programme de travail sur les VD5 a été ouvert en octobre 2022. De plus, notre environnement a des impacts importants sur notre parc nucléaire et son évolution. Par exemple, si Fukushima a un impact sur les VD4, la question de l'adaptation du parc nucléaire au dérèglement climatique sera certainement fondamentale pour les VD5.

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Vous avez indiqué, dans les réponses écrites que vous avez fournies, que seuls les réacteurs français présentaient une telle capacité de modularité. Vous ajoutez ensuite que « les variations de la puissance délivrée se traduisent par des variations de la température de certaines parties du circuit primaire qui contribuent au vieillissement des circuits et sont pris en compte dès la conception, un impact significatif sur le circuit secondaire des installations du fait du changement de température et une augmentation des arrêts de réacteurs pour des périodes allant de quelques jours à une semaine afin de respecter les critères d'équilibre ». Devons-nous considérer que le développement de la production d'électricité via des énergies renouvelables est une cause de vieillissement accéléré de nos centrales nucléaires ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Ce n'est pas le cas à ce jour. Cette modularité représente une force, car elle répond aux questions d'insertion des ENR dans le réseau, mais aussi d'équilibre entre offre et demande ainsi que de fréquence du réseau. En outre, nous n'avons pas constaté de traces de vieillissement accéléré du parc dû à la modularité, qui représente d'ailleurs moins de 1 % de la production annuelle. En revanche, le retour d'expérience des dernières années, diverses constatations, le dérèglement climatique et la montée en puissance des ENR m'ont amené à entamer un chantier sur cette question précise. Nous devons effectivement savoir si l'augmentation de la modularité et l'arrêt de certains réacteurs peuvent engendrer une obsolescence accélérée.

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Quelles sont les causes possibles de la corrosion sous contrainte ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Nous ne disposons d'aucune littérature scientifique sur le sujet, car de la corrosion sous contrainte est rencontrée pour la première fois sur des circuits auxiliaires du circuit primaire. Pour être précis, seul un cas est survenu sur un réacteur japonais, mais au niveau d'un pressuriseur. Par conséquent, nous avons dû développer nos propres réflexions, qui nous ont conduits à penser que le problème ne découlait pas du vieillissement ou d'un défaut à l'origine. En revanche, elle découle d'une évolution scientifique que nous n'avions pas envisagée, à savoir le résultat extrêmement complexe de l'interaction entre le design des lignes, la température, la composition chimique de l'eau borée et le type de soudures réalisées. Il apparaît que le design des lignes jouerait un rôle déterminant, mais ce constat ne fait pas encore consensus dans la communauté scientifique. Nous avons cerné la question et j'ai demandé en octobre 2022 au directeur de la R&D d'EDF de réunir une commission scientifique composée des meilleurs experts métallurgistes du monde. Ils ont passé une semaine à Paris et nous ont auditionnés avant de conclure qu'il s'agissait effectivement de corrosion sous contrainte et que celle-ci était le résultat des interactions décrites précédemment. Cependant, le débat demeure sur l'élément déterminant dans la survenue de ce phénomène.

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Comment EDF se prépare-t-elle à un défaut sur plusieurs réacteurs ou à un défaut générique ? De plus, dans ces interactions avec RTE et les autorités en matière de prévisions sur la capacité de production électrique, comment cette réalité est-elle pondérée vis-à-vis de la disponibilité prévue du parc ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Dans un premier temps, nous pouvons affirmer que nous avons la capacité de faire face à un défaut générique inédit, comme le prouve notre réaction face à l'émergence de la corrosion sous contrainte, pour laquelle nous ne disposions pas de capacité d'anticipation. En effet, notre maison, et même l'ensemble de la filière, a su se mobiliser de manière exceptionnelle pour gérer ce phénomène. Par ailleurs, le président de l'ASN a indiqué que les marges n'étaient pas suffisantes dans le système électrique pour pouvoir faire face à une accumulation de défauts. Concrètement, nous avons démontré que nous pouvions gérer un défaut générique de grande ampleur, mais, en revanche, nous manquons probablement de marges de sûreté face à la survenue d'autres difficultés de ce type.

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L'indisponibilité du parc nucléaire a menacé temporairement la sécurité d'approvisionnement électrique du pays et nous avons connu des risques de délestage. Vous avez exposé les causes de l'indisponibilité, mais dans quelle mesure cette indisponibilité pourrait-elle être due à des impératifs de réduction de la part du nucléaire qui étaient fixés par la loi ? La presse hostile au nucléaire mentionne qu'EDF n'aurait pas suffisamment anticipé les maintenances des centrales ou que cette maintenance aurait été ralentie en raison de la période du Covid-19. L'absence de visibilité donnée par les pouvoirs publics ou les va-et-vient donnés par ceux-ci auraient-ils pu conduire EDF à douter du caractère opportun des investissements à long terme ?

En outre, vous avez évoqué les enjeux en termes de ressources humaines. En effet, la relance et le programme de construction nucléaire nécessitent des dizaines de milliers d'emplois a minima. Les membres du CSE d'EDF ont cependant souligné la question du recours récurrent à des sous-traitants. Nous avons d'ailleurs pu constater les difficultés rencontrées dans le cadre du chantier de l'EPR de Flamanville. Dès lors, quelles activités pensez-vous internaliser en vue de programme de construction de réacteurs ? Ou pensez-vous plutôt vous reposer sur des sous-traitants ?

De plus, je m'interroge sur la stratégie d'export du groupe EDF. Certains acteurs internationaux, notamment russes et américains, voient leur carnet de commandes se remplir. Quelle stratégie d'export le groupe EDF a-t-il dessinée ? Sur quels marchés envisage-t-il de se positionner, ce qui pourrait éventuellement dégager une marge de manœuvre financière supplémentaire pour participer au financement du nouveau parc français ?

Par ailleurs, le CSE d'EDF nous a également affirmé qu'environ un tiers de la dette du groupe était lié aux conséquences de l'ARENH. Confirmez-vous ces propos et pouvez-vous apporter des éclaircissements sur la composition de la dette d'EDF ? En effet, celle-ci pénalise l'avenir du groupe et elle représente un enjeu important, notamment car l'État en détient une grande partie et car ce groupe a vocation à être totalement nationalisé.

L'avenir de la sécurité d'approvisionnement du pays est indissociable de l'avenir du groupe EDF. Vous venez de changer de PDG et la Première ministre lui a demandé de présenter un projet de restructuration du groupe avant l'été. Dès lors, certaines pistes sont-elles déjà envisagées sur ce point ?

Enfin, la construction de nouveaux EPR prendra de nombreuses années. En raisonnant par l'absurde, je me demande également ce qui empêcherait de prolonger nos réacteurs jusqu'à 80 ans, étant donné qu'ils sont assez similaires aux réacteurs américains qui ont eux-mêmes été prolongés jusqu'à cette échéance. De plus, la centrale de Fessenheim a été fermée sur une décision politique alors qu'elle avait été récemment remise à neuf. Dès lors, avez-vous une idée des délais et des investissements nécessaires à la relance de cette centrale si les pouvoirs publics envisageaient cette décision ? L'ancienne présidente d'Areva avait d'ailleurs confirmé la faisabilité d'une telle opération.

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Si le raisonnement par l'absurde est bien sur les tribunes, une commission d'enquête parlementaire ne travaille pas forcément de la sorte. Je n'apprécie donc que moyennement l'allusion faite au cas de Fessenheim. En tant que président de la CLIS de Fessenheim, j'ai plutôt une bonne connaissance des installations et je ne me retrouve en rien dans la question que vous avez posée.

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Une de vos questions porte sur l'indisponibilité du parc et sur un lien avec une politique de maintenance qui aurait été racornie du fait d'une ambiance générale qui menait à un retrait du nucléaire : j'y réponds par la négative. À aucun moment le groupe EDF n'a relâché ses efforts sur le parc existant. D'ailleurs, les Français ne comprendraient pas que nous puissions afficher une posture strictement politique vis-à-vis d'outils aussi puissants que des réacteurs nucléaires. En effet, notre posture est d'abord technique, scientifique et industrielle et rien n'a jamais été abandonné dans la politique de maintenance. Toutefois, nous avons été confrontés à la corrosion sous contrainte en 2022, qui s'ajoutait au programme du grand carénage. Nous nous sommes donc posé des questions sur la puissance qui serait véritablement disponible. RTE nous a demandé de fournir entre 38 et 40 gigawatts au mois de décembre : nous avons consenti d'importants efforts, et nous pouvons remercier nos salariés, car nous sommes parvenus à délivrer la puissance demandée. Ensuite, RTE a demandé de fournir 45 gigawatts de puissance disponible au mois de janvier et nous avons rempli cette mission.

Les sujets des ressources humaines et de relance sont effectivement primordiaux et j'ai mis l'internalisation au cœur de mon mandat. Il nous revient de réinternaliser un certain nombre d'activités afin d'être moins dépendants vis-à-vis de fournisseurs, même si nous ne remettons pas en cause la sous-traitance et la filière. Nous avons, à ce jour, perdu des capacités, même de surveillance, d'un outil de travail sur lequel nous n'avons plus assez de prises. Nous avons, par conséquent, lancé un programme, qui sera déployé dès cette année, visant à reprendre la main sur les ouvertures et les fermetures de cuves. Nous prévoyons également de réunir à nouveau en interne certaines compétences en termes de soudage. J'ai aussi demandé à chaque directeur de centrale d'adresser des propositions de réinternalisation d'activités. Concrètement, nous cherchons un juste équilibre entre l'internalisation et la sous-traitance.

Vous évoquez également la possibilité de récupérer éventuellement des moyens financiers pour le parc actuel en nous montrant moins conquérants. Cependant, la question ne se pose pas de cette manière. En effet, nous avons heureusement noué des contrats à l'international qui nous permettent de faire vivre notre ingénierie et notre capacité à faire redémarrer notre propre filière. Les Anglais mènent d'importants projets, de même que l'Inde et l'Europe qui, depuis deux ans, pense à nouveau au nucléaire. Cette dynamique est tout à fait essentielle pour la filière et pour notre corps d'ingénierie. Je crois effectivement à l'export dans le domaine nucléaire, car il nous permet de conserver les forces dont nous aurons besoin pour mener à bien le programme de Belfort.

Par ailleurs, les sujets d'endettement du groupe excèdent mon domaine de responsabilité et Jean-Bernard Lévy vous a déjà exposé des éléments relatifs à l'ARENH. Effectivement, celui-ci contribue aux difficultés que nous rencontrons, car ce prix de 42 euros a été conçu plus de dix auparavant et son montant n'a pas fait l'objet de revoyure. La CRE a d'ailleurs estimé qu'il n'était pas dimensionné au coût économique réel de production.

Luc Rémont est effectivement notre nouveau PDG et il a reçu une lettre de la Première ministre, qui lui demande entre autres d'élaborer une feuille de route de son projet pour EDF. Il n'est donc aucunement question d'un projet de restructuration, mais de l'adaptation d'EDF aux enjeux majeurs à venir.

En outre, six réacteurs aux États-Unis ont effectivement obtenu une licence d'exploitation jusqu'à 80 ans alors qu'ils présentent des technologies à peu près similaires aux nôtres. Il existe aujourd'hui un consensus scientifique, technique et économique sur le fait que notre parc est adapté pour fonctionner jusqu'à 60 et la question du passage à 80 ans induit de mener des travaux d'étude, que nous avons déjà engagés, notamment avec l' Electric Power Research Institute (EPRI), l'homologue américain du CEA.

Enfin, j'ai été extrêmement frappé par le fait que l'ensemble de nos salariés ait tenu à venir travailler jusqu'au 22 février 2020 à Fessenheim, alors même que nous nous interrogions sur la dangerosité du COVID-19, ce qui prouve l'implication de ceux-ci dans le service public et l'intérêt général. Nous avons ensuite engagé le prédémantèlement et, actuellement, nous ne travaillons pas à la relance de cette centrale. Toutefois, nous estimons qu'outre le travail réglementaire à remettre en œuvre, il faudrait entre sept et dix ans pour reconstruire Fessenheim, car nous n'avions pas engagé les travaux post-Fukushima, de même que les études sur les effluents ainsi que sur la prolongation. Nous nous sommes par ailleurs engagés à faire du démantèlement de Fessenheim un démantèlement exemplaire, à la fois en termes financiers, de délais, de sécurité et de sûreté.

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Vous avez précisé que nous devons nous inscrire dans une perspective à long terme lorsqu'il est question du nucléaire. Le rapport de 2010 abordait les axes de la réorganisation de la filière française, le fonctionnement des centrales jusqu'à 60 ans et la formation des ressources humaines vis-à-vis de ces travaux à mener. Dès 2018, le CEA a indiqué qu'il était nécessaire de lancer la construction de nouveaux réacteurs. De plus, RTE soulignait l'importance de ne pas fermer de centrales nucléaires avant d'avoir rouvert celles qui faisaient l'objet de travaux de construction. Cependant, le printemps 2020 a été marqué par la fermeture des deux réacteurs de Fessenheim. Par ailleurs, la feuille de route Start 2025 prévoit les deuxièmes phases de grand carénage et vous expliquez que vous devez assurer des opérations de démantèlement. Enfin, vous avez précisé que les visites décennales s'étalaient sur de nombreuses années, c'est-à-dire environ sept ans d'études et sept de travaux, et que les VD4 étaient particulièrement importantes. En 2022, le Gouvernement a en outre annoncé un nouveau cap.

Au vu de tous ces éléments, considérez-vous que ces va-et-vient représentent un handicap pour votre entreprise ? De plus, la Première ministre vous a demandé d'établir une feuille de route, mais la feuille de route du Gouvernement s'inscrit-elle dans une perspective à long terme ?

Vous avez également expliqué qu'en 2004, il était nécessaire d'engager une tête de série nucléaire et de pérenniser les concessions hydro-électriques. Dans la vallée de la Dordogne, nous disposons de 5 gigawatts de ce type, dont 3 en STEP. Dès lors, que préconiseriez-vous pour que nous puissions avancer rapidement en matière de souveraineté hydro-électrique ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Mon collègue en charge du sujet a été reçu en audition par cette commission et il le connaît bien mieux que moi-même. En tant que membre du comité exécutif d'EDF, je peux tout de même souligner que la filière hydraulique française est magnifique et que nous croyons à ses capacités de développement ainsi qu'à la nécessité d'en conserver la pleine possession. En tant que patron du parc nucléaire, je ne peux que vous confirmer les optimisations et les interactions fines qui existent en permanence entre le parc hydraulique et le parc nucléaire. En effet, le parc nucléaire nécessite beaucoup d'eau et le parc hydraulique, en dehors de ses capacités propres, permet de faire vivre le nucléaire.

En outre, le programme Start 2025 ne porte pas sur le grand carénage, mais il vise l'amélioration et la productivité autour de la maintenance ainsi que des arrêts. En effet, des arrêts courts avaient tendance à s'allonger lors de ces dernières années.

Par ailleurs, EDF est une entreprise nationale à la disposition de l'État français et de ses décisions. En revanche, nous appelons au respect du temps long, car sans mener une telle réflexion, des erreurs pourraient être commises, notamment dans le domaine tarifaire. Nous devons collectivement accepter que des industries telles que la nôtre puissent être envisagées sur le long terme. Nous sommes d'ailleurs satisfaits que le discours de Belfort ait donné une nouvelle impulsion en la matière.

Enfin, l'industrie du démantèlement est particulière, car elle requiert des compétences spécifiques, comme elle fait appel à de l'innovation. Nous avons d'ailleurs l'ambition de positionner notre groupe, qui a développé la filiale Cyclife, en tant que leader européen du démantèlement. De plus, nous sommes déjà présents dans un grand nombre de pays en Europe afin de proposer nos compétences et nos talents. Une direction a été créée au sein de la société, dédiée à l'aval, déchets et démantèlement.

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Au fil des auditions menées, une critique plus ou moins formulée est apparue sur la nouvelle stratégie avec les filiales à l'étranger qui se développent vers l'époque de François Roussely. En effet, il a été dit qu'une part des moyens qui nous sont aujourd'hui nécessaires sont partis à l'étranger. Disposez-vous aujourd'hui d'une vision de la contribution des activités d'EDF à l'étranger aux résultats de l'entreprise ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Je m'inscris en faux par rapport au procès réalisé à l'encontre des années Roussely et qui sous-entend que le développement international aurait obéré nos capacités de développement en général. Nous parlons plus souvent de l'aventure en Amérique du Sud, qui s'est avérée coûteuse et complexe, en oubliant que ces acquisitions étaient déjà réalisées quand François Roussely et moi-même sommes arrivés. Nous avons donc seulement essayé d'en contrôler les dérives et d'opérer un début de délestage.

La directive européenne de 1996 est sortie alors que nous étions un établissement public à caractère industriel et commercial. De plus, nous étions un monopole et il était donc évident que nous allions perdre des marchés lors de l'ouverture à la concurrence. Par conséquent, il était logique de se diversifier dans les services énergétiques et de mener des conquêtes structurantes. François Roussely défendait quant à lui l'idée d'un groupe européen, notamment car l'électricité ne se stocke pas. Nous avons, de cette manière, acquis London Electricity, aujourd'hui appelée EDF Energy, ainsi que Montedison, dont nous avons retiré la filiale énergétique Edison, et EnBW, pour expérimenter l'organisation spécifique des Allemands dans le domaine énergétique.

Le bilan nous semblait extrêmement positif et nous avons revendu EnBW. En outre, nous sommes aujourd'hui très heureux de compter Edison dans nos rangs. Nous maintenons d'ailleurs toute une série de compétences dans le domaine du gaz notamment grâce à cette filiale. Enfin, EDF Energy représente le cœur de notre développement, car nous sommes devenus leader en Angleterre. De plus, nous disposons d'un terrain de développement et d'une dynamique tout à fait conséquents grâce à Hinkley Point et Sizewell. Enfin, ces filiales sont bénéficiaires, ce pour quoi EDF ne doit pas regretter ces acquisitions.

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L'année 1998 a assisté à la livraison de Civaux 2, la fermeture de Superphénix et la réflexion sur la poursuite du programme. Ce maintien de l'option nucléaire se conclura par le choix de construire un EPR à Flamanville. Une critique récurrente porte d'ailleurs sur le fait qu'il s'agit de la première fois qu'une paire n'est pas construite. Cette possibilité était-elle présente à l'origine de la réflexion ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Nous avions effectivement l'ambition de construire une tête de série, qui visait la création d'un nouveau palier. Plusieurs sites avaient été étudiés et faisaient l'objet de premiers contacts avec les élus. En conclusion, je ne pense pas qu'il était question d'une paire d'EPR, mais bel et bien d'une tête d'une série, à savoir le premier d'une série.

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Quel est le coût économique réel d'un mégawattheure d'électricité nucléaire ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Je ne me prononcerai pas précisément, car il est nécessaire de savoir si nous parlons du coût strict de production ou du coût complet. Cependant, la définition de ces concepts n'est pas arrêtée et elle varie selon les parties prenantes. La société française d'énergie nucléaire (Sfen), société savante, a conclu que le coût cash de court terme, qui correspond environ au coût de production, représenterait entre 30 euros et 40 euros pour un mégawattheure. Cependant, la CRE avait obtenu des résultats bien supérieurs. Par ailleurs, le coût courant économique s'élèverait plutôt à 60 euros par mégawattheure selon la Sfen. Cependant, celui-ci n'inclut pas le renouvellement du parc. Dès lors, il est nécessaire de définir ce que la notion de coût complet intègre.

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Nous rencontrerons des enjeux de disponibilité de matière, de cycle combustible et peut-être de développement du nucléaire à l'échelle mondiale d'ici la fin du siècle. Par conséquent, quelles perspectives étudiez-vous en lien avec ces enjeux ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Aujourd'hui, nous sommes principalement concentrés sur l'amélioration de la technologie que nous connaissons, à savoir la filière REP. Nous avons ouvert une nouvelle voie récemment, à savoir celle du SMR, qui correspond à de petits réacteurs s'appuyant sur une technologie existante. J'espère d'ailleurs que nous fournirons un premier design à l'État français cette année. Cependant, la communauté scientifique travaille sur d'autres hypothèses, en lien avec le sodium ou le thorium notamment, et la R&D d'EDF est en contact permanent avec ces technologies sur le plan international. Nous n'avons toutefois pas ouvert de programme spécifique sur le sujet, car nos travaux actuels sont déjà conséquents.

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Le coût de production représente environ à 30 euros à 40 euros du mégawattheure et vous donnez peu d'indications sur les couches qui permettraient d'intégrer les coûts complets. Je serais donc bien en peine de caractériser objectivement l'écart entre le tarif actuel et les besoins pour l'entreprise. Pourriez-vous nous donner un ordre de grandeur sur ce sujet ?

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Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique

Je ne me lancerai pas dans l'exégèse de ce sujet qui est d'une extrême complexité et qui dépasse mes responsabilités. Je vous renvoie cependant à la future audition de Luc Rémont. Toutefois, nous avons salué les travaux menés par la CRE sur ce sujet quelques années auparavant. Elle avait fixé un coût entre 48,5 euros et 50 euros pour un mégawattheure. Ce coût paraissait raisonnable à la CRE pour faire vivre le parc existant dans son périmètre actuel. Le sujet du coût complet doit, à mon sens, inclure la question du renouvellement du parc.

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En ce moment, nous votons des textes de loi dans d'autres domaines industriels ou stratégiques et nous nous assurons que les coûts complets soient bien payés à ceux qui produisent des matières premières.

Monsieur Lewandowski, je vous remercie pour la disponibilité dont vous avez fait preuve pour venir répondre à nos questions. Je salue également l'engagement de vos équipes.

La commission auditionne ensuite M. Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier Ministre (2017-2020) et M. Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Energie.

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Nous recevons aujourd'hui M. Benoît Ribadeau-Dumas, directeur de cabinet du Premier ministre entre 2017 et 2020, ainsi que M Thibaud Normand, qui était conseiller technique énergie sur cette même période. Nous vous remercions, messieurs, d'avoir répondu à l'invitation de notre commission d'enquête et j'indique que vous avez demandé à être auditionnés ensemble, ce qui me semble tout à fait cohérent. Nous avons commencé ce cycle d'auditions en recevant d'abord des techniciens et des acteurs du domaine énergétique ; nous recevons maintenant des conseillers ; nous terminerons enfin le cycle d'auditions en recevant les décideurs.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Benoît Ribadeau-Dumas prête serment.)

(M. Thibaud Normand prête serment.)

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs, vous nous avez envoyé un questionnaire préalablement à cette audition pour connaître notre position sur la situation actuelle, son évolution et ce qui a été mis en place entre 2017 et 2020.

Premièrement, lorsque nous sommes arrivés en mai 2017, le Président de la République avait été élu avec des engagements très forts sur l'accélération de la sortie des énergies fossiles. D'autres engagements avaient également été pris sur la baisse de la part du gaz, contrairement à de nombreux autres pays qui l'utilisaient comme énergie de transition.

Deuxièmement, nous n'avions pas encore effectué de hiérarchisation entre les énergies renouvelables (ENR) et aucune trajectoire budgétaire cohérente n'avait été établie pour mettre en œuvre les annonces du gouvernement précédent. Nous traitions, à cette époque, de la remise en œuvre du métro du Grand Paris, qui représentait environ 38 milliards d'euros, et du coût des six champs d'éoliennes off-shore, qui correspondait à un montant similaire. Cet enjeu budgétaire énorme asphyxiait d'ailleurs le budget des ENR alors qu'il était encore nécessaire de payer le coût du solaire lancé sous Jean-Louis Borloo. Par conséquent, nous devions dessiner une trajectoire budgétaire cohérente avec les annonces sur les ENR.

Troisièmement, Monsieur Verwaerde disait que le nucléaire en France était un « nucléaire honteux ». En effet, il était prépondérant dans la production électrique, mais il n'était pas complètement assumé. Le nucléaire était d'ailleurs en perte de vitesse dans le monde, comme le prouvent les décisions belge, hollandaise, allemande et italienne. Le gouvernement précédent nous avait légué une trajectoire qui prévoyait d'atteindre le taux de 50 % de nucléaire à horizon 2025. Cependant, ce chiffre n'était pas assumé dans la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et il ne correspondait pas au business plan des entreprises. Il nous revenait donc de ramener une certaine cohérence dans ce contexte, car il était difficile de penser le futur alors que les objectifs inscrits dans la loi n'étaient pas assumés. La majorité s'inscrivait globalement dans cet équilibre qui visait le plus possible d'énergies renouvelables, le moins possible d'énergies fossiles et la réduction de la part du nucléaire. Nicolas Hulot, alors ministre de l'écologie, portait également cette conviction.

Quatrièmement, EDF se trouvait en mauvaise situation, notamment du point de vue financier. De plus, l'entreprise entretenait de nombreux conflits avec l'Europe et les fortes difficultés rencontrées par le nouveau nucléaire minaient la confiance de la société en elle-même. Je regrette aussi que nous n'ayons pas détecté suffisamment tôt les difficultés de maintenance. En effet, le parc n'a jamais atteint les niveaux de disponibilité attendus. Par ailleurs, EDF entretenait une relation qui n'était pas saine avec ses autorités de tutelles. L'entreprise n'était toutefois pas réellement soutenue par les ministères. EDF, comme Total, est une entreprise dont le pays a besoin, mais qu'il se plaît à critiquer en permanence. EDF avait le sentiment d'être incomprise et que sa faute provenait de cette situation de malentendu.

Cinquièmement, le mégawattheure coûtait 30 euros en 2015 et 2016, mais son prix commençait à remonter légèrement lorsque nous sommes arrivés en 2017. À cette époque, l'accès régulé à l'énergie nucléaire historique (ARENH) était devenu une forme de protection pour EDF, même si l'entreprise était atteinte dans son compte d'exploitation par ces très bas prix du marché. Nous nous trouvions alors davantage dans une situation de surcapacité, car les prix étaient extrêmement bas, nous pouvions exporter énormément et notre consommation avait connu une certaine stabilité depuis deux ou trois ans. Certaines administrations et instances estimaient que nous rentrions dans une période nouvelle de consommation stable qui fut au cœur des discussions.

Entre 2017 et 2020, nous avons donc essayé de nous mettre en cohérence des objectifs atteignables et d'inscrire des jalons précis, différents des totems politiques, dans la PPE. Celle-ci portait déjà les germes de l'ensemble des décisions prises par la suite. Nous avons également dû nous pencher sur le sujet de Fessenheim et nous avons essayé d'améliorer la situation d'EDF sur les plans industriel, financier et de régulation, sujet sur lequel notre succès fut sans doute le plus modeste. Par ailleurs, nous avons opéré des choix en matière de recherche.

Dès le mois de novembre 2017, Édouard Philippe s'est battu afin que l'objectif de 50 % de nucléaire fixé à horizon 2025 soit repoussé à 2035. Pour sortir de cette incohérence entre des objectifs totémiques et des objectifs réalistes, nous avons avancé que nous ne nous inscrivions pas dans cet objectif dès novembre 2017. En effet, nous souhaitions réfléchir sereinement à notre PPE. Nous avons également essayé de réaliser une hiérarchisation des ENR, ce qui nous a menés à identifier celles qui étaient les plus rentables économiquement et les plus facilement déployables. Par conséquent, nous avons pris des décisions difficiles sur l'hydrolien et nous avons renégocié les six champs off-shore, en baissant les prix de 30%, car les prix des industriels étaient devenus inabordables, ainsi que les dispositifs permettant aujourd'hui à l'État de profiter de la manne des hausses de prix pour les ENR.

En novembre 2018, le Président de la République avait annoncé que la très grande majorité des réacteurs atteindraient leur cinquième visite décennale et que la moitié d'entre eux iraient au-delà. Cependant, il est nécessaire que l'ASN l'autorise et qu'aucun effet de série tel que la corrosion sous contrainte ne survienne. Nous avions alors dessiné une trajectoire qui se basait sur les courbes de RTE, qui prévoyaient au mieux une stabilité. Cependant, RTE avait complètement revu sa proposition trois ans plus tard. Nous avions cependant toujours pensé que ces courbes étaient trop optimistes au sujet de notre capacité à réaliser des économies d'énergie et que, par conséquent, il était risqué de se baser uniquement sur celles-ci. Dès lors, dans la PPE, toutes les décisions prises sur les potentiels arrêts de réacteurs sont subordonnées à des revues. Elles ont donné lieu à l'étude « Futurs énergétiques », sortie après notre départ et qui propose une revue intégrant nos objectifs d'électrification et une vision plus réaliste sur les efforts de consommation d'énergie. En outre, elle présente une nouvelle courbe qui reprend une tendance assez séculaire d'indexation sur la croissance.

La PPE contenait aussi certaines mentions sur le nouveau nucléaire, qui ont été difficiles à négocier dans ce contexte d'équilibre politique. Cette PPE prévoyait qu'une décision soit prise sur le sujet en 2021 : elle est finalement intervenue lors du discours de Belfort en 2022. Nous avions réellement la volonté de continuer à approfondir un certain nombre d'expertises, car les décideurs politiques et leurs conseillers doivent élucider différents éléments, tels que la confiance dans le nouveau nucléaire, son prix, son design et le moment de sa sortie. Dès lors, le Président de la République a souhaité être sûr que le nouveau nucléaire fonctionnait avant de le confirmer.

En outre, nous souhaitions pousser l'analyse scientifique jusqu'au bout, car certaines personnes ne croyaient pas à la possibilité du 100 % ENR. Pour ce faire, nous voulions documenter le sujet et faire progresser le degré de prise de conscience collective. Nous souhaitions également qu'EDF règle un certain nombre de ses problèmes industriels et que la filière se structure. Entre les annonces de 2018 et la projection de décision en 2021, certains jalons administratifs, techniques et d'expertise ont dû être posés et ils ont fait progresser la prise de conscience. En synthèse, nous avons choisi d'établir des faits qui serviraient de support aux choix politiques plutôt que de poser ceux-ci d'abord, et devoir tordre la réalité ensuite.

Par ailleurs, nous avons dû mettre en œuvre la fermeture de Fessenheim en 2020 et nous avons pris d'importantes décisions en termes de recherche. L'indignation académique était certainement sincère, mais les décisions prises n'étaient pas irréfléchies. Pour rappel, nous avions terminé le réacteur d'essai militaire, qui a contribué à la recherche, et nous avons pu sauver ITER, le réacteur thermonucléaire expérimental international, car Édouard Philippe a personnellement négocié avec le département d'énergie américain et d'autres pays. Nous avons aussi sauvé le réacteur Jules Horowitz (RJH), qui à court terme, est plus important pour la filière qu'ASTRID (Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demontsration), auquel nous avons certes renoncé. Cette décision a été prise dans le cadre d'un examen approfondi des priorités du CEA, d'une consultation des acteurs de la filière et d'un conseil de politique nucléaire, qui n'a pas remis en cause les fondements du cycle fermé du combustible, sujet sur lequel nous avons accompagné de nouveaux programmes de recherche. Nous estimions effectivement nécessaire de mener des recherches sur le combustible avant de lancer ce réacteur qui représentait un budget de 7 milliards d'euros, ce qui n'était pas raisonnable pour le CEA.

En conclusion, il me semble que nous n'avons pas suffisamment accompagné EDF dans sa transformation financière, industrielle et de régulation, même si de nombreux efforts financiers ont été consentis pour cette entreprise. Je regrette que nous n'ayons pas pu mener l'ensemble des chantiers sur EDF, notamment relatif au projet Hercule et à la réglementation européenne. Ces sujets figuraient au programme de l'année 2020, qui a assisté à l'émergence du Covid-19. Le chantier sur EDF reste donc ouvert, mais celui-ci est avant tout industriel. Je respecte énormément cette entreprise et je considère qu'elle n'a pas toujours été aidée par les gouvernements ainsi que la réglementation européenne, mais il est important de régler ce problème industriel. Le marché, l'ARENH, l'Europe et le Gouvernement n'expliquent pas à eux seuls les problèmes rencontrés par EDF. En effet, le marché n'est pas responsable de l'indisponibilité des réacteurs et le marché européen a longtemps représenté une chance pour EDF. Par ailleurs, l'ARENH doit être rénové, notamment par la fin des aberrations du droit d'option des fournisseurs alternatifs ainsi qu'au moyen d'une indexation plus raisonnable. Cependant, l'ARENH représente un instrument sain de protection du consommateur. De plus, même si les critiques sur EDF compliquent sa tâche de recrutement, certaines entreprises, comme Total ou les producteurs de plastique, connaissent la même situation tout en disposant des meilleures conduites de projet du monde.

EDF a maintenant un nouveau patron remarquable et il est nécessaire d'être attentif sur le fait que, dans le cadre de sa transformation et de sa nationalisation, l'entreprise ne devienne pas un arsenal soumis à quatre tutelles de l'État et trois autorités administratives indépendantes. En effet, nous ne devons pas oublier que le but de l'opération est de retrouver l'excellence industrielle d'EDF. De plus, j'estime que le marché européen présente des avantages, mais il doit être complété par une PPE européenne afin de coordonner les choix énergétiques. En revanche, si une hétérogénéité des choix en matière énergétique est admise, il est nécessaire de tenir compte d'une adaptation de la tarification en fonction des choix des États. On ne peut pas payer le prix marginal du gaz, quand on a décidé de ne plus dépendre du gaz.

Nous rencontrons par ailleurs un sujet d'éclatement et de politisation de l'expertise. Nous devons nous montrer attentifs à ce que chacun reste dans son rôle. En effet, les services administratifs présentent des faits objectifs et étayés aux responsables politiques. Il est cependant problématique que ces faits soient parfois tordus pour correspondre à des présupposés, qui peuvent d'ailleurs être valables ou respectables. Nous ne pouvons pas admettre qu'il soit demandé aux sachants de se taire ou de modifier leurs résultats, car leurs conclusions déplaisent. Je ne suis pas certain qu'il ait existé un âge d'or de l'expertise nationale et, aujourd'hui, nous menons de très nombreuses enquêtes publiques, notamment pour l'élaboration des PPE. Cependant, les personnes amenées à fournir les faits objectifs font souvent l'objet d'une politisation.

Par conséquent, le Gouvernement manque d'un lieu où il peut être possible que les faits soient fournis aux décideurs politiques. Il est cependant nécessaire que le système ne laisse personne orphelin. Dans le cadre de la PPE, certains acteurs défendaient une trajectoire rapide de décarbonation de l'énergie et Bercy se souciait de la situation d'EDF. Cependant, le ministère de l'économie devrait davantage se soucier du prix de l'énergie pour l'industrie, qui constituait un atout compétitif de la France par le passé. Il est, par conséquent, nécessaire que tous les intérêts légitimes soient bien exprimés dans l'organisation de l'État, comme il est important de se montrer constant, réaliste, pragmatique et souple pour établir une bonne politique énergétique. Les Allemands ont plutôt l'habitude de protéger d'abord leur industrie et, ensuite, les consommateurs ; en France, des chèques sont distribués aux consommateurs, mais il est nécessaire de se pencher sur les décisions qui les protégeront davantage sur le long terme. En synthèse, il est nécessaire de reconfigurer la politique énergétique en fonction des circonstances plutôt que de s'enfermer dans de grands totems.

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J'ai le sentiment que vous décrivez quelque chose de différent de ce que le Gouvernement transmettait à la population. En effet, le mouvement de retour à la stratégie séculaire de l'énergie en France, avec les variations liées aux évolutions technologiques, ne me semble pas perçu par les Français. D'ailleurs, vous avez reconnu que la majorité était celle de la filiation de la loi de transition écologique pour la croissance verte (TEPCV) et qu'elle se retrouvait parfaitement dans la politique énergétique menée de 2012 à 2017. Les ministres de l'énergie ont successivement été Nicolas Hulot, François de Rugy, Élisabeth Borne, précédemment directrice de cabinet de Mme Royal, et Barbara Pompili. Celle-ci a d'ailleurs continué à produire un récit politique différent de celui que vous décrivez alors même que le discours de Belfort avait été prononcé. Dès lors, comment pouvons-nous établir une cohérence à partir de cette situation ?

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Mon propos porte sur ce que nous avons fait et non sur la manière dont cela a été compris. Cependant, Nicolas Hulot faisait partie du Gouvernement et ses positions sur le nucléaire étaient bien connues. Il a d'ailleurs décrit la difficulté à réconcilier la réalité et les objectifs affichés. En effet, lorsque nous lui avons présenté les conséquences des objectifs fixés à 2025, il a accepté lui-même de porter la mesure de décalage de l'échéance à 2035. Il n'a jamais indiqué qu'il avait été contraint de le faire par le Gouvernement, mais il soulignait à quel point cette décision était difficile à prendre. Dans un livre, il a écrit que certains membres obtus du cabinet du Premier ministre, notamment en me mettant nommément en cause, souhaitaient instaurer un nouveau nucléaire. Cependant, il n'en voulait pas, même s'il avait admis qu'un délai supplémentaire était nécessaire pour équilibrer le mix énergétique, car nous l'avions convaincu qu'en maintenant l'objectif à horizon 2025, des surcoûts considérables seraient enregistrés. Par ailleurs, la loi sur les ENR revenait sur des totems chers à sa famille politique, notamment par la suppression d'un certain nombre de recours dans le cadre des enquêtes publiques. Nicolas Hulot s'opposait à porter le nouveau nucléaire, mais nous voulions préparer le terrain en faisant passer un certain nombre de décisions, car ni la majorité ni le pays lui-même n'étaient prêts pour celles-ci.

Vous estimez que le discours que je porte aujourd'hui ne correspondait pas à ce qui était perçu à l'époque. Cependant, Édouard Philippe était considéré comme un suppôt du nucléaire, car il provenait de chez Areva. Je pense d'ailleurs que Nicolas Hulot a considéré comme une provocation la nomination de M. d'Escatha et de M. Collet-Billon dans le cadre de la réflexion sur le nouveau nucléaire.

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J'entends le caractère pluriel d'un gouvernement, mais je suis surpris par l'écart important entre les objectifs stratégiques imaginés au niveau du Premier ministre et l'incarnation du ministre directement en charge de l'énergie, qui a été touché au plus profond des valeurs qui l'ont conduit à une nomination à ce poste. De plus, les ministres de l'énergie du quinquennat précédent ont tous un parcours à travers lequel ils se sont forcément opposés à ce qui transparaît dans le discours de Belfort.

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Ils ont pourtant tous porté, parfois à la suite d'arbitrage complexe, la réorientation ou la clarification du mix, qui est déjà présente en 2018 dans la PPE et qui se concrétise dans le discours de Belfort. EDF aurait souhaité que le processus soit lancé plus rapidement, mais le Premier ministre avait une forme de conviction sur la nécessité d'un nouveau nucléaire, a minima pour assurer la période de transition vers d'autres technologies. De surcroît, nous ne savions pas vers quelle forme nucléaire nous tourner à cette époque. De manière générale, Édouard Philippe travaille de manière très rationnelle et il avait constaté des oppositions très fortes au sein de son gouvernement, ce pour quoi il a choisi de commander de nombreuses études complémentaires afin d'établir des faits, à travers les scénarios de RTE, le débat sur le design de l'EPR, le rapport de M. Folz, afin de ne pas répéter les erreurs de Flamanville.

Je ne crois pas que les revirements de situation sur ce type de sujet représentent une bonne manière de manœuvrer en France. En effet, l'objectif de 50 % en 2025 était annoncé depuis cinq ou sept ans et notre majorité en était imprégnée. Dès lors, nous avons estimé judicieux d'établir les faits plus solidement et d'interroger EDF sur la forme de nucléaire à retenir.

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Nous avons le sentiment que ces travaux sont menés un peu à l'abri des regards.

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Je ne suis pas d'accord avec ce propos. Il n'est pas possible de dire que nous travaillions à l'abri des regards au vu du temps nécessaire à l'adoption d'une PPE. En effet, celle-ci induit de mener un nombre très conséquent d'enquêtes publiques.

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Nous nous penchons aujourd'hui davantage sur la compréhension du processus politique. Par exemple, nous n'avons pas connaissance du rapport d'Escatha-Collet Billon car il a été classé « secret défense ». Il n'a dès lors pas fait l'objet de communication alors qu'il aborde des éléments fondamentaux pour l'établissement de la politique énergétique lors du précédent quinquennat.

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Il a été classé de la sorte, car nous ne voulions pas établir deux rapports séparés pour, d'une part, le nucléaire civil ainsi que sa pérennité et pour, d'autre part, l'incidence d'une éventuelle perte de compétence civile en matière de défense. Concrètement, ce rapport aborde la soutenabilité de la filière nucléaire de défense française en fonction des hypothèses retenues pour le nucléaire civil, ce pour quoi il n'a pas été rendu public.

En outre, si vous considérez que les lois votées afin de mettre en place une commission nationale du débat public et un délai d'enquête publique avant chaque décision ne servent à rien et ne permettent pas de porter les sujets devant le regard des citoyens, je ne comprends pas pour quelle raison il est procédé de la sorte. Le Président de la République avait tout de même indiqué clairement, dans son discours sur le nucléaire en 2018 au moment de la PPE, tout ce qui devait être fait avant de prendre une décision sur le nouveau nucléaire.

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Nous tâcherons d'essayer de rendre compréhensibles et accessibles tous les éléments qui vous ont éclairés. Par ailleurs, que pensez-vous aujourd'hui de l'objectif des 50 % de nucléaire à l'horizon 2035 ?

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Je ne suis pas spécialement favorable à de tels totems, car j'estime qu'il est nécessaire de se montrer plus souple. Cependant, le sujet revêt un caractère politique et, si le pays décide de ne pas dépendre uniquement du nucléaire pour sa souveraineté, je n'ai pas de critique à émettre. Je déplore seulement que cette volonté soit affichée à une échéance intenable et ma seule préoccupation porte sur le fait que le débat sur le mix énergétique soit éclairé.

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Vous avez indiqué regretter une forme de politisation de l'expertise. Plus précisément, à quel endroit localisez-vous ce phénomène dans le cadre des sujets énergétiques ?

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Il ne doit pas y avoir de jeux de rôle au sein de l'État. En effet, l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) et la direction générale de l'énergie ne peuvent uniquement présenter les faits qui soutiennent la baisse de consommation ou de la compétitivité des ENR. De la même manière, Bercy ne peut pas uniquement raisonner en termes de sauvegarde de la trajectoire financière d'EDF. Il arrive en effet qu'un décideur soit confronté à deux positions qui ne peuvent jamais se rejoindre parce qu'aucun accord ne pourrait être trouvé sur les faits. Sur un certain nombre de sujets, on avait aussi besoin d'une expertise complémentaire.

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En outre, quels rapports vous ont-ils conduit à prendre cette décision de l'abandon du projet de construction du démonstrateur ASTRID et que proposent-ils en contrepartie ? Certains rapports conseillaient au contraire la poursuite de celui-ci, même de façon dégradée. Il s'agissait d'un programme de recherche légal et la décision de l'abandon n'a pas fait l'objet d'une grande publicité. D'ailleurs, pourquoi une telle discrétion a-t-elle entouré cet événement ?

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Cette décision provient d'une impasse budgétaire. Lorsqu'il a fallu ajouter différentes contributions, nous avions orienté une partie du CEA et nous lui avions donné des objectifs de consolidation de la filière. Concrètement, nous avions demandé si celui-ci pouvait travailler avec EDF à la sécurisation de l'EPR 2. De plus, nous avons conservé ITER, RJH et le réacteur d'essai militaire, ce qui représente des montants considérables et qui avaient explosé dans des proportions inimaginables. Lorsqu'il a été demandé de renforcer le budget du CEA, nous avons souligné que celui-ci pouvait déjà épauler EDF sur le design actuel avant de préparer la génération suivante. Nous nous demandions en effet si l'EPR allait fonctionner, car il connaissait des problèmes en Finlande, en Chine et en France. D'autres personnes auditionnées vous ont dit qu'en prenant cette décision, nous portions l'intérêt caché de couper le cycle fermé du nucléaire et de fragiliser la filière, mais ce postulat est factuellement et totalement faux. Le CPN, qui est une organisation tout à fait solennelle, a d'ailleurs pour mission de se prononcer sur ce sujet et il expliquait pour quelle raison il était prématuré de lancer un tel réacteur. Cependant, cette décision n'a jamais été prise avec la volonté de fragiliser la filière, mais car il existait une impasse budgétaire massive au niveau du CEA en même temps que des explosions de budget sur d'autres lancements de réacteurs.

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Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Énergie

Dès le deuxième semestre de l'année 2017, la question de la pertinence industrielle d'engager la construction du démonstrateur s'est posée. Cette pertinence était clairement remise en question par des acteurs industriels du nucléaire, car le réacteur, qui était un démonstrateur industriel, devait donner lieu à la construction d'un grand nombre de réacteurs d'une nouvelle génération, c'est à dire des réacteurs rapides au sodium. Ils allaient percuter un parc de troisième génération, composé d'EPR et d'EPR 2, qui sera en service entre 2035 et 2050. L'intérêt industriel se déplaçait donc vers la seconde moitié du siècle, ce qui a nécessité d'établir des alternatives en termes de recherche. L'idée d'un petit ASTRID ou d'un programme de simulation relève de la recherche, car il correspond à l'idée d'un réacteur expérimental. Nous avons ensuite demandé au CEA d'instruire ces options et le nouvel administrateur général a été nommé à la fin du premier trimestre de 2018 : il a pris en charge le sujet dès son arrivée et il a nourri la décision de l'État d'orienter les travaux vers le multirecyclage en REP et vers la recherche sur le cycle combustible des réacteurs rapides. Cette deuxième option a été retenue vis-à-vis de la construction d'un réacteur expérimental.

Pour rappel, RJH est un réacteur d'irradiation des matériaux et il est essentiel à la recherche nucléaire ainsi qu'à la bonne exploitation des EPR 2 qui font l'objet actuellement d'un débat public, ce qui a encouragé EDF a contribué au financement de sa prolongation. Du point de vue de la forme, les orientations principales de la PPE ont été rendues publiques en novembre 2018 par un discours du Président de la République et une conférence publique donnée par François de Rugy. Le maintien du cycle fermé du combustible en s'appuyant sur le multirecyclage en REP figure bel et bien au sein de celles-ci. Le projet de programmation pluriannuelle de l'énergie, plus détaillé, comprenait ces orientations de manière très explicite.

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Vous avez évoqué la nécessité d'une coordination de la stratégie énergétique à l'échelle européenne. Au vu de la difficulté rencontrée sur la mise en place de la taxonomie, je peine à imaginer de quelle manière il est possible de projeter ce sujet dans le temps sans en faire un totem.

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

J'ai conscience de cette complexité. En effet, il est toujours nécessaire de faire des compromis et de prendre des décisions douloureuses vis-à-vis des sujets européens. Par ailleurs, les interconnexions devraient représenter des opportunités pour la France. Au vu de notre capacité actuelle, nous devrions effectivement être les grands gagnants de ce système. Le marché européen peut être largement critiqué, de même que l'inflexibilité de la Commission européenne, mais l'Europe n'est pas responsable du fait que nous ne soyons pas gagnants au sein du système. À cette époque, la situation était tellement contentieuse sur la situation d'EDF que toucher une pièce du puzzle devenait une entreprise de déstabilisation. Concrètement, la Commission européenne voulait traiter l'ensemble des sujets et nous comptions réaliser ce travail en 2020, mais il a été perturbé par la crise sanitaire.

Par ailleurs, l'ARENH est un dispositif transitoire qui n'a jamais été validé et il avait vocation à régler un précédent contentieux. Cependant, je pense profondément que l'ARENH n'est pas mauvais en soi, car il a vocation à garantir que le consommateur puisse bénéficier d'un tarif accessible, de même que l'industrie. Il aurait cependant été légitime d'indexer ce tarif à l'inflation et il est absurde qu'il représente une option au bénéfice des fournisseurs alternatifs. Sous cette réserve, je ne vois d'ailleurs pas de meilleur système pour le prix du nucléaire.

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Lors d'une audition précédente, le directeur de l'énergie nous a précisé que l'hypothèse que l'ARENH puisse être supérieure au prix de marché n'avait pas été envisagée.

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Le prix tellement bas de l'électricité expliquait la mauvaise situation d'EDF lorsque nous sommes arrivés.

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Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Énergie

Lorsque nous évoquons une PPE européenne, nous intégrons le sujet de la sécurité d'approvisionnement à cinq ou dix ans. La Commission européenne a d'ailleurs initié un travail avec des règlements spécifiques sur la sécurité d'approvisionnement en électricité et en gaz, mais des progrès supplémentaires peuvent encore être enregistrés au niveau technique afin de s'assurer que la sécurité d'approvisionnement française s'intègre dans une vision européenne, quelle que soit la source de production d'électricité ou d'approvisionnement du gaz.

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Il est toujours surprenant de constater que les évolutions nationales du système de production électrique se sécurisent par les interconnexions.

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Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Énergie

Dans la PPE que nous avons préparée, la question de l'arrêt d'un certain nombre de réacteurs existants a été subordonnée à celle de la sécurité d'approvisionnement et à la décarbonation globale de l'électricité en Europe vis-à-vis des réacteurs dont l'arrêt était anticipé. Nous nous soucions donc de la sécurité d'approvisionnement et de ce qu'il se passait dans les autres pays dans le cadre du débat sur la possibilité d'arrêter des réacteurs plus tôt. Concrètement, nous nous assurions que les décisions n'entraînent pas une augmentation de la production au charbon de l'autre côté du Rhin.

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Lorsque vous êtes arrivés aux responsabilités, des annonces de décalages de l'horizon temporel sont intervenues très rapidement en lien avec l'atteinte de l'objectif de 50 % de nucléaire dans le mix énergétique. S'agit-il d'un fondement avant tout technique relatif à l'incapacité technique pour respecter cet objectif ou s'agit-il d'une décision politique qui entame un revirement ?

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Édouard Philippe ne voulait pas faire semblant de croire que ce qui était écrit dans cette loi votée par le gouvernement précédent était applicable. Dès lors, il convenait de ne pas réaliser une PPE intégrant cette incohérence fondamentale qui empêche de raisonner normalement sur des choix énergétiques qui nous engagent tous. En revanche, Édouard Philippe a souhaité porter un discours de vérité sur la politique énergétique en expliquant de manière scientifique la situation. Il a ensuite indiqué à Nicolas Hulot que l'objectif de 2025 ne pouvait être maintenu.

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Cette décision enclenche un changement radical de vision. Par conséquent, je me demande comment le ministre Nicolas Hulot, qui sait certes qu'il appartient à une majorité plurielle, a accepté ce revirement sans contrepartie.

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Il était évidemment difficile pour lui de reconnaître que des convictions qu'il portait depuis longtemps n'étaient techniquement pas réalisables à court terme. Il croyait profondément à la nécessité de rééquilibrer le mix énergétique avec davantage d'ENR et il a accepté de porter des dispositions qui accéléraient le développement de celles-ci. Il avait aussi soutenu l'interdiction des centrales à charbon et de l'exploration pétrolière. Dès lors, des compromis ont été réalisés pour faire accepter la situation.

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Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Énergie

Le plan climat avait été présenté par Nicolas Hulot lors de l'été 2017 et il mettait en exergue la décarbonation avec l'horizon de la neutralité carbone. Dès lors, nous avons essayé d'inscrire le nucléaire dans un débat moins passionné, dans lequel la part du nucléaire dans le mix électrique n'est plus un objectif premier.

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Édouard Philippe a récemment déclaré la chose suivante : « J'aurais aimé ne pas avoir à fermer Fessenheim ». Comment abordez-vous cette question à votre arrivée aux responsabilités ? Souteniez-vous une position de non-fermeture de Fessenheim au vu des échanges avec les ministres de l'économie et de l'écologie ?

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Cette décision représentait un engagement du Président de la République, qui s'était inscrit dans la continuité des annonces précédentes. Les conditions d'indemnisation d'EDF ont été renégociées. En 2017, il était prévu de mettre cette décision en œuvre, car Flamanville devait ouvrir en 2019. De plus, nous n'avions pas besoin de Fessenheim pour assurer la sécurité d'approvisionnement. Nous avons cependant rediscuté en interne à Matignon de Fessenheim au moment du nouveau décalage de l'ouverture de Flamanville. Cependant, la quatrième visite décennale du premier réacteur n'était pas inscrite dans le plan de grand carénage depuis 2015 et il était impossible de réaliser celle-ci en urgence. Nous nous sommes demandé s'il était judicieux de dissocier les deux réacteurs, c'est-à-dire de fermer le premier et de consentir des investissements pour la prolongation du second. RTE avait assuré que Fessenheim n'était pas nécessaire à la sécurité d'approvisionnement du territoire, avec notamment l'appoint de Landivisiau à l'Ouest. Concrètement, le sujet a été rouvert en 2019, une fois l'EPR de Flamanville reporté à 2022 selon l'analyse de l'ASN, et nous avons ensuite pris la décision de ne pas conserver un seul des deux réacteurs au vu des éléments énoncés précédemment.

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Quelle vision de l'EPR avez-vous à votre arrivée aux responsabilités ? J'imagine que vous aviez conscience que la date annoncée d'ouverture ne serait pas assurée. Dès lors, une discussion a dû porter sur le fait de fermer Fessenheim en découplage de l'ouverture de l'EPR qui reste incertaine.

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Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Énergie

En juillet 2017, EDF prévoyait une ouverture de l'EPR en 2019. Au printemps 2018, les problèmes sur les soudures ont été officialisés et EDF a essayé de convaincre l'ASN qu'il était possible de démarrer le réacteur en 2020 sans réparer les soudures. Dans la pratique, EDF a posé un choix stratégique, mais l'ASN a imposé les réparations via des procédés qui n'existaient pas et qu'il a fallu développer. Dès lors, un nouveau décalage est intervenu en 2019 pour fixer la date d'ouverture à l'année 2022. La quatrième visite décennale du premier réacteur devait intervenir en mars 2020, ce pour quoi aucune question ne se pose plus sur sa prolongation à ce moment. Par ailleurs, le rétroplanning de la fermeture de Fessenheim intégrant les aspects réglementaires et sociaux montre que certains éléments devaient être réalisés dès l'été 2019 pour qu'EDF puisse engager cette fermeture. Le déphasage a été rapidement étudié, EDF n'était pas demandeur, et il n'a pas été retenu dans ce contexte.

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J'aimerais obtenir des précisions sur le délai entre la sortie du rapport d'Escatha-Collet Billon, dont on comprend qu'il propose la réouverture de tranches, et le discours de Belfort. Pour rappel, l'année 2018 a enregistré le niveau de confiance le plus bas dans le nucléaire en France. Plus précisément, pourriez-vous nous décrire l'instruction qui permet d'amener au discours de Belfort ?

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Ce rapport n'est pas la seule source ayant mené à la prise de cette décision, il y a aussi la PPE et le discours du Président de la République de 2018 cite clairement les jalons scientifiques, administratifs et régulatoires qu'il souhaite voir étudier avant que la décision soit prise en 2021. Nous avons donc essayé d'indiquer de manière transparente quelles informations complémentaires permettraient de prendre une décision éclairée sur le nouveau nucléaire en 2021. Le rapport aborde également la question de soutenabilité de la filière, c'est-à-dire le délai dont nous disposions avant de devoir prendre une décision. Cependant, il ne se prononçait pas sur le design du nouveau nucléaire, sur la régulation ou sur la possibilité d'un scénario avec plus d'ENR et de batteries à un horizon de temps compatible avec les VD5. Outre ce rapport, il était encore nécessaire de franchir plusieurs jalons avant de pouvoir prendre une décision. Concrètement, le plan annoncé en 2018 a été suivi pour nourrir la décision qui est finalement intervenue en 2022.

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Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Énergie

En 2021, tout le monde avait conscience que le moment où interviendrait la décision serait un élément pris en compte dans le cadre des élections présidentielles et législatives. Dès lors, il était opportun d'amener tous les éléments nécessaires à la prise de cette décision suffisamment en amont du moment des élections afin que le nouveau nucléaire recueille l'engagement politique nécessaire, qui n'existait pas à notre arrivée en 2017.

Du point de vue technique, il n'existe pas de projet de nouveau nucléaire à décider en 2017. À travers la PPE, nous demandions la démonstration que la filière maîtrisait un programme industriel de la taille de trois paires d'EPR 2, ce qui a conduit au rapport Folz, qui jette un regard particulièrement cru sur l'EPR de Flamanville. Cette démarche a également conduit à un plan d'amélioration de la qualité industrielle, à savoir le plan Excell, et à la précision par EDF de ce qu'est le modèle EPR 2. En effet, diverses orientations avaient été décidées et elles avaient fait l'objet d'une nouvelle demande auprès de l'ASN pour recevoir des orientations de sûreté. Par exemple, la question des sites faisait l'objet d'une demande de notre part et EDF a mené des études sur le sujet. Toutes ces études faisaient donc partie de la commande passée à EDF, de même que le rapport RTE-AIE sur la faisabilité technique du mix 100 % ENR et des autres options du scénario Énergies 2050.

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Vous êtes arrivés au moment où la Cour des comptes mettait en lumière la gabegie financière qu'a été le soutien à un certain nombre de filières des ENR. Par ailleurs, les objectifs d'implantation des ENR n'étaient pas atteints lorsque vous êtes arrivés et un retard supplémentaire a depuis été enregistré. À ce moment, quels types de décisions prenez-vous du point de vue industriel sur les ENR pour contrecarrer les orientations et à quelles causes attribuez-vous le retard pris par le passé et qui continue d'être pris entre 2017 et 2022 ?

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Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Énergie

Un travail d'élagage a été réalisé au niveau des ENR, car nous n'observions pas de réalité industrielle ou de baisse de coûts à notre arrivée. Pour l'hydrolien, le volume de projets à susciter pour parvenir à atteindre des coûts même de 150 euros par mégawattheure était énorme. Nous n'avons donc pas lancé les appels d'offres. Pour rappel, l'éolien off-shore devenait compétitif et l'hydrolien, qui est une énergie marginale, ne le serait visiblement jamais. De plus, nous avons orienté la biomasse vers la chaleur via une forte augmentation du fonds chaleur et nous avons mis fin à des appels d'offres de projets pour produire de l'électricité à partir de biomasse à un coût élevé. Au niveau des grandes filières, nous avons mis l'accent sur le solaire au sol, qui atteint des prix tout à fait compétitifs.

Pour l'éolien off-shore, nous avons fait face à une phase de vérité des prix. En effet, les conditions de plusieurs projets qui avaient été lancés ne correspondaient pas à ce qui était observé dans les pays voisins. Nous avons mené des négociations afin de dessiner une nouvelle programmation champ par champ, associée à des dispositions législatives qui ont réformé la procédure de concertation. Nous avons inversé l'ancienne logique et, désormais, le débat public a lieu par façade en simultané sur l'ensemble des façades maritimes. De plus, l'éolien off-shore pose un enjeu calendaire que nous avons identifié comme une montée en puissance de la filière afin de massifier cette énergie entre 2030 et 2035, ce qui correspondait à la durée de 50 ans et à la date d'arrêt de certains réacteurs dans la PPE.

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François Brottes était président de RTE lors de l'élaboration de la loi TEPCV à l'Assemblée nationale et il avait poussé l'objectif politique de 50 %. Il nous a expliqué que, lorsqu'il est arrivé à la tête de RTE, il s'est rendu compte que le réseau n'était pas capable d'assumer une telle charge à l'horizon temporelle fixée. Il a également évoqué l'identification d'un goulot d'étranglement à partir des hivers 2022-2023 en prenant en compte la fermeture de Fessenheim et les capacités pilotables qui avaient déjà fermé. Avez-vous bien reçu ces alertes et comment y avez-vous réagi ?

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Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Énergie

Dès le début du quinquennat, nous avons remarqué que les marges diminuaient progressivement. D'année en année, nous surveillions donc des trajectoires qui tangentent le critère de défaillance des trois heures par an en espérance. Les situations de Fessenheim et de Flamanville ont évidemment évolué tout au long de la réalisation de ces bilans prévisionnels, mais RTE a affiné de plus en plus, dans ses prévisions, la disponibilité du parc nucléaire existant avec le fait que des VD4 étaient opérées dès 2019. RTE prenait en compte le fait que les visites décennales dureraient deux mois de plus que ce que déclarait EDF et la décroissance de la disponibilité. La décision administrative n'a pas été prise brutalement sur la fermeture des centrales à charbon pour cette raison. Par ailleurs, nous nous situions dans une logique d'introduction du plafond des heures de fonctionnement et de sécurisation du réseau électrique du Grand Ouest par le maintien de la centrale de Cordemais entre 2024 et 2026. Cependant, au-delà de cette sécurité liée à Cordemais, nous n'avions pas besoin, au vu des bilans prévisionnels, de prendre davantage de dispositions que celles-ci.

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Monsieur Benoît Ribadeau-Dumas, vous avez rappelé que l'équilibre politique était complexe lors de votre arrivée, de même que l'héritage du quinquennat précédent. Dès novembre 2017, vous prévoyez que le mix avec 50 % de nucléaire sera reporté à 2035. De plus, dans la PPE de 2018, vous dites que le parc nucléaire subsistera à 50 ans. Cependant, vous avez signalé également qu'il vous était difficile de prendre une décision sur la projection relative au nucléaire. De plus, M. Yves Bréchet nous a indiqué qu'il avait remis un dossier en 2018 qui n'a visiblement pas été lu. Celui-ci précisait qu'il n'était pas judicieux de fermer les centrales à charbon ou nucléaires avant d'avoir ouvert les six réacteurs en construction. Par ailleurs, certaines prises de décisions ont manqué de cohérence.

Vous avez également indiqué que l'ARENH était un bon outil et qu'il aurait été intéressant de l'actualiser. Cependant, M. Philippe de Ladoucette nous a signalé qu'un décret devait être publié dès 2014 sur l'actualisation de l'ARENH. Le 1er janvier 2016, il avait envoyé une lettre qui proposait un ARENH évolutif. Vous êtes arrivés aux responsabilités en 2017 : vous auriez pu, par conséquent, déployer ce caractère évolutif de l'ARENH. Pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?

Vous nous dites aussi qu'il était très difficile d'effectuer des prévisions sur le contexte nucléaire et les projets afférents. Vous avez ajouté qu'il était nécessaire d'attendre 2021 pour prendre une décision. Cependant, vous avez arrêté Fessenheim en 2020 et vous assumiez l'arrêt d'ASTRID. Je pense que gouverner, c'est prévoir, et dans le domaine du nucléaire, les perspectives à 15 ans ou 20 ans sont importantes. Concrètement, attendre pour prendre une décision engendre certains problèmes relatifs au mix énergétique.

Vous avez en outre expliqué que l'arrêt du programme ASTRID découlait d'un arbitrage budgétaire. Toutefois, gérer un pays ne revient-il pas à poser des choix politiques forts ? Gérer un pays correspond-il à donner satisfaction à son équilibre politique compliqué ou à prévoir et anticiper une souveraineté énergétique et électrique ? Vous concluez enfin votre propos en disant que vous êtes attaché au fait que le prix de l'électricité soit acceptable pour l'industrie. Cependant, si la prise de décision avait été privilégiée à la préservation de l'équilibre politique, nous ne serions peut-être pas soumis à de tels coûts de l'électricité, qui sont certainement plus préjudiciables pour les TPE, les PME et les artisans bouchers et boulangers, que pour la grande industrie, du moins au niveau de ma circonscription.

Vous soulignez également que l'éolien avait coûté extrêmement cher et je ne le remets pas en cause. Cependant, 49 % des ENR sont produits par l'hydro-électricité. Ente 2017 et 2020, qu'avez-vous fait pour le renouvellement des concessions électriques ?

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Tous les gouvernements de la Cinquième République ont connu des équilibres politiques et je ne pense pas avoir dit que le nôtre était particulièrement difficile à mettre en place. Nous devions évidemment respecter un équilibre avec le ministre de l'écologie présent lors des 18 premiers mois du gouvernement d'Édouard Philippe et qui portait des positions connues de tous. Celles-ci correspondaient d'ailleurs à la position d'une large partie des Français à ce moment. La loi qui avait été votée par le Parlement reflétait la majorité de l'opinion. Nous devions donc préparer le terrain progressivement en affichant que nous souhaitions sortir des énergies fossiles. Vous estimez que nous avons commis une erreur en fermant les centrales à charbon et je vous laisse la responsabilité de vos propos, mais cette position ne correspond pas à celle du gouvernement de l'époque. Fermer les centrales à charbon représentait donc un choix politique. Notre processus de décision a nécessité de changer un certain nombre de lois via notre majorité et nous avons proposé, à notre arrivée, de passer l'horizon de 2025 à 2035 pour le 50 % de nucléaire dans le mix énergétique.

Nous nous sommes également montrés très clairs dès le début sur le sujet du charbon, tout en laissant ouvertes les soupapes nécessaires à la sécurité d'approvisionnement. Si nous nous comparons à la manière dont la Belgique et l'Allemagne ont fermé leurs centrales, il apparaît que nous avons mis en place des dispositifs qui permettaient de pallier les difficultés. Nous avons également pris certaines décisions sur le stockage du gaz et nous nous en félicitons aujourd'hui. Par ailleurs, je ne dis pas que nous étions otages d'une situation politique et Édouard Philippe n'a pas cherché à donner des gages aux uns et aux autres. Au contraire, il a porté la mise à plat d'une politique énergétique.

En outre, le sujet d'ASTRID a effectivement représenté un choix budgétaire. Cependant, ce type de choix est opéré continuellement à Matignon, car les budgets ne permettent pas de financer l'ensemble des projets. Nous en avons repoussé certains et nous avons opté pour des solutions plus abordables afin d'atteindre le même objectif, c'est-à-dire un travail sur la fermeture du cycle. A posteriori, je ne peux pas dire que je regrette d'avoir conseillé cette décision.

Enfin, nous avions effectivement reçu le rapport de M. Bréchet, mais nous en avons reçu de nombreux autres, ce qui nécessite d'opérer des choix. Nous devions faire en sorte que ceux-ci soient éclairés par des faits et nous devions rapprocher les positions autant que possible. De cette manière, les choix peuvent être rationnels et portés dans la durée. M. Bréchet n'a pas apprécié que son avis n'ait pas été écouté et il a le droit de le dire. Cependant, cette situation ne doit pas le conduire à annoncer que nous avons pris des décisions à la légère, car cela n'est pas vrai.

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Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Énergie

Au sujet de l'ARENH, la situation était bloquée au niveau de la Commission européenne à notre arrivée, car elle avait clairement expliqué que le dispositif ne lui convenait plus, qu'elle ne validerait aucun décret que nous n'avions pas le droit d'y toucher. Nous avons essayé de faire évoluer le plafond et le prix deux ans plus tard, mais la Commission européenne s'y opposait. Nous avons constaté et écrit dans la PPE que nous devions nous projeter dans la régulation d'après et l'ambition que nous avions, qui n'est pas tenue, correspondait à l'implémentation, dans les textes, de la régulation qui prendra la suite de l'ARENH en 2025.

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

J'entends de la frustration dans vos propos, Monsieur le député, et je la partage. Je rappelle toutefois que la situation d'EDF était extrêmement contrainte, du fait que l'ARENH était un compromis non autorisé mais toléré par la Commission européenne à la suite d'un contentieux précédent qui n'avait jamais réellement été soldé. En outre, notre ambition en 2020 correspondait au traitement de ce problème afin de redonner un cadre cohérent de mise en œuvre des objectifs politiques qui étaient les nôtres à cette époque. Cependant, la crise sanitaire est intervenue.

Édouard Philippe a essayé de traiter le problème d'EDF, qui était coincée dans sa régulation. M. de Ladoucette a dit que nous aurions pu augmenter et indexer l'ARENH : nous avons essayé de le faire, mais cette mesure aurait créé un conflit supplémentaire avec la Commission européenne. Nous cherchions alors plutôt à trouver une voie de résolution de l'ensemble des conflits (hydroélectricité, mise en concurrence, ARENH, Hercule…). Il est donc un peu facile de dire qu'il suffisait d'augmenter l'ARENH, alors que la situation qui nous avait été léguée ne le permettait pas.

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Je n'ai pas dit qu'il fallait s'inscrire dans une situation de conflit, mais vous aviez la possibilité de travailler sur le tarif de l'ARENH. Mener ce travail correspond d'ailleurs plutôt à régler les problèmes qu'à se mettre en conflit avec l'Europe. Aujourd'hui, la frustration porte sur les 66 millions de Français, qu'ils soient simples administrés, chefs d'entreprise ou artisans, et qui paient leur électricité trop cher, car nous avons perdu notre souveraineté.

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Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Énergie

Je suis venu présenter un projet de réforme de la régulation avec un prix substantiellement supérieur à 42 euros dans le bureau de la directrice de cabinet de Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence, en 2019 et nous avons été renvoyés vers nos positions sur certains sujets.

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Lorsque la nouvelle commission s'est installée, ce sujet constituait la priorité majeure. La situation était complexe, mais nous avons tout de même tenté notre chance et nous voulions renégocier cette régulation européenne. Cette tâche incombe désormais au gouvernement actuel et elle n'est pas simple.

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Je suis consciente que les discussions avec la Commission européenne ne sont pas toujours simples à mener. Actuellement, tout le monde s'accorde à dire que la valeur de l'ARENH avoisine les 50 euros. Considérez-vous aujourd'hui que le contexte de l'énergie et de la prise de conscience de la Commission européenne sur l'importance de la souveraineté nous permettra d'être plus écoutés et d'échanger avec une Commission européenne moins réticente aux propositions françaises ?

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Sans banaliser la difficulté du sujet et la constance générale des positions de la Commission européenne, j'estime que la situation actuelle ouvre une opportunité en Europe et nous pouvons sans doute négocier une régulation. Par ailleurs, les sujets énergétiques se multiplient, notamment en lien avec la situation d'EDF, la sécurité d'approvisionnement et la nécessité d'une PPE européenne.

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La réforme de l'ARENH interviendra prochainement et je considère qu'il convient d'entamer ces réflexions rapidement. Toutefois, considérez-vous que l'ARENH a toujours du sens au vu de la situation et du prix des différentes ENR ? En effet, les fournisseurs alternatifs auront sans doute le loisir de se fournir sur d'autres sources d'énergie, ce qui amoindrirait l'intérêt de l'ARENH.

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Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020)

Nous avions voulu proposer un montant de 48,5 euros pour l'ARENH à la Commission européenne, mais nous n'avons pas rencontré un réel succès. De plus, le mécanisme d'asymétrie qui offre un droit d'options pour les fournisseurs alternatifs me semble profondément pernicieux. Cependant, il sera certainement nécessaire de revenir à l'idée que le nucléaire représente un bien commun de la nation sur lequel des investissements ont été consentis. Personne n'admettrait, si le prix de l'électricité atteignait 70 euros ou 100 euros de manière pérenne, de payer deux fois le coût de revient de quelque chose qui a déjà été financé par l'effort national depuis 50 ans. Il est en effet logique que les Français et l'industrie française aient accès au nucléaire à un prix garanti. La manière dont nous construisons le reste me semble représenter un sujet de second ordre. Nous souhaitons simplement que l'opérateur ne capte pas le tarif que les Français ont financé par leurs impôts et leurs contributions depuis des années.

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Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Énergie

L'ARENH présente tout de même un atout, car il a permis de donner une orientation en termes de prix aux entreprises en plus des ménages qui restent éligibles aux tarifs réglementés. EDF, qui doit être compétitive vis-à-vis des fournisseurs alternatifs, intègre l'ARENH dans la formation des prix : cet outil assez unique en Europe nous permet donc de ne pas dépendre à 100 % des prix du marché pour les entreprises. Le risque d'une future régulation serait de n'en faire bénéficier que les ménages, à l'exclusion des entreprises.

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Je souligne que la nature de bien de marché de l'électricité est discutable par essence et que la nature du nucléaire est particulièrement complexe dans une logique de marché.

Je vous remercie, MM. Benoît Ribadeau-Dumas et Thibaud Normand, de vous être rendus disponibles pour notre commission d'enquête, qui conclut sa 82e heure d'auditions et de travaux. Je remercie d'ailleurs les administrateurs, le service des comptes rendus et toutes les personnes qui participent d'une manière ou d'une autre à l'organisation de cette commission. Cette audition a apporté un éclairage sur différents types de sujets, notamment sur les mécanismes politiques et la manière dont les décisions politiques se construisaient au début du quinquennat précédent.

La séance s'achève à 22 heures 15.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Antoine Armand, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Francis Dubois, M. Alexandre Loubet, M. Raphaël Schellenberger.

Excusée. – Mme Valérie Rabault.