La réunion

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Mercredi 25 janvier 2023

La séance est ouverte à 14 heures 35

(Présidence de M. Jean-Félix Acquaviva, président de la commission)

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Je souhaite la bienvenue à M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, accompagné de sa conseillère sur la lutte anti-terroriste. Monsieur le directeur général, cette audition se déroule à huis clos. Elle fera l'objet d'un compte rendu qui vous sera adressé pour observations avant sa publication.

Les événements survenus à la maison centrale d'Arles, le profil et le parcours de Franck Elong Abé conduisent notre commission d'enquête à s'interroger sur la manière dont les détenus radicalisés et les terroristes islamistes (TIS) sont suivis par les services de renseignement concernés et sur leurs modalités de coopération et d'échange d'informations dans le suivi de ces profils. Notre commission étant notamment amenée à formuler des recommandations générales, vous nous direz si les moyens dont vous disposez, les procédures en vigueur et le fonctionnement de cette coopération vous semblent adaptés ou si, selon vous, des modifications devraient avoir lieu,

Nous nous attarderons spécifiquement sur les relations entre la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP), en amont de l'incarcération, pendant la détention et lors de la levée d'écrou des détenus concernés. Nous avons déjà abordé pour partie ces sujets d'ordre général avec l'ancienne et l'actuelle cheffes du SNRP. La question qui taraude l'ensemble des commissaires est de savoir si avant la mise sous écrou des TIS, l'ensemble des éléments pertinents les concernant sont transmis au SNRP pour lui permettre de gérer au mieux ces profils difficiles, voire très difficiles, car les qualificatifs relatifs à Franck Elong Abé varient au cours des auditions, notamment quand on aborde la question de son transfert en quartier d'évaluation de la radicalisation (QER) ; ou bien est-ce que seul le « minimum vital » d'informations est porté à sa connaissance ? Enfin, de quels éléments disposait la DGSI concernant le profil et la dangerosité de M. Elong Abé lorsque celui-ci a été remis aux autorités françaises compte tenu de sa présence sur un théâtre de guerre en Afghanistan ?

Préalablement à votre audition, notre rapporteur vous a transmis un questionnaire. Je vous invite à nous communiquer ultérieurement par écrit tout élément d'information que vous jugerez utile de porter à la connaissance de la commission d'enquête.

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Je suggère que s'engage immédiatement la discussion entre M. le directeur général, que je salue, et les commissaires.

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L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Monsieur Lerner, je vous prie de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Nicolas Lerner prête serment).

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

En substance, monsieur le président, vous attendez de moi que j'évalue la menace et les enjeux liés à la gestion des détenus terroristes ou radicalisés en détention ; que je vous fasse part de mon appréciation s'agissant de la collaboration entre la DGSI et les autres services, notamment le SNRP ; que je vous transmette les éléments en possession de la DGSI sur l'assassinat à caractère terroriste dont a été victime Yvan Colonna.

Avant toute chose, je tiens à dire que l'extrême gravité des faits pour lesquels Yvan Colonna avait été condamné trois fois par la justice n'enlève rien au caractère insupportable de son assassinat sauvage par un détenu terroriste islamiste.

L'Assemblée nationale doit savoir qu'elle peut compter sur ma volonté totale de coopération et de transparence, comme à chaque fois que je suis entendu par une commission d'enquête parlementaire. J'essayerai ainsi de vous éclairer sur toutes les questions que vous avez évoquées, tout en rappelant deux éléments de méthode qui renvoient au cadre législatif régissant mon activité. D'une part, la DGSI a été, avec la sous-direction anti-terroriste (SDAT), co-saisie de l'enquête sur le meurtre d'Yvan Colonna ; je suis donc tenu au respect du secret de l'instruction. D'autre part, la DGSI étant un service de renseignement, une grande partie de son activité est couverte par le secret. Il me semble néanmoins qu'au cas d'espèce, le secret de la défense nationale ne m'empêchera pas de partager avec vous des éléments sur le profil, le parcours et la dangerosité de Franck Elong Abé. J'ajoute que le ministre de l'Intérieur a été saisi en mai dernier par les juges d'instruction d'une demande de déclassification des éléments relatifs à cette affaire en la possession de la DGSI. Le ministre a transmis ces éléments à la Commission du secret de la défense nationale. Il ne m'appartient pas de m'exprimer au nom de la Commission, mais je sais qu'il s'en faut de quelques semaines avant que le juge d'instruction soit rendu destinataire des éléments couverts par le secret en possession de la DGSI. Je souhaite donc être aussi transparent que possible et que le cadre législatif m'y autorise.

La DGSI est chargée de la protection des intérêts fondamentaux de la nation. À ce titre, nous sommes chef de file en matière de lutte anti-terroriste ; 69 attentats ont été déjoués depuis 2013, dont 63 par l'action de la DGSI. La menace terroriste dont nous avons à connaître depuis trois ou quatre ans émane pour l'essentiel d'individus isolés, souvent sans aucun lien avec une organisation terroriste. Cela complique singulièrement la détection et la prévention d'une menace qui, dans ses formes principales, n'est plus comparable à ce que l'on a connu entre 2013 et 2017, quand sévissaient des cellules projetées extrêmement élaborées. Néanmoins, nous restons très préoccupés par toutes les formes de menaces projetées susceptibles de provenir de l'extérieur – de Syrie et, de plus en plus, d'Afghanistan – et aussi par le fait que des profils endurcis, restés ancrés dans la radicalisation religieuse, sont parfois susceptibles de passer à nouveau à l'acte, soit en détention soit à l'issue d'une période d'incarcération. Je pense notamment à tous les profils dont l'action violente a été entravée par l'action des services de police et qui s'en sont trouvés frustrés ; prévenir la récidive en ce qui les concerne est ce qui nous préoccupe le plus.

La détention d'individus terroristes ou radicalisés entraîne des risques de trois types. Le premier est le risque de passage à l'acte en détention. Depuis 2017, trois actions terroristes ont été commises en détention : l'agression d'un surveillant pénitentiaire par un membre de la famille Taghi, celle qu'ont perpétrée Michaël Chiolo et sa femme à l'encontre de deux surveillants pénitentiaires, l'assassinat d'Yvan Colonna. Mais il faut rapporter ce chiffre à la population carcérale potentiellement porteuse de menaces : à ce jour, les prisons françaises comptent plus de 400 détenus terroristes – ils étaient plus de 500 à une certaine époque. L'administration pénitentiaire doit donc faire face à des enjeux sécuritaires considérables dans la gestion de cette population. Les trois actions terroristes commises sont évidemment horribles, et constituent trois actes de trop. Néanmoins, les rapporter au nombre de détenus susceptibles de commettre ce type d'actes me donne l'occasion de rendre hommage au personnel de l'administration pénitentiaire chargé de la gestion quotidienne de ces détenus, et de saluer notre dispositif pénitentiaire fondé sur l'évaluation – initiale ou en tout cas en cours de détention – en QER de ces détenus particuliers pour permettre ensuite une individualisation : détention ordinaire pour ceux dont on estime que leur personnalité y est compatible, quartier de prévention de la radicalisation, quartier d'isolement.

Ce qu'est la meilleure manière de gérer les détenus terroristes donne lieu depuis des années à des débats constants entre les pays qui ont choisi de privilégier la détention ordinaire pour tous, considérant que c'est la meilleure manière de réinsérer ces détenus, et d'autres qui ont préféré concentrer la population de détenus terroristes dans des quartiers spécialisés. La France a fait un choix équilibré, me semble-t-il, mais surtout adapté à sa population carcérale, car il est plus facile de gérer vingt à quarante détenus que plusieurs centaines. De plus, les praticiens s'interrogent sur le bien-fondé, en termes de sécurité et de réinsertion, de regrouper les détenus terroristes. En bref, il n'y a sans doute pas de système parfait, et le système français, qui évolue d'ailleurs régulièrement, est sans doute l'un des plus efficaces et des plus pertinents en Europe ; il est souvent envié par nos partenaires.

Parce que l'isolement carcéral – l'absence de liens entre les détenus et l'extérieur de la prison – est une fiction, le deuxième risque est celui d'interactions entre des terroristes détenus et l'extérieur, ce que la DGSI doit surveiller. De fait, ces dernières années, certains projets d'actions terroristes – je pense à l'affaire Mbengue en 2017 – associaient un détenu radicalisé et des individus à l'extérieur.

Enfin se pose le risque de la sortie de prison de ces détenus. Depuis le printemps 2018, l'écrou a été levé pour 407 détenus TIS. L'ensemble des détenus condamnés ou mis en cause pour des faits de terrorisme ou de radicalisation qui sortent de détention étant suivis par notre direction, la DGSI a été ou reste chargée de surveiller ces 407 personnes ; cela vous donne l'ordre de grandeur de la tâche à accomplir. Pour la seule année 2022, 97 détenus TIS sont sortis de prison ; pour chacun, la DGSI a organisé un suivi. Par ailleurs, au moins 130 autres détenus TIS ayant purgé leur peine seront libérés d'ici 2025, auxquels s'ajouteront les détenus qui sortiront après aménagement de peine. Cette charge de travail particulière devrait s'accroître au fil des ans, pas forcément numériquement mais parce que commenceront à sortir les détenus les plus endurcis, ceux qui avaient été condamnés aux plus longues peines. Ma conviction est que le plus dur est encore devant nous.

Telles sont les menaces prises en considération. Je souligne que les dispositifs n'ont cessé de s'améliorer ces dernières années. D'une part, les moyens confiés aux différents services ont augmenté. À sa création, en avril 2014, la DGSI comptait 3 200 agents ; son effectif a depuis lors été augmenté de près de 1 700 fonctionnaires, ce qui le porte à 4 900 agents. Certes, tous ne se consacrent pas au contre-terrorisme, mais c'est le rôle d'une partie significative d'entre eux. Nous avons été accompagnés par les majorités parlementaires et les gouvernements successifs, et d'importants dispositifs législatifs ont renforcé l'efficacité de notre action : ainsi de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, et de la loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement.

Aux plans institutionnel et opérationnel, les services ont appris, par nécessité, à coopérer de manière beaucoup plus efficace. Vous m'interrogez sur la relation de la DGSI avec le SNRP et l'administration pénitentiaire. Le SNRP, de création récente, est aujourd'hui un service à part entière au sein de la communauté du renseignement. Les relations s'articulent à l'échelon central, avec un officier de liaison du SNRP présent à la DGSI et un officier de liaison de la DGSI au SNRP, et les échanges sont quotidiens avec le SNRP au niveau central sur les dossiers les plus sensibles, parce que – c'est une manière de répondre à votre question – nous identifions ensemble les individus qui nous semblent présenter les plus grands risques.

Nos échanges sont aussi très denses au niveau territorial. La DGSI comme le SNRP ont un réseau territorial et chaque semaine ou tous les quinze jours, selon les départements, les préfets réunissent l'ensemble des services au sein des groupes d'évaluation départementaux de la radicalisation islamiste (GED). Les échanges entre SNRP et DGSI sont aujourd'hui fluides. J'ajoute que le SNRP est aussi membre de l'état-major permanent hébergé à la DGSI et qui réunit l'ensemble des services de renseignement sept jours sur sept, 24 heures sur 24, de manière que toute menace détectée par l'un d'eux soit immédiatement partagée au sein de la communauté.

Continuité et fluidité régissent nos relations. La continuité, principe qui ne souffre pas d'exception, veut que lorsqu'un individu suivi par la DGSI est incarcéré, le SNRP soit rendu destinataire de l'ensemble des éléments d'information en notre possession. Évidemment, la réciproque est vraie au moment de la sortie. Continuité et fluidité s'imposent. La typologie des menaces fait que l'on ne saurait dire : « C'est l'affaire du SNRP lorsque la personne considérée est en détention, et l'affaire de la DGSI quand elle est à l'extérieur ». Nous avons besoin, notamment pendant la période de détention, d'échanger quotidiennement et de manière fluide.

Sans m'attarder sur les faits ni sur la saisine rapide du procureur national antiterroriste au lendemain de ces faits, j'en viens à la personnalité de leur auteur. Franck Elong Abé, Franco-Camerounais né le 15 août 1986, était inconnu de la DGSI avant qu'un renseignement partenarial ne nous signale en 2012 la présence d'un Français sur zone, en Afghanistan. Ce signalement n'étant pas corroboré, la DGSI engage avec ses partenaires un travail qui lui permet d'identifier Franck Elong Abé. Arrêté par les troupes américaines le 17 octobre 2012, il est incarcéré à la prison de Bagram, gérée par les Américains.

Le premier point important est qu'avant son départ en Afghanistan, Franck Elong Abé était inconnu des services de renseignement. Il est transféré en France le 19 mai 2014, dans un cadre judiciaire qui n'est pas un cadre judiciaire terroriste. Ayant commis des faits de droit commun, il était sous contrôle judiciaire, contrôle qu'il a violé en quittant le territoire national. C'est donc sur la base d'une violation de contrôle judiciaire qu'il est placé en garde à vue, et c'est alors que le dossier évolue pour prendre un caractère terroriste. Interrogé par la DGSI durant sa garde à vue, Franck Elong Abé est mutique, ne s'explique pas, ne s'exprime que très peu sur son implication et ses agissements en Afghanistan.

Dans le cadre de cette procédure judiciaire, c'est l'exploitation de supports et d'éléments communiqués par un partenaire qui permet de caractériser clairement son rôle de combattant, rôle qui se confirmera lors des auditions de Franck Elong Abé par le juge d'instruction dans la phase ultérieure de la procédure. Selon les éléments versés en procédure et qui apparaissent dans les réquisitoires et les jugements, il est établi qu'il a pris part à des combats. Des photographies le montrent au nombre de combattants en armes ; d'autres éléments attestent qu'il a manipulé des explosifs. Ce parcours est documenté autant que possible, puisqu'il reste muet en garde à vue, mais tous ces éléments sont versés en procédure, et c'est pour partie sur eux que se fonde le tribunal correctionnel pour le condamner à neuf ans de détention le 20 avril 2016. Nous ne découvrons qu'après son retour sur le territoire national son passé de délinquant de droit commun et sa radicalisation – sans doute ses passages en prison n'ont-ils pas arrangé son rapport à l'islam, mais sa conversion date d'un séjour au Canada, quelques années auparavant. Il n'apparaissait pas sur nos radars, et n'était pas signalé comme porteur de menace avant son retour.

Franck Elong Abé est donc incarcéré. Au cours de sa détention, trois éléments ressortent qui rendent très complexe la gestion de ce type d'individus pour un service de renseignement en extérieur et, je l'imagine, pour le SNRP également. Le premier est une très grande fragilité psychologique, avec des antécédents antérieurs à son départ en Afghanistan de prise en charge psychologique ou psychiatrique, de même que pendant sa détention ; c'est donc une personnalité très instable et très impulsive. Peut-être souffre-t-il d'une maladie psychiatrique, mais je n'ai pas accès à son dossier médical. Les services de détention constatent aussi son radicalisme religieux et un ancrage religieux qui ne faiblit pas au cours du temps. Parmi les détenus qui sortent de prison, certains, fort heureusement, se désengagent de l'emprise religieuse, ou en tout cas font un chemin. Ce n'était manifestement pas le cas de Franck Elong Abé, dont le SNRP nous signale régulièrement la radicalisation persistante tout au long de sa détention. Enfin, c'est un individu assez solitaire, entretenant un certain nombre de relations mais néanmoins décrit par tous ceux qui l'ont connu comme étant très seul.

En résumé, Franck Elong Abé est inconnu de la DGSI avant son retour en France. Lors de son retour en France, la DGSI n'a donc pas été en mesure de compléter son profil « dangerosité » par des éléments antérieurs. Tout ce que nous savions, et c'était déjà beaucoup, c'est qu'il avait quitté la France pour l'Afghanistan où il avait joué un rôle actif de combattant ; tout cela ressort des pièces judiciaires. Nous savions aussi qu'il présentait des troubles psychologiques ou psychiatriques avérés le rendant particulièrement instable – je ne reviens pas sur ses hospitalisations d'office lors de sa détention. Si l'on considère le dossier et l'historique de Franck Elong Abé, sa dangerosité a été non seulement établie par la DGSI mais partagée, de très nombreuses fois, dès la phase judiciaire et durant toute sa détention.

Je ne doute pas que vous aurez connaissance des éléments que nous avons transmis à la Commission du secret de la défense nationale, qui seront sans doute déclassifiés. Vous y lirez une partie de nos échanges avec l'administration pénitentiaire, le SNRP au niveau central et lors de nombreux GED ; ils montrent que durant toutes ces années, nous portons une évaluation convergente sur la dangerosité de cet individu. Même si, lors de sa dernière période de détention, à la maison centrale d'Arles, les différents acteurs avaient le sentiment d'un apaisement psychologique, la grande instabilité de Franck Elong Abé reste décrite ; il en est encore fait état dans les semaines qui précèdent son passage à l'acte. D'autre part, sa radicalité religieuse apparaît intacte tout au long de son parcours. Il n'était pas sur la voie du désengagement, comme le montrent de nombreuses observations : « fermé dans sa logique », « règles de pureté », « discours assez dur à l'égard des mécréants » … Enfin, il ressort aussi de ces échanges qu'il ne se projetait pas dans l'avenir : loin d'envisager sa sortie, il montrait une impréparation et un désintérêt préoccupants.

Au sujet de sa radicalité, j'ai évoqué tout à l'heure le secret de l'instruction, mais vous savez sans doute parce que des éléments sont sortis dans la presse que Franck Elong Abé explique son acte criminel par le fait que, à ses yeux, la victime avait blasphémé. Il dit en substance avoir reçu le commandement d'agir, de frapper, et indique qu'il ne se serait pas senti capable d'affronter Dieu sans avoir réagi à ce qu'il a considéré être l'offense faite à la divinité. Rapporter ces propos est une manière de décrire l'ancrage religieux profond de Franck Elong Abé.

Je me réjouis d'être entendu par votre commission. À la suite de cet assassinat, comme il est logique, de nombreuses questions ont été posées qui attendent des réponses. Certaines émanent de l'Inspection générale de la justice (IGJ), d'autres découleront de vos travaux. Mais on a aussi entendu mentionner l'implication supposée de l'État et de ses services – parfois ses services de renseignement – dans cet assassinat. Je ne peux clore ce propos introductif sans dire que de telles allégations sont à la fois ridicules et outrageantes, presque infâmantes. Imaginer qu'un service de l'État, dont celui que je dirige, aurait été susceptible de concevoir ne serait-ce qu'une seconde un acte aussi ignoble ne mérite pas la considération. Je suis donc heureux de pouvoir donner à la représentation nationale les éléments d'explication en ma possession.

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Je vous remercie. Beaucoup d'hypothèses sont posées sur la table, y compris celles qui vous paraissent les plus folles. Il ne s'agit pas d'attaquer la DGSI, mais de rappeler que la réalité peut dépasser la fiction, comme l'a dit le directeur de l'administration pénitentiaire pour caractériser l'alignement extraordinaire de faits qui, pris isolément, sont présentés comme l'effet du hasard mais qui créent un chemin de crête proprement impossible quand on les met bout-à-bout. Cela vaut pour l'acte lui-même, dont nous ne parlerons pas en raison de la procédure judiciaire en cours – mais comme nous nous sommes rendus plusieurs fois à la maison centrale d'Arles, nous pouvons nous faire une idée de ce qu'est cette main invisible du hasard –, et pour le parcours de Franck Elong Abé.

Ce qui est troublant, c'est que le rapport de l'IGJ mentionne que si l'on s'en tient aux préconisations unanimes des commissions pluridisciplinaires uniques (CPU) successives, et éventuellement des GED, la décision de transférer Franck Elong Abé en QER aurait dû être prise. Or, elle ne l'a été ni par les directions d'établissement ni, précédemment, par les magistrats antiterroristes, qui se sont immiscés en matière post-sentencielle alors que ce n'était pas leur compétence, au moins s'agissant du parquet – je cite l'IGJ. Il en résulte que n'a pas été transféré en QER un individu dont, selon les services de renseignement, ni le prosélytisme ni la dangerosité ne s'étaient atténués, vous nous l'avez dit, et que nos interlocuteurs, pour justifier l'absence d'orientation de Franck Elong Abé en QER, présentent deux thèses exclusives l'une de l'autre.

Les uns nous disent : « Comme il s'était amélioré, on pouvait le mettre en détention ordinaire et préparer sa sortie, d'autant qu'aucun fait notable ne le concernait » – alors même que les incidents dont il a été l'auteur à Arles nous ont été cachés le 30 mars dernier par l'ancienne directrice de l'établissement entendue par la commission des lois. À l'inverse, selon l'autre thèse entendue, Franck Elong Abé était tellement dangereux qu'on ne pouvait l'affecter en QER. Ne pas orienter en QER un individu caractérisé comme d'une dangerosité extrême paraît contre-intuitif, en plus d'être contraire aux textes selon lesquels l'objectif de cette orientation est d'évaluer l'existence d'un risque de passage à l'acte violent. Ces deux thèses contraires sont avancées pour justifier le fait que des recommandations essentielles n'ont pas été suivies par les instances qui auraient dû les faire leurs. Au contraire, M. Elong Abé, en détention ordinaire depuis quatre mois en mai 2021 mais qui ambitionne toujours, est-il noté dans un procès-verbal de la CPU, de « grandir par l'islam et de se sacrifier », se voit affecté à un emploi en septembre 2021.

Non seulement les explications qui nous sont données ne concordent pas, mais la grande légèreté avec laquelle les incidents dont Franck Elong Abé est l'auteur sont relativisés nous fait nous interroger. Dans ce contexte, la question de la transmission des renseignements relatifs au degré de dangerosité de Franck Elong Abé est essentielle. Vous avez résumé ce que vous saviez de son comportement en Afghanistan, en particulier qu'il a participé à des combats. Parmi les TIS, classez-vous Franck Elong Abé en haut du spectre dans le fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) ?

Le SNRP, qui n'a pu répondre à cette question, a aussi expliqué ne pas avoir été en possession du rapport administratif de la DGSI mais seulement du rapport judiciaire émanant du parquet ; le confirmez-vous ? Est-il usuel de ne pas transférer le dossier administratif complet dont toutes les informations obtenues de vos partenaires étrangers qui permettraient de caractériser le degré de dangerosité d'un combattant en Afghanistan ? Le rapporteur et moi-même nous sommes interrogés sur l'éventualité de demander la déclassification de ce rapport pour mieux comprendre ce que nous estimons être la gestion, au mieux légère et clémente, du parcours carcéral de Franck Elong Abé, et le grand écart entre deux thèses contraires. Enfin, les services de renseignement militaires peuvent-ils avoir un dossier concernant Franck Elong Abé ?

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

La DGSI ne connaissait pas Franck Elong Abé avant d'être informée par notre partenaire de la présence d'un Français en Afghanistan. Il nous revient, nous l'interrogeons en garde à vue à son arrivée, il est déferré, présenté au juge, incarcéré. Tous les éléments dont nous disposons sur cet individu sont versés à la procédure judiciaire et je n'ai pas connaissance qu'un rapport administratif aurait été rédigé à l'époque. La procédure judiciaire est très complète : tous les éléments de dangerosité que je vous ai donnés et que vous a sans doute donnés le SNRP – maniement d'armes et d'explosifs, caractère de meneur d'hommes – y figurent et résultent, comme je vous l'ai dit, soit d'éléments recueillis pendant une garde à vue qui n'a pas été décisive, soit de l'exploitation des supports numériques, soit d'éléments issus de la coopération internationale.

Cela dit, il faut mesurer les progrès auxquels le contexte de menace nous a conduits. Quand, en 2012, on a connaissance de la présence de Franck Elong Abé en Afghanistan, le SNRP n'existe pas. Cela ne signifie pas que ce qui était alors la direction centrale du renseignement intérieur n'avait pas de relations avec l'administration pénitentiaire, mais qu'à l'époque elle n'avait pas de service partenaire spécifique ; aujourd'hui, les échanges avec le SNRP se passeraient sans doute autrement. Néanmoins, en termes de perte de chances ou d'évaluation de la menace, je ne suis pas certain qu'avoir un service de renseignement pénitentiaire partenaire aurait significativement changé la situation entre 2012 et 2014 puisque, à ma connaissance, tous les éléments utiles à la perception de cette personnalité ont été versés à la procédure judiciaire, ce qui a permis la condamnation de l'individu.

En revanche, si vous prenez connaissance des éléments que nous avons transmis à la Commission du secret de la défense nationale, vous ne serez pas surpris de constater que des échanges ont eu lieu au fil des ans avec l'administration pénitentiaire. J'ai relu une quinzaine de comptes rendus de GED et le compte rendu des échanges entre services sur les points réguliers faits sur des détenus de telle ou telle maison d'arrêt ; ces documents, sans l'ombre d'un doute, placent pour moi Franck Elong Abé parmi les détenus du haut du spectre. On a là quelqu'un qui est allé combattre sur zone ; quelqu'un dont l'ancrage religieux ou l'extrême conviction religieuse ne faiblit pas, ce qui, même si la procédure judiciaire n'est pas terminée, motive, selon ses dires, son passage à l'acte ; quelqu'un qui, enfin, est d'une grande instabilité psychologique et psychiatrique, mettant le feu à sa cellule, prenant en otage un surveillant, proférant régulièrement des menaces de mort… Cette instabilité, cette radicalité, cette violence se conjuguent à un isolement tel que l'on avait à la fois peu de prise sur lui et des capteurs de dangerosité limités – on détecte mieux la menace en présence d'individus diserts qu'en présence d'un individu décrit par tous comme « bizarre » ou « perché ». Pour toutes ces raisons, la DGSI savait qu'une vigilance particulière s'imposerait lors de la libération de Franck Elong Abé attendue pour la fin de l'année 2023, car nous estimions son niveau de dangerosité potentielle comparable à celui qu'il était lors de sa mise sous écrou.

J'ai lu le rapport de l'IGJ et pris connaissance des propos du directeur de l'administration pénitentiaire relatifs aux questions que vous vous posez. Sur le fait qu'il n'y ait pas eu d'évaluation de Franck Elong Abé, je ne peux me prononcer de l'extérieur car la détention n'est pas mon métier. Je l'ai dit, la force du système français repose sur le passage en QER, et s'il est apprécié, y compris de nos partenaires, c'est que l'on obtient ainsi une évaluation pluridisciplinaire du parcours du détenu considéré. Mais le directeur de l'administration pénitentiaire explique que plusieurs propositions de passage en QER ont été faites et que le transfert n'a pas été décidé pour des raisons, variables dans le temps, d'instabilité psychiatrique ou de dangerosité. J'ai aussi lu que l'appréciation par l'administration pénitentiaire d'une forme d'apaisement, ou d'accalmie, de l'intéressé avait permis de programmer le passage en QER – sans doute trop tard, évidemment, mais le processus était engagé. Pour ce qui est de mon champ de compétences, oui, Franck Elong Abé était un détenu terroriste, dans le haut du spectre des menaces.

Schématiquement, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) travaille à l'extérieur et la DGSI à l'intérieur. Mais lorsqu'il est question de combattants terroristes en Syrie, en Afghanistan ou en Irak, la DGSI développe bien sûr des partenariats à l'international pour recueillir toutes les informations sur les individus qui l'intéressent et je serais très étonné que la DGSE ou la direction du renseignement militaire (DRM) aient des éléments sur cet individu et ne nous les aient pas transmis.

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Grâce à vous, nous avons pour la première fois une réponse sans nuance : oui, M. Elong Abé figure parmi ceux et celles qui représentaient une véritable menace pour la collectivité. Jusqu'à présent, il nous a parfois été présenté comme un fondamentaliste radicalisé, mais j'ai aussi eu le sentiment que pour certains de nos interlocuteurs, son profil ne cassait pas trois pattes à un canard pour ainsi dire. Sachant vos responsabilités au service du pays, que vous le caractérisiez comme représentant une menace du haut du spectre permet aux travaux de notre commission de passer un cap déterminant. Reste posée la question du lien entre la DGSI et le SNRP ou plus exactement du cloisonnement éventuel entre les deux services – même si un certain cloisonnement est nécessaire entre services de renseignement.

Nous avons cherché à savoir si M. Elong Abé avait des liens avec l'extérieur ; on a uniquement mentionné devant nous sa mère, sa sœur et un membre de la Croix-Rouge. Pouvez-vous nous dire s'il aurait pu être, depuis l'extérieur, chargé d'une mission concernant Yvan Colonna ou un autre détenu pour commettre une action terroriste au sein de la maison centrale d'Arles ?

Franck Elong Abé a eu un parcours carcéral chaotique et l'on a mesuré, à Condé-sur-Sarthe en particulier, l'ampleur de ses failles psychologiques et psychiatriques – des caractéristiques pathologiques malheureusement très fréquentes en détention, nous a-t-il été dit plusieurs fois. À votre connaissance, a-t-il émis le souhait d'intégrer spécifiquement la maison centrale d'Arles et de se trouver ainsi en présence d'Yvan Colonna ? La question se pose parce que les prisonniers savent où sont détenus les uns et les autres et que chez moi, en Corse, au lendemain du 2 mars 2022, la population a eu le sentiment qu'il y avait trop de coïncidences dans le déroulement des faits. À tort, nous avez-vous dit. Mais la commission d'enquête a aussi été créée pour apporter des réponses aux questionnements agitant des gens qui n'ont jamais milité pour la cause nationaliste, ont toujours voté, se sont engagés dans la vie publique et démocratique dans le camp des républicains – au sens classique du terme – et qui s'interrogent : y avait-il quelque chose d'obscur derrière cela ?

Vous nous dites que Franck Elong Abé représente une menace du haut du spectre et qu'il est très dangereux. À Arles, il est l'auteur de quatre incidents, dont une menace à l'égard d'un membre du personnel pénitentiaire, ce qui est grave et devrait appeler une sanction en conséquence. Malgré cela, il est intégré peu de temps après au service d'entretien des infrastructures sportives, par un hasard que l'on ne considère pas toujours comme tel. Chacun sait en effet qu'Yvan Colonna est un grand sportif, qu'il est réglé comme du papier à musique et qu'il passe des heures à faire du sport, souvent seul.

Il a aussi été dit au sein de la maison centrale que Franck Elong Abé aurait provoqué un incident pour être démis de son poste au jardinage et qu'il aurait exercé des pressions sur des codétenus en vue d'obtenir son affectation en tant qu'auxiliaire. Alors, la direction de cette maison centrale a-t-elle mal évalué, c'est le moins que l'on puisse dire, le degré de dangerosité de cet homme, ou y a-t-il eu un défaut de transmission de ces renseignements ? Aviez-vous connaissance que M. Elong Abé a tout fait pour occuper ce poste spécifique ? Si oui, ces informations ont-elles été transmises à la direction de l'établissement ? Lorsque nous l'avons entendue, Mme Puglierini, pourtant professionnelle chevronnée, semblait ne pas parler du même Franck Elong Abé que vous.

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Sans revenir sur le profil de Franck Elong Abé qui transparaît des éléments que je vous ai donnés, je partagerai mon expérience de directeur général de la sécurité intérieure dans le suivi de ce type de personne, et je m'efforcerai d'imaginer ce que peuvent être les contraintes, les interrogations et les difficultés auxquelles est confrontée l'administration pénitentiaire dans la gestion de ce type de personne.

On trouve des profils tels que celui de Franck Elong Abé en détention et hors détention. Certains peuvent passer à l'acte à l'extérieur de la détention – j'ai un cas en tête – et je comprends la réaction de l'opinion publique, des autorités, du Parlement, qui tous s'interrogent : tel service savait que cet individu était violent, radicalisé, instable, et pourtant il est passé à l'acte. Mais je sais l'extrême difficulté à gérer ce type de profil. Je ne me prononce pas sur ce cas spécifique, mais j'ai la conviction que face à ce type d'individu, toute inattention, toute décision prise pour des raisons qui peuvent sembler fondées, justifiées ou opportunes, peut être interprétée, après le passage à l'acte, comme une défaillance. Ces individus demandent une vigilance presque permanente ; cela vaut aussi lors de leur suivi à l'extérieur.

Si j'essaye de me mettre à la place de l'administration pénitentiaire, je constate qu'elle a affaire à un individu instable, violent et radicalisé, dont elle sait aussi qu'il sera libéré dans moins de deux ans. Je n'ai eu d'échanges à ce sujet ni avec l'ancienne directrice de l'établissement ni avec le directeur de l'administration pénitentiaire, mais j'imagine la difficulté, pour un directeur d'établissement, de devoir se dire à la fois « plus j'isole cet individu impulsif et mieux je minimise le risque pour la détention » et « parce que je dois protéger la société, ma mission est aussi de faire que dans deux ans ce détenu sorte avec une dangerosité potentielle moindre ». J'ai rendu hommage au personnel pénitentiaire car je sais l'extrême difficulté des arbitrages quotidiens. Vous savez que le statut de détenu particulièrement signalé (DPS) n'empêche pas de travailler – on comprend pourquoi –, et je me garderai de dire que face à ce type de profil, la solution est l'isolement jusqu'à la veille de leur sortie. Une telle déclaration ne ferait d'ailleurs pas l'affaire de la DGSI, chargée de récupérer ces individus instables, impulsifs, dangereux et radicalisés le lendemain de leur sortie. Cela étant dit, quel doit être le régime de détention applicable ? La prudence s'impose, car c'est toute la difficulté de ce métier complexe.

Je ne suis pas en mesure de vous dire avec qui Franck Elong Abé échangeait à l'extérieur. Je sais en revanche qu'au moment où je vous parle, strictement aucun élément judiciaire ou de renseignement n'étaye la piste selon laquelle il aurait reçu un commandement ou qu'il aurait été en contact avec quelqu'un, à l'intérieur ou à l'extérieur de la maison centrale, qui lui aurait commandé d'agir. Par ailleurs, je note, sans trop m'appesantir puisqu'une procédure judiciaire est en cours, que Franck Elong Abé assume totalement son acte au nom de son idéologie. Il le fait de manière froide et clinique, disant : « Il a blasphémé, il a insulté le prophète, je me devais de réagir ». Il assume cette motivation, qui vient manifestement du plus profond de lui.

A-t-il tenté d'être transféré à Arles pour se rapprocher d'Yvan Colonna ou, une fois à Arles, aurait-il pu faire pression afin d'intégrer un dispositif lui permettant d'évoluer en liberté aux côtés d'Yvan Colonna ? Je n'ai non plus connaissance d'aucun début de commencement d'élément laissant penser que cette agression aurait pu résulter d'un plan concerté et mûrement réfléchi. Son environnement décrit plutôt qu'au cours de leurs premières semaines de fréquentation, les relations entre les deux hommes étaient plutôt bonnes et respectueuses. Ils aimaient discuter ; Franck Elong Abé est décrit comme passionné de géopolitique et de relations internationales et, de ce que j'en sais, il traitait beaucoup de ces sujets avec Yvan Colonna. Imaginer que l'assassinat résulterait d'un plan, d'une préméditation coïncide assez peu, me semble-t-il, avec le profil psychologique ou psychiatrique de cet individu. Faire mûrir ce plan pendant des mois suppose un profil rationnel, calme, pondéré et très précis ; on a plutôt affaire à quelqu'un dont le parcours carcéral a démontré l'extrême instabilité et l'impulsivité. Il n'y a aucun élément en ce sens, et ma conviction personnelle est que cela ne s'est pas passé ainsi.

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En quoi le fait que Franck Elong Abé a expliqué son acte par le blasphème qu'aurait prononcé Yvan Colonna donne-t-il à ce meurtre un caractère terroriste ? Par ailleurs, avez-vous eu connaissance, a posteriori ou a priori, de contacts suspects qu'aurait eus M. Elong Abé avec l'extérieur ? Enfin, le renseignement pénitentiaire a indiqué ne pas pouvoir nous dire si Franck Elong Abé était un de ses informateurs, mentionnant toutefois qu'il n'avait pas le profil pertinent en raison de sa faible sociabilité et de son caractère peu loquace. Mais a-t-il pu, avant sa détention, intéresser la DGSI ou la DGSE en tant qu'informateur et, éventuellement, bénéficier d'un traitement de faveur à ce titre ?

Il y a un gouffre entre le portrait que vous avez dressé de Franck Elong Abé et celui qu'a dépeint devant nous l'ancienne directrice de la maison centrale, s'agissant notamment de sa dangerosité. Aussi, je m'interroge sur les remontées qui vous étaient faites par l'administration pénitentiaire sur son comportement et ses interactions. Quelles étaient les attentes de la DGSI vis-à-vis de l'administration pénitentiaire à cet égard ? Quelles étaient les consignes relatives au suivi des détenus TIS en général, et de celui-là en particulier ?

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Ce qui définit le caractère terroriste de l'acte est la détermination à tuer quelqu'un en raison de ce que celui-ci dit ou pense. Il s'agit d'une forme d'intimidation extrême, qui consiste à considérer que toute personne proférant un blasphème ou tenant tout autre type de propos mérite de mourir, ce qui constitue une atteinte fondamentale à nos valeurs, à notre liberté de penser et de s'exprimer. Perpétrer un tel meurtre, c'est manifester la volonté d'atteindre nos intérêts et nos valeurs ; c'est pourquoi le meurtre d'Yvan Colonna a été qualifié de terroriste. Deux éléments sont nécessaires pour qu'une infraction soit qualifiée de terroriste. Le premier est un trouble grave à l'ordre public par l'intimidation ou la terreur, caractérisé en l'espèce par le déchaînement de violence de Franck Elong Abé qui a entraîné la mort d'un homme. Le second est le lien avec une entreprise terroriste, ici l'idéologie selon laquelle quiconque se permet de « mal parler de Dieu » doit mourir et va mourir, une forme de pression sociétale qui vise nos intérêts fondamentaux.

Comme je l'ai dit en réponse à votre rapporteur, je n'ai pas connaissance des contacts de Franck Elong Abé avec l'extérieur mais, je le redis, aucun début de commencement d'élément ne me permet de penser qu'il a pu être en contact avec quelqu'un qui lui aurait mis dans la tête de s'en prendre à Yvan Colonna.

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Vous nous dites par deux fois ne pas avoir d'éléments à ce sujet. Or, les deux cheffes du SNRP – l'ancienne et l'actuelle –, évoquant les informations reçues du renseignement pénitentiaire concernant Franck Elong Abé, ont mentionné ses relations, avant son incarcération à Arles, avec Smaïn Ait Ali Belkacem, lequel a été mis en garde à vue en mars dernier dans le cadre de l'affaire judiciaire liée à l'assassinat d'Yvan Colonna après que l'on a trouvé dans sa cellule une correspondance échangée avec le meurtrier. On nous a donc indiqué sous serment que dans les établissements pénitentiaires précédents, Franck Elong Abé avait des contacts fréquents avec M. Belkacem, dont on précisait les motivations : prosélytisme et entretien d'un réseau radical. Confirmez-vous ou infirmez-vous cela ? Si vous infirmez cet élément, il y aura contradiction avec ce qui nous a été dit précédemment sur les relations entre MM. Belkacem et Elong Abé avant le transfert de celui-ci à Arles. D'autre part, des échanges, réguliers ou non, ont-ils continué entre MM. Belkacem et Elong Abé pendant l'incarcération de ce dernier à Arles ?

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Votre question diffère de celles de M. le rapporteur et de Mme la députée, qui portaient sur les liens de Franck Elong Abé à l'extérieur ; c'est à quoi j'ai répondu. Au cours des différentes phases de sa détention, il entretient des relations avec une dizaine de détenus, dont celui que vous citez. Les éléments en ma connaissance laissent penser qu'ils se sont fréquentés avant le transfert de Franck Elong Abé à Arles, qu'ils sont restés en contact ensuite – même si je ne sais pas de quand sont datées les lettres retrouvées – et que Franck Elong Abé a été en contact avec quelques autres détenus terroristes.

Je n'ai pas assisté aux auditions de l'ancienne directrice d'établissement, mais je me permets, madame la députée, de relativiser l'appréciation que vous avez portée sur le « gouffre » qui séparerait le portrait qu'elle a dressé de Franck Elong Abé devant vous et ce que je vous en ai dit moi-même. Je ne sais pas non plus ce que vous a dit le SNRP, mais les échanges avec ce service que j'ai en ma possession montrent que le profil radicalisé, violent et prosélyte de Franck Elong Abé était connu de l'administration pénitentiaire. C'est ainsi que le caractérise la DGSI, et que l'administration pénitentiaire puisse le considérer comme un doux personnage me semblerait en contradiction complète avec son comportement pendant ses dix années de détention, sa violence, la prise d'otage dont il s'est rendu coupable, les incendies de cellule…

Qu'attend la DGSI du SNRP ? Je vous l'ai dit, un individu ayant le profil de Franck Elong Abé représente une menace directe en détention. Puisqu'il est incarcéré, le chef de file au quotidien est le SNRP, qui exerce sa mission de maintien de l'ordre en détention. La DGSI apporte son concours lorsque, comme cela se produit parfois, nous avons connaissance par des sources extérieures, des proches par exemple, qu'une personne peut représenter un danger. Le rôle de la DGSI est de déterminer si l'individu est en lien avec l'extérieur en vue de commettre une action violente. Je pense vous avoir répondu en vous disant qu'à ma connaissance M. Elong Abé n'avait pas de relations au sein de la mouvance islamiste au titre de ses relations avec l'extérieur. Pour la DGSI, il ne représentait pas une menace pour l'extérieur pendant sa détention. En revanche, je vous l'ai dit aussi, la perspective de sa sortie commençait à nous préoccuper et cela justifiait des échanges réguliers avec le SNRP.

J'en viens au statut de Franck Elong Abé. Les sources d'un service de renseignement sont de quatre ordres : le renseignement technique, la coopération internationale, la source ouverte – on trouve beaucoup de choses sur Internet – et le renseignement humain. La DGSI, comme tout service de renseignement dans le monde, recueille du renseignement humain. Chacun a conscience qu'une personne qui accepte de parler à un service de renseignement s'expose à des risques. La règle intangible, dans le monde entier, est que jamais un service de renseignement ne confirmera ni n'infirmera le statut d'une personne. Il en va de la protection de nos sources et de la relation de confiance que nous avons avec elles.

Néanmoins, au cas d'espèce, on parle d'un individu, radicalisé, susceptible de passer à l'acte pas forcément terroriste mais violent, qui agresse répétitivement des surveillants pénitentiaires et dont l'instabilité psychiatrique et psychologique est marquée, soit un profil vraiment très, très, très, très éloigné de ceux auxquels nous sommes susceptibles de nous intéresser. Je ne réponds donc pas à la question, mais j'y réponds quand même en vous disant qu'il ne présente rigoureusement aucune des caractéristiques qui pourraient nous conduire à imaginer le recruter.

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Vos services ont-ils eu des relations avec le délégué local au renseignement pénitentiaire (DLRP) avant ou après le passage à l'acte de M. Franck Elong Abé, et avant ou après son audition par notre commission d'enquête ?

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Je suis incapable de vous répondre dans le détail. Nous avons eu avec le SNRP des relations régulières et fournies avant et après les faits au niveau central, mais au niveau local je ne saurais vous dire si c'était à l'échelon du délégué local ou de la cellule interrégionale. S'agissant d'échanges avant ou après l'audition du DLRP, je ne sais pas.

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Il aurait été intéressant pour la DGSI, me semble-t-il, de savoir que Franck Elong Abé avait exercé des pressions sur d'autres détenus pour se faire classer au service du nettoyage des salles de sport. Que vous n'en ayez rien su fait s'interroger sur les relations entre le DLRP, le SNRP en général, et vos services. L'épisode lui-même en dit long sur le fonctionnement de l'établissement, la gestion de ces détenus et la gestion de la détention par l'ancienne directrice de la maison centrale.

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

J'ai des comptes rendus de GED mais je ne sais pas exactement ce qui a été échangé. Mais lorsqu'un individu fait pression sur d'autres détenus ou essaye de s'en rapprocher, il s'agit plutôt d'une menace interne à l'établissement. Cela ne signifie pas que nous ne devons pas en avoir connaissance, mais il faut avant tout que le SNRP et le chef d'établissement aient l'information.

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Vous avez évoqué ce qui semble être pour vous des évidences liées à l'enquête judiciaire : le blasphème, d'une part, et un certain comportement psychique, d'autre part, souvent mis en avant par l'administration pénitentiaire pour expliquer l'absence de transfert de Franck Elong Abé en QER en dépit des avis unanimes de la CPU, les arguments contradictoires avancés étant que sa psychopathologie était trop grave pour qu'il soit orienté de la sorte, ou qu'une « accalmie » comportementale justifiait de ne pas le transférer. Ces deux thèses opposées font que notre incompréhension reste grande. De votre point de vue, il n'y a pas de gouffre dans l'appréhension de la personnalité de cet individu, mais comprenez que la commission d'enquête et les membres de la commission des lois aient été très vexés, et c'est peu dire, de constater que Mme Puglierini leur a menti le 30 mars dernier.

Il ne faut pas envisager M. Elong Abé comme quelqu'un qui n'aurait pas pu faire preuve de dissimulation, de rationalité, pour éventuellement arriver à Arles au terme d'un cheminement calculé. Nous avons été frappés par les images de l'assassinat rendues publiques. On y voit un tueur né, qui sait très bien ce qu'il fait, ne regarde pas les caméras – M. Ollier, l'actuel directeur de l'établissement, convient qu'il semble être au courant que le scénario retenu pour les caméras ne couvrait pas les salles d'activité – et, sans un mot, méthodiquement, s'attaque pendant dix minutes à Yvan Colonna sachant que celui-ci était à terre, dans la position la plus faible. Il donne le sentiment de savoir tout cela, et il fait preuve du plus grand sang-froid ; pour le coup, il est très rationnel. J'entends bien que c'est une autre forme de folie, mais son comportement, pendant ces dix minutes infiniment longues, n'a rien d'erratique. Ce que vous nous avez dit aujourd'hui, a posteriori, confirme le sentiment éprouvé à la vision de ces images : c'est un combattant, un soldat. L'hypothèse selon laquelle il a pu faire œuvre de dissimulation, mot qui apparaît dans les conclusions d'une CPU, ne peut être écartée. De plus, même si vous avez confirmé l'absence de relations de Franck Elong Abé à l'extérieur, ses liens avec M. Belkacem et d'autres en détention sont avérés.

Comme, dans cette enquête, nous observons les trajectoires en miroir de Franck Elong Abé et d'Yvan Colonna, j'en viens à l'autre champ de notre enquête, la gestion par l'administration pénitentiaire de la détention d'Yvan Colonna, de son parcours carcéral et notamment de son statut de DPS, et j'aimerais savoir de quelles informations disposaient vos services sur Yvan Colonna et son comportement en détention.

Affecté à la préfecture de la région Corse entre 2015 et 2017, chargé de la sécurité intérieure, vous avez ensuite travaillé auprès du ministre de l'Intérieur ; vous êtes donc familier des affaires liées à la Corse. Dans celle qui nous occupe, on touche aussi à l'histoire, avec l'assassinat du préfet Claude Érignac. Nous parlons d'Yvan Colonna mais aussi d'Alain Ferrandi et de Pierre Alessandri et, pour reprendre les termes du directeur de l'administration pénitentiaire, du traumatisme qu'a représenté cet assassinat pour la République française. Nous sommes un certain nombre à penser que la gestion du statut de DPS d'Yvan Colonna, de Pierre Alessandri et d'Alain Ferrandi a été d'une extrême sévérité parce qu'il s'agissait de l'assassinat d'un préfet. En réalité, nous avons été confrontés à la règle non écrite selon laquelle, quel que soit leur comportement en prison, ils ne seraient jamais ramenés sur l'île – comme une promesse faite. Pas de droit au rapprochement, donc, et pas de droit non plus à la réinsertion ni à un aménagement de peine. La peine de sûreté d'Yvan Colonna ayant pris fin le 9 juillet 2021, il pouvait, au moins sur le papier, demander un aménagement de peine, mais nous avons été confrontés à cette règle non écrite. Cela ne peut être prouvé, nous dira-t-on ; nous verrons au fil des travaux de cette commission d'enquête, puisque nos investigations porteront aussi sur ce point.

Cela fonde l'idée qu'un mobile a pu exister à l'assassinat d'Yvan Colonna, ce qui explique mes questions : avez-vous rencontré ce genre de comportement administratif et politique dans la façon de gérer ces détenus, Yvan Colonna en particulier, étant donné la cause sacrée que représentait la défense de la mémoire de Claude Érignac ? L'extrême sévérité de la gestion de la détention d'Yvan Colonna, le refus de lever son statut de DPS, le refus de le rapprocher de l'île constatés au cours de vos fonctions précédentes découlent-ils d'instructions ? Avez-vous été témoin de discussions formelles ou informelles à ce sujet, amenant à considérer que les trois détenus cités faisaient l'objet d'une gestion spéciale ?

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

La DGSI est compétente sur l'ensemble du territoire de la République, et le décret du 30 avril 2014 ne fait pas de distinction entre les formes de terrorisme que la direction générale a pour mission de prévenir – terrorisme islamiste et autres formes de terrorisme comme, de plus en plus malheureusement, le terrorisme d'ultra-droite. Cette mission préventive fait que l'on travaille en renseignement sur les individus susceptibles de commettre des actes terroristes et c'est à ce titre que la DGSI exerce une compétence en Corse, territoire marqué par le passé, et récemment encore, par de tels actes. Le même décret donne mission à la DGSI de prévenir les troubles à l'ordre public quand leur gravité peut menacer les institutions, la cohésion nationale et donc les intérêts fondamentaux de la nation. Ces deux missions peuvent nous conduire, ce n'est pas un mystère, à travailler en Corse comme sur l'ensemble du territoire de la République.

Je ne me suis pas penché, pour cette audition, sur ce que la DGSI savait sur Yvan Colonna en détention, si bien que je ne suis pas en mesure de répondre précisément à cette question. Toutefois, j'étais à la tête de la DGSI depuis trois ans et demi lorsqu'il a été assassiné et jamais au cours de ces années son nom n'est apparu dans les échanges que j'ai plusieurs fois par semaine avec les services. À aucun moment nous n'avons entendu parler de lui comme pouvant être lié à l'une ou l'autre des menaces que nous avons mission de prévenir, le trouble grave à l'ordre public ou un projet ou une action terroriste. C'est une manière de vous répondre, même si elle n'est pas détaillée.

Il importe de souligner que si la DGSI participe et émet un avis dans le cadre des commissions pluridisciplinaires des mesures de sûreté (CPMS) qui doivent émettre un avis avant une libération ou un aménagement de peine, elle n'émet aucun avis ni n'intervient à aucun moment dans l'attribution ou la levée du statut de DPS ; la décision revient à l'administration pénitentiaire.

J'ai connu certains épisodes de troubles à l'ordre public, y compris en Corse, moins graves que celui qui a touché l'île il y a un an, mais également liés au statut de DPS ou au rapprochement. J'ai noté, pendant que j'étais en Corse, que la quasi-totalité des détenus condamnés après avoir été mis en cause pour des faits de terrorisme et incarcérés un temps sur le continent avaient bénéficié d'un rapprochement ou d'un aménagement de peine. Vous avez évoqué MM. Colonna, Alessandri et Ferrandi. Je dis sous serment qu'à aucun moment en Corse, en cabinet ou à la DGSI, je n'ai participé ni été témoin d'aucun échange autre que judiciaire sur leur statut – et encore, je ne participe pas aux échanges judiciaires. Au contraire, dans tous mes contacts avec les autorités, j'ai dit à chaque fois que les décisions d'aménagement, de rapprochement et de levée de statut étaient des prérogatives de l'autorité judiciaire. Je suis affirmatif sur ce point.

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En l'espèce, c'est une prérogative de l'autorité politique, puisque c'est le garde des Sceaux qui détient ce pouvoir réglementaire, et maintenant la Première ministre.

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Je suis surpris que la DGSI ne se soit pas plus intéressée que ça à Yvan Colonna alors que le trouble à l'ordre public est l'argument systématiquement avancé par le parquet pour refuser les diverses demandes de travail en détention ou d'aménagement de peine qu'il a formulées et qu'ont formulées Pierre Alessandri et Alain Ferrandi, tout dernièrement encore. Y a-t-il des différences d'appréciation de ce qu'est un trouble à l'ordre public avec le parquet, dont les informations émanent des services de renseignement du ministère de l'Intérieur, qu'il s'agisse du renseignement territorial ou de la DGSI ? Je m'étonne qu'il n'y ait pas de cohérence à cet égard. Par ailleurs, vous dites ne pas avoir entendu parler d'Yvan Colonna en trois ans et demi ; pourtant, la période de sûreté étant arrivée à son terme, une CPMS a dû se tenir. Dans ce cadre, la DGSI n'a rendu aucun avis ? Ou la période de sûreté étant échue, la DGSI a considéré cela comme hors sujet ?

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Au sujet du trouble à l'ordre public, j'ai lu il y a quelques mois que la justice se serait prononcée sur une demande de MM. Colonna, Alessandri ou Ferrandi sur la base d'un rapport de la DGSI ; or il n'y a jamais eu de rapport de la DGSI susceptible d'évaluer le trouble à l'ordre public créé par telle libération ou tel rapprochement. Je crois savoir que vous auditionnerez le parquet national antiterroriste et je laisserai à la justice le soin de vous dire comment elle évalue le trouble à l'ordre public. Pour répondre à votre deuxième question, à ma connaissance nous n'avons pas participé à une commission mais nous vérifierons et je vous le ferai savoir avec le souci de transparence qui m'anime.

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Je crois que le rapport en question émanait de la SDAT. Monsieur le directeur général, vous aurez compris que nous restons largement sur notre faim. Le rapport de l'IGJ pointe certaines décisions prises ou non prises, leur justification ou leur absence de justification, ses auteurs soulignant ne pas avoir de réponse quant à l'absence de certaines décisions de la part de la direction d'établissement ou de la hiérarchie, et parlant même d'« effacement de la ligne hiérarchique », ce qui est assez grave. Leurs conclusions, très dures, donnent à penser que quelque chose a eu lieu qui nous échappe ou que la gestion de ce Franck Elong Abé a été apocalyptique, ce qui devrait nous interroger sur la gestion générale des terroristes islamistes en France. De plus, nous notons des écarts importants dans les propos de nos interlocuteurs. Ainsi, le DLRP déclare catégoriquement, comme la cheffe actuelle du SNRP, qu'il y avait aucune relation entre MM. Belkacem et Elong Abé durant le séjour de ce dernier à Arles. Étant donné certains éléments dont nous avions déjà connaissance, et que je vous remercie d'avoir confirmés, voilà qui questionne.

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Ce que je vous ai dit à ce sujet est ce que je sais de la procédure judiciaire : des lettres ont été retrouvées donc tout me laisse à penser qu'elles ont été échangées pendant la détention.

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Ce fait incontestable nous interpelle quant aux propos de la cheffe du SNRP confirmant les dires du DLRP selon lesquels il n'y avait aucune relation entre les deux hommes. De même, un incident survenu en août 2021 s'additionne à ceux que l'ancienne directrice de la maison centrale nous avait cachés le 30 mars dernier. Non seulement elle ne mentionne pas le coup de tête assené par Franck Elong Abé à un autre détenu, mais elle donne une autre version de son retrait de la formation professionnelle en jardinage, l'expliquant par ses absences dues au fait qu'il considérait que cette activité n'était pas faite pour lui ; ce faisant, elle induit la commission des lois en erreur. Puis, entendue par notre commission d'enquête, elle relativise l'agression qu'il a commise contre un détenu, la décrivant comme un petit coup de tête alors que l'incident a été traité en commission disciplinaire.

En août 2021, un cinquième incident se produit, nous indique le DLRP, ce qui nous fait nous interroger sur la fluidité des échanges entre services. En effet, notre interlocuteur déclare avoir porté à la connaissance de sa hiérarchie, par le biais de l'application dédiée, le fait que Franck Elong Abé a fait pression sur des détenus en vue d'obtenir l'emploi auquel il a été affecté en septembre 2021. En août 2021 aussi, il prend un bâton, casse des éclairages et menace un membre du personnel. Pour cette raison, il passe en commission disciplinaire le 12 septembre ; mais, le 28 septembre, il est affecté à un emploi, alors que, logiquement, il aurait dû revenir en isolement, même de manière transitoire. Quelque chose ne va pas du tout, si l'on croise la décision contraire à ce qu'elle aurait dû être de l'ancienne directrice d'établissement et le fait que nous a rapporté sous serment le DLRP – même si, a-t-il ajouté, ce fait est à relativiser.

Il faut dire que la relativisation a malheureusement été la norme. On relativise le fait que l'ancienne directrice n'ait pas transmis les procès-verbaux de CPU à l'échelon supérieur. On relativise le fait que l'on est axé sur la préparation de la sortie de Franck Elong Abé et que l'on croyait qu'il allait bien. Quand on est obligé d'admettre qu'a été entré dans l'application un fait qui nous a été caché, on relativise la pression sur détenus par le fait que l'état psychique de celui qui a rapporté cette pression est si instable que son témoignage peut être mis en doute – si ce n'est que le renseignement ainsi recueilli a bel et bien été porté dans l'application dédiée, ce qui aurait dû alerter l'administration pénitentiaire à un moment crucial, avant le passage en emploi de Franck Elong Abé en septembre 2021.

Mais cela n'a pas arrêté une marche en avant qui paraissait irréversible, quoi qu'il fasse – alors que vous avez caractérisé Franck Elong Abé comme représentant une menace du haut du spectre en raison de son extrême dangerosité. Vous n'étiez pas le seul à la connaître : on sentait dans les propos de la cheffe du SNRP et du directeur de l'administration pénitentiaire qu'ils en savaient plus que ce qu'ils nous en disaient sur la dangerosité de cet homme. Aussi, à mettre en parallèle cette marche en avant et cette caractérisation, on a bien le sentiment d'un grand canyon, du moins d'un gouffre dans l'analyse.

Des contradictions majeures demeurent donc dans la gestion du parcours de Franck Elong Abé, qui fondent de grandes interrogations. Selon moi, seules deux hypothèses sont possibles : soit l'enchaînement de circonstances révèle un concours d'incompétences crasses et un système qui s'effondre, ce qui, au-delà du cas de Franck Elong Abé, est très grave ; soit quelque chose s'est passé qui nous échappe.

Franck Elong Abé, vous nous l'avez dit, faisait partie du haut du spectre de la menace représentée par les détenus TIS. Je reprends les chiffres éloquents figurant dans le rapport de l'IGJ : 487 des 500 détenus TIS sont passés en QER depuis l'ouverture de ces quartiers spécialisés. Je ne doute pas que si l'on fait une étude statistique de l'état psychique ou de violence de ces 487 individus, devaient se trouver parmi eux quelques énergumènes du niveau de Franck Elong Abé. J'insiste : seuls treize détenus TIS, soit 6 %, ne sont pas passés par un QER. À l'échelle de la direction interrégionale des services pénitentiaires Sud Est – Marseille, son directeur a évoqué, de mémoire, la présence de 26 détenus TIS. Dix-huit sont passés en QER, cinq en ambulatoire ; trois n'y sont pas passés, dont Franck Elong Abé. Il m'intéresserait de savoir si on recense pour ces trois détenus les mêmes préconisations unanimes et régulières des CPU recommandant le transfert en QER et le même nombre d'incidents, déclinant un peu mais continus. À mon avis, Franck Elong Abé est le seul dans ce cas.

À ce stade, soit a été mise au jour une gestion apocalyptique de la détention, soit il y a un grain de sable. Voilà qui explique nos questions précises et insistantes. L'enjeu est d'ordre démocratique – il s'agit, par des recommandations générales, d'améliorer le fonctionnement de l'administration pénitentiaire et notamment la gestion des détenus radicalisés et des terroristes islamistes – et politique, étant donné les attentes de justice et de vérité dans ce dossier en Corse.

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Je me suis impliqué dans cette commission d'enquête parce que les faits évoqués ont provoqué au printemps dernier, en Corse, des mouvements particulièrement graves, qui auraient pu l'être bien davantage. Nos travaux devront permettre d'améliorer les procédures, notamment s'agissant de la fluidité entre les services, puisqu'en se saisissant d'un sujet aussi complexe que celui du renseignement en milieu carcéral on découvre une myriade d'intervenants et de services. Parfois, mettre de l'huile dans les rouages n'a rien d'évident, car vous avez indiqué le travail que représente pour la DGSI le suivi des profils potentiellement dangereux à l'extérieur, notamment celles et ceux qui sortiront de détention. Notre objectif est de faire qu'un drame de ce type ne se reproduise pas, et pour cela de démêler les éléments qui ont concouru à la commission des faits advenus en mars dernier à la maison centrale d'Arles.

Le suivi des personnes très dangereuses en raison de leur radicalisation est d'une grande importance, comme l'amélioration de la situation du monde carcéral en France, question à laquelle plusieurs de nos collègues travaillent et qui ne me laisse pas insensible de par mon parcours professionnel. Si quelqu'un est privé de liberté, c'est qu'ayant commis un certain acte, il représente une menace potentielle pour la société. Mais la personne incarcérée doit être protégée au cours de sa détention. Or, pendant ces dix longues minutes dans la salle de sport, il y a un défaut de surveillance, notamment par les caméras. Cela fait partie des manquements relevés par l'IGJ qui, selon l'actuel directeur de la maison centrale, ont été corrigés depuis lors. Nous nous devons, au-delà des faits précis concernant Franck Elong Abé et Yvan Colonna, de permettre l'amélioration de notre système carcéral et la prévention de ce type d'actes, en détention comme à l'extérieur. Il en va de la sécurité nationale car tout me porte à croire – et c'est quelque-chose qui me hante – que, étant donné le profil que vous avez décrit, si Franck Elong Abé avait été libéré, il aurait pu déjouer les mécanismes de suivi de vos services et commettre des faits d'une extrême gravité.

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Je vous remercie de m'avoir entendu et je me tiens bien entendu à votre disposition, que vous souhaitiez m'auditionner à nouveau ou faire usage de vos prérogatives en matière de déclassification – mais j'ai rappelé que le ministre de l'Intérieur a déjà engagé une procédure à ce sujet. Je tiens à nouveau à souligner l'extrême difficulté de nos métiers, celui du renseignement bien sûr mais aussi celui d'une administration pénitentiaire tenue à la fois de protéger la détention par l'isolement, solution de court terme, et de préparer la sortie de profils comme celui de Franck Elong Abé.

Vous êtes évidemment dans votre rôle avec cette commission d'enquête et, depuis les années 2014-2015, des améliorations ont résulté de commissions d'enquête parlementaires et d'inspections des services : une inspection a suivi l'affaire de Saint-Étienne-du-Rouvray, une autre l'affaire Harpon. Nous progressons aussi, malheureusement, en raison des drames, et si notre système judiciaire et administratif est désormais, je pense, l'un des plus performants au monde en ce domaine, c'est aussi, regrettablement, parce que notre territoire a été très fortement exposé au risque terroriste.

Un dernier mot cependant. Je comprends et je respecte vos interrogations, mais je tiens à conclure cette audition en répétant ce que j'ai dit en quelques mots tout à l'heure. Quand on établit la chronologie d'un attentat terroriste, on relève bien souvent une succession de décisions, d'absences de décisions, de signaux faibles qui ne sont pas vus et qui, le drame survenu, sont analysés comme autant de défaillances. L'IGJ a pointé certaines de ces décisions, votre commission d'enquête le fera peut-être. Mais si vous considérez cliniquement le déroulé des faits dans quelques actions terroristes récentes, vous observez malheureusement qu'en de multiples occasions on peut se dire, a posteriori, « Si les tweets de M. X avaient été détectés… », « Si M. Y avait pu être intercepté à Athènes… », etc. Malheureusement, c'est cela l'histoire des attentats terroristes, et à chaque fois, logiquement, s'exprime le besoin de comprendre si des signaux faibles n'ont pas été vus ou s'il y a eu défaillance. Pour autant, vouloir comprendre ne doit pas conduire à des interprétations excessivement simplistes selon lesquelles il y a une telle succession d'éléments qui conduit à un événement que celui-ci n'a été rendu possible que par un plan concerté ou une main invisible. Ce serait, je suis certain que vous en avez conscience, une accusation d'une gravité extrême – et le terme me semble même trop faible – à l'égard de je ne sais qui d'ailleurs, si tant est que cela puisse être à l'égard de l'État et, potentiellement, des services que je représente.

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J'ai évoqué un parcours un miroir et c'est de cela qu'il s'agit, symboliquement et humainement : qu'on le veuille ou non, l'assassinat du préfet Claude Érignac et celui d'Yvan Colonna se confondent dans l'histoire de la relation entre la Corse et la République. Notre commission d'enquête vise à ouvrir toutes les hypothèses dans son champ de compétence et ne peut s'enfermer a priori. J'entends l'argument « Si on avait su ; si on avait fait… ». Mais quand on confronte les faits et les propos de certains de nos interlocuteurs, on se dit que soit on prend les députés pour des imbéciles, soit on est confronté à une vaste incompétence, et cela ne permet pas de clarifier les choses. Toutes les hypothèses doivent être examinées, dont celles de la succession de hasards et de l'incompétence. Mais si on ne peut exclure d'autres hypothèses, c'est parce qu'il s'agit d'un territoire qui a connu ce genre de chose, avec le traumatisme du passage du préfet Bernard Bonnet après la mort du préfet Claude Érignac, époque pendant laquelle l'État a répondu à cet assassinat comme le voulaient ceux qui l'avaient fomenté : un préfet a quand même provoqué un attentat !

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Cela a été mis au jour.

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Parce que les gendarmes ont parlé, mais cela aurait pu ne pas être révélé. Et alors il y aurait eu mort d'homme, par l'action d'un préfet de la République. La société corse – et pas seulement les autonomistes ou les nationalistes – se rappelle cela, comme elle se souvient d'autres faits datant d'il y a vingt ou quarante ans. On ne peut ignorer que des faits avérés qui n'auraient jamais dû se produire se sont produits. Dans ce contexte, on doit être le plus rationnel possible, soit, mais des actes anormaux ont eu lieu sur ce territoire, dans l'histoire et dans la période contemporaine.

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Ces affaires sont sorties.

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Fort heureusement, mais elles ont eu lieu, et en 1999, ce qui n'est pas si lointain. C'est pourquoi des gens, instinctivement, s'interrogent. Je ne justifie pas cette interprétation, je l'explique. Nous sommes aussi dans un processus pédagogique, politique et démocratique. Nous balayons le champ des possibles, sans a priori particulier, de la manière la plus aiguisée et la plus objective possible, pour formuler des recommandations en faveur du bien commun à l'avenir, mais nous ne pouvons avoir d'œillères.

Ma dernière question est la suivante : avez-vous eu connaissance dans vos fonctions antérieures, entre 2015 et 2018, de la réunion d'une commission nationale DPS ?

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Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure

Non.

La séance s'achève à 16 heures 35.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Jean-Félix Acquaviva, Mme Ségolène Amiot, M. Romain Baubry, M. Ugo Bernalicis, M. Mohamed Laqhila, M. Laurent Marcangeli, M. Thomas Portes, M. Hervé Saulignac.

Excusé. – M. Meyer Habib.