La réunion

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Mercredi 15 février 2023

La séance est ouverte à 14 heures 30.

(Présidence de M. Jean-Félix Acquaviva, président de la commission)

La commission auditionne les représentants des organisations syndicales des personnels de direction de l'administration pénitentiaire :

M. Jean -Michel Dejenne, secrétaire général du Syndicat national des directeurs pénitentiaires CFDT (SNDP-CFDT) ;

M. Sébastien Nicolas, secrétaire général du Syndicat national pénitentiaire FO Direction (SNP FO Direction), et M. Philippe Lamotte, secrétaire national.

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Nous entendons aujourd'hui les représentants des organisations syndicales des personnels de direction de l'administration pénitentiaire. Je souhaite donc la bienvenue à M. Jean-Michel Dejenne, secrétaire général du Syndicat national des directeurs pénitentiaires CFDT, à M. Sébastien Nicolas, secrétaire général du Syndicat national pénitentiaire FO Direction, et à M. Philippe Lamotte, secrétaire national.

Messieurs, votre audition sera pour nous l'occasion de vous entendre, de manière générale, sur les conditions de travail des personnels de direction au sein des établissements pénitentiaires, sur les moyens dont ils disposent pour remplir leur mission, et sur tout élément spécifique que vos organisations souhaiteraient porter à la connaissance de notre commission.

Évidemment, nous reviendrons de manière plus spécifique sur les événements qui se sont déroulés le 2 mars 2022 à la maison centrale d'Arles. Nous souhaiterions vous entendre s'agissant de la gestion des détenus particulièrement signalés (DPS) et de ceux écroués pour des faits de terrorisme liés à l'islam radical (TIS), ainsi que sur la stratégie de lutte contre la radicalisation en prison.

Enfin, nous serions intéressés de connaître votre point de vue sur les analyses et observations de l'Inspection générale de la justice (IGJ) contenues dans le rapport, important et très précis dans ses conclusions, rendu à la suite de l'agression mortelle d'Yvan Colonna.

Notre rapporteur vous a adressé un questionnaire pour vous permettre de préparer cette audition. Je vous remercie de bien vouloir transmettre ultérieurement à la commission les éléments de réponse écrits, ainsi que tout autre élément d'information que vous jugerez pertinent.

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Je vous ai transmis un questionnaire avec seize interrogations. Il ne faut pas perdre de vue que le fait générateur sur lequel nous allons vous interroger a donné lieu à une inspection générale. Nous vous interrogerons donc sur des éléments précis en rapport avec ce fait : l'agression d'un détenu par un autre, dans les circonstances et avec les conséquences que vous connaissez. Notre mission consiste aussi à évaluer nos politiques publiques, en l'occurrence celles liées aux conditions d'incarcération des personnes détenues et aux conditions de travail du personnel pénitentiaire. Vous êtes reçus en tant que personnels de direction, avant que nous recevions dans le même format les représentants des personnels de surveillance. Nous attendons de vous que vous nous fassiez part de votre point de vue sur les conditions de travail et sur les possibles améliorations envisageables. Plus spécifiquement, nous vous interrogerons également sur des éléments plus factuels liés au drame humain qui s'est produit.

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Messieurs, en application de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, successivement, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Jean-Michel Dejenne, Sébastien Nicolas et Philippe Lamotte prêtent serment.)

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Sébastien Nicolas, secrétaire général du Syndicat national pénitentiaire FO Direction

Je commencerai mon exposé par quelques propos liminaires. Dans nos établissements, chaque jour, il y a en moyenne une dizaine voire une quinzaine d'agressions à l'encontre des personnels en service – personnels de surveillance, de direction, intervenants –, et vingt à vingt-cinq agressions entre détenus. Nous avons établi l'an dernier un triste record avec huit morts parmi les détenus suite à des agressions entre détenus. Parmi les huit agressions mortelles, quatre ont eu lieu en cellule, deux en cour de promenade, une au niveau d'une coursive et une dans une salle de sport – je fais évidemment allusion au décès de M. Colonna.

Pour nous, chefs d'établissements et responsables syndicaux, c'est inacceptable. La mort d'un homme est toujours une tragédie, quelle que soit sa condition – représentant de l'État, citoyen libre, personne détenue. Lorsque la personne a été confiée à une institution publique qui a le devoir d'assurer sa protection, cela oblige à se remettre en question, à revoir notre gestion et nos pratiques professionnelles afin que ce type de drames ne survienne plus. Pour le corps des directeurs que nous représentons ici, ce triste record de l'année 2022 constitue une grande insatisfaction. Je veux saluer ici la mémoire des victimes et adresser nos pensées à leurs familles.

Avant les drames de 2022, le directeur de l'administration pénitentiaire, soutenu par les organisations syndicales que nous représentons, avait souhaité développer un plan de lutte contre les violences, en cours de mise en œuvre aujourd'hui. Ce plan participe de la démarche de questionnement et de remise en question des pratiques que j'évoquais. Il témoigne de l'humilité des personnels pénitentiaires face à de tels drames, avec la volonté de toujours travailler pour que de tels événements ne se reproduisent plus.

Je voulais partager un autre élément avec vous. Il est toujours difficile d'appréhender le monde carcéral, qui est un monde complexe, avec une dimension humaine très forte, des parcours de vie cabossés, souvent émaillés des troubles psychologiques. C'est donc un environnement complexe, difficile, et profondément humain. C'est surtout le dernier rempart de la société face à des individus qui ont mis en échec toutes les autres institutions publiques. À cet égard, il est toujours facile d'établir un lien entre une décision, prise ou non, une pratique professionnelle et des circonstances qui ont pu conduire à faciliter la survenue d'un événement tragique comme les huit agressions évoquées précédemment, dont celle d'Yvan Colonna.

Je ne pratique pas les arts divinatoires. Je ne sais pas si M. Colonna serait encore en vie aujourd'hui si d'autres décisions avaient été prises. Je ne sais pas si l'agression n'aurait pas eu lieu si le surveillant avait été derrière la porte. C'est donc avec beaucoup d'humilité que j'appréhende cet exercice car, encore une fois, nous sommes dans un environnement complexe, dans lequel il est facile de refaire l'histoire après qu'elle se soit produite. Il existe un facteur d'aléa lié à l'humain, à l'humain compliqué.

Enfin, je rappelle qu'un agresseur devra répondre de ses actes devant la justice. Ce n'est ni l'administration pénitentiaire, ni la cheffe d'établissement, ni le surveillant, ni la direction interrégionale qui ont agressé Yvan Colonna, mais bien un individu qui devra répondre de ses actes devant la justice.

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Jean-Michel Dejenne, secrétaire général du Syndicat national des directeurs pénitentiaires CFDT

Je partage les propos tenus par mon collègue, qui a rappelé des choses indispensables pour appréhender la situation générale de l'administration pénitentiaire. Au cours de certaines auditions et par voie de presse, monsieur le président, vous avez émis plusieurs hypothèses, dont celle d'une « cascade d'incompétences » ayant abouti à ce drame ; vous avez évoqué une possible préméditation et même un éventuel « crime d'État » dans une interview au Journal du dimanche il y a une quinzaine de jours .

Jamais une telle possibilité ne m'avait effleuré l'esprit. Ma stupéfaction sur ce point devrait à elle seule répondre à vos interrogations. Je peux l'affirmer devant vous : non, l'administration pénitentiaire n'a pas provoqué la mort ou organisé la mise en danger d'Yvan Colonna. Cela rejoint une question de la liste qui nous a été envoyée et qui nous a un peu surpris, relative à la réaction des personnels de direction lorsqu'ils ont appris ce qui s'était passé à la maison centrale d'Arles. Ma réponse est : la stupeur et l'effroi, comme tout un chacun, comme toute personne normalement constituée à l'annonce d'une telle nouvelle. En tant que professionnels, nous avons un sentiment d'échec comme après toute agression aussi grave avec des conséquences aussi tragiques. De ce point de vue, mon collègue l'a répété, l'année 2022 a été une année particulièrement noire pour le service public pénitentiaire avec huit détenus morts à la suite d'agressions. Je m'associe à ses propos concernant les familles des détenus disparus dans de telles conditions.

Mon collègue a rappelé également la difficulté du milieu dans lequel nous exerçons et des conditions de travail, difficulté parfois accrue, notamment en maison d'arrêt, par la surpopulation carcérale, dont les causes sont diverses. Les responsabilités, se situent parfois très en amont et peuvent notamment résulter de décisions politiques. La surpopulation carcérale finit par encombrer et occuper tous les niveaux de l'administration pénitentiaire, de l'échelon interrégional, dans les départements sécurité et détention, jusqu'à la direction de l'administration pénitentiaire (DAP), au détriment de certaines préoccupations et missions.

Sur les DPS, les textes ont été remis à jour et ne nous posent pas de problème majeur. Vous cherchez à savoir pourquoi le meurtrier d'Yvan Colonna, condamné pour terrorisme et classé DPS travaillait au service général de la maison centrale d'Arles. Comme vous le savez, l'administration pénitentiaire pratique l'individualisation de l'exécution de la peine, en cohérence avec l'individualisation du prononcé de la peine par l'autorité judiciaire. Le classement au travail fait partie de ces moyens d'individualisation : il contribue à une occupation, une discipline, et permet de fournir des revenus au détenu qui servent à l'indemnisation des victimes et parties civiles. Nous avons des instructions très fermes dans ce domaine. C'est pour ces motifs que Franck Elong Abé, condamné pour terrorisme et DPS, était classé au service général de la maison centrale d'Arles. Yvan Colonna, lui-même terroriste et classé DPS, était également classé à ce service général. Dans les deux cas, nous sommes dans sur une question d'individualisation de l'exécution de la peine. Nous pourrons y revenir, mais il s'agit d'un principe d'action quotidien de notre administration, qui guide les décisions que nous prenons en tant que personnels de direction.

Notre profession subit un niveau de contrainte et de contrôle très élevé. Nous sommes enserrés dans un écheveau de normes et de contrôles de notre hiérarchie, de l'autorité judiciaire, d'un certain nombre d'instances et d'autorités indépendantes. Nous ne les remettons pas en cause, mais ils pèsent sur nous au quotidien ; Nous sommes aussi sous le regard de la société civile, des médias, et des organisations professionnelles – notamment celles des personnels de surveillance qui savent nous dire de façon souvent peu amène ce qu'elles pensent des décisions que nous prenons au jour le jour.

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Philippe Lamotte, secrétaire national SNP FO Direction

Je ne surenchérirai pas sur les propos de mon secrétaire général et apporterai les compléments nécessaires en cours de débat.

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Merci pour cet exposé. J'ai été interpellé sur les propos que j'ai tenus dans la presse. Nous comprenons qu'en tant que syndicalistes vous défendiez de façon générique vos fonctions de direction. Néanmoins, nous sommes ici obligés, intellectuellement et surtout moralement : il ne s'agit pas d'une audition libre ; nous sommes sous le régime de la commission d'enquête avec déclaration sous serment, et cela a son importance. Lors d'auditions libres organisées le 30 mars dernier, on nous a menti sur un certain nombre de faits. Je parle de l'ancienne directrice de la centrale d'Arles. Vous êtes dans votre rôle, ce que nous respectons totalement, mais vous êtes aussi confrontés aux faits. Nous sommes ici pour ouvrir des voies afin que cela ne se reproduise plus. Nous prendrons nos responsabilités quant à l'analyse et la réflexion pour formuler des recommandations générales. Mais nous devons aussi étudier les trajectoires particulières de Franck Elong Abé et d'Yvan Colonna. Vous n'êtes pas sans savoir que l'affaire a provoqué de grandes manifestations en Corse allant au-delà du simple problème de maintien de l'ordre. Si de telles manifestations ont eu lieu c'est parce qu'il y a toute une histoire, liée notamment à la contestation de la manière dont le statut de DPS d'Yvan Colonna était géré en raison d'un fait, l'assassinat du préfet Claude Érignac, qui a certes traumatisé la République. Pour autant, des avocats, des juristes et d'autres ont contesté la façon dont on maintenait ce statut de DPS pour Yvan Colonna. Bien sûr les textes le permettaient, mais uniquement à la lumière de sa situation pénale et non de son parcours carcéral. Ce n'est pas moi qui le dis, mais tous ceux que nous avons auditionnés ici. Nous confrontons cette trajectoire avec celle de Franck Elong Abé pour lequel, à l'inverse, en raison de son parcours carcéral – il allait mieux à Arles, etc. –, on oubliait qu'il était terroriste islamiste, on oubliait qu'il était « haut du spectre », et on justifiait son affectation au service général.

Je m'arrêterai à une contradiction, lourde, qui a conduit le rapporteur et moi-même à envisager de demander la déclassification de certains dossiers classés « secret défense ». D'un côté, les services de renseignement nous ont fait savoir de manière très claire que l'individu était connu comme étant en « haut du spectre » du terrorisme islamiste, pour reprendre un terme technique, et que l'administration ne pouvait pas ne pas le savoir. De l'autre côté, le responsable de l'IGJ nous a affirmé qu'il l'ignorait et que, en tant qu'inspecteur, il n'imaginait pas possible que l'administration ait pu avoir connaissance de cette information et décide malgré tout de l'affecter à un emploi au service général.

Une telle contradiction va au-delà du dysfonctionnement. On parle de quelqu'un qui s'est rendu sur un théâtre de guerre en Afghanistan, qui fait partie du haut du pavé du terrorisme islamiste et est classé comme tel par les services de renseignement.

C'est une contradiction lourde déjà mise à jour par notre commission d'enquête, qui nécessite sans doute une réponse de votre part. Je n'irai pas plus loin sur ce point, mais notre trouble est grand. Le directeur de l'administration pénitentiaire a reconnu lui-même que la réalité dépassait la fiction dans l'alignement des planètes et des faits, ce qui situe la dimension du problème auquel nous sommes confrontés. Nous ne parlons pas d'une rixe, les deux détenus ne se sont pas croisés par hasard dans un couloir. Les images sont claires, elles montrent quelqu'un qui sait ce qu'il va faire et qui sait qu'Yvan Colonna est en position de faiblesse. Ce n'est pas moi qui le dis, mais d'autres personnes auditionnées.

Il y a bien sûr des problèmes généraux que vous avez évoqués, notamment la surpopulation carcérale et le manque de moyens, et que nous serons amenés à prendre en compte. Néanmoins je reviendrai sur ce qui s'est passé. La directrice de la centrale a menti le 30 mars dernier au sujet des quatre incidents provoqués par Franck Elong Abé lors de sa détention à Arles. Ceux-ci ont été dissimulés à la commission des lois et d'autres versions des faits ont été données. Surtout, la centrale d'Arles comptait au moment des faits environ 147 détenus. C'est un village. Il n'y a pas là de problème de surpopulation carcérale ou d'encadrement – il y en a d'autres, d'ailleurs mis en lumière par le rapport de l'IGJ. Mon propos vise à vous demander votre avis sur l'absence de transmission des comptes rendus des commissions pluridisciplinaires uniques (CPU) dangerosité telle qu'évoquée par le rapport de l'Inspection générale, ceci à trois reprises. Cette pratique consistant, pour la directrice d'un établissement, à ne pas transmettre à la hiérarchie interrégionale et centrale des rapports unanimes sur la dangerosité d'un individu, de surcroît classé TIS, existe-t-elle ailleurs ? En mai 2021, Franck Elong Abé affirmait vouloir « mourir par l'islam ». Pour autant, il était placé en détention ordinaire. Ou est-ce que ceci vous interroge également du point de vue réglementaire, quant à ce qui aurait pu ou dû être fait ?

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Sébastien Nicolas, secrétaire général du Syndicat national pénitentiaire FO Direction

Pour répondre à votre question, cela nous interroge. Les comptes rendus des CPU dangerosité doivent effectivement être transmis. Cela étant, ils sont liés à ce que montre Franck Elong Abé au moment où il est écroué à Arles. Il a connu un parcours en détention chaotique dans plusieurs établissements, est violent, avec des troubles psychologiques, présente des risques auto-agressifs et hétéro-agressifs, a été géré une grande partie de sa détention à l'isolement, etc. À Arles, il se passe quelque chose. Il passe, je crois, six mois à l'isolement puis neuf mois en quartier de réadaptation, et son comportement progresse. L'établissement accompagne cette progression car en mars 2023, Franck Elong Abé doit être libéré. On ne peut pas laisser sortir un individu directement depuis l'isolement, surtout un tel profil, sauf à mettre la société en danger. Je comprends à la lecture des éléments qui m'ont été communiqués qu'il y a eu de la part de l'établissement une stratégie d'accompagnement de Franck Elong Abé vers cette échéance. Dans ce cadre, il n'y a pas eu ou il y a eu peu d'alertes particulières justifiant une attention particulière sur ce détenu. Rétrospectivement, cette stratégie apparaît comme une erreur. Elle a été mise en échec, c'est évident. Cependant, il faut remettre la question de la non-transmission des comptes rendus dans son contexte : celui d'un détenu dont le comportement évolue, malgré quelques incidents qui entachent ce parcours, alors que sa sortie de prison se rapproche. Si le détenu avait posé de gros problèmes, si des alertes régulières avaient été émises au titre de son comportement en détention, les comptes rendus de CPU auraient été transmis. C'est une hypothèse que j'émets, en réponse à votre question.

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Pensez-vous que l'administration pénitentiaire ait pu ne pas savoir que le détenu était classé « haut du spectre » ?

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Sébastien Nicolas, secrétaire général du Syndicat national pénitentiaire FO Direction

Je ne sais pas, je n'ai aucun élément à ce sujet. Je pense cependant que si l'administration l'avait su, la gestion aurait été différente.

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Je souhaite remettre les choses en perspective. Le rapport de l'IGJ fait ressortir des manquements sur lesquels j'aimerais connaître votre sentiment général en tant que représentants des personnels de direction et en tant que professionnels. Un certain nombre de sujets sont intrinsèquement liés à cette terrible affaire mais, de manière plus globale, posent des questions sur le système dans son ensemble. Ainsi, je veux vous interroger sur la lutte contre la radicalisation en milieu carcéral, les dispositifs existants que vous pouvez actionner en tant que directeurs d'établissement pour contrôler ou prévenir. Sont-ils adaptés ? Est-ce que, selon vous, dans le cas d'espèce, tout a été fait pour que Franck Elong Abé, un individu appartenant à une catégorie de détenus spécifique, soit traité comme il se devait ?

L'efficacité du renseignement pénitentiaire – une institution jeune – interroge également. Nous avons constaté que certaines défaillances étaient possibles. J'ai la conviction à ce stade qu'il y avait une différence entre ce que savait le renseignement intérieur et ce que savait le renseignement pénitentiaire et que, in fine, même les directions d'établissements ne disposent pas de toute la visibilité nécessaire pour agir au mieux dans le cadre de l'exercice de leurs fonctions. J'aimerais aussi avoir votre avis de professionnels sur le statut de DPS. Deux prisonniers DPS se sont retrouvés au même moment, dans la même pièce, sans surveillance. L'un des deux est aussi TIS, potentiel terroriste islamiste.

En tant que professionnels, vous pouvez avoir des choses à dire sur l'adaptation d'un certain nombre de dispositifs à la réalité concrète de la détention.

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Sébastien Nicolas, secrétaire général du Syndicat national pénitentiaire FO Direction

Pour répondre à votre première interrogation sur la lutte contre la radicalisation violente, tout a commencé en 2015, à la suite des drames vécus par la République française. À ce moment, un focus particulier a été porté sur le terrorisme islamiste. Nous sommes passés d'un cadre balbutiant où l'argent pleuvait sans que l'on sache réellement comment le dépenser efficacement – en caricaturant, les actions de lutte contre la radicalisation pouvaient très vite consister en l'achat de ballons –, à une double professionnalisation de la lutte contre la radicalisation violente. Elle a d'abord concerné le renseignement pénitentiaire. Il existait un service au sein de la DAP, l'EMS-3, qui faisait un peu de renseignement mais, pardonnez-moi de le dire de façon triviale, il s'agissait à l'époque de bricolage – même si c'était du bon bricolage. On est passé à un service qui s'est professionnalisé et qui est devenu autonome, membre du second cercle du renseignement. Il a aujourd'hui des ramifications dans chaque établissement et chaque direction interrégionale, avec des méthodes de travail institutionnalisées, inspirées pour la plupart par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ou le renseignement territorial. Le second aspect est celui de la lutte contre la radicalisation violente. Le renseignement ne prend pas en charge les publics. De son côté, la lutte contre la radicalisation violente s'est elle aussi institutionnalisée, en utilisant des méthodes de travail, d'analyse, de repérage, de prise en charge, de suivi et d'accompagnement vers le désengagement. En huit ans, depuis 2015, nous avons considérablement avancé. Le dispositif n'est sans doute pas parfait. Il est en tout cas nécessaire de l'évaluer, comme cela a été évoqué devant cette commission et dans le rapport de l'IGJ. C'est une démarche que nous soutenons à titre syndical. Malgré les progrès réalisés, sans doute existe-t-il des marges de manœuvre qu'il convient de mesurer pour continuer à aller de l'avant et à améliorer ce dispositif.

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Jean-Michel Dejenne, secrétaire général du Syndicat national des directeurs pénitentiaires CFDT

Le renseignement pénitentiaire est en effet un service jeune au sein notre administration. Vous posez à juste titre la question de son efficacité. Elle est finalement assez difficile à mesurer pour nous. Ce sont sans doute les services partenaires qu'il faut interroger sur la plus-value qu'a apportée la professionnalisation du renseignement pénitentiaire pour la sécurité du pays. Est-elle venue combler un chaînon manquant ? Les délégués au renseignement pénitentiaire (DLRP) présents dans les établissements sont sous l'autorité de la cellule régionale du renseignement pénitentiaire (Cirp) et non sous celle du chef d'établissement, qui ne peut, par exemple, pas ordonner qu'on lui procure telle ou telle information. Le DLRP n'a pas à rendre compte de manière directe au chef d'établissement s'agissant des informations qu'il détient. Initialement, ce point a d'ailleurs été difficile à comprendre pour les chefs d'établissement car cela constituait une pierre de plus dans leur jardin. Au fil du temps, leur niveau de responsabilité est resté le même – il est quasiment total pour ce qui se passe au sein de l'établissement, ce qui peut les conduire devant l'Inspection, la justice, ou une commission d'enquête parlementaire –, tandis que leur champ de compétences s'est réduit depuis une quarantaine d'année. Les soins et la santé en détention sont entièrement passés dans le giron du sanitaire, par exemple ; d'autres compétences ont pu être privatisées par gestion déléguée : compétences techniques, maintenance, hôtellerie, restauration, informatique et formation professionnelle. Cela représente une masse d'emplois et de personnes qui ne sont plus sous la responsabilité hiérarchique directe et totale des directeurs d'établissements pénitentiaires, et le renseignement l'est à un titre encore plus sensible que les autres.

En ce qui concerne la radicalisation, la lutte contre ce fléau est assez récente, compte tenu de sa progression depuis 2015. À l'époque, le milieu pénitentiaire a été identifié comme une source de risques – j'en profite pour rappeler que le risque concerne aussi largement le milieu ouvert de l'administration pénitentiaire, où les personnes se déplacent librement. L'argent a en effet afflué, précédant les méthodes et la structuration. Des ressources que nous demandions depuis des années nous ont été accordées subitement sans que l'on sache vraiment comment les employer. Il a été fait appel à des acteurs dont l'activité n'était pas encore structurée : associations, psychologues, psychiatres, aumôniers musulmans n'étaient pas encore tout à fait prêts à répondre à nos demandes. À plusieurs reprises, notre syndicat a demandé à l'administration pénitentiaire de réaliser un bilan de cette politique contre la radicalisation violente qui n'a pas été réellement établi, ce que nous regrettons. Nous avons parfois eu des difficultés à obtenir des éléments quantitatifs et, plus encore, qualitatifs, sur les aumôniers qui sont intervenus depuis 2015 par exemple. Des mesures ambitieuses ont été mises en œuvre, comme des recherches-actions sur la prise en charge en milieu ouvert des personnes radicalisées, mais elles n'ont pas fait l'objet d'une présentation ou d'une diffusion par la suite à l'ensemble des services dans le but d'en tirer des modèles pour agir. Aujourd'hui, le dispositif est relativement robuste. Les résultats restent aléatoires en matière de prise en charge, mais depuis que ce dispositif a été mis en place, il n'y a pas eu d'attentat préparé depuis les prisons ou par les personnes suivies en milieu ouvert. On peut donc en déduire une relative efficacité depuis au moins six ans. Néanmoins, peut-être avons-nous renoncé à l'idée d'un contre-discours, une idée qui nous tenait à cœur en 2015-2016 mais dont la mise en pratique était très difficile, pour revenir à quelque chose qui relève finalement de notre travail quotidien : la prévention de la récidive quel qu'en soit le motif, l'important étant le résultat, qui consiste à amener des personnes à sortir d'une logique de contestation ou d'agression violente de la société. Nous travaillons sur plusieurs ressorts « motivationnels », en milieu ouvert comme en milieu fermé dans le cadre de la préparation à la sortie, sans être certain que les personnes concernées aient fondamentalement changé d'idéologie ou de croyance, mais en faisant au moins en sorte pour que cela n'entraîne plus d'actes de délinquance ou d'actes criminels.

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Le délégué local au renseignement pénitentiaire a eu des informations qu'il n'a pas transmises à la direction locale – du moins d'après cette dernière. Que pensez-vous de cette relation entre le DLRP et la direction d'établissement ? Les informations en question avaient été relayées quelques jours avant le passage en commission de Franck Elong Abé, et évoquaient des pressions exercées sur d'autres détenus par ce dernier pour obtenir la place d'auxiliaire.

Vous avez évoqué les autres administrations qui ont pu faillir précédemment à l'arrivée d'une personne en prison, ce dont je conviens bien volontiers. Néanmoins un certain nombre de dysfonctionnements ont été mis en lumière. Nous avons pu constater la gestion extrêmement laxiste de l'ancienne directrice Mme Puglierini, ainsi que le dénonçaient en ces termes les syndicats locaux depuis de nombreuses années. Nous avons l'impression qu'on est resté sourd à leur discours. Combien d'autres Mme Puglierini peut-il y avoir au sein des établissements pénitentiaires en France ? Nous ne sommes pas à l'abri qu'un autre incident se produise. Il y a quelques jours, suite à une rixe dans la prison du Pontet, un détenu a été plongé dans le coma.

Enfin, que pensez-vous d'établissements qui sépareraient les détenus de droit commun des détenus radicalisés ?

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Sébastien Nicolas, secrétaire général du Syndicat national pénitentiaire FO Direction

Concernant la non-transmission des informations du DLRP à la direction locale, je n'ai pas d'informations précises sur ce cas et vais donc répondre de manière générale. Le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP) est un jeune service. Peut-être ses pratiques professionnelles sont-elles moins développées que dans des services plus anciens ? Les services de renseignement fonctionnent selon le principe du « besoin d'en connaître » qui peut parfois être compliqué à manier car on peut toujours se demander si le renseignement qui sera donné à une direction locale ou interrégionale sera utile à sa gestion. Je ne peux que m'exprimer sur un cadre général. De ce point de vue, je pense que SNRP, établissements et structures doivent travailler sur la mise en œuvre du besoin d'en connaître et sur le niveau d'information qui doit être communiqué.

Votre seconde question concerne la gestion qualifiée de « laxiste » de Mme Puglierini. Je ne sais pas ce qu'est une gestion laxiste. Je comprends que les organisations syndicales puissent adresser des reproches à une direction, mais je n'ai pas pour habitude de commenter les expressions syndicales, que nous intégrons dans notre quotidien et que nous respectons. Je suis un peu en difficulté par rapport à la qualification que vous avez évoquée car je ne sais pas vraiment ce qu'est une gestion laxiste.

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Sébastien Nicolas, secrétaire général du Syndicat national pénitentiaire FO Direction

Il faudrait interroger l'Inspection, ce que vous avez déjà fait, pour savoir exactement pourquoi cette gestion peut être qualifiée de laxiste. Personnellement, cela ne m'évoque rien. Les directeurs d'établissement sont plus ou moins stricts dans la gestion de leur établissement, mais une gestion plus souple n'est pas en soi mauvaise. Le paysage pénitentiaire est extrêmement hétérogène. Pour certains établissements, il faut des « mains de fer », pour d'autres, plus de souplesse. Par ailleurs, chaque directeur a sa propre personnalité. En tout état de cause, une gestion souple n'est pas plus mauvaise qu'une gestion stricte.

Sur le fait de séparer les détenus terroristes des autres, c'est une sorte de serpent de mer. Faut-il séparer les détenus radicaux pour qu'ils ne contaminent pas les autres, ou faut-il les « noyer dans la masse » ? Notre position n'est pas définitive sur ce sujet. Nous privilégions une logique de suivi et de prise en charge individuels dans un établissement en fonction d'autres critères que la seule radicalisation. Il y a des quartiers spécifiques de prise en charge, mais tous les détenus TIS et radicalisés (RAD) n'y sont pas. Cela nous amène forcément à les gérer de manière spécifique dans des établissements où ils peuvent côtoyer d'autres détenus de droit commun.

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Nous comprenons votre défense des directeurs que vous représentez, mais nous sommes dans le cadre d'une commission d'enquête parlementaire s'occupant d'un meurtre avec préméditation – c'est le chef d'inculpation. Vous avez pris connaissance du rapport de l'IGJ, qui est édifiant – ce n'est pas nous qui l'avons écrit. Nous parlons d'un assassinat, avec préméditation. Je vous demande aussi d'en prendre conscience. On ne peut pas toujours s'en sortir en se bornant à affirmer que la situation est complexe. Il y avait quatre TIS seulement à la centrale d'Arles, pas 200, dont Franck Elong Abé, « haut du spectre ». Le terme de « laxisme » s'appuie donc sur des faits qui sont rapportés notamment dans le rapport de l'IGJ. Vous nous avez pour partie répondu s'agissant de la non-transmission des comptes rendus, mais la réponse n'est pas satisfaisante, comme n'étaient pas satisfaisants les propos du directeur interrégional des services pénitentiaires. Il a prétendu, sans rire, que, la quatrième fois, il s'était occupé de faire remonter à l'administration centrale l'avis de la CPU, ce qui est faux. En commission d'enquête, Mme Puglierini et lui ont affirmé le contraire de ce qui figure dans le rapport de l'IGJ. Cela ne restera pas sans suite. Nous comprenons votre exercice de style, mais il nous faut avancer. Nous passons beaucoup de temps sur des faits relatifs à un assassinat, la préméditation est avérée, j'insiste – il reviendra ensuite à la justice de déterminer les raisons de cet acte.

L'établissement d'Arles ne comptait que 4 TIS et 15 DPS au moment des faits pour, il me semble, 75 DPS et 56 TIS dans l'ensemble des Bouches-du-Rhône. Nous sommes donc dans la loi des petits nombres. Ces cas passent au tamis du groupe d'évaluation départemental (GED). D'après les informations qui nous ont été données, le GED des Bouches-du-Rhône se réunit fréquemment, une fois par semaine. Le GED a analysé cinq fois le dossier de Franck Elong Abé en un an et demi, en présence des services de renseignement au niveau déconcentré – DGSI, renseignement territorial –, des services pénitentiaires d'insertion et de probation, sous pilotage du préfet. Quelles sont la nature et la fréquence des liens entre les directeurs d'établissement et les préfets, dans le cadre de ces GED et d'un point de vue général ? Ces liens, ces échanges sur les profils sont-ils permanents, suffisamment réguliers ? Le GED est censé être un outil important dans le cadre de la nouvelle politique menée, de même que le SNRP.

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Philippe Lamotte, secrétaire national SNP FO Direction

Au sujet du renseignement pénitentiaire, le chef d'établissement n'est pas toujours au courant de tout. Le correspondant local du renseignement pénitentiaire (CLRP) ou le DLRP sont parfois à temps plein – c'est le cas pour des gros établissements –, mais pas toujours. Par ailleurs, dans certains cas, en l'absence de tels personnels, ce sont les officiers chefs de bâtiment qui s'occupent du renseignement pénitentiaire. Au sein des directions interrégionales, le chargé du renseignement pénitentiaire ne communique pas toujours avec le chef d'établissement, ni parfois, d'ailleurs, avec sa propre hiérarchie, au profit d'une communication directe avec le SNRP au niveau de la DAP. Ainsi, nous ne sommes pas toujours informés de tout. Je tiens à le souligner car nous n'allons pas endosser indûment des responsabilités. Le renseignement pénitentiaire en établissement est une bonne chose. Il n'est pas parfait, mais pour l'améliorer, nous avons besoin de davantage de personnels qualifiés.

En ce qui concerne la remontée des pressions exercées par l'auteur de l'attentat contre Yvan Colonna, cela ne relève pas du renseignement pénitentiaire mais du comportement en détention. Si des pressions ont été exercées et que le représentant local du renseignement pénitentiaire en a eu connaissance, d'autres officiers en ont sans doute eu connaissance également. Quand il est bien utilisé, le logiciel Genesis permet de faire remonter toutes les informations, validées par les officiers, les gradés, voire la direction, et des réponses sont apportées. Évidemment, ces informations sont également reportées dans le livret du détenu utilisé par la CPU.

Quant à la gestion qualifiée de « laxiste » de notre collègue Corinne, le rapport de l'Inspection contient certains propos, mais je ne la jugerai pas. Celle-ci a exercé six ans dans l'établissement. Si elle avait fait preuve d'une gestion laxiste, l'administration aurait pris des mesures pour lui demander de se corriger, ou bien l'aurait affectée ailleurs. Cela n'a pas été le cas.

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Le rapport évoque du laxisme mais, je vous le concède, souligne également l'extrême rigueur de la directrice, notamment quant à son refus de déléguer sa compétence à son adjointe sur certains sujets – sur les DPS et les TIS en particulier –, ce dont cette dernière s'est plainte. C'est d'ailleurs ce qui rend troublant la problématique de la non-transmission des comptes rendus. S'il s'agissait d'un laxisme dû à une incompétence avérée, nous aurions une explication. J'ai rencontré personnellement Mme Puglierini, qui est en effet très rigoureuse. C'est pourquoi nous sommes surpris. Aujourd'hui, nous n'avons pas de réponse satisfaisante sur l'absence de transmission systématique des procès-verbaux relatifs à l'orientation en QER. Comme le relève le rapport de l'IGJ, Mme Puglierini elle-même n'est pas en mesure d'expliquer pourquoi elle n'a pas transmis ces informations, si ce n'est en raison de la sortie prochaine – ce que vous évoquez par ailleurs. Mais cela ne suffit pas à expliquer le non-transfert des PV et le non-traitement du dossier, y compris en janvier 2022 à l'occasion de la dernière CPU dangerosité. Vous comprenez donc bien notre trouble.

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Philippe Lamotte, secrétaire national SNP FO Direction

Je ne remettrai pas en cause les propos de l'adjointe, qui aurait pu parler à la cheffe d'établissement ou au DLRP qui peut remonter à sa hiérarchie de la direction interrégionale. Certes, Corinne a souhaité gérer elle-même les CPU concernant les détenus TIS et RAD, elle a pris ce pouvoir, ça ne peut pas lui être reproché. Certains chefs d'établissement s'accaparent certaines tâches et missions. Le but est effectivement de partager la charge au moins avec son adjoint ou avec le directeur de détention.

Sur les échanges en GED, tout dépend des établissements et des régions. Dans ma région, il y a un GED tous les 15 jours avec la sous-préfecture, les services de renseignement, la police, la gendarmerie, la Cirp, notre correspondant au renseignement pénitentiaire qui assume d'ailleurs plusieurs missions, dont celle de chef de détention. Les GED se passent bien, avec de bons échanges et de bonnes informations. Reste la question du suivi et de la mise en application face à des profils particuliers.

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Les établissements sont-ils représentés en GED par leur directeur ?

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Philippe Lamotte, secrétaire national SNP FO Direction

Ils le sont par le représentant du renseignement pénitentiaire de l'établissement – délégué ou correspondant. Ensuite une confiance s'installe entre celui-ci et le chef d'établissement, avec un échange à l'issue du GED. Mais certains correspondants ou délégués ne partagent pas les informations recueillies en GED avec leur chef d'établissement car la consigne dans le renseignement pénitentiaire est bien souvent : « on garde ça pour nous ».

Quant à la séparation des détenus, je n'y suis personnellement pas favorable. Cela reviendrait à regrouper les TIS et les RAD dans le même quartier, d'où ils pourront organiser des actions. Je pars du principe qu'il vaut mieux les répartir et je prône plutôt le fait de « diviser pour mieux régner ».

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Sébastien Nicolas, secrétaire général du Syndicat national pénitentiaire FO Direction

Nous évoquions la gestion de Mme Puglierini et son fonctionnement « centralisateur ». Quelques éléments pour répondre au questionnaire sur le cloisonnement considéré comme excessif de l'équipe de direction d'Arles et le fait qu'un chef d'établissement exerce personnellement, et sans délégation, les attributions relatives au suivi des personnes répertoriées TIS ou DPS. Au niveau d'une direction d'établissement, il y a des domaines réservés, et il y a des pratiques professionnelles. De manière assez classique, le chef d'établissement assume par exemple le dialogue social et peut s'attribuer certains domaines réservés. C'est sa prérogative. Les pratiques professionnelles sont différentes. D'aucuns sont plus portés sur la délégation ; d'autres font le choix de garder un certain nombre de compétences jugées essentielles pour l'établissement. C'est notamment le cas des collègues assez expérimentés. En tant que représentants d'organisations syndicales, nous sommes régulièrement saisis de problèmes au sein des équipes de direction. Certains arrivent à assumer l'ensemble des tâches qu'ils se réservent mais pour d'autres, cela s'avère plus compliqué. L'administration met alors en place des systèmes de coaching et d'accompagnement pour nos collègues en difficulté car ils seraient trop centralisateurs, ne feraient pas assez confiance, ne délégueraient pas assez.

Si la gestion de Mme Puglierini avait été aussi catastrophique que ce que d'aucuns affirment, l'administration aurait déployé ce type de dispositifs. C'est un élément objectif qui montre qu'il n'y avait pas forcément d'inquiétude à cet égard. Monsieur le président, vous dites avoir vous-même visité la centrale d'Arles et n'avoir pas constaté que la gestion n'était pas rigoureuse. Quant au cloisonnement excessif au sein de l'équipe de direction, il faut comprendre qu'en leur sein, les parcours de carrière, les âges, les visions du métier diffèrent. On y retrouve également des caractères forts, c'est un peu l'ADN de notre métier. Parfois, les équipes fonctionnent ; dans d'autres cas, quelques difficultés apparaissent. Mais il existe un cadre et, surtout, une obligation de loyauté. On peut manifester son désaccord avec son supérieur hiérarchique, mais lorsque sa décision est prise, l'ensemble de l'équipe s'y plie. C'est un garde-fou pour faire fonctionner les équipes.

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Jean-Michel Dejenne, secrétaire général du Syndicat national des directeurs pénitentiaires CFDT

Un chef d'établissement peut tout à fait conserver en propre un certain nombre de compétences, il n'y a pas de faute professionnelle à cet égard. Je partage néanmoins l'avis de mes collègues quant au fait qu'il est plus prudent de procéder à des délégations, au profit du premier adjoint en particulier. Mon collègue travaillant à Maubeuge a évoqué le fait que les agents du renseignement pénitentiaire ne sont pas toujours affectés à temps plein, ce qui peut poser problème du point de vue de la qualité du travail de renseignement puisque les autres tâches liées à la détention sont assez dévorantes. Quant aux GED, ils fonctionnent différemment selon les départements. On pourrait imaginer que leur fonctionnement est homogène, mais ce n'est pas le cas. J'ai assisté à des GED en présence de chefs d'établissements, en l'absence du DLRP mais en présence d'un représentant de la Cirp, etc. Tous les cas de figure existent. Les échanges sont généralement de qualité.

Sur le regroupement éventuel des TIS ou des détenus les plus radicalisés dans un même établissement, je rejoins Sébastien Nicolas. Nous n'avons pas une doctrine très arrêtée sur cette question mais à ce stade, notre préférence va au maintien de l'existant plutôt qu'au fait de créer des établissements dont la gestion serait très difficile, hypersensible et dangereuse. Les détenus seraient concentrés sur un ou deux sites, ce qui confèrerait à ces prisons une dimension symbolique énorme, de nature à nourrir la propagande djihadiste ou celle d'autres types de terrorismes. Il vaut mieux éviter la création d'un « Guantanamo à la française ».

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C'est plus une réflexion qu'une question que je veux ici formuler. Comme le président Acquaviva, j'attire votre attention sur la teneur de vos réponses. Je comprends votre souci de représenter une corporation et un métier ; quant à moi, je suis soucieux d'entendre des réponses qui correspondent aux sujets ayant présidé à la création de notre commission d'enquête. Je vais être un peu solennel, mais on n'entre pas en prison pour en sortir « les pieds devant ». Je suis un peu surpris par la défense que vous faites de votre collègue, que je peux comprendre. Il ne s'agit pas de disserter de la nature du sexe des anges ou d'excuser qui que ce soit. Yvan Colonna a été assassiné à la maison centrale d'Arles. Il y a eu un rapport de l'IGJ. Des dysfonctionnements ont été pointés. Sans jeter l'opprobre sur qui que ce soit, nous demandons des réponses factuelles. Mon collègue Romain Baubry a parlé de laxisme. Je comprends que la directrice ait visiblement pu exercer son métier de façon très correcte durant six ans, mais je ne comprends pas pourquoi un homme est mort ce jour-là, fracassé sous les coups d'un type qui n'était manifestement pas correctement signalé. Le risque existe-t-il qu'un autre détenu – quel que soit son profil – puisse mourir sous les coups d'un autre par défaut de communication ou cloisonnement au sein des équipes de direction, ou par défaut de transmission d'informations à vos collègues ?

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Sébastien Nicolas, secrétaire général du Syndicat national pénitentiaire FO Direction

Il y a toujours un risque dans nos établissements. Il y a eu huit décès l'an passé dans nos établissements pénitentiaires, ce qui établit un triste record. La situation est inacceptable et représente pour nous un échec, que nous assumons. Nous devons travailler d'arrache-pied pour que cela ne se reproduise pas car, vous avez raison, on ne doit pas sortir de prison « les pieds devant ». L'État a ici une responsabilité que nous portons. Nous devons protéger les détenus qui sont placés dans nos établissements. Nous assumons nos manquements quand ils existent. Je ne remets pas en cause le rapport de l'IGJ qui comporte certaines propositions pertinentes qu'il faut mettre en œuvre. Cela étant dit, il faut toujours garder à l'esprit que notre environnement est extrêmement complexe. Nous ne pouvons pas, compte tenu du public dont nous parlons, éliminer le risque. Nous ne sommes pas en mesure de mettre un surveillant derrière chaque détenu ou de placer chaque détenu en cellule sans qu'il côtoie les autres. Ce n'est pas possible, on n'y arrivera pas, et, de ce simple fait, le risque zéro ne pourra jamais être atteint. Lorsqu'un drame survient – et vous pouvez compter sur nous pour travailler à ce que cela n'arrive plus – une question se pose : celle de savoir si l'administration pénitentiaire aurait pu faire quelque chose pour l'éviter – et si elle a agi –, ou si elle n'aurait rien pu faire. Encore une fois, on n'a poussé personne à agresser M. Colonna ou les sept autres détenus qui ont perdu la vie. Ce n'est pas l'administration pénitentiaire mais M. Elong Abé qui a agressé M. Colonna, de son propre chef – la justice dira s'il y a eu préméditation ou pas. S'il y a eu des dysfonctionnements, vous pouvez compter sur nous pour les assumer. Nous ne cherchons à dédouaner personne. Le risque zéro n'existe pas. Il est possible de réduire pour partie ce risque, mais il ne peut être totalement éliminé.

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Nous nous acheminons vers la fin de l'audition. Je retiendrai quelques points saillants.

Vous avez évoqué le fait que vous n'êtes pas informés de tout en matière de renseignement pénitentiaire. Comme l'a rappelé M. Baubry, le DLRP nous a dit avoir fait remonter un certain nombre d'informations à sa hiérarchie via le logiciel dédié. C'est un fait nouveau qui a été livré à cette commission. C'est la démonstration par l'exemple de l'existence d'un problème de communication des informations. Vous nous dites que les directions d'établissement ne sont pas informées de tout, tout le temps, y compris, dans le cas qui nous occupe, dans le cadre d'un petit établissement, avec des relations humaines resserrées – nous ne sommes pas à Fleury-Mérogis, véritable ville.

Vous insistez par ailleurs sur le caractère rigoureux et expérimenté de Mme Puglierini, ce que nous confirmons, pour ceux qui l'ont côtoyée – et j'ai visité la centrale d'Arles, je le répète. Mais cela interroge quant au fait qu'elle n'ait pas respecté les processus applicables aux CPU dangerosité concernant un individu connu – peut-être pas par elle, mais par d'autres – comme étant « haut du spectre ». Il y a quelque chose qui ne va pas.

De tels événements peuvent certes arriver. Mais la situation qui nous occupe est extrêmement particulière, avec un alignement de planètes particulier. Ne parlons pas du passé mais de l'avenir. En août 2021 : quatrième incident causé par Franck Elong Abé à l'encontre d'un membre du personnel. Le même mois, le DLRP effectue une remontée d'information à sa hiérarchie via le logiciel dédié s'agissant des pressions exercées sur d'autres détenus. Le 12 septembre 2021 se réunit la commission de discipline, et le 28 du même mois, Franck Elong Abé est classé en emploi au service général. Je vous pose donc une question précise, pour l'avenir : si demain vous étiez confrontés au même parcours, jugeriez-vous qu'un tel détenu doit être classé au service général en vue de sa sortie, ou décideriez-vous d'un temps d'arrêt, le temps de stabiliser la situation et de lever les doutes ? Je vous pose une question déontologique, qui est importante. Les conséquences doivent être tirées à partir de l'enchaînement des faits. C'est une question précise que je vous pose car c'est un tel enchaînement qui a mené à l'assassinat d'Yvan Colonna. Feriez-vous la même chose en dépit des incidents et de la remontée du DLRP, ou bien appliqueriez-vous un temps d'arrêt, avec éventuellement une mise à l'isolement ? Vous me répondrez qu' a posteriori, tout est plus facile. J'ai entendu ce propos en défense. Quoi qu'il en soit, il faut avancer.

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Philippe Lamotte, secrétaire national SNP FO Direction

Il n'y a pas de généralités. Chaque directeur d'établissement mène la meilleure politique possible pour le bon fonctionnement son établissement. Je ne prétends pas être exceptionnel mais, pour ma part, j'ai pour politique que tout incident provoqué par un détenu déclenche une période de deux mois d'attente avant un éventuel classement. Durant ce laps de temps, soit le détenu améliore son comportement, auquel cas il peut reformuler une demande de classement qui passera en CPU et il sera, ou non, classé ; soit il cause un nouvel incident, alors la période d'attente est prolongée de deux mois. Mais, encore une fois, ce n'est pas une loi générale. On ne travaille pas en centre pénitentiaire comme on travaille en maison centrale ou dans un centre de détention. Je ne cherche pas à défendre Corinne, que ne je connais d'ailleurs pas particulièrement, mais je suppose que si elle a classé ce détenu, c'est qu'elle avait ses raisons. On ne classe pas quelqu'un qui a provoqué deux incidents consécutifs sur un poste au service général, notamment en tant qu'auxiliaire au niveau des salles de sport.

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Merci, messieurs, pour ces éclairages. Nous avons conscience de la complexité de la situation. Vous nous avez néanmoins permis d'avancer sur quelques sujets, notamment sur la question de la transmission des informations, laquelle est importante à mon sens. Il faut que vous puissiez prendre des décisions de la façon la plus éclairée qui soit. Je veux bien reconnaître également que, même lorsque vous êtes informés et préparés, vous ne pouvez pas tout savoir, quel que soit le degré de perfection du système. Nous ne pouvons malheureusement pas retourner dans le passé pour éviter ce qui s'est passé. En revanche, nous pouvons tirer les enseignements d'un certain nombre de manquements du système afin d'éviter que demain ce genre d'événement ne se reproduise. En ce sens, l'expérience des personnels de direction des établissements et leur regard sur cette situation précise sont essentiels, comme le seront ceux des personnels de surveillance qui, eux aussi, exercent un métier particulièrement difficile – mais vous êtes mieux placés que moi pour le savoir.

La commission auditionne ensuite les représentants des organisations syndicales des personnels de surveillance de l'administration pénitentiaire :

– CFDT Pénitentiaire – M. Éric Faleyeux ;

– Syndicat national de l'ensemble des personnels de l'administration pénitentiaire (SNEPAP-FSU) – M. Vincent Le Dimeet, élu au secteur « personnels de surveillance », et M. Éric Aouchar ;

– Syndicat national Force ouvrière Justice – M. Emmanuel Baudin, secrétaire général, et M. Yoan Karar, secrétaire général adjoint ;

– Syndicat pénitentiaire des surveillants non gradés (SPS) – M. Joseph Paoli, secrétaire général national adjoint, et M. Philippe Kuhn, secrétaire général national adjoint ;

– Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSa Justice) – M. Emmanuel Chambaud, secrétaire général, et M. Thomas Forner, secrétaire local.

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Malgré la réforme des retraites, la commission d'enquête tient bon et continue ses travaux. Nous recevons maintenant les représentants des organisations syndicales des personnels surveillance de l'administration pénitentiaire. Je souhaite donc la bienvenue à M. Éric Faleyeux pour la CFDT pénitentiaire ; M. Vincent Le Dimeet, élu au secteur « personnels de surveillance », et M. Éric Aouchar pour le Syndicat national de l'ensemble des personnels de l'administration pénitentiaire (SNEPAP-FSU) ; M. Emmanuel Baudin, secrétaire général, et M. Yoan Karar, secrétaire général adjoint pour le Syndicat national Force ouvrière Justice ; M. Joseph Paoli, secrétaire général national adjoint et M. Philippe Kuhn, secrétaire général national adjoint, pour le Syndicat pénitentiaire des surveillants non gradés (SPS) ; M. Emmanuel Chambaud, secrétaire général, et M. Thomas Forner, secrétaire local, pour l'Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSa Justice).

Il est à noter qu'une organisation n'est pas représentée aujourd'hui, ce que nous regrettons vivement. En effet, la CGT pénitentiaire n'a pas répondu à nos multiples sollicitations et relances. Cette position suscite une certaine incompréhension de notre part tant il nous semble que, sans ignorer les dysfonctionnements objectifs constatés, les événements survenus à la maison centrale d'Arles sont révélateurs des difficultés attachées au métier de surveillant pénitentiaire.

Messieurs, la plupart d'entre vous exercent des fonctions de surveillance au sein d'établissements pénitentiaires. Au-delà de votre qualité de représentants syndicaux, votre vision de professionnels nous sera précieuse. Votre audition est pour nous l'occasion de vous entendre de manière générale sur les conditions de travail des personnels de surveillance au sein des établissements pénitentiaires, sur les moyens dont ils disposent pour remplir leurs missions, et sur tout élément spécifique que vos organisations souhaiteraient porter à la connaissance de notre commission.

Bien entendu, nous allons revenir sur ce qui s'est passé le 2 mars 2022. Nous souhaitons également vous entendre s'agissant de la gestion des détenus particulièrement signalés (DPS) et de ceux écroués pour terrorisme islamiste (TIS). La question du classement au service général de certains profils complexes et leur gestion dans le cadre de leurs activités d'auxiliaire est un autre point d'attention. Enfin, nous souhaitons connaître votre avis sur les analyses de l'Inspection générale de la justice (IGJ) qui concernent directement vos métiers. Nous pensons notamment à l'utilisation de la vidéosurveillance et aux formations nécessaires à dispenser en la matière.

Nous reviendrons sur certains points précis car cette commission d'enquête a vocation, d'une part, à formuler des recommandations d'ordre général sur un certain nombre de sujets, y compris liés à vos métiers, mais aussi, d'autre part, à contribuer à la justice et à la vérité par rapport au drame survenu le 2 mars 2022.

Notre rapporteur vous a adressé un questionnaire pour vous permettre de préparer cette audition. Je vous remercie de bien vouloir transmettre ultérieurement à la commission les éléments de réponse écrits, ainsi que tout autre élément d'information que vous jugerez pertinent.

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Bienvenue, messieurs. On oublie souvent dans notre pays que dans le monde de la détention, il y a ceux qui purgent une peine, et il y a ceux qui sont en détention dans le cadre de leur travail, dont vous êtes les représentants.

Nous enquêtons sur un fait générateur ayant concerné deux détenus – tous deux incarcérés pour des raisons précises – dont la rencontre a provoqué un désordre et un drame. Le fait de vous recevoir dans la diversité de vos représentations nous permettra d'avoir un avis assez large sur les conditions de travail dans votre profession et sur le rapport de l'IGJ commandé à la suite de l'agression mortelle dont Yvan Colonna a été victime. J'aurai l'occasion tout à l'heure de vous poser des questions plus précises sur votre appréhension des faits se rapportant à ce drame. Comme l'a dit le président Acquaviva, nous sommes ici pour éclairer un fait bien précis et les circonstances dans lesquelles il s'est déroulé, mais également pour permettre à la représentation nationale d'améliorer la situation, de prendre en compte les observations que les professionnels peuvent formuler afin de rendre notre système carcéral plus efficace et de permettre à celles et ceux qui y travaillent d'exercer leurs missions dans de meilleures conditions. N'hésitez pas, à l'occasion de cet entretien, à nous dire ce que vous inspire tout cela et à nous faire des propositions.

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Sans plus attendre, messieurs, en application de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, successivement, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Éric Faleyeux, Vincent Le Dimeet, Éric Aouchar, Emmanuel Baudin, Yoan Karar, Joseph Paoli, Philippe Kuhn, Emmanuel Chambaud et Thomas Forner prêtent serment.)

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Emmanuel Baudin, secrétaire général du Syndicat national Force ouvrière justice

La mort d'un homme est toujours un drame. On ne doit pas mourir en prison, mais malheureusement, cela arrive trop souvent. Un détenu est encore décédé en décembre dernier à Toulon suite à une agression. Cela ne peut que nous interpeller. Notre système carcéral tombe en décrépitude. La situation est dramatique, car nous sommes incapables de couvrir l'ensemble de nos missions, faute de personnel. L'administration ne parvient plus à recruter. Alors que la dernière promotion de l'École nationale de l'administration pénitentiaire aurait dû comprendre 800 personnes, seule la moitié y est entrée. Ce métier n'attire plus, car il est difficile : avoir seulement un week-end sur sept de repos, se voir imposer ses vacances, ne partir qu'une fois tous les quatre ans avec son conjoint et ses enfants en vacances, cela ne fait plus rêver. En outre, les salaires n'ont pas été réévalués. Je rappelle qu'il y a 25 ou 30 ans, entrer dans l'administration pénitentiaire représentait le Graal pour beaucoup de personnes, et devenir fonctionnaire avait un sens à l'époque Le salaire représentait 1,5 SMIC. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, car le salaire d'entrée est au niveau du SMIC. Dans le même temps, les heures supplémentaires dépassent l'entendement. En 2021, l'administration pénitentiaire a rémunéré 5,5 millions d'heures supplémentaires. L'an prochain, on dépassera largement les 6 millions. Nous sommes arrivés à une situation où on découvre des postes. Le maximum d'heures supplémentaires trimestriel est de 108 heures ; il est aujourd'hui largement dépassé par les agents. À force de cumuler des heures, ceux-ci passent plus de temps en détention qu'à la maison.

2009 a été une date importante. La loi pénitentiaire a réduit nos capacités, de fouille par exemple, et nous avons perdu beaucoup de prérogatives. Le surveillant se retrouve aujourd'hui en difficulté. En 2018, nous avons connu un mouvement d'ampleur avec des établissements bloqués suite à l'attentat terroriste de Borgo où deux collègues ont failli mourir. Cette qualification n'a malheureusement pas été retenue, mais ayant vu les images, je considère qu'il s'agissait bien d'un attentat terroriste. Nous avons déposé les clés, ce qui ne s'était pas fait depuis des années, pour obtenir de la reconnaissance et des améliorations aux niveaux indemnitaire, statutaire, sécuritaire, afin de pouvoir réaliser nos missions en toute sécurité, mais également pour que les détenus puissent effectuer leur peine en toute sécurité et que la prison soit utile. L'intérêt de l'incarcération est que la personne concernée soit meilleure à l'issue de sa peine. On en est aujourd'hui bien loin et, malheureusement, ce mouvement n'a pas donné grand-chose. On a annoncé la création de 15 000 places de prison supplémentaires, mais, comme je l'ai écrit au Président de la République, en l'état nous serons incapables de les ouvrir. La surpopulation carcérale est importante.

Comme nous l'avions demandé en 2018, il faut aussi travailler sur la classification des établissements pénitentiaires, et notamment des maisons centrales. Aujourd'hui, en maison centrale, on mélange tout le monde. C'était le cas à Arles. On mélange des cas psychologiques, des gens dangereux et d'autres qui ne le sont plus, ou moins, ce qui conduit à des drames. Nous avions effectué un travail intéressant, que la direction de l'administration pénitentiaire (DAP) reprend actuellement je crois. En 2018, plutôt que d'opérer une classification des établissements pénitentiaires, on a créé des quartiers spécifiques qui ne sont pas efficients, nous le savons tous. L'idée des établissements spécifiques est de placer les détenus en fonction de leur dangerosité, au sein de prisons plus ou moins sécuritaires. Si ce projet avait été poursuivi, Yvan Colonna serait peut-être encore en vie aujourd'hui.

Ce mélange des populations est un vrai souci. Pour désengorger les maisons d'arrêt, qui explosent, on charge les centres de détention (CD) et on met certains détenus de CD en maison centrale. On arrive à une situation aberrante avec des maisons centrales extrêmement sécuritaires – je suis affecté dans l'une d'entre elles – mais qui sont aujourd'hui à moitié vides. Ces établissements devaient gérer et essayer de recadrer les détenus les plus dangereux. L'établissement d'Alençon-Condé-sur-Sarthe est à moitié vide car Mme Taubira, qui l'a inauguré, a refusé le projet d'établissement. Sécuriser cet établissement s'est avéré extrêmement coûteux, puis de nouveaux investissements ont été engagés pour défaire ce qui avait été fait. Aujourd'hui les détenus ne veulent même plus quitter ces établissements tellement ils y sont bien.

Il faut davantage de personnel et de moyens pour surveiller les détenus afin que ce genre de drame n'arrive plus. La classification des établissements est à revoir, car tous les types de détenus ne peuvent pas être mélangés. La place des détenus avec des problèmes psychologiques est un vrai sujet, nous en avons de plus en plus. C'est sans doute dur, mais il faut aussi accepter le fait que certaines personnes sont peut-être perdues pour la société. On veut toujours donner sa chance à un détenu, même s'il a été l'auteur de multiples agressions. On va le transférer dans un nouvel établissement – car c'est la seule solution – et une fois arrivé, on va lui redonner sa chance. Cela aboutit à classer « auxi » quelqu'un qui n'aurait pas dû l'être, et qui un jour tue son codétenu.

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Emmanuel Chambaud, secrétaire général de l'Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSa Justice)

Je vais en partie rejoindre les propos de mon collègue de Force Ouvrière. Le décès d'une personne dont nous avions la charge, sauvagement tuée par un détenu qui n'avait pas forcément sa place dans une détention classique, nous a choqués. Le problème est que nous mélangeons aujourd'hui le « tout-venant », des terroristes et des détenus relevant de cas psychologiques, pour aboutir à la mort de détenus, à des agressions sauvages ou à des tentatives d'assassinat de gardiens. Au parloir d'Arles, des collègues ont été victimes d'une tentative d'assassinat. Le cas a eu lieu aussi à Condé-sur-Sarthe, en unité de vie familiale (UVF), avec un détenu qui n'avait rien à faire dans ce type d'établissement. Depuis des années, notre organisation revendique la création d'établissements spécialisés pour ceux qui ne peuvent pas être placés en détention classique, y compris en maison centrale.

La pénitentiaire va très mal, à tel point que nous ne pourrons pas armer les 15 000 places qu'il est prévu d'ouvrir, faute de personnel. Nous ne pourrons donc pas désengorger les maisons d'arrêt aujourd'hui surpeuplées. On bat des records d'incarcération malgré l'explosion des peines alternatives, notamment les placements sous bracelet électronique, en métropole comme outre-mer. On peut arriver à des taux de surpopulation carcérale supérieurs à 200 % en maison d'arrêt.

La profession est en crise. Elle n'attire plus. Les jeunes garçons ou jeunes filles préfèrent se tourner vers d'autres métiers, les pompiers ou la police nationale. La pénitentiaire ne fait pas rêver. Nous sommes à un tournant. M. Darmanin l'a compris, qui a lancé un « Beauvau de la sécurité » l'an passé et a obtenu des avancées pour la police nationale. Aujourd'hui, nous sommes en attente d'arbitrages de Matignon et de l'Élysée concernant une réforme d'envergure pour le personnel du corps d'encadrement et d'application qui est en première ligne dans des établissements où surpopulation et dangerosité augmentent. Ce qui s'est passé à Arles peut malheureusement se reproduire à n'importe quel moment dans n'importe quel établissement de France et de Navarre. Ce week-end encore, au centre pénitentiaire d'Aiton en Haute-Savoie, un détenu a été massacré par un autre dans la nuit : égorgé, les dents arrachées, attaché à un radiateur...Telle est la réalité des prisons. La violence constatée à l'extérieur est transportée à l'intérieur de nos murs. Nos établissements en ont été préservés pendant un temps ; aujourd'hui, la violence de l'extérieur se transpose au sein de la prison, y est multipliée et amplifiée par le fait d'être enfermé. La violence est de plus en plus forte et les personnels en sont victimes au quotidien. Pourtant, ni la réponse administrative ni la réponse pénale ne sont adaptées.

Nous vous avons envoyé une modeste contribution écrite en réponse au questionnaire que vous nous avez adressé. Si vous le permettez, je souhaiterais donner la parole à notre secrétaire local de la maison centrale d'Arles, qui est plus à même de parler de cet établissement en particulier.

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Thomas Forner, secrétaire local de l'Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSA Justice)

J'ai été affecté en 2012 à la maison centrale d'Arles. Depuis, nous avons connu des prises d'otages, des tentatives de meurtre, tant sur le personnel que les détenus. Pour autant, la réaction de l'administration et de la hiérarchie a été proche de zéro. Malgré les multiples incidents, nous n'avions pas plus de moyens avant le décès de M. Colonna qu'en 2012. L'état de la centrale n'a fait que se dégrader. Les profils les plus compliqués, les détenus présentant un fort degré de dangerosité, nous sont envoyés : radicalisés, islamistes, détenus avec d'importants troubles psychiatriques, etc., qui sont placés à une cellule d'intervalle. Les incidents se multiplient. Comment faire cohabiter un détenu qui tambourine à la porte toute la journée pour demander des cachets et un autre qui ne demande qu'à faire sa peine, à côté d'un détenu radicalisé et d'un autre condamné pour grand banditisme ? C'est le cas à la maison centrale d'Arles. On y envoie également tous les détenus ingérables dans d'autres structures, sous prétexte que c'est une maison centrale. Très bien, mais où sont les moyens ? Les moyens humains manquent. Ce n'est pas nouveau. Par le passé, nos collègues nous rejoignaient pour faire carrière, la maison centrale était attractive. Aujourd'hui, ils la fuient pour d'autres établissements situés à proximité. Cela prouve une seule chose : qu'ils y sont mal. Entre 2015 et 2018, nous avons perdu 40 % des effectifs. Il faut donc se poser la question ; il y a bien un malaise.

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Joseph Paoli, secrétaire général national adjoint du Syndicat pénitentiaire des surveillants non gradés (SPS)

J'ai tout d'abord une pensée pour Yvan Colonna et le peuple corse. On ne va pas en prison pour mourir, mais pour purger sa peine et payer ce que l'on doit à la société. Je vais me recentrer sur cette affaire. J'ai un sentiment à la fois de colère et de lassitude par rapport au laxisme et à ce qui a été fait depuis les attentats de 2015. Nous nous sommes aperçus depuis que les terroristes faisaient un passage en prison. Mais malgré les commissions d'enquête – celle de M. Ciotti en 2015 sur les filières djihadistes –, les lois – sur le renseignement, en mai 2015, renforçant la lutte contre le terrorisme, en mai 2016 –, et, enfin, l'excellent rapport du 12 janvier 2022 de M. Philippe Benassaya sur les dysfonctionnements de la politique pénitentiaire, ce qui s'est passé à Arles peut malheureusement se produire ailleurs.

Nous parlons de dysfonctionnements en matière de prise en charge de détenus spécifiques. Deux mondes coexistent : celui de la direction, qui a une gestion humaniste des détenus, et celui des personnels de surveillance, qui font de la sécurité. Or ceux qui font de la sécurité ne sont pas assez écoutés. Nous remontons des renseignements, mais ne sommes pas écoutés. Un collègue travaillant au sein de la maison centrale nous disait ceci : « Une fois passée la porte, on nous prend pour des enfants. » Les informations sur les détenus spécifiques qui demandent de l'attention, notamment les DPS, ne sont pas prises en compte. Alors que les surveillants sont acteurs, la direction les considère plutôt comme des figurants. Un de mes collègues a rapporté qu'un changement d'attitude avait été constaté chez Franck Elong Abé après la prise de Kaboul en août 2021. Ainsi, les personnels des équipes locales d'appui et de contrôle (Elac) d'Arles ont constaté un changement dans le comportement et la tenue vestimentaire durant plus de quinze jours. Je n'ai pas retrouvé cette information dans le rapport d'inspection, alors qu'il revêt pourtant une certaine importance. C'est un élément extrêmement important au regard des commissions disciplinaires uniques (CPU) dangerosité, afin de demander un placement en quartier d'évaluation de la radicalisation (QER). Je ne sais pas pourquoi le renseignement n'a pas été pris en compte. C'est déplorable.

Je le répète : il y a deux mondes. La direction n'a pas la culture de la sécurité. Elle gère au jour le jour. Elle cherche peut-être à transformer des gens violents en moutons, ou à ne rien faire... Quoi qu'il en soit, le profil de Franck Elong Abé n'a pas été pris sérieusement en compte. Cela se passe ailleurs également. Une commission d'enquête a été créée car il s'agit d'Yvan Colonna. Je m'interroge : si cela avait été quelqu'un d'autre, y aurait-il eu une commission d'enquête ? Peut-être pas.

Cinq mois après les faits, un autre drame a été évité dans ce même établissement, mais mon collègue en parlera, car il a pris contact avec des personnes qui sont intervenues à Arles. Si les faits sont avérés c'est déplorable, cinq mois après ce qui s'est passé dans la salle de sport.

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Philippe Kuhn, secrétaire général national adjoint du Syndicat pénitentiaire des surveillants non gradés (SPS)

J'ai appelé une collègue affectée à la maison centrale d'Arles. Elle m'a expliqué que, le 9 août 2022, un détenu particulièrement violent s'est « expliqué » dans les douches avec un codétenu, qu'il a roué de coups. Ma collègue m'a fait savoir que ce détenu avait pourtant fait l'objet de remontées d'informations continues, qu'il ne devait pas croiser l'autre détenu. Ils ne s'entendaient pas et il fallait absolument prendre des mesures pour éviter un drame. Un drame s'est produit, cinq mois après l'assassinat d'Yvan Colonna qui aurait pu servir de leçon malheureuse. Les observations des personnels de surveillance ne sont pas prises en compte. Par conséquent, les collègues se découragent et se démotivent. Faire remonter des informations sur la sécurité paraît évident, jusqu'au moment où cela n'est plus fait, car les agents constatent que cela n'est jamais suivi d'effets. On en arrive à la situation décrite par mon collègue avec des départs de plus en plus nombreux, alors qu'avant, on faisait sa carrière en maison centrale. La collègue avec qui j'ai pu échanger va s'en aller. Le collègue des Elac est parti pour rejoindre la police municipale. Cela reflète les propos précédents : la pénitentiaire ne fait plus recette et nous sommes à l'opposé des missions qu'on devrait remplir. On a complètement oublié les missions de sécurité premières, au profit de la réinsertion.

Comme cela a été souligné fort justement dans le rapport de l'IGJ, si le détenu mis en cause était passé par le QER nous n'en serions pas là. Cela aurait permis de l'orienter vers un établissement plus adapté à son profil. Au lieu de cela, il a été placé à la maison centrale d'Arles, à l'isolement. Il s'y est bien comporté, c'était un gentil, donc on l'a laissé faire. On met en cause les agents qui travaillent dans les étages qui sont en sous-effectif, avec beaucoup d'arrêts de travail. Des agents sont en poste aménagé, ce n'est pas le fruit du hasard. Après on tire sur l'ambulance, sur les collègues qui travaillent en détention. Mais c'est compliqué quand on n'a pas de note de surveillance mise à disposition. J'ai toujours appris qu'il fallait tenir un cahier de suivi pour chaque DPS, retraçant ses relations, ses agissements, etc. Est-ce toujours en vigueur partout ? Je ne crois pas ; ça disparait de plus en plus. Il faut aussi parler des caméras. La situation me rend fou. Comme l'indique le rapport, il n'y a eu aucune formation à leur utilisation. On peut incriminer les collègues qui n'ont pas repéré l'incident, mais ils n'ont pas été formés. Cela passe au-dessus de la direction qui n'est pas experte dans ce domaine et confie le dossier à l'adjoint au chef de détention. Seule une vingtaine d'agents a été formée. Ce n'est ni normal, ni acceptable. Si on change un système pour améliorer la vidéosurveillance, il faut mettre en place les formations associées.

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Vincent Le Dimeet, Syndicat national de l'ensemble des personnels de l'administration pénitentiaire (SNEPAP-FSU)

Je vous remercie de recevoir les personnels de surveillance car nous sommes très peu écoutés. Notre métier est méconnu quand il n'est pas décrié. Il est donc important que nous puissions nous exprimer sur notre quotidien, de façon directe, sans le filtre des directions d'établissement, des directions interrégionales des services pénitentiaires (DISP) ou de l'administration pénitentiaire. Il peut y avoir un réel décalage entre ce que pouvez entendre ou avez déjà entendu et les difficultés de nos métiers – j'ai écouté certaines des auditions précédentes, et on vous cache parfois un peu la vérité à cet égard. Je partage ce qui a été dit. Les manques d'effectifs sont criants et le métier n'est plus attractif. Quand bien même les postes vacants seraient pourvus, on ne peut pas pousser les murs ; on aurait toujours des difficultés du fait de la surpopulation carcérale.

Le défaut d'attractivité tient non seulement au niveau des salaires, mais également aux rythmes de travail. Des structures fonctionnent encore en « 3 x 2 ». Les agents assurent alors un cycle de 13 heures à 19 heures le premier jour, de 8 heures à 18 heures le lendemain, et, le troisième jour, font ce qu'on appelle un « matin-nuit » : ils commencent à 7 heures du matin, s'arrêtent à 13 heures et reprennent à 18 h 45 jusqu'à 7 heures le lendemain matin. Tout cela en trois jours. Physiologiquement, ce n'est pas tenable, des rapports l'ont souligné. Pourtant, l'administration pénitentiaire fonctionne ainsi. Lorsque l'agent termine à 7 heures du matin – une « descente de nuit » –, il bénéficie d'un repos hebdomadaire et c'est reparti. Certains établissements travaillent même en « 4 x 2 » : on y travaille quatre jours d'affilée avec le « matin-nuit » en quatrième jour, puis une « descente de nuit » et un repos avant de repartir. Par ailleurs, les congés sont imposés. Vous voyez bien que l'on marche sur la tête.

Dans ces conditions, comment voulez-vous évaluer correctement les personnes détenues ? Une charte du surveillant acteur a été signée par le garde des Sceaux et les organisations représentatives des personnes de surveillance, mais elle n'est pas appliquée. Les surveillants sont censés pouvoir siéger dans les CPU ou dans les commissions d'application des peines (CAP), mais compte tenu du manque de personnel, ce n'est pas possible, pas partout. Certains établissements jouent le jeu, d'autres pas. Enfin, comme cela a été dit, les remontées des surveillants ne sont majoritairement pas écoutées. C'est pourtant la base de notre métier. Avec les années, vous sentez quand quelque chose va se passer : les surveillants savent « sentir » une tension sur une coursive, dans un secteur d'activité, etc., mais cela n'est pas pris en compte. Comme le soulignait notre collègue, qu'un autre incident ait pu se produire à Arles cinq mois après l'événement de mars 2022 est inadmissible. Cela montre qu'il y a encore des failles. Le drame d'Arles a eu lieu en zone d'activité. Il faut savoir que dans 90 % des cas, en cas d'absence au sein du personnel, c'est la zone d'activité qui est découverte. Celle-ci reste donc sans surveillance. Il s'y passe donc des choses qui ne sont pas contrôlées. Dans le cas d'Arles, on reproche un défaut de surveillance durant onze minutes. Or il faut savoir qu'ailleurs, dans certains cas, le défaut de surveillance en zone d'activité dure plusieurs heures.

S'agissant de la surpopulation, combien de détenus ont aujourd'hui réellement leur place dans les établissements pénitentiaires ? 50 ou 60 % des détenus consomment des cachets, consultent des psychiatres. Beaucoup sont en hospitalisation d'office, les places manquent en unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA). Que doit-on faire des détenus avec des problèmes psychiatriques ? Il va falloir se poser cette question. Enfin, nous voyons aujourd'hui les effets pervers de la réforme de la libération sous contrainte entrée en vigueur depuis le 1er janvier. Au lieu de préparer les détenus à la sortie, ils sont placés en semi-liberté sans aucune contrainte. Le nombre de placements en semi-liberté a doublé, des personnes se retrouvent sous ce régime du jour au lendemain. Des travaux sont entrepris dans les quartiers de semi-liberté pour accueillir ces nouveaux détenus. Mais comme leur sortie n'a pas été préparée, ils vaquent à leurs occupations le jour, peuvent retomber dans la délinquance et donc revenir directement en maison d'arrêt. On marche sur la tête... On pourrait passer des heures à débattre sur les problèmes de la pénitentiaire. Merci de nous avoir reçus et de nous écouter.

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Éric Faleyeux, CFDT pénitentiaire

Je veux au nom de la CFDT m'associer à ce que vous avez dit tout à l'heure concernant ce drame de la maison centrale qui a profondément choqué les personnels de tous grades, et de toutes les strates de la hiérarchie. À la maison centrale d'Arles, mais aussi dans les autres établissements, les personnels ont été profondément choqués par ce qui s'est passé. Nous avons un profond sentiment d'échec. Ce drame renvoie inévitablement à la gestion des détenus terroristes et radicalisés. La question n'est pas nouvelle. Elle consiste à se demander si ces détenus doivent être affectés dans des unités dédiées ou en détention ordinaire, au milieu des autres détenus de droit commun. Cette question se pose depuis plusieurs années. Dès 2014, une expérimentation avait eu lieu à Fresnes, à l'initiative du chef d'établissement M. Stéphane Scotto, qui avait mis pour la première fois en place des unités dédiées pour accueillir les détenus terroristes ou radicalisés, mais l'expérimentation n'a pas duré longtemps parce que la garde des Sceaux de l'époque, Mme Taubira, a mis fin à ce projet d'unités dédiées. Néanmoins, en 2015, des unités pour détenus radicalisés (UPRA) étaient mises en place puis, en 2016, les QPR et les QER voyaient le jour.

Je voudrais partager un chiffre : aujourd'hui, 70 % des détenus qui sortent des QER – c'est-à-dire des détenus radicalisés ou des terroristes – sont affectés en détention ordinaire, au milieu d'autres détenus de droit commun. Je vous laisse imaginer ce que cela peut donner en termes de prosélytisme, de pressions, d'initiation idéologique. La CFDT dénonce cet état de fait et revendique au contraire le développement des QER, et celui des unités spécifiques pour accueillir les détenus radicalisés et terroristes. Il en va de la sécurité des établissements, des personnels et des autres détenus. Le drame de la maison centrale d'Arles nous l'a malheureusement rappelé.

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Éric Aouchar, Syndicat national de l'ensemble des personnels de l'administration pénitentiaire (SNEPAP-FSU)

Ma présence peut étonner, car je ne fais pas partie du personnel de surveillance. Je suis directeur pénitentiaire de réinsertion et de probation. Mon syndicat m'a mandaté pour deux raisons. D'abord, car j'ai longtemps travaillé à Fresnes avec des détenus à profil lourd et les radicalisés dans les années 1990, alors que les dispositions actuelles n'existaient pas. Nous devions travailler avec des membres de réseaux revenant d'Afghanistan. Notre vision des choses était différente. Le nombre de personnes concernées était moins élevé et, surtout, nous avions affaire avec des gens très radicalisés sur le plan politique. Aujourd'hui, nous sommes de plus en plus confrontés à des gens souffrant de problèmes psychiatriques parmi les radicalisés. J'ai été infirmier psychiatrique avant d'entrer dans l'administration pénitentiaire et j'ai travaillé en unité pour malades difficiles (UMD). Mon discours en défense du personnel de surveillance sera donc assez radical compte tenu des missions et des objectifs qu'on leur assigne. Ainsi, à l'UMD de Villejuif où j'ai travaillé, il y avait dix infirmiers de permanence pour vingt-cinq patients dangereux. Ces ratios sont d'une autre nature en prison.

Depuis les années 1980, 70 000 mille lits de psychiatrie ont été fermés. Si Philippe Pinel a enlevé les chaînes des malades mentaux, on les incarcère aujourd'hui à tour de bras. On peut estimer que 40 à 45 % des détenus souffrent de troubles psychiatriques majeurs. En outre, l'évolution législative – avec la suppression de l'article 64 au profit de l'article 122-1 du code pénal – fait que l'on peut désormais condamner à la perpétuité une personne hospitalisée en psychiatrie et diagnostiquée schizophrène au moment des faits – le cas s'est produit. C'est là qu'on marche sur la tête. Aujourd'hui, la pénitentiaire gère ce qui n'est plus gérable dans le secteur psychiatrique, et ce pour une raison simple : le prix de journée. Il est de moins de 130 euros en prison. Le montant en UMD est dix fois supérieur. Pour des questions purement économiques, on a transféré des populations d'un secteur qui tenait à un autre où les personnes ne sont pas préparées pour les accueillir, et qui sont chargées par ailleurs de missions plus globales avec un nombre plus élevé d'individus à suivre. C'est un point important à soumettre à votre commission.

Quant au rapport d'inspection, il est très intéressant, mais c'est un rapport de criminalistique : il prend en compte des faits matériels objectifs, mais pas le contexte général dans lequel les choses arrivent. Aujourd'hui, le stress est généralisé. On dénombre entre 200 et 250 incidents par jour dans les seuls établissements d'Île-de-France. Ils sont de nature extrêmement variable, allant du non-retour de permission de sortir à l'agression de personnels par des détenus, ou entre détenus. La fonction principale de la prison n'est plus éducative. Elle ne sert plus à reprendre en main des personnes, mais à les exclure socialement durant un temps. Il en résulte que des personnes détenues parfois pour des raisons mineures – des infractions routières par exemple – côtoient des criminels. Le grand débat concernera l'augmentation de la probation afin de libérer des places en établissement et de répartir différemment les personnels. Suivant les établissements, l'absentéisme est extrêmement élevé. Dans certains, on ne peut pas tenir.

Je veux revenir aussi sur la première page du rapport de synthèse qui souligne : « le net défaut du surveillant activités, pourtant expérimenté, […] Le professionnalisme de cet agent a été altéré par une routine conjuguée à une proximité avec les protagonistes ». En psychiatrie, il est interdit d'être seul pour tenir un poste avec des gens dangereux. On travaille a minima en binôme. Affecter un seul surveillant pour s'occuper de personnes dangereuses est une faute de l'institution elle-même, pour des raisons budgétaires. Quand on engage la responsabilité des personnels, il faut la mettre en relation avec leurs conditions de travail. Dans le présent cas, il est évident que la situation n'était pas tenable. On ne peut pas affecter une personne seule à un secteur où se trouvent des gens dangereux. Même avec le meilleur surveillant du monde, rien n'est prévisible. J'ai moi-même fait des évaluations de dangerosité. Le débat sur la dangerosité est un fantasme. Tout le monde est dangereux potentiellement, personne ne l'est dans l'absolu. On évalue des personnes qui peuvent ne pas être dangereuses au moment de l'évaluation, mais qui peuvent s'avérer extrêmement dangereuses plus tard, et inversement. Certains détenus sont extrêmement dangereux à l'extérieur, mais ne le sont pas en détention – c'est l'exemple bien connu des délinquants sexuels. Il faut donc une méthode d'évaluation pertinente de la dangerosité.

Enfin, sur la question du professionnalisme, on peut mettre en cause tout le personnel de l'administration pénitentiaire, mais rien ne changera tant qu'il n'y aura pas une autre vision du système, une pensée globale sur la place de la prison dans la société, et sur les peines – que signifie enfermer quelqu'un « à perpétuité » ? Reviendra-t-on un jour à un système plus pertinent pour ceux qui ont des problèmes psychiatriques, qu'il faut donc placer en établissement psychiatrique avec du personnel formé ? On a supprimé la formation des infirmiers psychiatriques en 1989, ce qui a été une erreur absolue. Il faut savoir aussi que tous les experts qui se prononcent sur la responsabilité pénale des individus au regard de leur situation psychiatrique sont par ailleurs des chefs de service d'établissements psychiatriques. Ils se retrouvent donc dans une situation où ils se demandent : « En tant que directeur d'établissement, accepterai-je dans mon propre établissement la personne que je m'apprête à adresser à un collègue ? » Cela donne une idée de la difficulté d'une évaluation psychiatrique, y compris de la part des experts. Personne n'est neutre. Personne ne peut assurer qu'une personne évaluée à un moment donné ne sera pas dangereuse à un autre moment.

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Merci pour ces interventions diverses mais précises. Je resitue le cadre de nos travaux. Dans la lignée d'autres travaux menés et à l'aune du drame qui s'est déroulé, nous reviendrons sur un certain nombre de thèmes, le manque de moyens, de formation, etc. qui sont de portée générale. Nous reviendrons aussi ce qui s'est passé spécifiquement à Arles. J'ai cru comprendre de vos propos que, dans le cas de l'agresseur – qui a fait l'objet de cinq recommandations unanimes en ce sens en trois ans et demi – un transfert en QER aurait été nécessaire. D'autres avis ont été formulés devant cette commission. Selon vous, aurait-il fallu opérer ce transfert, compte tenu du profil de l'individu ? Les organisations syndicales sont-elles unanimes à ce sujet ?

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Vincent Le Dimeet, Syndicat national de l'ensemble des personnels de l'administration pénitentiaire (SNEPAP-FSU)

Pour notre organisation, c'est évident.

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Est-ce le point de vue de l'ensemble des organisations syndicales ?

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Emmanuel Baudin, secrétaire général du Syndicat national Force ouvrière justice

Un placement QER ne peut pas être imposé : cela nécessite l'approbation du détenu.

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Ce n'est pas exactement ce que d'aucuns nous ont dit. À Condé-sur-Sarthe en effet, le détenu avait donné son accord, la directrice interrégionale des services pénitentiaires de Rennes a insisté sur ce point.

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Yoan Karar

L'affectation en QER n'a rien d'obligatoire. D'ailleurs, le QER n'a qu'une fonction d'évaluation. Cependant, dès lors que des retours étaient étayés sur Franck Elong Abé, d'autres mesures étaient possibles pour le mettre à l'écart du reste de la population pénale : placement en quartier d'isolement, en quartier d'accueil de détenus violents, etc. Au-delà de la réalisation d'une nouvelle évaluation, il était déjà identifié, on en savait assez sur lui pour le mettre à l'écart.

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Dans son rapport, l'IGJ souligne que Franck Elong Abé ne relevait pas des deux critères permettant de ne pas orienter un TIS en QER. Ces deux critères sont : l'existence d'une évaluation préalable – ce n'était pas son cas ; le fait que son transfert aurait pu contrarier une enquête judiciaire. Il faisait donc partie des 13 TIS sur 500 à n'être pas passés en QER. C'est l'un des rares détenus – ou peut-être le seul – ne relevant pas de ces deux critères.

D'autres prétendent que Franck Elong Abé était trop dangereux pour aller en QER et qu'il allait le déstabiliser. Certes le QER évalue, mais il permet aussi de détecter la possibilité d'un passage à l'acte violent. Pour justifier le non-transfert en QER, le parquet national antiterroriste s'est lancé dans une grande démonstration en distinguant la dangerosité carcérale et la dangerosité terroriste, et nous avons trouvé cela assez flou. Je rappelle que Franck Elong Abé a fait l'objet de cinq avis d'orientation en trois ans et demi. Les béotiens que nous sommes en retirent le sentiment d'une évaluation continue, et dans des délais resserrés, par des experts, avec des conclusions quasiment identiques depuis Condé-sur-Sarthe, s'agissant de quelqu'un affirmant vouloir « mourir par l'islam », etc. D'où la question que je vous pose, pour savoir si vous êtes d'accord avec ce qui nous apparaît être une évidence.

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Emmanuel Chambaud, secrétaire général de l'Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSa Justice)

Clairement, la place de ce détenu n'était pas en détention ordinaire. Au-delà du placement en QER, pour lequel il faut l'accord du détenu, on avait la possibilité de le placer en quartier d'isolement ou de prévoir une gestion spécifique. Tous les signaux depuis Condé-sur-Sarthe l'auraient justifié, mais les magistrats se sont opposés à son placement. Cette personne avait pourtant été signalée par nos collègues de Condé-sur-Sarthe pour sa dangerosité et la radicalisation dans laquelle il était rentré. La même chose s'est produite à Arles : dans le cadre de la CPU, il a été signalé par les différents acteurs de la détention à au moins deux reprises avant les événements du 2 mars, mais l'administration, au plus haut niveau, n'a pas suivi. Car ce n'est pas le surveillant lambda présent sur la coursive qui prend un telle décision, mais la DAP. La décision redescend ensuite via les directions interrégionales, et cela passe par les personnes chargées de l'orientation des détenus dans les établissements pénitentiaires. Le surveillant n'est pas décisionnaire. Il ne peut que faire remonter ses observations sur la dangerosité du détenu. Mais le choix a été fait d'écouter les magistrats au lieu des professionnels du terrain, pour en arriver au drame que nous avons connu.

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Je connais vos conditions de travail. J'ai été avocat, j'ai lu le rapport parlementaire auquel vous avez fait référence. Pour autant, je trouve vos témoignages édifiants. Je n'en attendais pas moins, mais cette unanimité interpelle fortement. Vos expressions renforcent certaines des convictions qui m'animaient déjà avant de vous recevoir. Si mon propos vous fait réagir, n'hésitez pas à prendre la parole. Je poserai quelques questions à M. Forner, tout en sachant qu'il faut faire attention à ne pas empiéter sur le champ de la procédure pénale.

J'ai le sentiment que nous ne parlons pas d'un cas isolé, mais plutôt du quotidien. Tous les jours, des milliers d'incidents, de toute nature, ont lieu en détention, dont certains sont dramatiques et coûtent la vie à des détenus ou des surveillants. C'est un élément de contexte important. Je note aussi que jusqu'ici, les faits n'avaient pas été reliés avec la situation en Afghanistan, où Franck Elong Abé a combattu. En août 2021, les talibans y ont repris le pouvoir. Dans plusieurs maisons centrales, on rencontre des cas comme celui de Franck Elong Abé, soit un « mix » entre détenu radicalisé, violent, et souffrant de troubles psychiques. L'organisation des lieux de détention n'est pas adaptée. Je retiens aussi ce qui a été dit, qui est un peu dur, qui n'est pas politiquement correct, mais qui a été prononcé par quelqu'un qui connaît la réalité : parfois, pour certains, on ne peut plus faire grand-chose. À la lecture du rapport de l'IGJ, il s'avère que Franck Elong Abé n'avait jamais formulé de projet pour l'avenir. C'est un point important.

Nous avons auditionné la « crème », les responsables les plus éminents des services de sécurité intérieure ou du monde pénitentiaire français, et je remarque un manque de coordination entre les acteurs, notamment au détriment du service de renseignement pénitentiaire. Surtout, ce qui m'a frappé dans ce cas comme dans d'autres, c'est que lorsqu'un détenu est en fin de peine comme Franck Elong Abé, on s'attache davantage à préparer sa sortie pour qu'il ne fasse pas de mal à l'extérieur, au détriment du mal qu'il peut faire à l'intérieur. On nous a expliqué que comme il allait sortir, il fallait éviter de le désocialiser complètement ; que comme il se comportait un peu mieux qu'avant, une activité lui serait confiée au sein de l'établissement, et que, au bout du compte, au regard du peu de temps qui lui restait en détention, la question de la sortie primait au détriment de la sécurité de ses codétenus et de ceux qui le surveillaient.

On prive les personnes de liberté après une condamnation. Quand celles-ci sont dans le système carcéral, ce qui peut se passer en prison n'est pas jugé très grave. Avant qu'elles sortent de prison, il faut préparer un certain nombre de choses mais cela ne se fait pas forcément très bien. Les remontées d'informations nécessaires ne sont pas effectuées, les mesures adéquates ne sont pas prises. Je constate également que le terrain est insuffisamment écouté. On peut créer toutes les agences ou organisations possibles, mais personne ne connaît mieux les détenus que ceux qui les suivent au quotidien. Le problème est très complexe. Quoi qu'il en soit, il est très important, pour l'appréciation des conditions générales de la détention en France, de souligner qu'il ne s'agit pas d'un cas isolé et que les différents signaux n'ont pas été pris en compte. Nous parlons d'une personne qui a changé de comportement, de tenue vestimentaire, d'apparence physique – le fait de laisser pousser sa barbe. Et l'on vient de faire un rapprochement avec les événements géopolitiques qui se sont produits dans une région qu'il a bien connue.

Nous parlons d'un détenu qui a fait le djihad à l'étranger, qui a connu une détention catastrophique, pas uniquement à Arles. Son « CV » le suit : on sait qu'il est dangereux, qu'il a mis le feu à sa cellule, qui est capable de violence envers les autres et envers lui-même. Quatre incidents sont notés, dont le dernier à l'encontre d'un surveillant. Pourtant, cette personne reçoit un emploi d'auxiliaire. Est-ce un cas isolé ?

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Vincent Le Dimeet, Syndicat national de l'ensemble des personnels de l'administration pénitentiaire (SNEPAP-FSU)

Ce n'est pas un cas isolé, ni en maison centrale ni dans les autres établissements pénitentiaires. Des détenus sont classés malgré des faits de violence, des insultes ou des menaces envers le personnel de surveillance, ceci pour acheter la paix sociale. Ils peuvent même se transformer en petits trafiquants dans le cadre de leur détention. Ce n'est pas un cas isolé : c'est le cas dans la majorité des établissements pénitentiaires. C'est également pour cela que l'on parle de perte d'identité. Comment pensez-vous qu'un surveillant va réagir lorsqu'il constate qu'une personne qu'il a signalée est classée « auxi » ? Ce sont toujours les mêmes qui posent problème – une minorité de détenus – mais ils sont classés et même privilégiés par rapport à ceux qui font leur peine normalement, pour acheter la paix sociale. À un moment, ça ne fonctionne plus.

Un dernier exemple relatif à la maison d'arrêt du Mans, où je suis affecté. Un contrat avait été passé avec Ouest France, qui offrait le journal tous les matins à toutes les prisons du Grand Ouest, pour les personnes détenues. Or depuis deux ans environ, nous avons été confrontés à plusieurs problèmes. Un grand procès s'est récemment tenu devant les assises de la Sarthe. La semaine dernière, nous avons dû procéder à deux extractions de détenus qui s'étaient fait rouer de coups par d'autres après que leur nom est apparu dans la presse, suite à leur condamnation pour des faits très graves. L'un d'entre eux a subi un tabassage pendant le service de nuit – nous avons frôlé le drame – et le second dans la cour ; cela s'est produit parce qu'on a distribué des journaux à des personnes détenues. Le droit à l'information bénéficie évidemment aux détenus, mais ils disposent notamment de télévisions pour s'informer. C'est maintenant l'administration pénitentiaire qui paie des journaux pour les détenus, et cela nous revient en boomerang lorsqu'il faut extraire des détenus dont le nom est paru dans la presse. C'est inadmissible.

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Philippe Kuhn, secrétaire général national adjoint du Syndicat pénitentiaire des surveillants non gradés (SPS)

Nous n'avons pas retenu les leçons du passé. Amedy Coulibaly, par exemple, était classé. C'était un détenu modèle, qui travaillait à la buanderie. Il a été libéré et nous savons ce qu'il est devenu par la suite. Il s'est radicalisé en détention. Nos collègues avaient pourtant fait des rapports... Tout ceci dure depuis des années. Nous retrouver aujourd'hui devant une commission d'enquête pour évoquer à nouveau la sécurité, les détenus radicalisés, etc. nous donne l'impression de revenir sept ans en arrière.

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Vos propos sont étonnants, par contraste avec l'audition des représentants des syndicats de direction. J'ai évoqué avec eux la gestion laxiste de l'ex-directrice de la maison centrale d'Arles, ce à quoi il m'a été répondu : « Mais qu'est-ce qu'une gestion laxiste ? » Cela explique peut-être pourquoi vos messages du mal à passer. Je pense que vos supérieurs n'ont pas tous les éléments. Malgré le rapport de l'IGJ, malgré vos revendications depuis des années, ce corps de direction ne comprend toujours pas de quoi il s'agit. Il faudra faire preuve de pédagogie à leur égard pour leur expliquer ce qu'est une gestion laxiste pour qu'il changent leur doctrine dans la gestion des établissements.

J'en viens au changement d'attitude de Franck Elong Abé au mois d'août 2021. La chute de Kaboul a lieu le 15 août 2021, un mois avant qu'il passe en commission de discipline et qu'il soit classé auxiliaire. À la même période, nous avons appris qu'il avait exercé des pressions sur d'autres détenus pour obtenir cette place. Deux événements notables se produisent donc un mois avant son passage en commission de discipline et son classement en tant qu'auxiliaire. Cela pose la question du rapport et des échanges entre le DLRP et la direction de l'établissement pénitentiaire.

En ce qui concerne la formation des surveillants à la vidéosurveillance, le directeur de l'administration pénitentiaire nous a affirmé qu'elle débuterait en février. Cela a-t-il été mis en place ?

Vous avez expliqué connaître un problème de personnel et des phénomènes d'absentéisme. Comment expliquez-vous, notamment à la maison centrale d'Arles, un tel absentéisme qui conduit à découvrir des postes en journée ?

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Thomas Forner, secrétaire local de l'Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSA Justice)

Franck Elong Abé avait l'objet de remontées de la part du personnel de surveillance. Certains détenus auraient en effet déclaré avoir subi des pressions de la part de ce dernier afin que lui-même et un autre détenu obtiennent un poste d'« auxi ». Il aurait exercé une pression psychologique, peut-être proféré des menaces, sali volontairement certains lieux afin de faire déclasser les « auxi » qui en étaient chargés. Qu'un détenu échangeant peu avec le personnel et enfermé dans sa doctrine sollicite un tel poste, cela interroge. Que ce poste lui soit confié sans qu'il ait modifié le comportement que je viens de décrire – complètement fermé, avec un parcours chaotique –, cela interroge aussi sur le jugement de la direction locale et de la direction interrégionale, malgré les remontées du terrain. Votre enquête aura fait apparaître que les lacunes ne venaient pas de la base, mais d'en haut.

Sur le second point, les formations à la vidéosurveillance ont effectivement débuté. Des moyens ont été débloqués... Concernant le poste centralisé des informations (PCI), la formation est assurée par un surveillant qui a lui-même été formé. En théorie le PCI doit être occupé par un gradé. Par manque d'effectifs, il est actuellement occupé par deux surveillants. Pourtant, comme cela a été rappelé dans le plan opérationnel intérieur, actualisé ce jour, c'est au gradé du PCI de faire remonter les informations en cas d'alarme ou d'incident majeur. Aujourd'hui, il n'y a pas de gradé. C'est très bien de réactualiser les procédures, encore faudrait-il que nous ayons les moyens humains nécessaires pour les appliquer.

Concernant l'absentéisme, le phénomène n'est pas nouveau. En 2022, dans le cadre du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail départemental, un audit a été mené sur la maison centrale d'Arles. Je vous livre deux résultats : 90 % des personnels ne se sentaient pas respectés et pas estimés dans leur travail ; 73 % d'entre eux déclaraient ne pas avoir les moyens de faire un travail de qualité. S'il ne s'agit pas de chiffres marquants… L'audit a été remis à la direction locale et à la direction interrégionale, mais la mesure n'en a pas été prise. L'absentéisme est donc bien une difficulté, nous comptons régulièrement 5 ou 6 absents mais nous n'avons pas de remplaçants disponibles. Nous devons donc prendre des agents sur les postes centraux comme le poste central de circulation – qui est censé opérer le relais sur les caméras, l'ouverture de certaines grilles –, on récupère l'agent qui affecté à la porte et qui est censé garantir la sécurité de tout ce qui rentre et qui sort, les agents des parloirs, malgré une tentative d'homicide sur plusieurs collègues en 2020... Cela n'interroge personne ? En tout cas je vous assure que cela inquiète beaucoup les agents. Je vous remercie pour vos questions qui nous permettent de mettre en lumière nos difficultés.

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Monsieur Forner, ce que vous venez de dire fait écho aux propos introductifs unanimes de toutes les organisations syndicales. Pour avoir été en contact avec vos collègues il y a quelques années j'ai l'impression que depuis, peu de choses ont changé, voire que la situation ne s'est pas arrangée. La souffrance, la frustration voire le désarroi l'emportent. Il y a visiblement des problèmes d'écoute, une forte déperdition des remontées du terrain, la banalisation de situations pourtant graves, des problèmes de contact entre certaines parties de l'administration qui devraient pourtant travailler ensemble, etc. Je resterai sur des propos généraux, car le but d'une commission d'enquête est non seulement de faire apparaître la vérité mais également d'aboutir à des préconisations pour l'avenir. Il y a apparemment des personnes qui n'ont rien à faire dans les établissements pénitentiaires – je n'en connais pas la proportion exacte. M. Aouchar s'est montré éloquent à ce sujet. La grande misère de la psychiatrie française trouve dans la prison une forme de déversoir. Une fois que l'on a dit cela, au-delà de la nécessité de renforcer les moyens de la psychiatrie comme le covid-19 et le confinement l'ont montré, se pose la question de l'amélioration de la situation. En tant que parlementaires, ne devons-nous pas insister sur la nécessité de mieux gérer les problèmes psychiatriques en prison ? Peut-on envisager que les détenus concernés soient placés ailleurs, ou sinon, qu'ils soient traités correctement ?

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Emmanuel Chambaud, secrétaire général de l'Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSa Justice)

En réaction aux propos de M. Marcangeli, qui a estimé que l'administration aurait dû tenir compte du « CV » de M. Elong Abé : cette dernière n'a que faire du CV des détenus. Une agression terrible a eu lieu à Borgo en 2018, où deux collègues ont failli mourir sous les coups d'un fou furieux, M. Akaouch. J'étais présent au tribunal de Bastia en 2021 quand il a été condamné. Ce détenu a été transféré dans mon établissement d'affectation où il a été mis à l'isolement pour être géré de manière « équipée », selon notre expression, c'est-à-dire par des agents équipés à l'instar des CRS, avec des boucliers et des casques, compte tenu de sa dangerosité. Puis l'administration pénitentiaire a oublié les actes qu'il avait commis. Par conséquent, les quatre agents qui initialement ouvraient sa porte n'étaient plus que deux après un certain temps, mais le détenu, lui, est le même. Nous risquons d'avoir les mêmes difficultés avec lui à l'avenir. L'administration prétendra qu'il a changé. Ce type de détenus feint d'être calme, mais rien ne change. C'est pourquoi nous parlons d'établissements spécialisés pour ces gens-là. Certains détenus ne peuvent pas être réinsérés. D'ailleurs, certains ne le souhaitent pas.

Quant aux personnes présentant des troubles psychiatriques qui sont déversées dans nos institutions sans que notre personnel soit formé pour les identifier ou les prendre en charge, c'est en effet compliqué. D'une part, nous ne sommes pas des infirmiers psychiatriques et, d'autre part, au regard de la surpopulation carcérale, il est difficile de distinguer un fou parmi 200 autres. Très peu d'établissements sont en mesure de les prendre en charge. Les UHSA ont été créées, mais montrent leurs limites. Il existe en France un unique établissement, à Château-Thierry, qui accueille des détenus avec des troubles psychiatriques, ce qui est bien insuffisant.

Il existe des services médicaux psychiatriques régionaux (SMPR) au sein des établissements. Les SMPR sont assimilables à des hôpitaux à l'intérieur des prisons, avec une aile dédiée où sont placés ces détenus, mais c'est tout à fait insuffisant. Il faut développer des unités spécifiques pour les détenus présentant des troubles psychiatriques, mais également pour les détenus radicalisés. Je suis rentré dans l'administration pénitentiaire en 1995, au lendemain de l'attentat du RER Saint-Michel. Les têtes pensantes et les artificiers de ce massacre étaient détenus à Fleury-Mérogis. À l'époque, on ne se posait pas la question : ces personnes n'étaient pas placées en détention classique, elles étaient isolées du reste de la population pénale du fait de leur dangerosité.

Quant au détenu classé au service général, il faut rappeler que d'après les textes, n'importe quel détenu peut en effet travailler en prison. Cependant, en fonction de la dangerosité du détenu, l'administration peut s'opposer au classement. Au regard des éléments disponibles, elle aurait dû le faire. Le service général est ce qui permet à un détenu de se déplacer le plus librement possible dans une prison. Franck Elong Abé n'aurait jamais dû être classé au regard des éléments objectifs. Cela relève de la responsabilité de la haute hiérarchie, pas du surveillant.

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Cette conclusion a été reprise par le chef de l'IGJ et par d'autres. Ce drame met en lumière deux gestions administratives et politiques différentes. Il existait une forte contestation en Corse en raison du non-rapprochement des détenus insulaires. Il y avait également une demande de levée du statut DPS pour les membres du « commando Érignac » dont Yvan Colonna faisait partie. Comment jugez-vous le parcours carcéral de ce dernier ? Était-il compliqué, normal, correct ? Quelle était la dangerosité d'Yvan Colonna ? Le maintenir sous le régime du statut DPS était-il justifié ? Par ailleurs, on ne s'explique toujours pas – l'IGJ non plus – pourquoi la directrice de l'établissement n'a pas transmis les comptes rendus des CPU dangerosité à sa hiérarchie. Quelque chose nous échappe, à tous. Comment jugez-vous cette situation ? Cette directrice d'établissement était pourtant réputée rigoureuse. Enfin, avez-vous connaissance de cas similaires avec des avis réservés et très réservés des juridictions antiterroristes pour ne pas transférer quelqu'un en QER ?

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Thomas Forner, secrétaire local de l'Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSA Justice)

Je vais vous livrer mon opinion personnelle, qui n'engage que moi. J'ai débuté à la maison centrale d'Arles en 2012, j'ai occupé des postes en quartier d'isolement, en quartier disciplinaire, en quartier arrivants, puis en quartier spécifique d'intégration. J'ai ensuite intégré la brigade en charge des activités, où j'ai eu l'occasion d'échanger avec M. Colonna à de multiples reprises. C'était quelqu'un d'avenant, d'intelligent, de respectueux du règlement. Jamais un mot plus haut que l'autre, aucun emportement. Que dire ? Si tous les détenus étaient comme cela, on ne s'en plaindrait pas. Je l'ai vu discuter à plusieurs reprises avec Franck Elong Abé, avec qui il entretenait de bons rapports, toujours corrects – je pense que cela a été relevé régulièrement. L'agression n'était donc pas prévisible ce jour-là. M. Colonna était un détenu qu'on aimerait tous avoir dans sa détention.

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Emmanuel Baudin, secrétaire général du Syndicat national Force ouvrière justice

J'ai eu les mêmes retours : Yvan Colonna était un détenu apprécié qui ne posait pas de problème. Pourtant, ce n'est pas sur ces signaux que l'on se base pour savoir si le détenu doit être classé DPS ou pas. Rédoine Faïd était très agréable en détention. Le terroriste Carlos également – je l'ai côtoyé à Saint-Maur. On peut être DPS pour différentes raisons, pas parce qu'on est agressif ou violent. Je n'ai pas d'élément pour juger la situation. Il est clair que les retours sur Yvan Colonna évoquaient quelqu'un de charmant, mais d'autres éléments peuvent justifier un classement DPS, et nous n'y avons pas accès. Concernant le QER, on ne peut l'imposer.

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Nous l'avons bien compris. Sur ce dernier point, la question est : comment expliquer que la directrice n'ait pas transmis les comptes rendus des CPU ?

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Emmanuel Baudin, secrétaire général du Syndicat national Force ouvrière justice

Les directeurs récupèrent des détenus très difficiles. Pour certains, l'objectif est de faire croire qu'ils sauront les gérer quand bien même leurs collègues, ailleurs, n'ont pas réussi. Ce cas de figure se produit trop souvent. Les rapports auraient dû être transmis. Le détenu n'aurait pas dû être classé « auxi ». On peut supposer que la direction a souhaité montrer à la DAP et à la direction interrégionale que tout se passait bien. Le surveillant est hors de cause. La famille Colonna l'a d'ailleurs reconnu. Ce qui s'est passé peut arriver demain à n'importe quel surveillant.

Sur les troubles psychiatriques, nous estimons qu'il faut rendre les soins obligatoires. Or il n'est plus possible aujourd'hui d'obliger les détenus à être soignés s'ils ne le veulent pas. Puisque ces détenus, qui devraient être dans des établissements psychiatriques, sont en prison, nous devons pouvoir les soigner. Nous distribuons pourtant dans nos établissements des tonnes de médicaments qui alimentent des trafics... Nous voulons pouvoir obliger des détenus à être soignés.

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Joseph Paoli, secrétaire général national adjoint du Syndicat pénitentiaire des surveillants non gradés (SPS)

Je vais expliquer brièvement aux directeurs ce qu'est une gestion laxiste. Nous n'avons pas la même façon de voir les choses. Ils n'ont pas la culture de la sécurité. Ils gèrent leur détention à leur façon, et cherchent sans doute à prouver qu'ils sont capables de faire quelque chose de détenus difficiles. Cette situation s'est produite à Saint-Martin il y a quelques années. Nous connaissons un détenu – M. Boubala – qui fait le tour de France des établissements, chacun étant contraint de l'accueillir un certain temps. Lorsqu'il est arrivé à Saint-Martin-de-Ré, il a été classé auxiliaire. Cela s'est très mal passé. Cela s'est terminé avec un transfèrement, des manifestations, etc. De l'aveu de notre direction, le garder au moins trois mois était un « challenge ». Nous l'avons gardé quinze jours. Nous avions prévenu notre direction qu'il ne fallait pas le classer du fait de sa dangerosité, mais nous n'avons pas été écoutés, pour aboutir à une catastrophe.

Concernant l'affaire d'Arles, les directeurs gèrent tout à leur façon malgré les remontées d'informations, leurs adjoints, les officiers... Ils n'en font qu'à leur tête, la gestion est « hors-sol » – je ne dis pas que c'est partout pareil. Il suffit de voir le nombre de tracts émanant des organisations syndicales. À chaque incident ou agression contre un surveillant, nous attendons le passage en commission pour connaître la peine prononcée. Mais la direction a une façon de penser en décalage total avec les agents. En cas d'agression d'un agent, les mesures devraient être fermes, ce qui n'est pas forcément le cas. Il y a eu un incident important à Saint-Martin où un détenu « psy » a été placé en détention ordinaire. Cela a fini en drame mortel. Pourtant, les officiers avaient fait des observations sur ce détenu. Les directeurs ne devraient pas avoir honte de s'en remettre à leur hiérarchie au lieu de prendre des décisions si lourdes de conséquences sans être assurés de ce qui se passera.

J'ai omis de vous dire que, selon mes informations, les Elac de la maison centrale d'Arles ont constaté le changement de comportement de Franck Elong Abé après la prise de Kaboul, à tel point qu'elles l'ont surnommé « Air Kaboul ». Cela aurait dû remonter au niveau du renseignement et de la direction, et interpeller.

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Yoan Karar

Au sujet du classement, nous remarquons que cela sert au personnel de direction à acheter la paix sociale, pensant que les détenus amélioreront peut-être leur comportement. En revanche, en cas de problème, il est très difficile de déclasser un détenu, même pour faits de violence ou des insultes. Le déclassement doit obligatoirement être en rapport avec une faute commise dans le cadre de son emploi. Au niveau de vos conclusions, nous vous invitons à faire évoluer cela. Il faudrait pouvoir déclasser le détenu à tout moment lorsque son comportement en détention n'est pas satisfaisant. À Arles, je suppose que la directrice a été prise au piège, ne pouvant déclasser le détenu Franck Elong Abé malgré les alertes qu'elle a pu recevoir.

Concernant la formation à l'utilisation des caméras, il ne faut pas oublier que le personnel qui les gère assume une double mission. Or il faudrait du personnel dédié à la seule utilisation des caméras, sans qu'il doive en même temps ouvrir des portes ou vérifier des accès. Une personne humaine normale ne peut avoir l'œil rivé sur 70 ou 100 caméras tout en continuant d'assumer ses autres missions quotidiennes.

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Nous avons effectivement mis ce point en exergue lors des auditions précédentes. Un surveillant ne peut pas à la fois gérer le retour caméras et effectuer d'autres tâches. Nous en revenons toujours à ce problème de manque de personnel.

J'avais interrogé la hiérarchie sur le fait qu'un détenu pouvait ne pas être surveillé pendant plus de 10 minutes, notamment en secteur activités. Pouvez-vous nous expliquer comment les détenus, notamment en maison centrale, percevraient le fait qu'un surveillant soit constamment avec eux en salle d'activité ou en salle de sport ?

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Thomas Forner, secrétaire local de l'Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSA Justice)

Il y a deux cas de figure. Un détenu à forts troubles psychiatriques le prendrait pour du harcèlement et sauterait sur l'agent. Les autres se sentiraient épiés, cette surveillance s'ajouterant à la privation de liberté et à la présence de caméras. Les détenus se plaindraient de cette perte supplémentaire de liberté et nous irions au-devant de gros problèmes si nous passions notre temps à les observer en permanence derrière une porte. Qui l'accepterait en plus d'être en prison, sous l'œil des caméras ? Par ailleurs, nous n'en avons pas les moyens. Il est impossible d'affecter un surveillant à chaque détenu. Dans les maisons d'arrêt, on compte parfois un surveillant pour 100 à 150 détenus. Le taux d'occupation atteint parfois 175 % comme à Avignon. Ce mois-ci un détenu s'est retrouvé en état de mort cérébrale, six mois après un incident mortel survenu dans ce même établissement. Deux meurtres en six mois, un manque d'effectifs chronique, une surpopulation carcérale qui crève les plafonds : c'est la triste réalité. Il est impossible de mettre un surveillant derrière chaque détenu ; et si c'était le cas, on s'exposerait à des conflits quotidiens, davantage encore qu'à l'heure actuelle.

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Je souhaite poser une question à M. Forner. Après la survenance du drame, au cours d'une première audition libre de l'ancienne directrice de la maison centrale et alors qu'elle n'était pas sous serment, celle-ci a omis de dire un certain nombre de choses à la représentation nationale. C'est important. Un responsable administratif a prétendu qu'il n'y avait pas eu d'incidents avec Franck Elong Abé. Finalement, nous apprenons que tel n'était pas le cas et que les incidents étaient multiples.

L'une des dimensions de cette affaire a trait à la politique globale mise en œuvre dans le cadre d'un service public – et vous êtes des agents de service public. Il y a également une dimension humaine, avec les conditions de travail et de détention. Notre mission consiste aussi à faire des préconisations d'ordre général. Or je comprends que la situation globale est assez inquiétante à cet égard.

Mais il y a aussi une dimension politique locale ayant trait à l'histoire de notre territoire depuis plusieurs années. Nous avons commémoré le vingt-cinquième anniversaire de l'assassinat d'un préfet de la République dans les rues d'Ajaccio, point de départ de cette histoire. S'en sont ensuivies l'arrestation d'un commando et la condamnation, en plusieurs temps, de ses membres, à des peines variables, le dernier arrêté et condamné étant Yvan Colonna, qui a trouvé la mort à la suite de l'agression dont il a été victime. La Corse a traîné cet acte depuis vingt-cinq ans, et cela a été très difficile. La gestion des membres de ce commando – dont celle d'Yvan Colonna – nous interroge : sur les remises de peine, la levée du statut de DPS – qui est un acte administratif et non judiciaire. Le sentiment que beaucoup de gens ont chez nous – voire ailleurs –, est qu'aucun cadeau n'a été fait quant aux conditions de détention, s'agissant pourtant de détenus qui ne posaient aucun problème. Dans le même temps, on s'aperçoit que des détenus qui posent d'autres problèmes, notamment quant à leur dangerosité – y compris dans la perspective de leur sortie –, ont parfois bénéficié d'accommodements.

Ma question sera franche et directe. Elle est importante, car chez moi, des milliers de personnes doutent, pensent que cela a été voulu. Il est très grave que des gens puissent le penser. Je ne sais pas si vous avez envie de me répondre, mais depuis que l'on a commencé les auditions, nous avons été confrontés à des personnes tenues à une certaine forme de raideur. Nous avons auditionné avant vous les représentants de l'encadrement, les personnels de direction, dont l'approche s'est limitée au corporatisme, à la défense de la directrice et du corps de direction – ce qui est normal. Certaines personnalités éminentes se sont parfois permises de reprendre les propos du président Acquaviva, qui est un responsable engagé et qui dit ce qu'il pense. Voilà ce que je souhaiterais savoir : compte tenu de votre expérience et de votre connaissance de cette affaire, peut-on selon vous accorder du crédit à la thèse selon laquelle « c'était voulu » ?

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Thomas Forner, secrétaire local de l'Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSA Justice)

Qu'entendez-vous par là ?

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Qu'il fallait que ça se finisse ainsi à un moment, qu'Yvan Colonna ne sorte jamais. C'est une question que beaucoup de gens se posent chez moi.

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Emmanuel Chambaud, secrétaire général de l'Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSa Justice)

Il est difficile de répondre à votre question. Le détenu Colonna avait une dimension médiatique évidente compte tenu des faits pour lesquels il avait été arrêté et incarcéré puisqu'il avait tué un préfet de la République. Ce qui est arrivé est triste. Cela ne doit pas arriver en prison, tout le monde l'a reconnu en préambule. Je ne vous cache pas que, suite à l'incident, j'ai été contacté par la famille d'un détenu corse incarcéré à la maison centrale d'Arles. Il y avait peut-être une visée politique derrière cette sollicitation, or je fais du syndicalisme, pas de la politique. J'ai donc retranscrit les propos de ces personnes au directeur de l'administration pénitentiaire. J'imagine que mes collègues ont reçu le même type d'appels. Yvan Colonna n'était effectivement pas un détenu ordinaire. Mais en tant que représentants des personnels, en tant que fonctionnaires, nous nous limitons aux domaines qui nous concernent. Était-ce voulu ou non, nous l'ignorons. L'enquête en cours le déterminera peut-être. En ce qui concerne le maintien du statut de DPS, je suppose que la médiatisation de l'affaire a joué. La dangerosité de cette personne était avérée au moment de la commission des faits. Je pense qu'il serait resté DPS car il s'agissait d'un détenu et d'une affaire médiatiques.

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Ce que vous dites est important. D'un côté, il y eu une gestion particulière – vous avez parlé de recherche de la paix sociale – pour justifier à tout prix la préparation de la sortie d'un individu dont on savait qu'il était extrêmement dangereux, de manière permanente. D'un autre côté, nous avons quelqu'un pour lequel la question de la levée du statut de DPS ne valait qu'au regard de la question du rapprochement avec sa famille. S'il y avait eu des aménagements à Borgo, le problème se serait posé différemment. On ne pouvait pas ne pas savoir que le maintien du statut de DPS empêchait le rapprochement familial. Yvan Colonna ne voyait plus sa mère depuis quinze ans et son jeune fils depuis trois ans. Le trajet pour venir à Arles, 500 kilomètres, représente un coût de plusieurs centaines d'euros. Cette situation était connue de tous, administration centrale comme responsables politiques. Comme vous venez de le dire, le maintien du statut de DPS pour des raisons médiatiques – donc d'influence sociopolitique –, renvoie au procès d'Yvan Colonna et non à son parcours carcéral. C'est un élément de perception important dans le cadre de l'analyse en miroir du parcours de deux individus qui relevaient du même régime administratif, du moins en tant que DPS.

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Emmanuel Chambaud, secrétaire général de l'Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSa Justice)

J'ai connu le cas d'autres détenus DPS qui le sont restés pendant toute leur détention. Leur niveau de dangerosité était avéré à un moment donné, mais ils auraient pu perdre ce statut au fil des années. Malgré tout l'administration les y maintenait. Je ne saurais vous dire pourquoi. C'est une pratique commune.

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Éric Aouchar, Syndicat national de l'ensemble des personnels de l'administration pénitentiaire (SNEPAP-FSU)

La convocation qui nous a été adressée comporte un sous-entendu évident : l'enquête porte sur un « assassinat », ce qui suppose la préméditation. Les questions sont donc orientées en ce sens. Le rapport met en exergue un enchaînement de dysfonctionnements qui peuvent laisser penser qu'il n'y a pas de hasard. Or en vertu du principe du rasoir d'Occam, la solution la plus simple est souvent la meilleure. On peut aussi considérer que cet ensemble de dysfonctionnements a mené à la situation qui nous occupe sans que cela résulte d'une volonté quelconque à l'origine – contrairement à ce que laisse penser le terme d'« assassinat ». Si tel avait été le cas, il aurait été possible de traiter le problème plus facilement sans risquer d'occasionner une éventuelle mise en cause globale de l'institution. S'il s'était vraiment agi d'un calcul et d'un règlement politiques, d'autres méthodes étaient envisageables, mais pas ce qui s'est passé, qui justement met en cause l'institution dans son ensemble.

Il était évident que compte tenu de son profil, l'agresseur était toujours susceptible d'un passage à l'acte. Je n'ai pas d'élément à ce sujet, mais il s'apparente à un profil de psychopathe. Après avoir reçu ma convocation, j'ai effectué des recherches et découvert le cas d'un détenu de 25 ans tué par un codétenu dans un quartier de semi-liberté, lieu où en principe il n'y a pas de problèmes particuliers. Il faut accepter que certains hasards puissent avoir des conséquences démultipliées – comme dans la série Destination finale. Il n'y a pas d'éléments objectifs pour étayer la piste évoquée, qui serait une piste dangereuse car elle supposerait l'implication de certains personnels pénitentiaires, y compris éventuellement le surveillant qui s'est absenté. Si l'on met en cause la probité des personnels pénitentiaires, plus personne ne voudra s'occuper de ces détenus les plus dangereux.

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Vincent Le Dimeet, Syndicat national de l'ensemble des personnels de l'administration pénitentiaire (SNEPAP-FSU)

J'ai eu affaire à de nombreux détenus corses – j'ai exercé à Fresnes où il un étage leur était réservé. Leur comportement en détention est en effet spécifique. 90 ou 99 % du temps, ces détenus sont se comportent bien et sont respectueux. À la question « les choses auraient-elles dû changer ? », je pense qu'après toutes ces années en détention il était grand temps qu'Yvan Colonna et les deux autres détenus ayant participé à l'assassinat du préfet Érignac rentrent en Corse. De là à lever leur statut du DPS… On sait qu'il conditionnait leur retour, mais il va peut-être falloir réfléchir autrement. Pourquoi ne pourrait-on pas gérer un prisonnier sous statut de DPS en Corse ? De manière générale on tient largement compte des familles et de la question du rapprochement familial dans la détermination des lieux de détention et des conditions d'incarcération. Qu'est-ce qui justifierait de ne pas faire de même pour des DPS ? Compte tenu du nombre d'années passées en détention et du comportement quasiment irréprochable des personnes concernées, ce sont des questions qu'il faudra se poser pour l'avenir, et pour d'autres détenus.

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Il est hors de question pour moi de mettre le doigt sur un scénario ou un autre. Mais mon territoire a une histoire. En 1998, un préfet de la République était assassiné dans les rues d'Ajaccio. Un an après, son successeur était entre quatre gendarmes après avoir ordonné de brûler des paillotes pour que des gens se tirent dessus. C'est notre histoire. Des complots, des manigances, malheureusement, en Corse comme ailleurs, il y en a eu. Au-delà des dysfonctionnements avérés dans le milieu carcéral qui ont abouti au drame du 2 mars, des gens en Corse se posent des questions, de bonne foi. La justice suppose aussi de lever un certain nombre de doutes. Depuis le début de nos auditions, c'est la première fois que je pose cette question, car je savais que vous me répondriez de façon directe. Je ne l'ai pas posée avant.

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Emmanuel Baudin, secrétaire général du Syndicat national Force ouvrière justice

L'Assemblée nationale traitera peut-être prochainement d'un projet de loi qui nous permettra de travailler dans de meilleures conditions. J'espère que l'ensemble des députés pourra soutenir ce texte, allouer davantage de moyens, améliorer le recrutement et l'attractivité. On oublie souvent la pénitentiaire après les élections présidentielles. Il faudra peut-être amender ce projet de loi – nous reviendrons alors vers vous – pour faire évoluer les conditions de travail des personnels de surveillance et les conditions de détention des personnes incarcérées. Les deux sont liés. On l'a bien compris, s'il y avait eu davantage de personnel à Arles ce jour-là, peut-être aurait-on évité le meurtre d'Yvan Colonna.

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Thomas Forner, secrétaire local de l'Union fédérale autonome pénitentiaire (UFAP-UNSA Justice)

J'espère sincèrement que la mort de M. Colonna marquera un changement profond au sein de notre institution, tant pour le bien-être des personnels qui y travaillent que pour celui des détenus qui y sont incarcérés.

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Nous prenons, nous députés membres de la commission, notre mission à cœur. Nous tenons donc à poser toutes les questions, d'ordre général ou plus spécifiques, car cette affaire nous place au confluent de plusieurs trajectoires. À titre d'information, le terme « assassinat » figurant dans la convocation reprend simplement le chef d'inculpation déterminé par la justice elle-même. Nous ne l'avons pas choisi selon notre bon vouloir, c'est la qualification retenue par la justice à ce stade. L'affaire présente donc un niveau de gravité très important ; il ne s'agit pas d'une rencontre fortuite, la préméditation est déjà quasiment reconnue. C'est ce qui explique un certain nombre de nos questions, liées y compris à la dimension politique de ce dossier relatif aux détenus du « commando Érignac », à la Corse en général avec, comme cela a été évoqué, des exemples de coups tordus. Monsieur Aouchar, le terme de « hasard » a été évoqué par vous et par d'autres, mais cet ensemble de faits hasardeux crée un alignement parfait qui nous interroge compte tenu de la dimension politique et historique de l'affaire. Merci d'avoir répondu à nos questions avec franchise sur les protagonistes de ce drame et vos problématiques, qui sont aussi celles de ce pays s'agissant de l'administration pénitentiaire, de la justice et de la gestion des terroristes islamistes. La recherche de la justice et de la vérité est nécessaire dans ce dossier particulier. Sachez également que nous nous rendrons à la centrale d'Arles le 27 février pour continuer d'échanger avec un certain nombre d'acteurs et approfondir ces questions sur place. Il s'agira notamment d'appréhender la réalité physique des lieux et de la confronter avec certaines déclarations faites sous serment devant notre commission.

Messieurs, je vous remercie.

L'audition s'achève à dix-huit heures vingt.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Jean-Félix Acquaviva, Mme Sabrina Agresti-Roubache, Mme Ségolène Amiot, Mme Bénédicte Auzanot, M. Romain Baubry, M. Laurent Marcangeli, M. Guillaume Vuilletet.

Assistait également à la réunion. – M. Emmanuel Taché de la Pagerie.