Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la france

Réunion du lundi 18 mars 2024 à 18h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • alimentation
  • consommateur
  • dépendance
  • protéine

La réunion

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La séance est ouverte à dix-huit heures trente.

La commission entend lors de sa table ronde sur la notion de souveraineté alimentaire :

– M. Philippe Chalmin, professeur émérite d'histoire économique à l'université Paris-Dauphine ;

– M. Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont ;

– Mme Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers.

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Nous ouvrons les travaux de notre commission d'enquête par une table ronde consacrée à la clarification de la notion de souveraineté alimentaire : en accord avec M. le rapporteur, nous avons souhaité commencer en posant les termes de notre sujet. Lors de l'examen en recevabilité devant la commission des affaires économiques, plusieurs groupes politiques ont souligné la nécessité de bien définir cette notion afin de ne pas en faire un fourre-tout. Notre commission doit travailler avec rigueur, sur la base de faits et non de données approximatives ou de fantasmes.

Cette notion est apparue récemment : elle a été introduite et théorisée dans les années 1990 par le mouvement altermondialiste La Via Campesina. Elle revient au premier plan sous le double effet de la crise sanitaire et de la guerre en Ukraine, avec sans doute un sens passablement différent de l'acception initiale. Depuis mai 2022, le ministère de l'agriculture est devenu d'ailleurs – c'est une innovation administrative – le ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire.

Pour mieux cerner cette notion, qui relève à la fois de la politique, de l'économie, de l'agronomie ou encore de la géographie, nous sommes heureux d'accueillir M. Philippe Chalmin, professeur émérite d'histoire économique à l'université Paris-Dauphine, M. Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont, et Mme Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers.

Je vous remercie de vous être rendus disponibles, dans des délais très contraints, pour nous éclairer sur la manière dont nous pourrons définir la souveraineté alimentaire. Je vous laisserai la parole pour une intervention liminaire de dix minutes maximum chacun, par ordre alphabétique, puis nous poursuivrons sous la forme de questions et de réponses. Comme de tradition dans les commissions d'enquête, nous commencerons par les questions du président, puis celles du rapporteur et enfin celles des députés.

Cette audition est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale. L'enregistrement vidéo en restera disponible.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Philippe Chalmin, M. Marc Dufumier et Mme Catherine Laroche-Dupraz prêtent serment.)

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Philippe Chalmin, professeur émérite d'histoire économique à l'université Paris-Dauphine

J'ai juré de dire la vérité, mais je précise – doute scientifique oblige – que mes propos ne traduisent que ce que je pense être la vérité !

Lorsque j'ai reçu votre invitation, j'ai dû me pincer : en 2024, dans un pays comme la France, quel est le sens de s'interroger sur la notion de souveraineté alimentaire ? Objectivement, c'est totalement absurde – que l'on parle de souveraineté ou d'indépendance alimentaire.

La France fait partie de l'Europe, dont les principales productions – céréales, oléagineux, productions animales, sucre – sont largement autosuffisantes, voir excédentaires. La France l'est également assez souvent, même si nous souffrons d'une forte dépendance pour les produits de la mer et pour la viande ovine, qui sont nos deux principaux postes déficitaires. Pour le reste, que signifie, au-delà des chiffres, la souveraineté alimentaire ? Cela n'a aucun sens. Je suis désolé de scier la branche sur laquelle est assise cette commission.

Pendant longtemps, jusqu'encore dans l'entre-deux-guerres, la France a été déficitaire. Je rappelle que ce sont les importations de blé russe – quelle ironie – qui ont permis alors à la France de résoudre un certain nombre de problèmes d'approvisionnement en céréales, et que la pauvreté alimentaire et la malnutrition ont régné pendant de longues périodes dans notre pays. Mais aujourd'hui, la part alimentaire des budgets des ménages est extrêmement faible.

La notion de souveraineté alimentaire pouvait donc avoir du sens en France par le passé et elle en a aujourd'hui pour certains pays en développement. Elle n'en a plus en France et dans l'Union européenne.

Au début de la guerre en Ukraine, cette notion est réapparue. Les marchés mondiaux ont alors pris conscience de la dépendance, en particulier céréalière, vis-à-vis de la région de la mer Noire – l'Ukraine et surtout la Russie. N'oublions pas que, si l'Ukraine est un important producteur de céréales, sa grande production est le maïs destiné à l'alimentation animale. Le grand exportateur mondial de blé est la Russie, l'Ukraine ne se classant qu'au sixième rang.

Dans les premiers jours de la guerre donc, on a pu craindre de voir la mer Noire totalement bloquée et, en quelques jours, le prix du blé a flambé. Il était déjà, en raison de problèmes climatiques, aux alentours de 300 euros la tonne FOB Rouen ( Free on board, franco à bord) et il est monté au-delà de 400 euros. Ce n'était pas un problème, car nous sommes dans des marchés mondiaux et la politique agricole commune (PAC) ne détermine plus certains prix. Face à cette flambée de prix, les boulangers ont réagi, mais ils ont été beaucoup plus touchés par la hausse des prix de l'électricité et du gaz.

Depuis, le monde vit avec la guerre en Ukraine, les céréales sortent de la mer Noire et le prix du blé est redescendu en dessous des 200 euros la tonne. Mais même au tout début du conflit, la souveraineté alimentaire n'était pas en cause. L'Europe, globalement, est exportatrice de blé et, son marché n'étant plus protégé du marché mondial, elle est directement touchée par les aléas du marché. Sur le plan des marchés agricoles, utiliser la notion de souveraineté n'avait rigoureusement aucun fondement et j'ai été surpris de voir cette question revenir sur le dessus de la pile.

S'agissant de la stratégie agricole de certains pays du tiers monde, oui, la question de la souveraineté alimentaire se pose. Mais, franchement, est-il raisonnable de l'évoquer pour un pays comme la France, dans un espace comme l'Europe ? Je rappelle – c'est une petite pique à l'adresse de Marc Dufumier – que le Green Deal organise une diminution des productions agricoles européennes, qui conduirait à ce que l'Europe devienne structurellement importatrice. Est-ce une atteinte à sa souveraineté ? La Suisse, qui est structurellement importatrice, ne semble pas se poser de questions sur sa souveraineté alimentaire.

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Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont

Le concept de souveraineté alimentaire est un peu reconnu au niveau international, par les instances de l'ONU, et a été repris par exemple par le haut-commissariat au plan dans son rapport de 2021 La France est-elle une grande puissance agricole et agroalimentaire ? qui adopte la définition standard. Celle-ci fait de la souveraineté alimentaire plutôt un critère de sécurité alimentaire – la sécurité des approvisionnements en termes de quantité. La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à définir leur degré d'autosuffisance et les moyens d'y parvenir.

Pour un grand nombre de pays du Sud, la question est de ne pas trop dépendre de l'étranger et d'en connaître les risques. La production agricole française, elle, est excédentaire pour un très grand nombre de produits, en particulier les céréales – que nous essayons d'exporter vers l'Algérie et l'Égypte, en concurrence avec le blé ukrainien, russe et roumain. Les exportations de céréales, qui représentaient, selon le rapport du haut-commissariat au plan, encore un tiers de l'excédent de notre balance commerciale en 2021, ne sont pas celles qui nous rapportent le plus. Pour le reste, nous sommes souverains sur les vins, les spiritueux, les bons fromages et plusieurs autres produits de qualité. Nous sommes très dépendants pour les produits de la mer et, depuis très longtemps, pour la viande ovine. La raison en est que la politique agricole des prix que la France a menée au lendemain de la seconde guerre mondiale et qui s'est poursuivie sous l'Europe des Six, des Huit et des Quinze s'est accompagnée de protections aux frontières pour garantir que nos agriculteurs soient correctement payés face à la concurrence des céréales en provenance des États-Unis ou du lait de Nouvelle-Zélande, mais que ni les ovins, ni la laine, ni même la viande en général n'ont bénéficié d'une telle protection.

Il n'y a pas eu non plus de protection pour les protéagineux – on parle d'ailleurs de souveraineté protéinique, le sens de cette expression restant à vérifier. Dans ce domaine, notre agriculture et notre alimentation se trouvent aujourd'hui dans une situation de réelle dépendance – aux deux tiers pour ce qui est des légumes secs. Je rappelle que les lentilles, les petits pois, les haricots contribuent à une alimentation riche en fibres et donc à diminuer l'incidence du cancer du côlon. Regardez l'étiquette d'une boîte de cassoulet de Castelnaudary : s'il n'est pas indiqué que les haricots sont d'origine France, de Tarbes par exemple, c'est qu'ils viennent d'Argentine.

Nos porcs et nos cochons sont alimentés par des graines de soja et nos ruminants par des tourteaux de soja transgénique. C'est un grand drame car la France est dépendante pour les deux tiers de ses besoins et l'Europe presque pour les trois quarts – j'ai juré de dire la vérité, mais à quelques chiffres actualisés près. Notre élevage est donc très dépendant de l'importation de protéines végétales en provenance surtout du Brésil, pour la moitié, mais aussi d'Argentine, des États-Unis, et un peu d'Uruguay et du Paraguay.

Nous sommes très excédentaires en céréales puisque nous exportons quasiment la moitié de notre production – je parle sous le contrôle de Philippe Chalmin. Une partie de ces exportations est destinée à des marchés solvables, mais l'exportation vers l'Égypte et l'Algérie ne rapporte rien et est hypercoûteuse. Dans mon pays de Caux, pour obtenir un blé panifiable à 90 quintaux, il faut faire d'importantes dépenses en engrais azotés de synthèse afin de l'enrichir en protéines. Ces engrais sont des produits de synthèse dont la production nécessite des énergies fossiles, du gaz naturel notamment – j'allais dire du gaz russe, pour vous faire peur. La production des pesticides et des engrais consomme bien plus d'énergie fossile que le tracteur, la motopompe ou la moissonneuse-batteuse. Cette dépendance aux engrais, la guerre en Ukraine l'a montrée d'emblée.

Pour produire du blé à haut rendement, il faut aussi parler de la dépendance au phosphore. Les experts ne sont pas tous d'accord, mais d'ici trois à quatre décennies, le coût d'exploration et d'exploitation des nouvelles mines de phosphate – que nous importons actuellement du Maroc et un peu d'Algérie – devrait devenir considérable. Lors du Salon de l'agriculture, nous avons pu voir le désespoir des agriculteurs face à cette dépendance aux engrais azotés de synthèse, à l'énergie fossile et, éventuellement, aux engrais phosphatés dont le prix monte bien plus vite que l'inflation, les producteurs anticipant la hausse des coûts de production.

Quant à nos productions excédentaires – blé, poudre de lait, poulet bas de gamme –, nous essayons de les exporter vers les pays les plus pauvres alors que ce sont ceux qui nous rapportent le moins. On peut du reste se demander si c'est à nous de nourrir les pays les plus pauvres ou s'ils auraient la capacité de se nourrir eux-mêmes. La question de la souveraineté alimentaire est aussi une question de solidarité à l'échelle mondiale.

L'alimentation, ce sont des calories, des protéines, des vitamines, des minéraux, des fibres et des antioxydants. La première nécessité, ce sont les calories, dont je rappelle qu'elles viennent du soleil – pas de pénurie prévue avant des milliards d'années. Pour moins dépendre des énergies fossiles, je suggère donc de faire un usage intensif à l'hectare de l'énergie solaire grâce à une couverture végétale la plus totale et la plus permanente possible afin de maximiser la photosynthèse.

L'énergie alimentaire, ce sont des glucides, glucoses, lipides et autres molécules carbonées. Je rappelle que les plantes ont besoin de carbone pour les fabriquer et qu'elles trouvent ce carbone dans le gaz carbonique de l'atmosphère – qui est en excédent. Faisons donc un usage intensif de ces ressources gratuites, renouvelables et pléthoriques, comme l'énergie solaire ! Cela nécessite en revanche de régler l'accès au terrain, ce qui est un autre problème.

Dès lors, réduire sa dépendance soulève la question de la gestion de l'eau, et cela dans tous les pays du monde. Pour que le gaz carbonique entre dans la plante afin qu'elle puisse fabriquer des glucides et des lipides – et peut-être de la paille et des racines – il faut de l'eau. Ce processus permet de séquestrer le carbone dans la biomasse puis dans l'humus des sols. Il concourt donc à atteindre les objectifs de la COP21. L'eau de pluie est gratuite, mais nous sommes dépendants des énergies fossiles si l'eau doit être pompée dans les nappes phréatiques ou dans les rivières. Pour retenir l'eau de pluie en empêchant son ruissellement, on peut remettre des haies et étoffer la couverture végétale. Les solutions techniques existent, chez nous et dans d'autres pays.

En exportant à bas prix nos céréales et notre poudre de lait vers les pays du Sud, nous faisons le plus grand tort aux producteurs de mil et de sorgho qui travaillent à la main ou aux éleveurs peuls du Sénégal. C'est le meilleur moyen pour pousser les agriculteurs vers les bidonvilles, d'où ils partiront vers les États-Unis où l'Europe, en passant par le désert libyen et la Méditerranée dans les conditions que vous savez.

Nous devons donc produire moins, mais mieux. À l'évidence, nos poulets bas de gamme, élevés avec du maïs polonais ou ukrainien et du soja brésilien, ne peuvent pas être compétitifs avec les poulets brésiliens ! Aucune de nos filières bas de gamme n'est rentable. Le blé à 90 quintaux est très gourmand en énergies fossiles. Le maïs est une plante amérindienne qui poussait originellement en milieu intertropical : était-il judicieux de le faire pousser autant au Nord, où la saison chaude est la saison sèche alors que, dans son milieu d'origine, c'est la saison des pluies ? Et nous exportons de la poudre de lait pour que les petits enfants Chinois ne consomment pas du lait contaminé, alors que Sodiaal a dû racheter une usine chinoise en France car sa poudre de lait n'était pas compétitive ! On exploite des vaches prim'holstein qui consomment beaucoup d'eau pour produire beaucoup de lait qu'on déshydrate pour faire de la poudre, et on pensait être compétitif ?

Il est donc clair que nos filières bas de gamme ne sont donc pas compétitives, ni pour l'export, ni pour le marché intérieur. C'est le désarroi des paysans aujourd'hui. Retrouver une plus grande souveraineté alimentaire est possible en faisant un usage intensif des rayons du soleil et de l'eau de pluie. Pour cela, il faut empêcher l'eau de ruisseler, grâce à la couverture végétale, et laisser la porosité des sols se faire par l'action des vers de terre plutôt que par le labour, qui oxygène le carbone de l'humus des sols et expose les vers de terre au soleil en pleine journée, ce qui ne leur fait pas le plus grand bien.

Quant à notre dépendance pour les protéines, je rappelle qu'ajouter de l'azote à une molécule carbonée pour enrichir le blé en protéines afin qu'il soit panifiable est un processus énergivore qui consomme de l'urée, de l'ammonitrate, du sulfate d'ammonium et du gaz naturel russe. Pourquoi sommes-nous dépendants aux deux tiers d'importations de protéagineux alors que nous avons des solutions techniques de substitution ? Prenez les légumineuses – les légumes secs comme les haricots, petits pois, lentilles, riches en fibres : elles acquièrent des protéines grâce à des microbes. Les glucides produits par la photosynthèse, qui intercepte l'azote de l'atmosphère, sont utilisés par la plante pour fabriquer les premières briques de la protéine, les acides aminés. Ces acides sont assimilés par des microbes incrustés dans la racine de cette plante avant que ceux-ci ne les transmettent à la légumineuse.

Je ne comprends donc pas pourquoi nous voulons importer autant de protéines. Pourquoi, en Bretagne, avoir des champs de maïs pour faire de l'ensilage, en perdant tous les rayons de soleil qui tombent entre les rangées de plantes, plutôt qu'une prairie permanente avec des luzernes capables de fabriquer des protéines à partir de l'énergie solaire et de l'azote de l'air – là, pas de pénurie à prévoir ?

Pour les éléments minéraux comme le potassium ou le calcium, sachez que les arbres peuvent aller les chercher en profondeur pour les faire remonter par la sève vers les feuilles qui, à leur chute, fertiliseront la couche arable du sol. Les champignons mycorhiziens, eux, se goinfrent de l'énergie photosynthétisée par la plante grâce à leur mycélium, capable d'aller débusquer des éléments minéraux dans la roche mère altérée en sous-sol ou dans les argiles.

Bref, l'humanité peut être correctement et durablement nourrie si nous produisons moins et mieux, et si les pays du Sud produisent bien et plus par eux-mêmes. Techniquement, c'est parfaitement possible.

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

Mon propos s'organisera en trois points : une clarification du concept de souveraineté alimentaire dans la littérature économique et politique ; une présentation de quelques indicateurs mesurant la dépendance alimentaire européenne et française au commerce international ; et une réflexion sur les implications de la définition d'une stratégie de souveraineté alimentaire nationale et européenne.

Dans les débats, le terme « souveraineté alimentaire » est bien souvent employé pour parler d'autonomie ou d'indépendance alimentaire, alors qu'il s'agit de notions très différentes. Dans son rapport de 2023 Souveraineté alimentaire : un éclairage par les indicateurs de bilan, FranceAgriMer note que, « dans le contexte actuel de tension, cette même expression "souveraineté alimentaire" a été reprise dans des discours […] issus d'acteurs professionnels […], économiques ou politiques éloignés de [la] tendance altermondialiste » originelle.

Le concept de souveraineté alimentaire est né en 1996, en marge d'un sommet de l'alimentation, en opposition à un processus de mondialisation vécu par les mouvements agricoles altermondialistes menés par La Via Campesina comme une entrave au maintien de l'agriculture vivrière et paysanne des pays du Sud. Au gré des forums, il a évolué vers « un droit des États, des populations, des communautés à maintenir et développer leur propre capacité à produire leur alimentation, à définir leurs propres politiques alimentaires, agricoles, territoriales, lesquelles doivent être écologiquement, socialement, économiquement et culturellement adaptées à chaque spécificité ».

La principale nouveauté du concept est d'affirmer la nécessité de subordonner les politiques agricoles et commerciales à la volonté des peuples en matière d'alimentation. Sa subtilité est d'associer la défense des producteurs agricoles à la défense des consommateurs ou des habitants des villes, agrégeant ainsi dans le discours des intérêts pourtant contradictoires du point de vue économique. En revanche, les politiques nécessaires pour y parvenir restent à définir puisqu'elles dépendent des choix faits. En effet, un peuple souverain pourrait tout à fait viser l'indépendance alimentaire et limiter sa consommation à sa seule capacité de production ou, au contraire, préférer spécialiser sa production agricole dans des produits pour lesquels son territoire dispose d'avantages productifs et les exporter pour financer ses importations alimentaires. Réfléchir en termes de souveraineté alimentaire revient donc à rechercher un consensus entre producteurs et consommateurs sur ce qu'on souhaite produire, consommer, importer et exporter, puis à définir une stratégie alimentaire, au lieu de la subir, et à élaborer les politiques nécessaires à son déploiement.

En l'absence de stratégie clairement définie, il ne peut donc exister d'indicateur de souveraineté alimentaire proprement dit. En revanche, les indicateurs de mesure du niveau de dépendance du secteur agroalimentaire au commerce international sont utiles pour éclairer le choix d'une stratégie.

J'en viens aux indicateurs de dépendance alimentaire en France et en Europe.

Les deux intervenants précédents ont rappelé que l'Union européenne et la France sont exportatrices nettes de produits agricoles et alimentaires – je n'y reviens pas. La France valorise très bien certains produits agricoles très demandés sur le marché international et la balance commerciale agricole et alimentaire française n'a pas connu de réelle dégradation au cours des vingt dernières années. En revanche, les chiffres indiquent une détérioration vis-à-vis de nos partenaires intracommunautaires. D'après le rapport de FranceAgriMer publié en décembre dernier, le taux d'autoapprovisionnement est atteint ou dépassé pour la plupart des produits agricoles, sauf pour les fruits et légumes, les oléagineux, certaines viandes et la matière grasse laitière, mais il s'érode globalement depuis dix ans. En 2022, 64 % des importations françaises venaient de l'Union européenne et 56 % des exportations françaises étaient destinées au marché communautaire.

Cette situation, en lien avec la spécialisation historique de l'appareil productif français dans le cadre du marché unique européen, ne compromet pas la sécurité des approvisionnements alimentaires en France, sauf dans le cas des oléagineux, qui combinent à la fois une absence d'autosuffisance et une dépendance aux producteurs non européens. Toutefois, les différentes dépendances ne sont pas du tout équivalentes selon qu'elles sont perçues comme subies, comme les importations de produits considérés comme concurrents de la production nationale, ou choisies, comme les produits tropicaux, ou encore selon que les groupes de produits concernés sont plus ou moins nécessaires à la sécurité alimentaire – on peut difficilement comparer la dépendance aux importations pour le riz et pour le thé, par exemple. Le recours au commerce international permet d'abonder ou de compléter le marché national de produits recherchés par les consommateurs, souvent non adaptés aux conditions pédoclimatiques nationales, comme les fruits tropicaux ou de contre-saison.

En corollaire, la recherche d'une autosuffisance alimentaire française supposerait de s'affranchir des échanges commerciaux et donc d'aligner la consommation alimentaire nationale sur les capacités de production du pays. Or l'acceptation d'un tel choix par les consommateurs et citoyens n'est pas certaine. Le panier de consommation diffère en effet très grandement du potentiel de production, alors que l'agriculture française est une des plus diversifiées au monde. Enfin, une stratégie d'autosuffisance alimentaire serait contradictoire avec l'ambition de poursuivre le développement des exportations agroalimentaires en vue de maintenir une balance commerciale équilibrée ou excédentaire dans ce secteur.

Il est nécessaire de compléter ce tableau par le constat que les agricultures françaises et européennes sont très dépendantes des importations pour leur approvisionnement en intrants – carburants, engrais et pesticides. Ainsi, 45 % de l'azote, 46 % du phosphore, 58 % de la potasse consommés dans l'Union européenne pour les fertilisants de synthèse sont importés essentiellement de pays tiers, dont la Russie et la Biélorussie. L'élevage est particulièrement dépendant de l'importation d'oléoprotéagineux utilisés pour l'alimentation animale. En 2022, la France a importé 57 % de ses besoins en tourteaux et environ 50 % de ses besoins en matières riches en protéines, avec un niveau de dépendance variable selon les filières et les systèmes d'exploitation. Au niveau européen, le dernier rapport en date indique un taux de dépendance à l'importation de soja, essentiellement brésilien et argentin, destiné à l'alimentation animale de 97 %.

Le solde commercial de l'Union européenne exprimé en contenu nutritionnel, et non plus en euros, est négatif depuis plusieurs décennies. L'Union européenne est donc importatrice nette de calories : autrement dit, c'est le monde qui nourrit l'Europe, et non l'inverse. L'essentiel de la production laitière, porcine ou avicole, dont d'ailleurs une partie continue d'être destinée à l'exportation, repose sur des importations massives de soja américain. Or, les surfaces agricoles françaises et européennes étant déjà largement utilisées pour l'alimentation animale, la relocalisation de la production de protéines destinées à l'alimentation animale pour combler les importations à leur niveau actuel est illusoire, sauf à renoncer à des productions végétales destinées à l'alimentation humaine. Par conséquent, si l'objectif prioritaire est de réduire la dépendance aux importations, le seul levier efficace envisageable est de réduire la production et la consommation de produits animaux en France.

Ces constats confirment que la définition d'une stratégie de souveraineté alimentaire impose de réaliser des arbitrages entre les intérêts contradictoires des producteurs, des consommateurs et des citoyens.

J'en viens à mon dernier point. Être souverain en matière agricole revient à décider de ce que l'on veut comme usage du foncier et comme systèmes agricoles et alimentaires, et à traduire ces choix par des politiques agricoles, alimentaires et commerciales permettant de passer de la situation présente à la situation visée. Or les systèmes agricoles et alimentaires actuels montrent des faiblesses qui menacent leur durabilité. D'un côté, nous subissons les conséquences négatives de l'agriculture et de l'élevage intensifs en intrants sur l'environnement, sur les ressources – en terre, en eau et en énergie – et sur la biodiversité, ce à quoi s'ajoutent les importantes émissions nettes de gaz à effet de serre de l'agriculture, qui est elle-même assez mal adaptée aux changements climatiques en cours. De l'autre côté, les attentes sociétales en termes de qualité des produits alimentaires et de mode de production croissent, ce qui génère des coûts et des contraintes importants pour les producteurs, tandis que les populations vulnérables de nos sociétés riches peinent à accéder à une alimentation suffisante, saine, nutritive et de qualité.

Schématiquement, le débat politique sur ces questions s'organise, au niveau européen, autour de deux visions antagonistes.

La première, impulsée par la présidente de la Commission européenne en 2019 avec le Pacte vert, cherche à orienter la transformation des systèmes agricoles pour protéger l'environnement, limiter la pression sur les écosystèmes et les ressources ainsi que le changement climatique. Concrètement, il s'agit de réduire les usages d'engrais et de pesticides, quitte à éroder le niveau de production. Le corollaire de cette vision est une transition vers des régimes alimentaires plus sains et plus durables des consommateurs européens avertis, passant notamment par une réduction de la part carnée de l'alimentation, sauf à importer le déficit depuis l'étranger et donc exporter les pollutions.

L'autre vision s'exprime par la critique de la stratégie du Pacte vert par certains États membres et par une partie du Parlement européen. Elle donne la priorité au maintien de la production et à l'exportation de biens agricoles, quitte à alléger les contraintes environnementales qui entravent cette dynamique. Le corollaire de cette vision est la contestation de toute remise en cause des systèmes alimentaires actuels, en ignorant les menaces que ces systèmes font d'ores et déjà peser sur la santé des hommes et des écosystèmes ou en repoussant à plus tard leur traitement. Cette vision s'est récemment traduite par plusieurs votes au Parlement européen diminuant les exigences écologiques imposées aux agriculteurs.

Ces reculs témoignent de la difficulté de mener à bien une stratégie efficace et cohérente avec les différentes politiques engagées quand elles se heurtent à l'acceptabilité des acteurs concernés. Les agriculteurs sont soucieux de la compétitivité de leurs exploitations et demandent à être protégés des distorsions de concurrence. Cela exige une harmonisation toujours accrue des règles européennes, malgré la tentation des États membres de demander des dérogations ou de chercher à les contourner. Vis-à-vis des pays tiers, cela suppose des protections aux frontières toujours plus adaptées, à l'image des réflexions actuelles sur les clauses miroirs. À l'autre bout de la chaîne, toute protection supplémentaire aux frontières jouerait à la hausse sur les prix alimentaires en Europe. Une réorientation d'une partie du soutien vers la demande permettrait sans doute de limiter ou de compenser les pertes pour les consommateurs, mais la politique agricole commune actuelle est dépourvue de volet alimentaire.

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Êtes-vous d'accord pour dire que la notion de souveraineté alimentaire est apparue dans les années 1990, ou en existe-t-il des traces avant cette époque ?

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

Lors de mes travaux sur ce sujet, j'ai vu beaucoup de choses sur le concept de souveraineté avant cette époque, mais le concept de souveraineté « alimentaire » est bien né dans les années 1990 à la suite des réflexions du mouvement La Via Campesina, qui développe l'argumentaire du choix par les peuples de leurs politiques alimentaires. On peut certes relire le passé et voir, par exemple dans les textes portant sur la stratégie agricole commune en Europe ou la définition des politiques agricoles modernes, la manifestation du concept de souveraineté alimentaire, mais je ne l'ai pas trouvé mentionné en tant que tel.

On retrouve ce concept très clairement dans les débats français et européens à l'occasion de la crise du covid et de la guerre en Ukraine.

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Philippe Chalmin, professeur émérite d'histoire économique à l'université Paris-Dauphine

Pour ma part, je ne pense pas que La Via Campesina ait changé quoi que ce soit dans l'analyse. Les principes fondateurs de la politique agricole commune posés par la conférence de Stresa en 1958 contenaient déjà cette notion. C'était légitime : l'Europe était dépendante, à l'époque. Je rappelle que, parmi les cinq points du plan Marshall, l'un concernait les produits agricoles et un autre les engrais.

L'un des grands moments de la prise de conscience par l'Europe de sa dépendance est l'embargo américain sur le soja en 1973. Je suis totalement d'accord avec M. Dufumier et Mme Laroche-Dupraz sur la dépendance en matière de protéagineux, mais cette situation n'est pas nouvelle : le premier plan Protéines doit remonter à 1974 ou 1975. L'embargo américain a été un coup de tonnerre, car seuls les États-Unis exportaient du soja à l'époque – c'est au lendemain de l'embargo que l'Amérique du Sud s'y est mise, d'abord l'Argentine, puis le Brésil. Le modèle de cette agriculture que vous qualifiez parfois de manière un peu caricaturale d'intensive reposait sur des élevages de petits porcs et de petites volailles qui gagnaient en poids en consommant uniquement du soja. On ne savait pas faire autre chose.

J'entends l'antienne de la production nationale de protéines depuis cinquante ans, mais cela n'a manifestement pas l'air de fonctionner. L'arme alimentaire fut utilisée deux fois. La première fois, avec cet embargo, les États-Unis ont voulu faire sentir aux Européens et aux Japonais, dans les derniers moments du cycle de Tokyo, leur dépendance à leur égard en matière de soja. La deuxième date du 4 janvier 1980, avec la décision du président Jimmy Carter d'imposer un embargo sur les exportations de céréales à destination de l'Union soviétique, qui venait d'envahir l'Afghanistan. Cet embargo n'a pas fonctionné et le président Ronald Reagan y a mis fin un an plus tard.

Je comprends que La Via Campesina utilise la notion de souveraineté alimentaire pour des pays du tiers-monde – Bertrand Hervieu avait d'ailleurs écrit un article sur le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes – mais il me semble que l'Europe a largement dépassé ce stade, même dans le contexte de la guerre en Ukraine.

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La notion de souveraineté alimentaire revient sur le devant de la scène depuis deux ou trois ans : est-ce une discussion franco-française, ou se produit-elle ailleurs ?

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Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont

Tout le monde, à l'image du haut-commissariat au plan, commence à s'accorder sur le fait que ce débat porte en fait sur la sécurité alimentaire. Chaque pays a le droit de s'interroger sur ses risques de dépendance. Pour la France, ce sont les énergies fossiles et les protéines végétales. Il serait possible de fertiliser nos sols par des légumineuses et non par des engrais azotés de synthèse, très coûteux en énergies fossiles – il en va de même pour les pesticides.

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Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont

Non, l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture utilise la notion de souveraineté alimentaire depuis une dizaine d'années.

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Philippe Chalmin, professeur émérite d'histoire économique à l'université Paris-Dauphine

L'Inde, actuellement en période électorale, est un pays fascinant qui mène à la fois une politique agricole et une politique alimentaire. Relativement autonome sur le plan agricole grâce à l'existence d'une garantie de prix suffisamment incitative pour les agriculteurs, l'Inde commercialise les produits alimentaires à un prix assez bas afin de lutter contre la pauvreté alimentaire. En préparation des élections, le gouvernement a décrété un embargo sur les exportations de riz afin que les prix intérieurs n'augmentent pas trop – une politique comparable a été suivie pour le blé. En revanche, le pays est un assez grand importateur d'oléagineux. Relativement fermée, l'Inde joue la carte de la sécurité plus que de la souveraineté alimentaire et utilise sa position dans le marché mondial de la même manière que l'Europe le faisait il y a une trentaine d'années. Notre situation est différente.

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Devrions-nous circonscrire la notion de souveraineté alimentaire à certains produits de base ou, au contraire, englober l'ensemble des productions agricoles ou agroalimentaires ?

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

Il est essentiel d'avoir conscience de notre niveau de dépendance pour certains produits nécessaires à la sécurité alimentaire. Je ne reprendrai pas le terme de souveraineté car il n'existe pas d'indicateurs pour la mesurer. Comme l'a rappelé Philippe Chalmin, tant qu'on a des partenaires commerciaux et l'aisance financière pour importer ce qu'on veut, il n'y a pas de problème de souveraineté. En revanche, dans des périodes tendues et conflictuelles marquées par une augmentation des menaces sur les récoltes et des risques climatiques et sanitaires, on doit se poser la question des dépendances, notamment en matière de produits nutritionnels importants pour la sécurité alimentaire des populations.

Mais si nous ne nous intéressons qu'à quelques produits et non aux facteurs de production, nous ne résoudrons aucun problème. La question qui affleure derrière cette réflexion est donc la suivante : que voulons-nous manger, pour garantir la sécurité alimentaire dans un contexte de menaces et de risques ? Dans les années qui viennent, les prix des produits agricoles ne pourront pas structurellement baisser.

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Vous dites qu'il n'existe pas d'indicateurs pour mesurer la souveraineté alimentaire, mais nous pouvons tout de même nous appuyer sur certains facteurs. Certains d'entre vous ont évoqué les calories : cela pourrait-il être un indicateur ? Le taux d'autoapprovisionnement est-il préférable ? Y en a-t-il d'autres ?

J'ai bien compris que vous étiez tous les trois réticents à désigner une méthode claire pour évaluer la souveraineté alimentaire. En tordant un peu le raisonnement, ne pourrions-nous pas dégager un faisceau d'indicateurs pour y parvenir ? Quels seraient les indicateurs prioritaires à considérer ?

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

Le dernier rapport de FranceAgriMer étudie l'évolution de quatre indicateurs sur trente produits pendant dix ans : il s'agit de très bons indicateurs, non de la souveraineté alimentaire mais de la dépendance ou, au contraire, de la capacité à pourvoir aux besoins par des productions nationales. Ils renseignent également sur les marchés d'importation, comme d'exportation d'ailleurs, car la dépendance peut porter sur les unes comme sur les autres. Les indicateurs utilisés dans ce rapport sont tout à fait pertinents pour évaluer le niveau de dépendance et d'autosatisfaction des besoins.

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Philippe Chalmin, professeur émérite d'histoire économique à l'université Paris-Dauphine

Sur le front strictement agricole, il me semble que, depuis le développement de l'élevage intensif, notre seule dépendance structurelle – sans parler des produits de la mer – a trait aux protéagineux, tout simplement car notre climat ne permet pas de produire du soja ; or les tourteaux de colza ou de tournesol ne sont pas aussi bons pour les bêtes que les tourteaux de soja. Nos tentatives pour développer les lentilles, les féveroles ou les pois protéagineux n'ont jamais permis de limiter notre dépendance.

En revanche, il est vrai que l'agriculture actuelle est totalement dépendante des énergies fossiles. Nous devons importer de l'ammoniaque car celui-ci est produit à partir de gaz naturel, dont nous sommes dépourvus, de la potasse car les ressources en Alsace se sont taries, et du phosphate depuis le Maroc. Nous sommes donc totalement dépendants de l'extérieur pour les engrais, alors que notre modèle d'agriculture est fondé sur la transformation d'énergie fossile. Mais cette question est extérieure au champ de la souveraineté.

Le poids de cette dépendance est moins lourd car nous avons diversifié nos sources d'approvisionnement en important un peu des États-Unis et davantage du Brésil et de l'Argentine. Néanmoins, le système n'est pas dépourvu d'absurdités : le principal exportateur européen de viande porcine est l'Espagne, qui vend beaucoup de porc de faible qualité à la Chine, première importatrice mondiale de porc. Pour produire ces porcs, l'Espagne importait beaucoup de maïs d'Ukraine. Il n'y a pas d'avantage comparatif particulier à développer des élevages de porcs en Estrémadure grâce à du maïs ukrainien pour vendre du jambon bas de gamme à la Chine.

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Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont

Le concept de souveraineté alimentaire doit s'entendre comme le droit souverain des peuples à définir leur sécurité, en s'interrogeant sur ce qui en fait le fondement. Dans le domaine de l'alimentation, ce sont d'abord les kilocalories, qui apportent l'énergie que l'on dépense au travail et dans les loisirs : excédentaire, notre pays ne rencontre pas de problème dans ce domaine. Ensuite, viennent les protéines ; or nous accusons une grande dépendance en matière de protéines végétales, dont nous avons besoin pour notre alimentation – les légumes secs par exemple. J'ajoute qu'il y a urgence en France à consommer davantage de plantes à fibres, comme les lentilles, les pois chiches, les haricots ou les fèves, afin de lutter contre le cancer du côlon. Pour en revenir à mon classement, après les calories et les protéines, nous avons besoin de minéraux et de vitamines : nous sommes très dépendants de l'extérieur pour certains fruits, en particulier la tomate que nous importons du Maroc ou d'Espagne. La fin de ce classement est occupée par les fibres et les antioxydants.

Vient ensuite notre dépendance aux énergies fossiles, qui ne concerne pas le carburant du tracteur mais les engrais azotés de synthèse – nous le disons depuis quarante ans, mais nous ne sommes écoutés que depuis le début de la guerre en Ukraine – et les pesticides, qui en requièrent une grande quantité. Or des alternatives gratuites existent : nous n'utilisons pas suffisamment l'énergie solaire, ni l'azote de l'air. Nous importons du soja pour des animaux qui ne sont pas élevés sur de la paille : leur urine produit des algues vertes ; mais comme la disparition de l'élevage dans le Bassin parisien a entraîné celle de l'urine, nous importons de l'urée, coûteuse en énergies fossiles. Les peuples devraient se montrer plus raisonnables et utiliser intensivement les ressources gratuites et renouvelables. Les rendements des pois fourragers et féveroles sont certes faibles, mais nous pouvons parfaitement remplacer les tourteaux de soja par des luzernes, des trèfles, des sainfoins ou des lotiers : pourquoi ne pas utiliser ces légumineuses en Bretagne et en Normandie ? Remplacer 1,3 million d'hectares de céréales par des légumineuses capables de fixer l'azote serait très bénéfique.

On entend dire, et c'est insupportable, qu'il y a de l'azote dans les tourteaux de colza ou de tournesol qui servent à fabriquer les hydrocarbures : mais d'où provient cet azote ? De l'énergie solaire pour les légumineuses, mais des engrais azotés de synthèse pour les produits que nous importons – ce qui crée une autre dépendance ! Dire que l'utilisation de tourteaux de soja accroît notre indépendance en matière de protéines est un mensonge absolu. N'oublions pas les intrants de synthèse dans le coût énergétique de la production agricole.

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Je voudrais revenir sur la notion de souveraineté, qui reste floue. Madame Laroche-Dupraz, vous définissez la souveraineté comme la capacité de faire des choix, alors que La Via Campesina affirme que la souveraineté alimentaire est le droit de chaque pays à maintenir et à développer sa faculté de produire son alimentation de base : dans cette acception, la souveraineté est l'autosuffisance.

Pour évoquer la souveraineté, vous parlez quand même toujours de ce que nous produisons et importons : c'est donc bien que, même si la souveraineté revient à faire des choix, son plus haut degré est l'autosuffisance. Au moment d'annoncer le premier confinement, le Président de la République a eu les mots suivants : « Ce que révèle cette pandémie, c'est qu'il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d'autres est une folie. » Pensez-vous également que la préservation des capacités de production constitue la meilleure réponse au défi de la souveraineté alimentaire ?

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Philippe Chalmin, professeur émérite d'histoire économique à l'université Paris-Dauphine

Je suis totalement d'accord avec l'idée du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes : dans la stratégie de développement de nombreux pays du tiers-monde, le choix d'isoler leur marché agricole doit être accepté, de sorte que les agriculteurs puissent accroître leur production et parvenir à l'autosuffisance alimentaire si cela est possible. C'est facile à dire, pas à faire. Dans des pays où le régime démocratique n'est pas bien assuré, le problème est moins de garantir un niveau de prix aux agriculteurs que de maintenir des prix alimentaires suffisamment bas dans les villes, afin d'éviter les émeutes de la faim. La notion de souveraineté alimentaire reste utile pour ces pays.

L'Europe et la France se trouvent à des années-lumière de cette situation. La souveraineté alimentaire fut l'un des principes de base de la PAC, mais nous y avons totalement renoncé car son application n'était plus tenable. L'Europe exporte des produits agricoles et en importe d'autres : dans ce contexte, l'idée de souveraineté alimentaire n'a plus de sens.

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

On peut se demander si l'organisation optimale ne serait pas que chaque pays ou union régionale soit autonome ; on constate alors que les choix des consommateurs ne nous entraînent pas dans cette voie-là. Ceux-ci apprécient la diversité et l'abondance des produits, ils apprécient de manger des produits de contre-saison, comme des tomates en hiver. Alors, devons-nous privilégier les désirs des consommateurs, ou plutôt essayer de trouver un équilibre au niveau européen – qui s'impose comme une entité au sein du marché mondial – en nous basant sur l'amélioration nutritionnelle et sur les enjeux liés aux capacités de production, y compris le coût des intrants, dont l'énergie ? Accepter les fruits de contre-saison et le soja a des implications en termes d'émissions de gaz à effet de serre – et la tomate locale aussi, lorsqu'elle est produite sous des serres chauffées. Ces questions sont plus importantes que celle de l'autonomie. Recourir au commerce extérieur peut être bénéfique si cela répond à une demande légitime et ne menace pas l'équilibre naturel de la planète.

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Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont

Le terme de souveraineté fait bien plus franchouillard que celui de sécurité ; ceux qui l'emploient veulent-ils parler de repli sur soi ? Il me semble qu'il existe des moyens de s'assurer une sécurité alimentaire qui repose au contraire sur la solidarité. Ainsi, l'Union européenne pourrait dénoncer l'accord de Blair House – qui a sanctuarisé, à la suite du plan Marshall, l'absence de droits de douane sur l'importation de protéagineux – devant l'organe de règlement des différends (ORD) de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Il y aurait deux ou trois ans de contentieux, mais comme les juristes pensent que les accords de Paris, ratifiés par 196 pays, prévalent sur les accords commerciaux, nous aurions toutes les chances de gagner. La France exporterait moins de céréales, qui font du tort aux producteurs de mil et de sorgho sénégalais – sans compter qu'ils ont tout intérêt à être moins dépendants de nos excédents de céréales – et importerait moins de soja et de gaz naturel, grâce à la fertilisation biologique des sols par les légumineuses : nous gagnerions sur les deux tableaux !

Imaginons ensuite que nous instaurions une taxe sur les engrais azotés de synthèse pour moins dépendre des énergies fossiles : nous pourrions nous en servir tout de suite pour rémunérer les légumineuses. Les agriculteurs, droits dans leurs bottes au lieu de mendier des aides, abandonneraient la fertilisation chimique, devenue trop coûteuse, au profit de la fertilisation biologique devenue rentable – et voilà que leur intérêt privé correspondrait à l'intérêt général. Voilà ce qu'est la souveraineté des peuples !

Si nous parvenions à nous protéger du soja brésilien, nous ne ferions aucun tort aux Brésiliens. Je vous assure que ceux que je rencontre, à l'occasion de mes conférences dans ce pays, ne sont pas fiers de nourrir les cochons, volailles et ruminants français : ils préféreraient que leur production serve à l'alimentation locale ! Les Brésiliens qui désherbaient les champs, dont l'activité a été remplacée par les désherbants, vivent désormais dans des favelas : ils n'ont pas les revenus suffisants pour acheter du soja – les cochons français sont plus riches qu'eux ! Il faut se battre contre ces écarts de revenus, et il faut faire partout un usage intensif des ressources gratuites et pléthoriques comme l'énergie solaire, le carbone du gaz carbonique, l'eau de pluie, l'azote de l'air, les champignons mycorhiziens et les éléments minéraux du sous-sol. Voilà une voie solidaire, pas franchouillarde.

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J'entends bien que la souveraineté n'est pas forcément un repli sur soi. Mais le discours du Président de la République que j'ai cité est intervenu au moment où nous nous apercevions que nous n'avions plus la capacité industrielle de fabriquer des masques. La dépendance rend soudain la notion de maîtrise fondamentale… Quand il n'y a pas de problème, on s'en remet au commerce mondial, mais la crise fait perdre ses illusions. La souveraineté est-elle compatible avec la loi du marché ?

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Philippe Chalmin, professeur émérite d'histoire économique à l'université Paris-Dauphine

Nous avons bâti une politique agricole commune en Europe qui a admirablement fonctionné de 1962 au début du XXIe siècle, lorsque les quotas laitiers et sucriers ont été supprimés. Les prix étaient administrés, donc la loi du marché ne s'imposait pas : les prix n'étaient pas justes ou rémunérateurs, ils étaient politiques, mais ils satisfaisaient les producteurs car ils étaient suffisamment éloignés de ceux des marchés mondiaux.

Ce système nous a conduits à une impasse, puisque l'augmentation des rendements liée à des prix incitatifs a fini par poser un problème de quantité de production. Pour le résoudre, l'Union européenne a instauré des quotas, mécanisme qui s'est rapidement révélé intenable, politiquement et pratiquement. Les accords de Blair House ont permis de boucler le cycle de l'Uruguay, mais ils ont complètement changé le fonctionnement du modèle économique : en effet, les aides directes ont remplacé les prix comme vecteurs du soutien à l'agriculture ; ces aides sont devenues de plus en plus conditionnelles, liées au respect de critères environnementaux. Il ne me semble pas possible de revenir en arrière, et ce ne serait sans doute pas dans l'intérêt de la France.

La PAC a bien fonctionné et je rêve que les pays africains soient capables de s'offrir une politique comparable, mais seuls trois acteurs peuvent la financer : le producteur, le consommateur et le contribuable. Or dans de nombreux pays, les consommateurs n'ont pas d'argent et il n'y a pas de contribuables… L'Europe, elle, a eu la chance de compter des consommateurs solvables et des contribuables. Par ailleurs, si l'on voulait revenir en arrière, ce n'est pas supprimer Blair House qui poserait problème : de toute façon, l'OMC est morte !

À l'échelle de la planète, il y a 8 milliards d'êtres humains ; parmi eux, 1 milliard qui souffrent de pauvreté alimentaire, dont 250 millions de la faim – et c'est souvent la folie des hommes qui plonge les populations dans la faim. La population mondiale atteindra probablement une dizaine de milliards de personnes à la fin du siècle : pour parvenir à éradiquer la pauvreté alimentaire – non pas en nourrissant toute la planète comme des obèses américains, ni même comme des végétariens indiens, mais comme des Français pratiquant le French paradox, avec tout de même un peu de viande ! – il est nécessaire d'augmenter la production agricole mondiale, à laquelle me semble-t-il l'agriculture biologique ne pourra pas suffire – je crois davantage dans l'agriculture raisonnée.

Nous avons un débat de riches ! Les questions de souveraineté et de sécurité alimentaires ne se posent pas avec une grande acuité. D'ailleurs, lorsque l'on évoque la sécurité alimentaire, les Français pensent à la sécurité sanitaire. C'est du reste un paradoxe que jamais les Français n'ont aussi bien mangé du point de vue sanitaire, mais que jamais leur alimentation ne les a autant inquiétés.

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

Les études prospectives, de plus en plus nombreuses, portant sur l'équilibre permettant d'assurer la sécurité alimentaire mondiale selon différentes hypothèses démographiques crédibles, indiquent qu'une revégétalisation est indispensable en Europe et aux États-Unis – sauf à pratiquer davantage de déforestation, pour produire toujours plus de soja et de production animale, et à rendre impossible de respecter les accords de Paris. Tous les travaux vont dans le même sens : le point d'équilibre de la sécurité alimentaire mondiale – le chemin vers cet objectif n'est pas tracé – repose sur davantage de protéines animales dans l'alimentation de certains pays et moins dans les régions où l'on en mange trop, comme en Europe.

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Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont

La PAC fut un succès à ses débuts car elle jouait sur les prix : elle a rendu la production de lait et de céréales rentable, au contraire de celle des protéagineux, qui ne disposaient d'aucune protection ; la production est donc devenue excédentaire dans les domaines où les prix étaient élevés et déficitaire dans ceux où les prix étaient bas. Le prix est un outil redoutablement efficace pour réorienter la politique agricole. Quand je vous propose d'instaurer une taxe sur les engrais azotés de synthèse et d'en utiliser le produit pour rémunérer les légumineuses, il s'agit de la même démarche.

Une telle mesure n'est pas contraire à l'économie de marché, mais, comme toute régulation de prix, elle s'extrait du système du libre-échange. Nous serons bientôt contraints de l'adopter, car nous devons nous protéger. Dénoncer les accords de Blair House, si nous y arrivons, créera peut-être du tort aux Nord-Américains, mais aucun aux Argentins, ni aux Brésiliens. L'intérêt de tous les peuples est que le Brésil produise moins de soja et s'en serve pour nourrir sa propre population plutôt que les cochons français ; et que nous, nous retrouvions une souveraineté dans le domaine protéique et dépendions moins des énergies fossiles.

La question n'est pas de savoir s'il nous faut de l'agriculture biologique ou raisonnée – laissons les sectes de côté. L'agriculture biologique présente l'avantage de bénéficier d'une certification décernée par une tierce partie et répondant à un cahier des charges : les consommateurs aisés peuvent acheter plus cher les produits issus de cette forme d'agriculture. Sauf que ce segment de la population est de plus en plus étroit.

Il faudra aussi un jour rémunérer les services environnementaux. Rémunérer la séquestration du carbone est une décision souveraine qui permet de préserver l'humus des sols, donc d'éviter l'érosion et de retenir l'eau : allons-y ! Rémunérons aussi les légumineuses, et les infrastructures écologiques qui hébergent les mésanges bleues ! Valorisons nos ressources locales. Tous les peuples du monde devraient avoir le droit de faire un usage intensif des potentialités productives locales : ce n'est pas franchouillard, c'est très solidaire et cela repose sur la science. La photosynthèse intercepte l'énergie solaire gratuite et capte le carbone ; l'azote de la légumineuse est naturel, c'est mieux que le tourteau de colza ; les champignons mycorhiziens extraient des éléments minéraux de la profondeur des sols ou des interstices des argiles, donc on n'utilise pas de fongicides. Soyons souverains et raisonnables !

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Monsieur Chalmin, vous êtes radical : pour vous, la notion de souveraineté alimentaire ne veut rien dire. Madame Laroche-Dupraz, monsieur Dufumier, vous considérez de toute façon la question accessoire par rapport à celle de la sécurité alimentaire. Le problème de la souveraineté alimentaire ne date pourtant pas de 1962 et du déploiement de la PAC. Cette politique, fondée sur une protection aux frontières et sur des restitutions destinées à soutenir des niveaux de prix rémunérateurs pour le producteur, fut un succès. La production a augmenté. En effet, tous les agriculteurs du monde se ressemblent : dès qu'ils sont correctement rémunérés, le système fonctionne !

S'il n'y avait qu'un seul État dans le monde et du libre-échange, personne n'aurait inventé le concept de souveraineté alimentaire : on cultiverait les terres les plus productives en premier, et on constituerait des stocks pour satisfaire les besoins de la population.

L'émergence de la notion de souveraineté alimentaire est liée à la multiplication des États – qui sont un peu plus de 200 dans le monde –, ou des blocs d'États, et à l'apparition de pénuries découlant de facteurs climatiques ou de guerres. Au XVIIIe siècle, l'Angleterre a choisi de sacrifier son agriculture au profit de son industrie. Lorsqu'elle a voulu reconstruire la première à la veille de la Seconde Guerre mondiale, elle a déployé pendant quelques années une stratégie de souveraineté alimentaire pour nourrir ses ressortissants. C'est la pénurie qui pose la question de la souveraineté alimentaire ; dans un système de libre-échange et de paix entre les peuples, ce concept est vide. Partagez-vous cette opinion ?

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Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont

Vous avez raison : selon la théorie néoclassique, la somme des comportements individuels des consommateurs et des entrepreneurs dans une situation de libre-échange aboutirait à l'affectation optimale des ressources, c'est-à-dire à ne pas mettre en culture les terres les plus arides. Dans un libre marché, tous les Sénégalais se retrouveraient sur les limons du Bassin parisien et les Haïtiens aux États-Unis. Pour ma part, je propose une régulation des marchés. Je soutiens le droit des peuples à vivre et à travailler dignement dans leur pays, en valorisant localement les potentialités productives de leurs écosystèmes.

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Le concept de souveraineté alimentaire est lié à l'existence d'États, ou de blocs d'États pour ce qui concerne l'Europe – il n'a aucun sens au sein de l'État français, luxembourgeois ou belge, qui sont dans un espace commun –, ainsi qu'à la création de pénuries, pour des raisons diverses, dont la guerre. Qu'en pensez-vous ?

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

Cela est vrai dans un monde où tout le monde dispose d'un revenu suffisant pour acheter ce qu'il souhaite. Dès lors qu'il existe des inégalités, que des personnes vulnérables n'ont pas accès au panier de consommation à des prix intégrant les coûts de production de produits agricoles de qualité, notamment leurs coûts sociaux et environnementaux, il manque une politique alimentaire qui les prenne en considération, un soutien à la demande des populations vulnérables.

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Ce n'est donc pas un problème de souveraineté alimentaire.

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

Avec le concept de souveraineté alimentaire, la mouvance autour de La Via Campesina incitait à subordonner les politiques agricoles, commerciales et alimentaires à la volonté des peuples – pas non seulement des agriculteurs, des citoyens ou des consommateurs, mais de tous.

Cette vision paraît certes un peu utopique mais son succès vient d'avoir mis l'accent sur la nécessité que les politiques profitent au peuple, dans toutes ses composantes. Il est certain que des prix élevés, qui rémunèrent très correctement les producteurs, rendent les produits moins accessibles aux consommateurs. Si une partie de la population n'est pas en mesure d'accéder à sa sécurité alimentaire, l'État doit intervenir.

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Il s'agit là d'une politique alimentaire, qui peut être différente selon les pays, les situations, voire les époques.

Implicitement, vous semblez dire que les consommateurs ne sont pas libres et qu'une politique alimentaire pourrait leur être imposée. N'est-ce pas une illusion ?

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

En réalité, les consommateurs sont libres.

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

La meilleure preuve en est que la majorité d'entre eux ne suit pas les recommandations nutritionnelles ni environnementales. On dit depuis longtemps qu'il serait préférable pour tous de manger moins de viande, mais dans nos sociétés, la consommation de viande chez les jeunes s'accroît.

En revanche, il n'est pas anodin pour les pouvoirs publics de donner des indications lorsqu'ils estiment qu'il faut aller dans une direction donnée. Les incitations économiques que M. Dufumier évoquait pour les agriculteurs pourraient s'appliquer aux consommateurs. C'est une politique alimentaire.

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Philippe Chalmin, professeur émérite d'histoire économique à l'université Paris-Dauphine

On tourne autour de la dualité entre politique agricole et politique alimentaire. Si un pays en a les moyens, il peut se doter d'un système similaire à celui de la politique agricole commune de 1962, qui était tout à fait cohérente. Nous avons fait d'autres choix. La notion de pénurie n'existe presque pas, puisque le marché anticipe. Le prix est la somme des anticipations que font les observateurs et les acteurs de ce que sera demain le rapport entre l'offre et la demande.

Au printemps 2022, on a pu imaginer que le blé ne pourrait pas sortir des côtes de la mer Noire. Les prix sont alors montés à plus de 400 euros la tonne, ce qui a permis de régler le problème de l'éventuelle pénurie. En France, les boulangers ont augmenté le prix de leur baguette, pour bien d'autres raisons d'ailleurs. Mais des pays structurellement importateurs de blé comme l'Égypte, l'Algérie, le Maroc ou une partie des États de la côte africaine ont vu leurs factures augmenter très fortement.

S'agit-il d'une politique agricole ou alimentaire ? Du point de vue politique, qu'est-ce qui est important : le vote des villes ou celui des campagnes ? Dans les démocraties fragiles, le vote des villes conduit plus souvent aux changements politiques, d'où l'importance de maintenir des prix alimentaires faibles dans les villes, quitte à utiliser des importations.

Encore une fois, le concept de souveraineté alimentaire a un sens pour de très nombreux pays. Je ne lui vois aucun intérêt en Europe.

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

Dans certains pays, parmi les plus grands, politique agricole et politique alimentaire sont liées : le Farm Bill, le budget de la politique agricole américaine, finance pour l'essentiel des bons d'achat de produits majoritairement américains pour les familles précaires des États-Unis.

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C'est la suite des coupons alimentaires du programme Food Stamps.

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Député de la Gironde, je suis agriculteur de métier et agronome de formation. L'usage intensif du carbone que vous appelez de vos vœux est permis par des rendements élevés – plus ils le sont, plus l'on fixe de CO2. Êtes-vous partisan d'une agriculture intensive, raisonnée ou biologique ?

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Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont

Je n'aime pas ce genre de questions, mais merci quand même de l'avoir posée… J'entends par « usage intensif du carbone » le fait de maximiser la photosynthèse, pour fabriquer des molécules carbonées et pour séquestrer du carbone dans l'humus des sols, par l'utilisation de la paille ou la décomposition des racines par exemple. Le vrai débat est alors la gestion de l'eau. Puisque le gaz carbonique doit entrer dans la plante par les petits trous par lesquels elle transpire, il faut que celle-ci puisse transpirer le plus longtemps possible même en cas de sécheresse.

Le fait est que plus on produit de glucides, c'est-à-dire plus on intercepte de carbone et on le séquestre dans l'humus des sols, plus on contribue à atténuer le réchauffement climatique. Alors faisons plus de photosynthèse ! Je ne supporte pas l'idée que l'agriculture bio serait nécessairement extensive. On est trompé par le langage commun : l'usage extensif, c'est l'élevage des poulets bas de gamme au Brésil ! Faisons un usage intensif de ce qui est renouvelable et gratuit, comme l'eau de pluie pour la gestion de l'eau.

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En Argentine et au Brésil, l'élevage est extensif.

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Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont

L'élevage extensif de poulets bas de gamme, c'est effectivement au Brésil, pas chez nous. Si l'on fait de la production végétale aux fins de séquestrer le carbone, il faut un savant mélange carbone-azote, il faut remettre les animaux sur la paille, il faut totalement revoir notre spécialisation, car nous avons trop d'élevage en Bretagne et pas assez dans le Bassin parisien. Et l'on n'échappera pas à une politique de régulation par les prix. Il ne faut surtout pas établir de différence entre politique alimentaire et politique de santé. Imaginons que nous rémunérions les agriculteurs pour leurs services environnementaux : l'agriculture serait un peu plus bio, il y aurait de bons produits sans perturbateurs endocriniens ni antibiotiques, et l'offre s'accroîtrait et deviendrait accessible aux couches modestes. À l'échelle de l'Union européenne, plutôt que de prôner des subventions dépendant des surfaces, incitant à l'agrandissement et à la monoculture qui sont néfastes pour l'environnement et la séquestration du carbone, c'est cela qu'il faut faire, rémunérer le travail pour les services environnementaux d'intérêt général. Cette régulation des prix n'est pas seulement alimentaire : elle relève de l'intelligence.

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

On peut aussi utiliser une partie du budget de la politique agricole et alimentaire pour permettre à une population vulnérable d'accéder à de bons produits.

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Ma question était purement agronomique : sommes-nous d'accord que l'on fixe davantage de carbone avec des rendements plus élevés ?

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

Les techniques de l'agroforesterie, comme le développement de haies et le boisement, permettent de fixer le carbone plus durablement que dans le sol, où le niveau de captage se réduit une fois le maximum atteint. Cela crée de surcroît des écosystèmes qui, lorsqu'ils sont bien conduits, requièrent moins de pesticides.

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Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont

Une culture intensive du blé fixe très peu de carbone dans l'humus des sols ; une prairie permanente en Bretagne, beaucoup. En effet, la fixation s'opère par la photosynthèse : le rendement élevé d'une céréale peut se traduire par une très faible séquestration de carbone dans les sols. À cet égard, le labour tamisé visant des rendements élevés en pommes de terre est une absurdité.

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Je retiens de ce débat sur la souveraineté, l'autonomie et la sécurité que chaque pays soucieux d'assurer sa production doit se demander ce qu'il veut produire lui-même, comment et où, et ce qu'il convient d'importer ou d'exporter.

L'idée est de produire mieux et moins, pour vivre vieux et bien. Nous avons parlé des producteurs et des mangeurs, que l'on appelle consommateurs, mais nous oublions la place de l'agro-industrie et de la distribution, qui jouent un rôle essentiel puisqu'elles déterminent les prix. On dit que l'on manque d'argent pour les producteurs : c'est parce que le profit est accaparé par l'agro-industrie.

Pour aider à l'éducation des consommateurs, par exemple pour qu'ils mangent plus de protéines végétales, une idée commence à faire son chemin : celle d'une sécurité sociale alimentaire avec une « carte Vitale » de l'alimentation. Qu'en pensez-vous ?

Enfin, vous avez évoqué une agriculture raisonnée, de qualité, bio, qui serait plus chère que l'agriculture intensive – peut-être parce que l'aide de la PAC va à l'hectare, non à l'actif ? Quel est votre sentiment sur ce point ?

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Philippe Chalmin, professeur émérite d'histoire économique à l'université Paris-Dauphine

Jusqu'à septembre dernier, je présidais l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires. De grâce, ne dites pas comme partout que l'agro-industrie et la grande distribution font les revenus des agriculteurs, c'est faux ! D'ailleurs, la loi Egalim (loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous) ne change rien à ces revenus puisque les prix agricoles sont européens, voire mondiaux. Ce ne sont pas les industriels ou les acteurs de la distribution qui font les prix, hormis pour certaines filières très courtes comme les fruits et légumes, et encore. Il ne me semble pas qu'il faille chercher de ce côté. Je vous recommande la lecture du rapport que l'Observatoire a présenté en juin dernier et de celui qui viendra en juin prochain.

La malnutrition existe, comme la pauvreté alimentaire : elle résulte non du monde agricole, mais d'une tendance naturelle à des régimes trop marqués en protéines animales et en sucres. Elle est aussi une malnutrition de pauvreté, qui se manifeste dans le champ alimentaire ainsi que dans d'autres domaines. Une sécurité sociale alimentaire aurait-elle du sens par rapport à un revenu minimum d'insertion ? Je n'en suis pas tout à fait sûr.

Enfin, la part agricole de notre caddie alimentaire est de plus en plus faible : elle ne pèse jamais plus de 25 ou 30 %. Le blé ne constitue que 6 à 8 % du prix du pain, au maximum 30 à 40 % de celui des pâtes alimentaires sans œufs ; la matière première laitière représente seulement 10 à 15 % d'un yaourt. Nous consommons des produits de plus en plus transformés, intégrant un nombre croissant de services. Sur une période d'une dizaine d'années, les prix des grands produits de base – le kilo de steak haché, la plaquette de beure, le pain, etc. – sont restés extraordinairement stables. S'ils ont augmenté les deux ou trois dernières années du fait des tensions que les marchés ont connues, ils devraient décroître à nouveau.

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Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont

C'est le marché mondial qui définit la production de chaque pays. Les Roumains, les Ukrainiens, les Russes sont plus compétitifs pour produire du blé, les Néo-Zélandais pour le lait, les Brésiliens et les Ukrainiens pour le poulet bas de gamme et pour le sucre de betterave, afin de produire de l'éthanol – qui n'est pas une appellation d'origine protégée. Il y a pléthore de nourriture dans le monde. Si certains souffrent de la faim, c'est qu'ils sont trop pauvres. Cela est vrai pour les gens qui fréquentent les Restos du cœur, pour l'habitant des favelas qui désherbait dans les champs et se trouve remplacé par du désherbant, ou pour l'exploitant spécialisé dans le café et le cacao au Cameroun, qui n'arrive pas à acheter une nourriture produite ailleurs.

Les prix sont définis par la compétitivité. Nous n'avons plus aucune filière bas de gamme rentable, d'où la crise au Salon de l'agriculture. C'est pourquoi il faut absolument trouver des solutions.

La balance commerciale extérieure de la France est constituée de vins, de fromages, de spiritueux, de foie gras c'est-à-dire de produits à haute valeur ajoutée. Le bio, qui fait un usage intensif de ce qui ne coûte rien, a pour gros défaut de nécessiter des rotations longues, des assolements diversifiés, de la main-d'œuvre. Cette agriculture est intensive en emplois, ce qui est loin d'être idiot, sauf que si l'on ne rémunère pas le travail et que l'on continue de subventionner en fonction des surfaces, on n'y arrivera pas. Les politiques agricoles, alimentaires et sanitaires sont une seule et même politique, où l'on devrait rémunérer correctement des agriculteurs pour produire de bons produits, avec des services environnementaux d'intérêt général rémunérés par le contribuable. N'en désespérons pas !

Une sécurité sociale alimentaire, comme la sécurité sociale de la santé, reviendrait à ce que nous cotisions tous, pour être rémunérés lorsqu'un malheur nous touche. Soit. Je serais plus réservé dès lors qu'on voudrait profiter de cette sécurité sociale alimentaire pour orienter le choix de l'alimentation : il faut que les gens, même lorsqu'ils se trouvent dans une situation dramatique, aient le choix de se nourrir comme ils veulent.

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On l'a vu, les puissances publiques interviennent beaucoup dans le tout-marché, par exemple par l'intermédiaire des contribuables. Il ne faut pas tomber dans le déclinisme, qui est à la mode politiquement mais pas forcément dans la production alimentaire ni sur les marchés.

Vous dites que l'échelle nationale n'est pas le bon niveau pour discuter de la sécurité alimentaire et se projeter. En revanche, l'appauvrissement des sols, s'il est aussi un problème européen, est a fortiori français. Sachant d'une part que nous n'avons pas commencé à réparer nos sols en changeant de pratiques, d'autre part que la production agricole française est très dépendante d'intrants provenant parfois de pays extraeuropéens, comme la potasse du Maroc, et enfin que la France subit les cours mondiaux sans pouvoir les influencer, combien de temps la France et l'Europe peuvent-elles tenir, toutes choses égales par ailleurs, devant les changements environnementaux ?

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Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont

La restauration des sols passe par l'humus, donc par un bon mélange carbone-azote. Le carbone provient de la photosynthèse, la transpiration la plus longue possible des plantes ; l'azote découle des légumineuses c'est-à-dire des protéagineux. Cela induit une moindre dépendance à l'égard des engrais azotés de synthèse et des tourteaux. Pour les éléments minéraux, il n'y a pas d'autre issue que l'arbre qui, avec ses racines profondes, va chercher des éléments minéraux quand la roche-mère est altérée. Les éléments vont sur la feuille qui, lorsqu'elle tombe à terre, fertilise la couche arable. Les champignons mycorhiziens sont d'ailleurs un énorme progrès dans l'agroécologie scientifique. On ne désespère pas, notamment, d'aller chercher le phosphore coincé dans les argiles en sous-sol. Il existe donc des solutions techniques qui ne coûtent pas cher, mais elles sont artisanales, donc coûteuses en emplois et qui nécessitent de payer le travail.

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

Je ne sais pas combien de temps on peut tenir, mais il est clair qu'il existe une menace sur l'énergie extractible. Soit on anticipe en essayant de rémunérer ce vers quoi on veut aller, soit on laisse faire et le coût de toute extraction s'envolera pour tous.

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Philippe Chalmin, professeur émérite d'histoire économique à l'université Paris-Dauphine

Mme Laroche-Dupraz l'a mentionné, la sécurité sociale alimentaire existe depuis les food stamps du New Deal aux États-Unis. Aujourd'hui, les bons alimentaires représentent 80 % du budget du ministère de l'agriculture américain. Le même système existe en Inde, avec des stocks et des magasins spécifiques pour les citoyens vivant en dessous d'un certain niveau de pauvreté, soit un tiers de la population.

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Monsieur Chalmin, vous avez dit que le prix était fixé par le marché. En 2018, vous affirmiez dans un entretien croisé avec M. Chassaigne : « On est tellement habitué à dire que l'Europe soutient son agriculture qu'on ne se rend pas compte qu'elle a été prise par les démons libéraux. J'ai toujours été partisan d'une exception agricole. » En 2021, vous disiez : « La nouvelle PAC est une escroquerie intellectuelle […]. On a détricoté toute la PAC originelle. Il n'y a plus rien en matière de gestion des marchés, de garantie des prix […]. On achète des produits sur la base de produits mondiaux. » Avez-vous évolué sur ces questions ?

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Philippe Chalmin, professeur émérite d'histoire économique à l'université Paris-Dauphine

Vous auriez aussi pu citer un rapport que j'avais rédigé lorsque j'étais membre du Conseil d'analyse économique, auprès du Premier ministre, M. de Villepin, à une époque où l'on s'interrogeait sur le destin de la PAC. J'étais partisan de maintenir les quotas laitiers, sur le modèle de l'agriculture suisse ou japonaise. En effet, si vous voulez complètement vous protéger et qu'il n'est pas question de devenir exportateur car vous usez de subventions, vous entrez dans un modèle de quotas laitiers attachés à la terre – j'allais donc très loin.

Je me suis assez vite rendu compte que ce n'était pas le sens de l'histoire. Aujourd'hui, dans les supermarchés, vous achetez des produits des marchés européens ou mondiaux. Le prix du porc, par exemple, dépend du niveau des importations chinoises – la France n'est pratiquement pas exportatrice de porc, alors que l'Europe l'est. Cela est également évident pour le prix de nos céréales, des oléagineux ou du sucre. Je ne renie donc pas ce que j'ai dit.

Pour le monde agricole, passer d'un univers stable à un environnement instable a représenté une véritable révolution culturelle, que l'on a sous-estimée. C'est que ce que les marchés financiers ont connu avec l'instabilité des changes après 1971 ou les pétroliers, avec la fin du cartel de l'OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole). Au terme de cette révolution, un céréalier est confronté à une instabilité fondamentale : il couvre à peine ses coûts de production aujourd'hui, alors qu'il a fixé ses prix l'année précédente, lorsqu'ils étaient un peu plus élevés. Cette instabilité est une contrainte qui pèse sur le monde agricole.

La question a été partiellement résolue aux États-Unis, où l'instabilité des prix a toujours existé, avec des systèmes d'assurance largement subventionnés.

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On parle beaucoup de souveraineté alimentaire mais, même au sommet de l'État, il est question tantôt de souveraineté nationale, tantôt de souveraineté européenne. En septembre 2022, devant les Jeunes agriculteurs, le président Macron évoquait le besoin de transformateurs et de distributeurs, et le besoin de faire comprendre à tous nos compatriotes que consommer français et aimer notre agriculture sont essentiels pour garder cette souveraineté. Que pensez-vous de cette notion ? Quel est le périmètre à adopter ?

On peut aussi se demander si la souveraineté alimentaire française est compatible avec un marché commun qui provoque des déséquilibres. La première concurrence de l'agriculture française est le marché commun, car si la balance commerciale avec les pays tiers s'améliore, celle avec le marché commun se dégrade. Comment préserver une agriculture française capable de satisfaire les besoins des Français avec la concurrence du marché commun ?

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Catherine Laroche-Dupraz, professeure au département Économie, gestion, société de l'institut Agro Rennes-Angers

La question de la souveraineté agricole française a assez peu de sens si l'on raisonne dans un marché unique européen, où les pays font librement le choix de perdre une partie de leur souveraineté en échange d'une plus grande puissance – grâce à une politique commerciale commune – et d'une bonne garantie d'approvisionnement, du fait de la complémentarité des vingt-sept pays européens.

La question du choix à faire au niveau européen est plus intéressante, étant donné que les politiques commerciales sont définies à ce niveau, que la politique agricole commune est une des principales politiques budgétaires européennes et que la France en est la principale bénéficiaire. Chercher à développer une autosuffisance au niveau français semble contradictoire avec l'idée que la France est un État membre de l'Union européenne, qui a choisi d'avoir une politique agricole commune, une libre circulation des marchandises et une politique commerciale aux frontières commune.

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Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, président de la fondation René-Dumont

Ce n'est pas tant acheter français qui a un sens qu'acheter local, en circuit court, sans intermédiaire. Cela permet qu'un bon produit soit vendu pas trop cher et qu'il soit accessible à des couches modestes sans faire intervenir toutes les marges intermédiaires. Surtout, plus le délai entre la date de récolte et de consommation des fruits et légumes est important et plus les produits ont été transportés dans des camions, plus la qualité sanitaire de l'aliment diminue.

Nous devons dépasser ce questionnement sur une politique de souveraineté alimentaire. Ce qu'il faut, c'est une politique agricole, alimentaire, de santé, une politique rémunératrice pour une agriculture artisanale, une politique favorable à l'environnement qui privilégie les rotations longues et les assolements diversifiés. Il faut cultiver davantage de légumineuses et réduire la dépendance à l'égard des énergies fossiles et des importations de soja. La contribution au revenu national net de ces formes d'agriculture est bien meilleure que celle des filières bas de gamme : si nous perdons des exportations de céréales, mais en réduisant nos importations de soja, d'engrais azoté de synthèse et de gaz naturel, nous y gagnons. Quant à l'environnement, il faut arrêter les actions en silos et mener une politique globale de restauration des sols. Une politique au service de l'intérêt général doit prendre en compte l'ensemble de ces questions.

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Philippe Chalmin, professeur émérite d'histoire économique à l'université Paris-Dauphine

Dans les principes de base de ce qui reste de la politique agricole commune figure la préférence communautaire, que l'on a un peu oubliée. L'agriculture a indéniablement été la variable d'ajustement de nombre d'accords commerciaux. C'est tout à fait légitime car l'agriculture ne pèse plus tellement du point de vue économique, si l'on ne tient pas compte de la place éminente qu'elle tient dans l'équilibre de nos territoires et la gestion de nos espaces. Ce qui est important, ce n'est pas la souveraineté alimentaire, mais de maintenir notre souveraineté agricole : quand il n'y a plus d'agriculture dans un territoire, il n'y a plus de vie ; on rompt avec un héritage constitué de siècles de présence humaine, qui ont fait de la France un pays merveilleux. Il est admirable que l'agriculture produise des matières agricoles qui servent à nourrir les hommes, mais elle a bien d'autres externalités positives, que l'on a du mal à rémunérer, d'autant qu'on a fortement accru la complexité de cette rémunération.

La séance s'achève à vingt heures trente.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Rodrigo Arenas, M. Christophe Bex, M. Jean-Yves Bony, M. Charles de Courson, M. Grégoire de Fournas, M. Pascal Lavergne, Mme Joëlle Mélin, M. Serge Muller, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy, Mme Juliette Vilgrain

Excusés. – Mme Anne-Laure Blin, M. Nicolas Forissier, Mme Laurence Maillart-Méhaignerie, M. Patrick Vignal