Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 18 septembre 2019 à 9h40

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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Table ronde, ouverte à la presse, sur les Pôles : enjeux stratégiques et environnementaux, avec Dr Jérôme Chappellaz, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), directeur de l'Institut polaire français Paul-Émile Victor (IPEV), Dr Laurent Chauvaud, directeur de recherche au CNRS, Dr Anne Choquet, enseignante-chercheuse en droit à la Brest Business School, Mme Camille Escudé, doctorante sur la construction de la gouvernance régionale de l'Arctique, Dr Paul Tréguer, océanographe chimiste, professeur émérite à l'université de Bretagne Occidentale, M. Romain Troublé, directeur général de la Fondation Tara Océan.

La séance est ouverte à 9 heures 40

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je suis très heureuse que se tienne ce matin cette commission sur ces grands enjeux que sont les enjeux des pôles et que je considère comme absolument majeurs. Les pôles soulèvent en effet des questions autant stratégiques qu'environnementales fondamentales pour notre devenir. Nous avons invité, à cette occasion, de grandes personnalités pour débattre des sujets de souveraineté, de protection de l'environnement, d'accès aux ressources naturelles, et des avancées des moyens de la recherche scientifique française dans ces régions. Nous poursuivons à cette occasion les discussions que nous avons entamées dans le cadre des travaux du groupe d'étude sur les pôles que je copréside avec Jean-Luc Mélenchon, ce qui n'empêche pas notre commission des affaires étrangères de s'en saisir aussi.

Nous avons ainsi le plaisir de recevoir le docteur Jérôme Chappellaz, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui est aussi le directeur de l'Institut polaire français Paul-Émile Victor (IPEV), le docteur Laurent Chauvaud, qui est également directeur de recherche au CNRS, le docteur Anne Choquet, enseignante-chercheuse en droit à la Brest Business School, Camille Escudé, doctorante sur la construction de la gouvernance régionale de l'Arctique, le docteur Paul Tréguer, océanographe chimiste, et professeur émérite à l'université de Bretagne Occidentale, et enfin Romain Troublé, directeur général de la Fondation Tara Océan.

Je vous propose que nos débats s'articulent autour de deux thèmes principaux : la question des enjeux stratégiques, ce qui nous permettra d'aborder des questions sensibles de la gouvernance, et nous allons comprendre que ces questions se posent différemment pour l'Arctique et pour l'Antarctique, la question de la valorisation économique et de l'accès aux ressources naturelles, puis les enjeux scientifiques environnementaux, ce qui mettra en valeur l'importance de ces régions pour la régulation du climat de notre planète, ainsi que la richesse inouïe en biodiversité qu'elles représentent.

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Dr Anne Choquet, enseignante-chercheuse en droit à la Brest Business School

L'Antarctique est un continent protégé, mais de plus en plus convoité. Vous connaissez certainement cette image classique de l'Antarctique organisée en camembert. Sept États, dont la France, ont émis des prétentions territoriales pour affirmer leur volonté de s'en occuper. Ces revendications ont été faites sur la base de découvertes de zones de l'Antarctique, avec un prolongement du territoire jusqu'au pôle. La particularité de ces prétentions est que bien souvent elles se chevauchent alors qu'une partie du continent n'a été revendiquée par aucun État. À titre d'exemple, une partie du territoire est revendiquée par trois États.

Revenons un peu en arrière. L'année géophysique internationale, en 1957-1958, a été une année particulièrement fertile en expéditions scientifiques, le principe étant de dépasser toutes les questions relatives à la souveraineté des États pour pouvoir mener des activités scientifiques en Antarctique où que l'on soit, sans se préoccuper du territoire. Cela a bien marché. C'est à la fin de cette année géophysique internationale que les États ont choisi de s'intéresser véritablement à une question simple : à qui appartient l'Antarctique ? Cela a abouti au traité sur l'Antarctique en 1959. Ce traité repose sur un principe fondamental : le gel des prétentions territoriales qui permet aujourd'hui de continuer une coopération entre États. Il s'agit en fait d'un accord sur un non-accord. Les États qui ont émis des prétentions territoriales peuvent les conserver et considérer que ces territoires leur appartiennent, même s'ils n'opposent pas aux autres États une frontière. Les autres États vont pouvoir accepter ces prétentions territoriales sans en tirer de conclusions pratiques. Par exemple : l'Australie reconnaît les prétentions territoriales de la France et vice-versa. Il y a également des États qui refusent toutes prétentions territoriales, soit qu'ils aient eux-mêmes des prétentions soit qu'ils souhaitent faire de l'Antarctique un espace international.

Depuis 1959, de plus en plus d'États se sont joints au groupe des États parties au traité sur l'Antarctique. Actuellement, nous en sommes à cinquante-quatre États. Tous n'ont pas le même statut. Certains ont un droit de vote, on les appelle « parties consultatives », et d'autres ne l'ont pas, mais participent néanmoins à toutes les négociations à titre consultatif. La fréquence des réunions est annuelle. Sur le fondement du traité sur l'Antarctique, et sur la base des préoccupations des États, d'autres traités formant le « système du traité sur l'Antarctique » ont été conclus. Ces traités ont produit un droit dérivé que l'on appelle « mesures », « décisions », ou « recommandations » suivant leur statut juridique. Le système du traité sur l'Antarctique repose sur trois piliers : maintien de la paix, recherche scientifique, protection de l'environnement. Les différentes décisions qui sont adoptées par les États mettent en avant ces différents piliers.

En 1991, le traité sur l'Antarctique a été complété par le protocole de Madrid, qui fait de l'Antarctique une réserve naturelle consacrée à la paix et à la science. Cela pose comme principe – qui existait déjà en 1959 – que l'Antarctique est un continent réservé aux seules activités pacifiques. Cela ne signifie pas que nous n'aurons pas d'activités menées par des militaires, mais c'est toujours à des fins pacifiques. Il y a également, dans cette réserve naturelle consacrée à la paix et à la science, une réponse à une convention qui avait été adoptée en 1988 qui donnait la possibilité de mener des activités relatives aux ressources minérales. En 1991, les États vont avoir une position totalement différente de celle qu'ils avaient adoptée en 1988. Ils vont choisir d'interdire les activités relatives aux ressources minérales. Seules des activités scientifiques pourront être envisagées à cette fin. Néanmoins, à la fin des négociations, ils ont choisi d'établir une porte de sortie et ont dit : « Peut-être qu'un jour, nous aurons besoin d'aller en Antarctique rechercher les ressources minérales. Nous allons donc établir cette porte de sortie, mais les conditions seront très strictes pour lever cette interdiction. »

Actuellement, le protocole et le traité sur l'Antarctique n'ont pas un terme déterminé, c'est-à-dire une vocation à durer dans le temps. Le protocole ouvre seulement une porte de secours ou de sortie. Si vous voulez modifier le traité, il y a deux périodes. Durant la première période, soit cinquante ans après l'entrée en vigueur du protocole, une décision unanime des parties consultatives est nécessaire. Actuellement, nous en avons vingt-neuf. Après 2048, nous pourrons envisager une levée des prétentions territoriales. Nous n'aurons plus besoin de l'unanimité, mais seulement d'une majorité. Néanmoins, la majorité est très stricte, puisqu'il faut une majorité des États parties l'année de la discussion. Il faudra également l'unanimité des parties consultatives qui l'étaient en 1991 – elles étaient vingt-six – et un régime juridique pour établir ces activités-là.

Les activités relatives aux ressources minérales sont interdites, mais il y a d'autres activités, notamment la recherche scientifique, qui prospère. L'Antarctique n'est pas réservé aux seules activités scientifiques. Le protocole en fait seulement une activité prioritaire. En effet, s'il y a un conflit dans les demandes d'activités, la priorité est donnée à la recherche scientifique.

Il y a également des activités commerciales. La première activité commerciale, en tout cas celle qui pose le plus de problèmes actuellement, c'est le tourisme. Il y a de plus en plus de touristes en Antarctique, et il y a également une diversification des activités touristiques. Les États, actuellement, cherchent à compléter les textes pour pallier les conséquences de ce développement. Des règles s'appliquent déjà à l'ensemble des activités scientifiques et touristiques, avec des obligations de déclaration ou d'autorisation préalable, avec – c'est une caractéristique forte du traité – une évaluation d'impact sur l'environnement systématique. Toute activité, quel que soit le thème et quelle que soit son importance, fait l'objet d'une évaluation d'impact sur l'environnement. Il y a également des zones protégées de toute activité avec un système de permis. Les contraintes nouvelles ont amené les États à ouvrir des discussions en vue d'adopter de nouvelles réglementations sur l'activité touristique puisqu'il y a des risques environnementaux et des risques importants pour la sécurité humaine. Les États complètent le traité sur l'Antarctique, le protocole de Madrid, en prenant petit à petit des mesures complémentaires sur des obligations d'assurance, par exemple, ou des obligations de rapport post visite. Petit à petit, un cadre réglementaire se forme autour du tourisme.

Le traité sur l'Antarctique s'est construit au fil des années et, petit à petit, a été renforcé via des traités internationaux ou des mesures complémentaires adoptées par les parties consultatives. Il n'empêche que, comme tout traité international, il ne faut pas rester figé. Il est important de le faire évoluer et de répondre véritablement aux risques et aux difficultés que connaît cette partie du monde.

En définitive, un cadre réglementaire existe. Cinquante-quatre États sont parties au traité sur l'Antarctique. Même si la majorité des activités sont menées par des entreprises qui relèvent d'un État partie au protocole, certaines activités sont menées à partir d'États tiers. Se pose donc la question de la mise en oeuvre effective des réglementations. Il y a également des activités qui n'ont pas été autorisées, qui n'ont pas été déclarées dans les pays. Quid du contrôle quand nous sommes loin des États ? Ne pourrait-on pas envisager des observateurs à bord des navires de tourisme pour essayer de vérifier la mise en oeuvre des règles ? Se pose la question de la gestion des activités innovantes. Il n'est pas toujours facile de prendre les décisions en droit. La particularité du traité sur l'Antarctique est que l'ensemble des décisions sont prises par consensus. Il faut, à chaque fois, avoir l'accord des vingt-neuf parties consultatives. C'est long. Les États négocient pendant de longues années avant de prendre des décisions. Je souhaite évoquer la difficulté également de gérer des activités que j'ai qualifiées de « mixtes ». Des activités commerciales ou de tourisme cherchent plus de facilité, plus de possibilités, et, pour cela, essayent de s'appuyer sur des activités scientifiques.

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Dr Jérôme Chappellaz, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), directeur de l'Institut polaire français Paul-Émile Victor (IPEV)

Les enjeux polaires, comme l'a souligné Mme la présidente, constituent des enjeux très importants au niveau mondial, dans lesquels la France doit prendre toute sa part. Mon propos sera focalisé sur des aspects de logistique. Quand on parle des régions polaires, on parle de régions particulièrement difficiles d'accès. Y conduire de la recherche, notamment, ne se fait pas sans mettre en place des moyens logistiques spécifiques. C'est la mission de notre institut, l'IPEV. Créé en 1992, il constitue un groupement d'intérêt public. Nous avons huit administrateurs aujourd'hui, deux qui proviennent des ministères : le ministère en charge de la recherche, qui possède 49 % des voix au sein de notre conseil d'administration, et le ministère des affaires étrangères. Ensuite, vous trouvez des organismes publics de recherche, le CNRS au premier chef, puisque l'ensemble de nos personnels mis à disposition sont des personnels de cet établissement. Nous avons également le Centre national d'études spatiales, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives, l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer), Météo France, et, pour terminer, les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), collectivité territoriale très particulière avec laquelle nous avons évidemment des liens très proches.

Concernant notre budget annuel, et pour vous donner un ordre d'idée, nous fonctionnons avec environ 18 millions d'euros. Notre objet : nous sommes l'agence nationale de moyens et de compétences chargée d'une mission de service public, la mise en oeuvre des recherches dans les régions de hautes latitudes. Par nos actions, nous offrons aux chercheurs un accès à des régions particulièrement difficiles. Dans l'hémisphère nord, nous gérons actuellement la station de recherche AWIPEV au Svalbard, à 78 degrés de latitude Nord. Nous nous occupons également des chercheurs dans différents pays possessionnés de l'Arctique pour différents projets de recherche, en collaboration avec ces pays. Notre présence est particulièrement marquée dans l'hémisphère sud. Nous gérons des stations de recherche dans les villes subantarctiques, situées dans l'archipel Crozet, les Kerguelen, les îles Nouvelle-Amsterdam et Saint-Paul et en Terre Adélie. Nous gérons la station Dumont d'Urville sur la côte de la partie de la Terre Adélie dont Anne Choquet parlait précédemment, revendiquée par la France, ainsi que la station de recherche Concordia à parité de moyens avec l'Italie.

Cet accompagnement de la recherche se traduit par quatre-vingt-douze projets de recherche cette année. Ces projets se répartissent entre trente projets en Arctique, vingt-six projets dans les îles Australes, vingt en Terre Adélie et seize à Concordia. En termes de moyens humains, cela représente deux cent soixante-dix-sept scientifiques, essentiellement français, originaires de toutes les institutions, que ce soit le CNRS, les universités ou encore le muséum. Au total, cela représente plus de 10 000 hommes-jours de missions scientifiques, ce qui constitue un apport assez considérable à la recherche internationale.

Il est toujours bon de montrer quelques photos pour illustrer les propos. Voilà les stations de recherche polaire françaises. En haut, vous avez les trois stations des îles subantarctiques, Crozet avec la base Alfred Faure, les Kerguelen avec la base de Port-Aux-Français et l'île d'Amsterdam avec la base Martin-de-Viviès. Ce sont des îles qui sont possessionnées par la France. Il y a donc un administrateur supérieur de l'État, un préfet, qui gère ces territoires très particuliers, puisqu'il n'y a pas d'électeurs. Il y a des personnes en présence ponctuelle, qui sont essentiellement les chercheurs et techniciens travaillant sur ces stations.

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Dr Jérôme Chappellaz, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), directeur de l'Institut polaire français Paul-Émile Victor (IPEV)

C'est une préfète en effet, Mme Évelyne Decorps, ancienne ambassadrice de France au Mali.

En bas, vous avez les territoires des pôles, la Terre Adélie, avec la base Dumont d'Urville, également revendiquée par la France sur ce territoire administré par Mme la Préfète Évelyne Decorps. Elle délègue ses pouvoirs, en dehors des aspects de sécurité et de souveraineté, à l'IPEV, en charge de l'organisation logistique, de la gestion des infrastructures, et des transferts de matériel et de personnel. Au centre en bas, vous avez la station Concordia, située au Dôme C, gérée à parité de moyens avec l'Italie. En bas à droite, vous avez le Svalbard, avec la station AWIPEV que nous gérons avec l'Allemagne depuis 2003. C'est la seule station de recherche gérée par deux nations de manière conjointe en Arctique.

Nous gérons également des moyens logistiques lourds. Sur la photo centrale, ce sont les raids terrestres que nous mettons en place chaque année pour alimenter la station Concordia. Sur la carte de l'Antarctique en haut à gauche, vous voyez la station Dumont d'Urville sur la côte. La station Concordia est située à 1 100 kilomètres à l'intérieur des terres. Pour la ravitailler, nous nous appuyons sur ce cordon ombilical. Ce sont trois voyages de vingt jours aller-retour chacun qui servent à transporter le fret pour alimenter cette station. Sans ce cordon ombilical, la station ne pourrait pas exister. Par ailleurs, nous opérons le navire ravitailleur « Astrolabe », qui est en soutien à la logistique antarctique. Ce navire est une particularité dans l'organisation au niveau de l'État français puisqu'il est la propriété des TAAF. L'Institut polaire français est l'autorité d'emploi. Nous gérons ce navire pendant cent vingt jours par an lors de la mission de logistique en Antarctique. L'armement appartient à la Marine nationale, puisqu'en dehors des cent vingt jours, ce navire est chargé des missions de surveillance dans la zone économique exclusive française de l'océan Indien, autour des territoires que nous avons mentionnés auparavant. C'est donc un navire de guerre.

Des moyens logistiques, c'est une chose, mais il faut évidemment que cela serve. Il y a des résultats, heureusement, et je les illustre ici par ces deux graphiques qui ont été produits par les Norvégiens. On ne peut pas nous targuer de subjectivité dans leur analyse. À gauche, vous avez le nombre de publications scientifiques produites en Arctique et en Antarctique par les différentes nations. Vous voyez que les États-Unis dominent encore le monde en la matière. La France se situe au sixième rang mondial, juste derrière la Norvège. En revanche, quand on regarde les index de citation des articles scientifiques – ce n'est pas seulement le nombre de citations, mais leur impact au niveau de la communauté scientifique, ce qui est quand même plus important – la France se situe au deuxième rang mondial. Peu de gens le savent, et je pense que c'est important de le souligner. Nous sommes devant les États-Unis, devant l'Australie, et devant l'Allemagne.

Ces publications scientifiques, à quoi ont-elles trait ? Les grandes catégories de sujets scientifiques que nous soutenons sont variées. En dehors de la planète Terre, c'est d'abord l'astronomie. À Concordia, nous soutenons des travaux de recherche sur les exoplanètes. Il y a eu par exemple une publication il y a quinze jours dans Nature Astronomy sur la découverte d'une exoplanète autour de Beta Pictoris, qui repose en grande partie sur les observations que nous conduisons hiver après hiver dans cette station, au coeur du continent antarctique.

Ensuite, ce sont deux grandes catégories : d'une part, les sciences de la terre, d'autre part, les sciences du vivant. Les sciences de la terre, c'est la géophysique. Nous étudions la terre interne, les tremblements de terre, le magnétisme terrestre, avec des stations d'observation pérennes. Nous étudions également l'atmosphère, sa physique, sa chimie, son lien avec l'évolution du climat. Les terrains polaires étant des terrains couverts de neige et de glace, la glaciologie occupe une place prépondérante dans les sciences accompagnées par l'IPEV. Ensuite, les sciences du vivant, biologie et écologie. Nous avons affaire à des écosystèmes très particuliers, avec des aspects de biodiversité, des aspects d'adaptation des espèces, un environnement changeant, comme ailleurs dans le monde. Particularité, nous soutenons également des recherches en biomédecine puisque nous avons affaire à des milieux extrêmes où les hommes sont isolés dans des conditions qui se rapprochent des futures missions spatiales vers Mars. Nous avons, par exemple, un accord avec l'Agence spatiale européenne pour étudier les personnels que nous entretenons en hivernage dans la station Concordia sur un plan épidémiologique, toxicologique et psychologique.

Sur ce type de sujet, je pense qu'il est important de mettre en place un benchmarking international. Ma conclusion est assez lapidaire. La France fait beaucoup avec peu. Ce diagramme en barre vous montre en bleu le budget en millions d'euros consolidé, mis en place par différentes nations pour soutenir cette logistique dans les régions polaires. Je vous rappelle qu'avec la France, représentée par l'IPEV, nous disposons d'un budget d'environ 18 millions d'euros. Le budget de l'Italie est un peu au-dessus de 20 millions d'euros. La Corée du Sud se situe à 45 millions d'euros pour la même mission. L'Allemagne dépasse les 50 millions d'euros, et les Australiens sont également à 45 millions d'euros. Quand on regarde ce montant par rapport au nombre de personnels permanents gérant cette mission logistique – les personnels de l'IPEV – aujourd'hui, nous avons trente-huit permanents. Comparons avec l'Australie, qui a pratiquement soixante-quinze permanents. Nous amenons sur ces terres à peu près autant de scientifiques pour des missions que la Corée du Sud, avec un budget deux fois et demie inférieur. Nous pouvons appeler cela un miracle. Je ne vous cache pas que le miracle arrive à ses limites. Aujourd'hui, en tant que directeur de l'Institut polaire, je dois gérer des ressources humaines qui sont à bout, avec des personnes qui craquent et qui commencent à se mettre en disponibilité. Le miracle ne va pas se prolonger très longtemps avec les moyens dont nous disposons.

Quand on parle d'Antarctique – ma collègue Anne Choquet l'a évoqué – il y a les aspects de revendications territoriales, des enjeux stratégiques de présence des nations, d'influence des États sur ces régions. J'illustre le propos par quelques exemples très récents. Les États-Unis ont voté la modernisation de leur station de recherche côtière McMurdo pour un budget de 315 millions d'euros. L'Australie investit très fortement. Je rappelle que ce pays revendique 42 % du territoire antarctique. Il vient d'engager plus d'un milliard d'euros sur trente ans dans un nouveau brise-glace et pour son opération de recherche. Il s'est lancé dans la modernisation de ses trois stations côtières pour un budget de 275 millions d'euros. Le Royaume-Uni lance un nouveau brise-glace pour 180 millions d'euros et vient de rénover sa station côtière, Halley. L'Italie est en train de construire une piste en dur pour permettre à leurs avions d'atterrir sur la côte de l'Antarctique. La Russie bénéficie de fonds privés, ceux du milliardaire Leonid Mikhelson, patron de Novatek, deuxième producteur de gaz naturel en Russie, qui investit son argent personnel pour reconstruire la station historique Vostok au coeur du continent antarctique pour un budget de 56 millions d'euros. La Pologne possède une station en péninsule Antarctique, la station Arctowski, et son gouvernement vient de voter 21 millions d'euros pour la rénover. Où se situe la France dans tout cela ? Je rappelle que la France revendique la Terre Adélie et dispose d'une station historique, la station Dumont d'Urville, construite en 1955, qui attend une rénovation. La station Concordia a été inaugurée avec les Italiens en 2005, pour une durée de trente ans ; elle se trouve à mi-vie. La France est la seule nation du G7 à ne pas posséder de navire à capacité océanographique polaire. Nos chercheurs qui veulent conduire des recherches dans les milieux polaires sont obligés de se tourner vers des partenaires qui veulent bien leur laisser de la place à bord de leur bateau.

Pour l'Arctique, nous sommes dans un domaine où la France n'est pas possessionnée. Il faut s'articuler avec les nations possessionnées de l'Arctique. Je vous présente un panorama des projets que soutient l'IPEV avec ces différents pays. Au Svalbard, nous sommes évidemment très présents puisque nous avons une station de recherche, mais nous collaborons avec les Canadiens, les Américains, les Russes, les Danois et les Groenlandais, avec les Islandais également. Il va falloir renforcer ces actions de partenariat.

Une particularité en Arctique est que nous possédons une station qui s'appelle la station Corbel. Elle est sur le sol norvégien, au Svalbard, mais a été construite par Jean Corbel en 1963. Depuis, c'est une propriété française. Il se trouve que c'est une station qui fonctionne en site propre, avec de l'énergie propre, avec éoliennes et panneaux solaires. Elle a le potentiel de soutenir des recherches particulières qui ont besoin de conditions particulièrement propres, comme l'observation des aurores boréales sans pollution lumineuse ou comme la chimie de la neige. En 2016, le nouveau gouvernement norvégien a publié un livre blanc, qui rappelle notamment que le traité du Svalbard, signé en 1920, ne concernait pas la recherche, et donc qu'aucun État partie de ce traité n'a de droit pour mener des activités de recherche dans l'archipel. Les Norvégiens contestent donc notre droit à conduire notre propre recherche là-bas. Il appartient aux autorités norvégiennes, en vertu de la souveraineté de la Norvège, de réglementer l'activité de recherche. Nous sommes aujourd'hui, je ne vous le cache pas, dans un contexte diplomatique compliqué avec ce pays, qui rend la conduite de nos recherches au Svalbard un peu plus difficile qu'elle ne l'était avant 2016.

À mon sens, le point infrastructurel polaire français est clairement au sud, il ne faut pas l'oublier. La France revendique la Terre Adélie. Elle possède les terres subantarctiques. Cela implique évidemment un poids important dans cet hémisphère sud. Il y a des enjeux stratégiques, mais également scientifiques dans ces régions, notamment sur les questions du niveau des mers, l'adaptabilité des espèces, la question des aires marines protégées. Vous savez qu'à travers la Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l'Antarctique (CCAMLR), la France défend notamment la création de nouvelles aires marines protégées en Antarctique de l'Est, position à laquelle la Chine et la Russie s'opposent pour l'instant. Il existe des enjeux de téléconnexion climatique. Nous parlons beaucoup du climat en ce moment, et pour cause. L'Antarctique vous paraît très lointain, et pourtant, il est connecté également au climat que nous vivons ici.

La maintenance des stations de recherche en Antarctique, à mon sens, doit faire, à court terme, l'objet d'une stratégie commune entre, d'une part, le ministère de la recherche et, d'autre part, le ministère des affaires étrangères. Il ne faut pas oublier le subantarctique. Je rappelle que, depuis le mois de juillet, les îles subantarctiques et les mers australes françaises sont inscrites au patrimoine mondial naturel de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO).

Au nord, je vous ai présenté très rapidement le contexte norvégien compliqué au Svalbard. J'espère que le ministère des affaires étrangères va pouvoir nous appuyer sur ce point délicat.

Globalement, au sujet de l'Arctique, il faut développer nos collaborations bilatérales et explorer notamment les possibilités d'échanges de services entre Arctique et Antarctique. Je prends l'exemple du Canada, qui est partie non consultative du traité sur l'Antarctique et ne possède pas de station de recherche. Nous en possédons. Nous pouvons faire en sorte que les chercheurs canadiens accèdent à nos moyens et, en échange, les Canadiens nous facilitent l'accès à l'Arctique, où ils disposent d'une présence technique et logistique très importante.

Se pose la question de l'autonomie offerte par un brise-glace à capacité océanographique. À mon sens, la France n'a pas vraiment les moyens de s'engager dans cette voie. Je serai plus en faveur de la création d'un outil européen, au sein duquel une quote-part française importante serait créée.

En conclusion, l'innovation est un maître mot en milieu polaire. Ce sont des lieux exigeants, où nous avons besoin d'énergies renouvelables. Nous avons besoin de transmettre des données, là où les satellites sont pratiquement inexistants. Nous avons besoin d'automatisation pour limiter la présence humaine – la présence humaine est risquée, nous jouons avec des vies là-bas –, de robotique, de manière à remplacer l'humain dans l'acquisition des données, de capteurs intelligents mis en réseau, de nouveaux vecteurs. Romain Troublé en parlera à propos des capacités de Tara à mettre en place de la recherche dans des conditions un peu nouvelles. Je pense que la France peut être un fer de lance en la matière. On disait, en 1973, que « la France n'a pas de pétrole, mais elle a des idées ». Je pense que c'est toujours valable. Nous pourrions être très actifs en la matière en développant des partenariats académiques et industriels. Je terminerai mon propos en reprenant les termes de Michel Rocard pour la feuille de route 2016 pour l'Arctique : « L'ensemble de ces initiatives requiert une valorisation de la recherche française sous la forme d'un soutien fort des tutelles institutionnelles et scientifiques. » Je pense que ces propos sont toujours d'actualité.

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Camille Escudé, doctorante sur la construction de la gouvernance régionale de l'Arctique

Je suis professeure agrégée de géographie et je travaille à Sciences Po sur la coopération politique en Arctique, plus précisément sur le Conseil de l'Arctique. La gouvernance multilatérale a-t-elle encore une chance en Arctique ? Pourquoi je pose cette question aujourd'hui ? Parce que vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a eu quelques coups diplomatiques cet été. De nombreux discours de l'administration Trump en particulier ont un peu bouleversé les choses. Alors que, depuis la fin de la guerre froide, on disait que l'Arctique était une zone exemplaire de coopération scientifique, de paix, etc., il faut avouer que, depuis le début de l'année 2019, on peut se poser quelques questions ; la coopération multilatérale a-t-elle toujours une place en Arctique ? Je parle évidemment de la proposition de Donald Trump d'acheter le Groenland. Je parle également de deux discours de l'administration Trump, un premier de Mike Pompeo en mai 2019, en marge du Conseil de l'Arctique en Finlande où celui-ci a fustigé l'attitude agressive de la Russie et de la Chine en Arctique, et un discours beaucoup plus récent, dont nous avons moins parlé, début septembre en Islande, où cette fois-ci c'est Mike Pence, le vice-président des États-Unis, qui a tenu un discours semblable. Au-delà de l'anecdote de l'achat du Groenland, la question que je me pose, c'est : que signifient ces coups d'éclat de l'administration Trump pour la politique de la région Arctique ? Est-ce si anecdotique que cela ? Et surtout, le multilatéralisme en Arctique est-il aujourd'hui remis en cause, alors qu'on en avait vanté les succès jusqu'à présent ?

Ce multilatéralisme arctique est né en 1987 avec un discours de Mikhaïl Gorbatchev, président de l'Union soviétique, à Mourmansk, qui lance la coopération politique et parle de dénucléariser le nord de la planète, et surtout d'en faire une zone de coopération scientifique et de coopération autour des enjeux environnementaux. Aujourd'hui, il existe une multitude d'initiatives de coopération plus ou moins formelles en Arctique, dont la plus connue et la plus solide est le Conseil de l'Arctique qui est, de fait, aujourd'hui, le cadre privilégié de la gouvernance régionale. Ce n'est pas une institution internationale, mais un forum fondé sur la science avec un mandat essentiellement technique. Il fonctionne par groupes de travail auxquels participent également des scientifiques français autour de la protection environnementale et du développement durable. Il y a un certain nombre de groupes de travail qui visent à mettre en oeuvre des recommandations, des normes, mais qui sont ensuite appliquées selon le bon vouloir des États parties. Les décisions ne sont pas contraignantes juridiquement. Néanmoins, ce forum, ce Conseil de l'Arctique, auquel participent les huit États au nord du cercle polaire, mais également des participants permanents, c'est-à-dire des groupes autochtones et des observateurs – dont fait partie la France –, a souvent été présenté comme un succès de gouvernance multilatérale. Un exemple que l'on peut prendre, c'est celui de la crise ukrainienne. Malgré les sanctions de l'Europe contre la Russie, malgré des contre-sanctions, etc., la coopération scientifique en Arctique est restée plus ou moins bonne, et les réunions du Conseil de l'Arctique ont continué à avoir lieu. Les Premiers ministres et les présidents des pays ont continué à se rencontrer, un peu comme si de rien n'était. On a souvent eu l'impression que, parce que tout le monde a intérêt à la coopération environnementale, pour notamment développer des activités qui peuvent être économiques, personne n'avait intérêt à faire de cette zone une zone de guerre.

Le Conseil de l'Arctique et le droit de la mer, la convention de Montego Bay, sont les principaux cadres juridiques et politiques en Arctique qui font qu'aujourd'hui, il n'y a quasiment pas de revendications qui peuvent être émises par les États, hormis des mini-revendications. Je pense par exemple à l'île Hans qui est revendiquée à la fois par le Danemark et le Canada, mais il n'y a pas de quoi commencer une nouvelle guerre.

Néanmoins, il y a un contexte international qui, nous ne pouvons pas le nier, montre de l'intérêt pour l'Arctique. J'en veux pour preuve ce graphique qui montre l'entrée des observateurs au Conseil de l'Arctique, c'est-à-dire des États qui peuvent être présents pour observer les activités et participer au travail scientifique. Ces observateurs peuvent être des États, des organisations intergouvernementales, mais également des organisations non gouvernementales. Nous observons un pic en 2013, puisque sont rentrés au Conseil de l'Arctique de nouveaux observateurs, en particulier des observateurs asiatiques qui sont entrés en grand nombre avec la Chine, l'Inde, la Corée du Sud, Singapour, etc. Ils ont fait bondir le nombre d'observateurs et un peu déséquilibré la balance entre les États membres et les États observateurs. Ceci a provoqué la frayeur des États membres du. Ils ont un peu l'impression d'être observés – c'est le cas – et de perdre leur pouvoir politique dans les décisions de la région, puisque désormais, il y a tout un tas d'États qui peuvent, en marge des réunions du Conseil, faire des propositions politiques. Évidemment, cet intérêt politique traduit des intérêts économiques stratégiques forts.

C'est donc dans ce contexte que s'est produit cette année quelque chose de très étonnant pour les observateurs de l'Arctique. C'est la première fois pour la réunion ministérielle de 2019 du Conseil de l'Arctique – c'est-à-dire la réunion ministérielle qui concerne les chefs d'État des huit États de l'Arctique –, depuis la création du Conseil en 1996, qu'aucune déclaration commune n'a été signée. Je vous rappelle que cette déclaration n'a pas de valeur de loi. Néanmoins, traditionnellement tous les deux ans, une déclaration commune était signée, qui parlait de coopérer pour davantage de protection de l'environnement, etc. Cette année, l'administration Trump, alors qu'elle avait accepté en 2017, a refusé de signer cette déclaration parce qu'il était question du changement climatique et que cela ne lui plaisait pas. Ce blocage des États-Unis, d'après moi, peut être interprété comme un retour de la Realpolitik, alors que c'était un terme qui était quelque peu effacé de l'observation de la région. Les États-Unis ont pendant très longtemps laissé l'Arctique au dernier plan de leurs priorités. Il faut rappeler que les États-Unis sont une nation arctique grâce à l'Alaska, qu'ils ont acheté il y a à peu près cent cinquante ans. L'Alaska est l'un des derniers États à être entré dans la fédération des États-Unis. Depuis 2019, la diplomatie américaine multiplie les coups d'éclat. Je vous ai parlé du discours de Mike Pompeo au Conseil de l'Arctique où il refuse de signer cette déclaration en fustigeant l'attitude agressive de la Chine et de la Russie. Ce sont, pour lui, les deux ennemis qui sont identifiés.

Pour m'étendre un peu plus sur la Chine – nous aurons sans doute l'occasion de parler de la Russie –, ces déclarations états-uniennes viennent en contrepoint d'une présence chinoise qui est non seulement politique, mais surtout économique. La politique arctique de la Chine est apparue en janvier 2019, quand le pays a déclaré qu'il être un presque-État arctique, ce à quoi Mike Pompeo a répondu : « Il n'y a pas de presque-État arctique, il y a soit les États arctiques, soit les États non arctiques, et la Chine n'en est pas un. » Dans ce même discours, Mike Pompeo a donné le chiffre de 90 milliards de dollars d'investissement de la Chine en Arctique entre 2012 et 2017. Je n'ai pas eu l'occasion de vérifier ce chiffre. Cela me semble difficilement vérifiable. Néanmoins, que ce chiffre soit vrai ou pas, cela donne tout de même un ordre d'idée des investissements chinois en Arctique, qui sont présents dans des projets gaziers – on peut penser à Yamal, où la France est présente par le biais de Total dans le port de Sabetta en Sibérie – mais également dans des projets d'infrastructures dans les pays scandinaves, au Groenland, en Islande, etc. Dans le projet des routes de la soie chinoises, dont vous avez certainement entendu parler, il y a une route polaire de la soie qui passe par la route maritime du Nord.

Pour conclure sur l'état de la gouvernance en Arctique en septembre 2019, ce qui est intéressant, c'est que nous observons que ce sont les États-Unis qui sont finalement les trouble-fêtes du multilatéralisme arctique, peut-être comme ailleurs. Nous avons remarqué que ce n'était pas vraiment le « truc » de Donald Trump. Néanmoins, cela s'oppose à la Russie qui joue le rôle de la coopération, tout simplement parce qu'elle a des intérêts économiques prégnants en Arctique. La Russie n'a aucun intérêt à ce qu'il y ait des troubles politiques. Elle est active, de manière certes discrète, mais constante, dans la coopération politique. Nous savons qu'au nord du cercle polaire en Russie, c'est 10 % du produit intérieur brut (PIB) qui se joue. Ce sont 20 % des exportations, des ressources comme du gaz naturel liquéfié. La Russie a tout intérêt à faire profil bas et ici, ce sont les États-Unis qui tapent du poing sur la table face à cette menace perçue par eux de la Russie et la Chine. Cependant, la coopération technique continue à d'autres niveaux. Au Conseil de l'Arctique, le travail scientifique se poursuit à bas bruit, pas forcément au niveau de l'État, mais en tout cas avec des acteurs arctiques américains qui sont très actifs, par exemple l'Alaska. Quoi qu'il en soit, ces coups diplomatiques sont à prendre au sérieux. Parfois, nous avons tendance à ridiculiser ces prises de position. Il y a quand même des choses à prendre très au sérieux et qui interrogent aussi notre place en tant que Français et interrogent également la place de l'Union européenne, qui, dans toutes ces histoires, semble un peu hors-jeu. L'Union européenne est présente dans l'océan Arctique grâce au Groenland, mais de loin tout de même. D'après moi, cela pose aussi la question : face à ce combat de géants en Arctique, que peut faire l'Union européenne ? C'est une question que je soumets à votre sagacité.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pour revenir sur la proposition de Donald Trump, c'est sûrement un coup diplomatique, mais ceci s'inscrit, sur le plus long terme, dans une position américaine classique que l'on appelle « doctrine Monroe » et qui existe depuis 1823. Les États-Unis considèrent que ces territoires ne peuvent pas être propriétés des Européens parce qu'ils concernent leur propre sécurité. Les États-Unis ont déjà proposé par deux fois d'acheter le Groenland, et c'était la troisième fois. C'est donc aussi une constante de la doctrine américaine.

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Dr Laurent Chauvaud, directeur de recherche au CNRS

Je fais partie de ceux qui participent au miracle de l'IPEV et des scientifiques qui sont, grâce à l'IPEV, régulièrement amenés en Antarctique et en Arctique. Je veux vous présenter quelques grands principes qui régissent le fonctionnement des écosystèmes côtiers et les enjeux de l'écologie côtière qui sont propres à l'Arctique et à l'Antarctique, avec des différences assez notables et des points très similaires.

Une première photographie vous montre qu'à Brest, un peu à Marseille aussi, et dans quelques laboratoires français, nous avons des compétences pour la plongée scientifique sous la glace. Cette photo est prise juste à côté de la base Dumont d'Urville, pas très loin du bateau « Astrolabe » que vous a présenté Jérôme tout à l'heure. C'est évidemment cette glace qui est au centre d'un jeu, il faut le comprendre tout de suite. La glace de mer, la banquise, les icebergs, conditionnent le fonctionnement de ce système par une action mécanique, d'abord. Les icebergs qui se promènent ont tendance à broyer une partie de la faune qui se trouve autour de la base Dumont d'Urville – lorsque nous ne sommes pas à une trop grande profondeur – ou à transporter des espèces. C'est un vecteur de bactéries, de vers marins ou de méduses, et ainsi de suite. Quelques groupes s'accrochent à ces radeaux flottants et font le tour de l'Antarctique assez régulièrement. Cette glace conditionne la lumière, la chaleur, le climat et la vie en-dessous. La relation biodiversité et climat passe par la glace. C'est via la glace qu'il faut réfléchir. À Brest, nous avons développé quelque savoir-faire en termes de biochimie, pour décrypter les cycles de la matière sous la glace qui impliquent de la biologie ; on parle du phytoplancton, des algues qui sont dites « épontiques », qui vivent sous la glace ou servent à un réseau trophique qui nous intéresse et qui est en train de changer drastiquement.

Je vous propose de parler de cette vie sous la glace et de choses qui sont reconnues comme extrêmement étonnantes à l'échelle de la planète, avec des curiosités incroyables. Surtout, comment doit-on considérer une écologie doublement nouvelle parce que le fonctionnement de ces écosystèmes est en train de changer rapidement ? Les cycles à l'intérieur de ces systèmes sont eux-mêmes en train de changer. Les espèces sont en train de changer, leur régime alimentaire est en train de changer, et nous nous attendons à des mouvements importants dans les années à venir. La deuxième nouveauté est nettement moins surprenante quand on s'intéresse à la recherche. Les méthodes développées en écologie côtière polaire sont en train de se modifier en se mariant de plus en plus profondément avec les sciences de l'ingénieur. Je vous invite à lire cet article qui a été écrit par un Français, qui vous donne le nombre de publications « CC », pour « changement climatique », et la biodiversité en vert. Vous voyez qu'il y a une énorme proportion des articles relatifs au climat depuis le milieu des années 2005-2006. La quantité de publications sur le changement climatique a, en effet, nettement augmenté par rapport à celle sur la biodiversité en général. Les fonds ont vraiment été attribués à ce changement climatique, beaucoup plus qu'au changement lié à la biodiversité. En Arctique comme en Antarctique, cela va poser une difficulté puisque les deux sont intimement liés. Le point intéressant dans cet article, c'est que, si vous regardez la manière dont la presse internationale parle du changement climatique, le nombre de fois où on en parle par rapport au nombre de fois où on parle de biodiversité et de modification de la biodiversité, vous remarquez qu'il n'y a pas de tendance à la hausse. Nous avons quelque chose de très stable sur la courbe verte en bas. La presse internationale parle de biodiversité de façon constante depuis 1990 contrairement au changement climatique qui est très corrélé à la survenance d'un événement. La raison essentielle est liée au fait que la perception des journalistes et du grand public de la biodiversité est très locale. On s'attend à des changements locaux, en Arctique par exemple, alors que le changement climatique est vu comme quelque chose d'extrêmement global. Il se trouve qu'en milieu polaire, ce que je viens de vous dire est faux, c'est bien quelque chose qui va être à l'échelle d'un océan et de mers entières.

Si l'on s'intéresse à ce que font les scientifiques et ce qu'ils doivent faire en océanographie polaire, c'est dans un cadre d'enjeux climatiques. L'océan est un objet d'étude complexe. Un écosystème côtier reste un objet complexe, au moins aussi complexe qu'un corps humain. Cela nécessite que l'approche ou la façon d'étudier les milieux polaires ou l'océan en général soit extrêmement pluridisciplinaire. Il ne viendrait jamais à l'idée de construire un hôpital avec uniquement un service de cardiologie. Il faut absolument avoir un service d'hématologie ou de radiologie dans le même hôpital, à côté des urgences, pour que l'on réussisse à comprendre comment fonctionne le corps humain, surtout si ce corps est malade.

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Dr Laurent Chauvaud, directeur de recherche au CNRS

Oui, mais la tendance – et c'est ce que fait l'IPEV –, c'est bien d'offrir une offre pluridisciplinaire, c'est pour cela que le bateau océanographique français polaire est assez important. Nous avons réellement besoin d'avoir une approche pluridisciplinaire quand nous cherchons à comprendre comment dysfonctionne ou fonctionne un système polaire, ou l'océan en général.

Ce papier écrit par un autre français basé à Tromsø vous donne le nombre de publications en biologie et en écologie marine en Arctique et en Antarctique depuis le début des années 1990, jusqu'en 2010. Nous avons plus de compétences, plus de savoir-faire, plus de connaissances en Antarctique qu'en Arctique. La raison principale, c'est Anne Choquet qui vous l'a donnée. Le fait que nous n'ayons pas de traité international en Arctique limite notre capacité à avoir des connaissances nouvelles et à accumuler des connaissances. La collaboration internationale chez les scientifiques n'est pas un vain mot. Je pourrai rebondir tout à l'heure sur la nécessité de se marier encore plus intensément avec nos cousins québécois ou canadiens et de continuer à développer nos travaux avec le Danemark ou la Norvège en Arctique. Il faut absolument que nous transférions nos compétences d'Antarctique vers l'Arctique dans une espèce d'urgence. Les Français ont des compétences en Antarctique. Les Bretons ont appris à travailler sous les tropiques, à travailler en Bretagne en milieu tempéré. Je peux vous montrer deux ou trois exemples où ce qui est mis au point en rade de Brest est très facilement applicable en Arctique aujourd'hui. Le concept de transfert de connaissances fonctionne bien, et c'est d'ailleurs ce qui attire, maintient, ou scelle nos relations avec le Danemark, la Norvège, ou le Canada, quand on parle d'Arctique. Ce n'est pas parce que nous sommes Français ou parce que nous avons quelques compétences que ces pays n'ont pas.

Il reste en Arctique et en Antarctique des défis technologiques qu'il va falloir relever, notamment ceux qui sont propres aux sciences de l'ingénieur. Nous avons déjà développé pas mal de capteurs. Nous avons une aptitude à mesurer en quantité et en qualité un grand nombre de facteurs avec des capteurs, comme nous le faisons dans un avion ou en aérospatiale. Il faut continuer. Nous avons développé beaucoup de connaissances en biologie moléculaire, notamment via des associations avec le Canada et en utilisant l'ADN environnemental. Nous faisons des listes d'espèces qui ne nécessitent plus des connaissances en faunistique, mais bien en génétique. Nous devons – et l'IPEV le propose – développer des méthodes d'observation automatisées. Notamment à Dumont d'Urville, il va nous falloir câbler et instrumenter les capteurs et en installer de façon pérenne, non seulement pendant les hivers polaires, la nuit polaire, mais pendant des années. Nous anticipons des mariages forts avec les gens qui sont capables de faire du traitement du signal, c'est-à-dire que les mathématiques vont rentrer assez drastiquement dans les sciences de l'environnement et dans l'écologie côtière polaire.

Il y a les défis naturalistes, c'est évident. Le climat change la répartition des espèces, mais le fait que nous cherchions à naviguer et à installer des ports etou à forer, etou à déplacer des touristes, contamine les eaux qui étaient pour l'instant dépourvues de contamination – ce n'est pas complètement vrai, parce que l'atmosphère avait apporté quelques contaminants – et introduisent du bruit. Là, les Français sont très bien placés. La Défense nationale a développé des connaissances, transférées aujourd'hui à ceux qui s'intéressent au bruit en milieu polaire. Il est évident que le bruit a un impact. Sur cette photographie, les invertébrés qui sont posés au fond au stade larvaire ont des soucis lorsque le niveau sonore augmente. Au pied de la base Corbel, le niveau sonore a déjà doublé ces dix dernières années du fait de la présence des bateaux touristiques l'été. Sur cette photo, ce que vous voyez, ce sont de vraies curiosités. Si je ne vous dis pas que l'eau est à – 2 degrés, que la photo a été prise à trente mètres de fond, vous n'imaginez pas que c'est un milieu polaire. Cela ressemble à un environnement tropical. La base Dumont d'Urville, à partir de trente mètres de profondeur, ressemble à la luxuriance – si on veut parler un peu de poésie et d'esthétique et arrêter de mettre des chiffres, c'est simplement beau, c'est une esthétique parfaite. C'est d'une poésie absolue. C'est tellement beau que vous avez du mal à revenir en Bretagne. Vous avez du mal à sortir de cette eau, même si elle est gelée. C'est réellement quelque chose de troublant. Une des difficultés est que nous ne comprenons pas comment ces animaux font pour supporter cinq ou six ans de banquise permanente, comment ils arrivent à jeûner pendant des périodes longues. Se posent des questions vraiment intéressantes sur la longévité de ces animaux, leur gigantisme, sur le taux d'endémisme. De vrais débats ont lieu dans la communauté scientifique sur la question de savoir comment apparaissent de nouvelles espèces et pourquoi le rythme des mutations en Antarctique est aussi élevé. Ce que vous voyez sur cette image est une prédominance de bryozoaires et d'échinodermes, c'est-à-dire d'oursins, de crinoïdes, et d'étoiles de mer. C'est une vraie curiosité, une vraie richesse. Nous ne comprenons pas encore comment cela a pu se fabriquer.

En Arctique, il y a 11 000 espèces qui sont reconnues. Nous sommes déjà certains qu'il nous en manque 3 000. Nous sommes donc en train de faire brûler l'immeuble, et nous ne savons pas qui habite le huitième, le neuvième et le dixième étages. Nous n'avons pas la liste des habitants de l'Arctique. Ce que nous savons, c'est que quand je vous parle de l'Arctique, vous imaginez les animaux comme sur cette photographie, vous imaginez des morses, l'ours polaire, mais il y a bien quelque 4 000 espèces qui vivent sous l'eau, soit dans la glace, soit dans la neige, ou dans le phytoplancton, dans la colonne d'eau, et 5 000 invertébrés dans le sédiment. Si nous nous fions aux données de nos amis canadiens sur la partie arctique, il y a autant d'espèces que dans la partie atlantique et dans la partie pacifique. Ce n'est pas vrai que l'Arctique est un endroit où la biodiversité est plus faible. Elle a la même biodiversité au fond que l'Atlantique, il faut retenir cela. L'autre élément, c'est la surface échantillonnée. La moitié d'un terrain de tennis a été échantillonnée pour avoir ce chiffre, pas plus que cela. Nous n'avons pas plus d'argent et plus de moyens. Même les Canadiens pourraient aller échantillonner des surfaces et avoir des chiffres sérieux à vous présenter. Quand on parle de limite, c'en est une vraie.

Les informations que nous vous donnons sont liées à des animaux qui ont vraiment des espèces charismatiques. Certains animaux servent de fer de lance, mais nous n'avons pas beaucoup d'informations sur la petite crevette ou le petit bivalve qui vit dans la vase à trois cents mètres de fond. Ce n'est pas complètement vrai, parce que nous inventons des méthodes, mais nous avons de vraies difficultés à vous donner des tendances autres que sur les espèces dites « charismatiques ». Ce que nous savons quand même, c'est qu'entre cinquante et soixante-dix kilomètres, pour les espèces marines, c'est le rythme de migration par décennie vers le nord. Nous présentons beaucoup d'informations sur un copépode ou un ours polaire. Quand vous enlevez la banquise, vous avez tendance à laisser pénétrer – il y a plein d'autres évènements moins sympathiques que celui-là – la lumière. La banquise a pour effet, surtout s'il y a de la neige dessus, d'arrêter la lumière, et donc d'interdire la photosynthèse et la présence de certaines grandes algues. Le goémon ne peut pas être là facilement et les forêts de laminaires vont avoir tendance à monter au nord quand la banquise va disparaître, parce que la lumière va augmenter. Il y a toute une communauté scientifique qui commence à dire que la biodiversité va augmenter puisqu'un nouvel habitat va apparaître. C'est un habitat riche. C'est celui-là qui nourrit des morues arctiques, qui permet d'abriter les crevettes. Nous n'avons pas encore imaginé les effets positifs mis en balance avec les effets négatifs. Nous sommes bien dans un schéma complexe de réflexion entre gains et pertes. En termes d'écologie, ce n'est certainement pas un budget facile à établir, puisqu'il y a pas mal de subtilité. Dans les subtilités que l'IPEV nous propose, il y a l'accès à la base du Svalbard. Voilà une photo que j'ai prise il y a dix ans, par quinze mètres de fond au Svalbard. La banquise n'était déjà plus là. Il n'y a plus de banquise permanente à l'ouest du Svalbard depuis plus de dix ans maintenant. Les laminaires s'étaient développées. Ce que je viens de vous dire était vrai. Ce que vous voyez là, c'est l'apparition vers le nord d'un petit oursin qui, lui, se développe et est en train de dévorer – cela s'est déjà passé en Alaska – la forêt de laminaires. L'oursin est un animal brouteur qui mange des végétaux. Certains deviennent brutalement carnivores et sont même capables de cannibalisme. N'imaginez pas que nous puissions imaginer ces différents scénarios partout, tout le temps. Nous sommes en train de bouleverser et de créer de l'instabilité dans les relations entre les espèces en milieu polaire.

Une découverte récente complexifie un peu cela. Nous venons de découvrir que, notamment en Arctique, les animaux qui sont dessous sont capables de changer leur régime alimentaire à peu près à leur guise. Cette découverte ne date même pas d'un an. Nous n'avions pas imaginé que des animaux ou des peuplements étaient capables de changer de régime alimentaire avec glace, sans glace, qu'une partie accepte cela très correctement. Quoi qu'il arrive, l'introduction d'espèces va changer. Le fait qu'il y ait des bateaux, que les courants marins changent, que la glace disparaisse et que la température change, des espèces vont être introduites. Nous sommes en train de parler de turnover. 60 % des espèces vont être remplacées par d'autres en Arctique, c'est le chiffre québécois.

Vous comprenez bien que nous avons besoin d'installer des observatoires et nous avons vraiment besoin de séries temporelles longues pour pouvoir conclure sur ce qui est en train de se passer et avoir un scénario à peu près cohérent à proposer à tout le monde. Parmi les méthodes de surveillance dont nous disposons, figure l'acoustique. Nous avons développé à Brest le fait que pas mal de crustacés, pas mal d'invertébrés émettent des sons lorsqu'ils bougent, communiquent, mangent, et se reproduisent. Nous utilisons ces sons pour détecter leur présence, leur transfert. À l'inverse, parmi les choses étonnantes que nous proposons à l'étude, il y a l'impact du bruit sur la fixation ou l'installation d'invertébrés en Arctique. Vous découvrez que des bruits de bateaux modifient le paysage – quand je dis « modifient », il y a un facteur cinq dans la quantité de larves, de moules, capables de se fixer si vous faites passer un bruit de bateau deux fois par jour. Or, nous en avons déjà la preuve au Spitzberg, et c'est vrai à Dumont d'Urville, que la quantité de bruit a tendance à augmenter. Au Spitzberg le niveau sonore moyen d'un été arctique là-bas a doublé.

Il nous reste à comprendre comment une coquille Saint-Jacques réussit à vivre dans la glace et ce qu'elle y fait pendant cinq ou six ans, coincée. Il y a une myriade de mystères pour les biologistes à résoudre en Arctique et en Antarctique.

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Dr Paul Tréguer, océanographe chimiste, professeur émérite à l'université de Bretagne Occidentale

Je suis basé à l'Institut universitaire européen de la mer à Brest. Je suis co-auteur d'un ouvrage qui s'appelle Conquêtes antarctiques, édition du CNRS, avec une préface de Jean-Louis Étienne et Jérôme Chappellaz, et qui parle à la fois des conquêtes historiques de l'Antarctique, mais aussi des conquêtes scientifiques, notamment des Français. C'est un ouvrage qui est très facile à lire.

Quelques mots pour planter le décor. L'océan Arctique est une méditerranée, c'est-à-dire une mer entourée de continents. Le pôle Sud étant, vous le savez, au fond de l'eau, à l'opposé de l'océan Arctique qui est un anneau autour d'un continent, avec un pôle qui est au contraire en altitude sur le plateau polaire. L'océan Antarctique au sud du front polaire fait à peu près 10 % de la surface de l'océan mondial. Nous savons grâce aux grands navigateurs que faire le tour du monde, c'est faire le tour de l'Antarctique. C'est un océan d'icebergs. Nous ne pouvons pas résister à vous présenter cette superbe image prise au sud du cap Horn dans la mer de Scotia. Quand on parle d'océan, on parle d'un tout. Jules Verne parlait pour son Nautilus de Mobilis in mobile.

Quelques mots sur le bilan thermique de la planète Terre. Nous recevons l'énergie du soleil. Nous renvoyons vers l'espace de l'infrarouge. Le bilan entre les deux est négatif aux pôles. Il fait froid, ce n'est pas un scoop. Au contraire, dans l'Équateur, le bilan est positif, il fait chaud. Vous avez une source chaude, une source froide. Pour ceux d'entre vous qui ont des notions de thermodynamique – c'est la deuxième loi de la thermodynamique –, un transfert de chaleur du chaud vers le froid est assuré à la fois par l'atmosphère et par l'océan. L'effet de serre a un effet bénéfique, et il est assuré à la fois par la vapeur d'eau – on l'oublie souvent – mais aussi par les gaz à effet de serre, le fameux CO2. Si je regarde l'évolution de la température à la surface de la planète pendant le siècle dernier, sur un siècle, nous voyons qu'à part quelques exceptions, l'ensemble de la surface se réchauffe. Nous avons un processus qui est très actif et qui est dû notamment aux émissions de gaz à effet de serre. Pour résumer brutalement, notre combustion d'hydrocarbures produit du CO2. Une partie de ce CO2 est récupérée par la végétation, la forêt, l'Amazonie, et par l'océan. L'océan joue donc un rôle fondamental pour réguler la teneur en CO2. Lorsqu'on prend l'océan dans son ensemble, tout n'est pas égal partout. Les zones froides, les océans polaires, l'océan Arctique, l'océan du Pacifique Nord, l'océan Austral au sud, sont des océans froids qui absorbent le CO2. Dans notre jargon, nous appelons cela des puits, alors que l'Équateur, au contraire, émet du CO2. Ces puits vont permettre de compenser l'augmentation, en partie au moins.

La France participe à l'observation du transfert de CO2 dans l'océan, notamment dans l'océan Austral grâce au programme Océan Indien service d'observation (OISO), et ceci à bord des navires à l'époque affrétés par l'IPEV, le « Marion Dufresne », mais aussi grâce à « l'Astrolabe ». Nous avons un système d'observation globale sur l'océan. Ceci nous permet de montrer que, pour la part du CO2 qui est due à l'homme, à nous-mêmes, à nos activités depuis le XIXe siècle, il y a des zones spéciales dans l'océan où nous impactons davantage, comme le subarctique, l'Atlantique nord et l'océan Austral. Ce sont des lieux stratégiques pour l'observation du rôle de régulation du climat.

Corinne Le Quéré, que vous connaissez sans doute puisqu'elle est présidente du Haut Conseil pour le climat, est basée à Norwich. Elle suit, en particulier, l'évolution du CO2 transféré à l'océan. Nous nous disons qu'il va y avoir une limite à un moment donné. Y a-t-il une saturation ? Corinne Le Quéré en a détecté une dans l'océan Arctique en 2007. Après, le système s'est régulé, mais l'océan ne va pas pouvoir jouer son rôle indéfiniment.

Les géoingénieurs ont toujours de bonnes idées et ils ont remarqué que, dans l'océan Austral, le transfert de CO2 depuis l'atmosphère jusqu'à l'océan était dû à deux processus : la physique – les gaz se dissolvent dans l'eau – et la biologie, le phytoplancton, la photosynthèse – les algues vont pomper du CO2. Pourquoi n'aiderions-nous pas les algues à pomper davantage de CO2 ? En termes de géoingénierie, si nous fertilisons l'océan Austral en fer, nous pouvons activer la photosynthèse. Faut-il le faire ? C'est un autre débat, mais nous l'avons fait à moyenne échelle, avec treize expériences réalisées notamment dans l'Antarctique. C'est la zone au sud de l'Australie, ce croissant fertile fertilisé par du fer vu par satellite, au nord de Dumont d'Urville.

Quels sont les impacts du changement climatique sur l'Arctique ? L'impact le plus connu est celui-ci, une image radar récente, qui date du 12 septembre dernier, de l'extension de la banquise, glace de mer. Vous voyez que, par rapport à la moyenne sur la période 1981-2010, nous sommes en déficit. Nous pouvons prévoir sans doute la disparition, dans quelques décennies, de la banquise en Arctique en été.

Si l'océan dissout le gaz CO2, il y a un avantage pour réguler le climat, mais il y a aussi un inconvénient. Pour être bref, le CO2 réagit avec l'eau et va produire des ions H+, c'est-à-dire qu'on acidifie l'océan. Nous acidifions l'océan, et particulièrement dans les zones polaires, là où précisément le transfert de CO2 de l'atmosphère dans l'océan est actif. Sur le schéma de gauche, vous avez la latitude sur l'axe vertical, le pôle Nord en haut, et le pôle Sud en bas. Sur les axes horizontaux, vous avez deux axes : un axe de temps, de 1935 à 2088. En bas, l'augmentation de la teneur en CO2 de l'océan en surface. Quand on rencontre la ligne oméga égal un, ce qui est valable en 2032 pour l'océan Arctique, l'océan devient corrosif pour les organismes calcaires, par exemple, pour le ptéropode, qui vole dans l'océan. Nous sommes en train de le faire, au moins de manière saisonnière depuis 2016 dans l'océan Arctique. Il y a une menace ; l'acidification menace les ressources biologiques, notamment tout ce qui a des carapaces calcaires. Le message est clair : les océans polaires jouent un rôle clé dans l'équilibre climatique de l'océan mondial. Il y a des impacts déjà majeurs sur l'océan Arctique. Il faut absolument soutenir les recherches sur cet océan. C'est notre rôle à tous, le vôtre aussi.

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Romain Troublé, directeur général de la Fondation Tara Océan

Je dirige la fondation Tara Océan depuis seize ans maintenant. C'est une initiative civile privée qui a été lancée il y a seize ans par agnès b. à titre privé. Elle a été rejointe depuis longtemps par beaucoup d'entreprises et d'autres partenaires intéressés à soutenir la recherche, un peu comme le fait l'IPEV, en donnant des moyens à la science française, mais aussi internationale, pour aller en mer. L'IPEV est spécialisé dans les pôles. Tara va un peu partout. Le bateau Tara que la fondation gère aujourd'hui est un bateau de trente-six mètres, pas très gros, mais qui finalement est assez adapté et complémentaire des grandes flottes océanographiques françaises qui sont très importantes et qui permettent notamment de déployer de nouveaux outils de recherche : par exemple, en génomique, qui permet de comprendre un peu mieux le fonctionnement des écosystèmes. Partager, c'est important, puisque la fondation alloue à peu près 30 % de ses moyens à communiquer dans les classes en France, à l'étranger, dans les médias, et pour faire en sorte que ces enjeux que sont la connaissance des océans et de notre planète soient compris, partagés, et appropriés par la population française notamment, mais aussi, quand nous nous déplaçons, internationale.

Au cours de l'année, en janvier et en février-mars, c'est le maximum de glace, tout est gelé. En Arctique, la glace de mer gèle et, avec l'été, fond. Le minimum de glace que nous trouvons chaque année se trouve à la fin de l'été. Au moment où nous parlons, nous avons atteint le minimum et la courbe bleue montre que nous avons atteint des records. Nous sommes peut-être sur le deuxième ou le troisième record de surface de glace en Arctique depuis que nous le mesurons, très loin de la moyenne des années 1980-2010.

Quand on regarde le volume de glace, c'est aussi intéressant, et peut-être plus préoccupant d'ailleurs. Nous avons du mal à évaluer le volume de glace, c'est assez compliqué. Les satellites sont un peu aveugles à cause de la neige qui recouvre les surfaces et qui emporte beaucoup d'incertitudes. Il n'empêche qu'il y a quand même des mesures qui sont faites depuis pas mal d'années, au moins des mesures relatives, qui montrent que nous avons perdu deux tiers du volume de glaces en trente ou quarante ans en Arctique. Cela a fondu des deux tiers. La glace faisait trois mètres d'épaisseur en moyenne en Arctique dans les années 1980, aujourd'hui, elle fait un mètre d'épaisseur en moyenne. Nous sommes face à une perte de volume colossale, et une énergie qui a été dépensée pour la perdre colossale. Nous estimons qu'entre 2035 et 2040, nous assisterons à des étés en Arctique où il n'y aura plus de glace, l'été – en septembre, pas le reste de l'année. Cela va regeler complètement. Nous n'aurons plus cette glace pluriannuelle qui résiste aux étés et qui abrite beaucoup d'écosystèmes qui aujourd'hui sont quasiment totalement inconnus.

Quand nous essayons de projeter ce qui va se passer dans cette production primaire des océans, de l'Arctique notamment, nous prenons trois modèles. Un chercheur Martin Vancoppenolle les a mis au point récemment par le biais des trois modèles du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), un français, puis deux autres. Il a projeté la production primaire de l'Arctique, ce qui va se passer en Arctique, ce que nous pouvons prédire de cette production dans les années qui viennent. Nous voyons bien qu'aucun modèle n'est d'accord avec l'autre. Nous sommes face à une incertitude colossale. Cela veut dire que nous ne connaissons pas beaucoup l'instant t, nous ne savons pas de quoi nous parlons aujourd'hui pour essayer de prédire ce qui se passera demain. Nous n'avons pas beaucoup de réponses aux questions.

En matière de navigation, une espèce de lubie se répand, consistant à affirmer que l'Arctique va devenir un passage de bateaux du fret international. Les chiffres de bateaux qui sont passés en transit, qui ne se sont pas arrêtés en Russie, sont connus. C'est assez stable depuis 2008. De 2008 à 2018, nous sommes entre vingt et vingt-cinq bateaux. Pour vous donner une idée, en 2018, vingt bateaux sur les vingt-sept enregistrés sont des bateaux de transporteurs de gaz liquéfié qui passent au nord de l'Arctique. Beaucoup de bateaux qui passent en Arctique naviguent aux mois d'août et de septembre. C'est un business très cyclique, très saisonnier, très risqué pour beaucoup d'armateurs internationaux qui veulent des systèmes réguliers, qui recherchent des investissements amortissables sur du long terme. Nous sommes face à un problème de saisonnalité très fort et qui va le rester, même si cela fond en septembre. Il y aura peut-être trois mois ou trois mois et demi de fonctionnement, mais on n'ira pas plus loin dans le futur. En 2018, trois cent onze bateaux ont navigué en Arctique, dont trois cents bateaux russes. La Russie utilise beaucoup de bateaux pour aller ravitailler des villes du nord, transporter des minerais, notamment le nickel, et du gaz bien entendu, et bien d'autres, de la Russie du Nord vers les extrémités. Il y a très peu de transits. Quand on regarde les flux internationaux de transit, on se rend bien compte que les flux ne sont pas là. La Chine sera sans doute l'un des premiers utilisateurs de cette route maritime du Nord pour transporter des ressources de gaz de Russie vers ses ports. Pour apporter des ressources du Groenland, elle passera sans doute par le passage du Nord-Est au nord de la Russie, ce qui explique les liens très forts entre cette dernière et la Chine sur ces enjeux arctiques.

La fondation Tara s'intéresse à la mer et aux écosystèmes. Nous avons fait beaucoup d'expéditions, onze au total depuis 2003. Nous avons parcouru 45 000 kilomètres avec le bateau, avec à son bord le CNRS comme première institution scientifique qui pilote le projet de la mission. Avant de partir en missions, nous mettons deux ans à les préparer avec les organismes de recherche et les scientifiques. C'est un projet très orienté sur la recherche et qui essaye d'innover dans sa façon de regarder la mer, de regarder les écosystèmes notamment, et la biologie marine. Depuis quatre ans, cent trente publications ont été produites par la communauté scientifique qui suit les missions de Tara. Nous avons fait la couverture de grands magazines comme Science, Nature, Ecology & Evolution, ou Cell. Cell, par exemple, a relaté la découverte de 200 000 nouveaux virus. 99 % des virus marins ont été découverts en Arctique. L'excellence de la recherche française est partagée avec l'international. En général, les missions de la Fondation Tara impliquent vingt-cinq laboratoires dans dix ou douze pays. C'est très international, très coopératif, et multidisciplinaire, parce que, bien sûr, s'intéresser à l'écosystème c'est être multidisciplinaire, c'est s'intéresser à la chimie, à la biologie, à la physique, aux mathématiques. Il faut rassembler tous ces chercheurs sur un même bateau.

L'Arctique est entouré de continents, avec des riverains qui se partagent le gâteau aujourd'hui, mais l'histoire des dérives a commencé en 1893 avec le Norvégien Nansen qui veut être le premier homme à aller au pôle Nord. C'était l'époque des grands défis, de la découverte du pôle Sud quelques années plus tard par Amundsen. Nansen a échoué dans sa tentative, mais n'a pas raté sa dérive. Je vous recommande son livre, c'est une histoire rocambolesque. Il a été suivi à partir de 1937 jusqu'à 2009 par des bases polaires russes, des espèces de baraques en bois qui ont été mises sur la glace pendant onze mois et qui dérivaient à travers l'Arctique jusqu'au nord de l'Europe. Cela mettait dix à onze mois. Au départ, c'était scientifique, exploratoire. Ensuite, ont été installées des bases de surveillance des attaques américaines par le pôle Nord, puis, bon an, mal an, des bases scientifiques qui ont fait beaucoup de relevés sur la colonne d'eau notamment et l'atmosphère en Arctique. C'est remarquable. Tout est en russe alors, c'est compliqué d'aller voir ce qu'ils ont fait, mais il y a beaucoup de connaissances et beaucoup de savoir-faire qui ont été accumulés sur cette zone de la planète. En 2009, c'est la dernière fois qu'ils l'ont fait, parce qu'ils ont dû aller secourir leur baraque sur la glace à deux reprises en urgence parce qu'elle coulait. En 2006-2008, Tara a fait sa dérive arctique. C'était un programme de recherche européen Damoclès, dirigé par un Français, Jean-Claude Gascard, et le CNRS. Nous avions dérivé pendant cinq cents jours à travers la glace pour essayer de comprendre les enjeux thermodynamiques, la physique, l'atmosphère, la glace, les transferts de chaleur, pourquoi cette glace fondait si vite en Arctique. En parallèle, beaucoup de missions, chaque année, durent deux mois entre août et septembre. Jusqu'à maintenant, elles ont été financées par des États qui voulaient mesurer la zone, les fonds, surtout pour des enjeux de souveraineté sur les plaques continentales, pour savoir où était leur souveraineté sur les ressources. Bien sûr, à bord du bateau, il y avait de la place, donc la communauté des scientifiques y faisait de la science physique surtout. Le bateau n'arrêtait pas d'avancer, il n'y a pas beaucoup d'endroits pour s'arrêter. Les mesures étaient faites sur l'atmosphère, la colonne d'eau, la glace. Beaucoup d'enjeux thermodynamiques ont été analysés. Mais ces projets n'ont pas permis de comprendre parfaitement comment fonctionnaient les écosystèmes, leur dynamique, comment cela marchait dans le temps. Pour cela, il faut rester sur place, y passer du temps. Il est probable que ces écosystèmes vont connaître de grands changements.

Au moment même où nous parlons, un bateau allemand navigue en Arctique, pour se positionner au même endroit que les bases polaires et qui va dériver onze mois. Ce projet de 140 millions d'euros va s'intéresser à l'atmosphère. La France est peu impliquée dans ce projet, je crois qu'il n'y a pas beaucoup de chercheurs français qui sont impliqués. Il est mené essentiellement par l'Allemagne, la Russie, les États-Unis et la Chine.

Comment répondre à ces enjeux de dynamique de l'Arctique et comprendre comment cela va évoluer ? L'expérience de Tara en 2006 nous a fait réfléchir, et nous sommes donc en train de préparer un projet pour mettre en place une base polaire, une sorte de station spatiale internationale, mais pour l'Arctique, qui va dériver dans la glace pendant vingt ans à dix reprises, faire dix dérives d'affilée d'un an et demi chacune, avec, à son bord, des scientifiques français, mais aussi internationaux. La seule influence que la France peut avoir en Arctique, c'est sur les enjeux de recherche. Nous n'avons pas de souveraineté, nous n'avons pas de possession, et c'est bien le savoir-faire et les idées de la France qui peuvent aujourd'hui peser en Arctique.

Je vous présente une photographie du navire « Fram », pris dans la glace en 1894. Des fous furieux sont alors partis dans la glace pendant trois ans et demi sans moyen de communication, sans rien. Ils ont tous disparu. Tara a refait ce trajet quelques années plus tard. La trace de la dérive montre que la glace dérive de dix kilomètres par jour en moyenne, poussée par les vents dominants. Un courant transpolaire traverse l'Arctique, du détroit de Béring jusqu'à l'Europe. Un courant giratoire dans la mer de Beaufort reste cinq ans. Suivant l'endroit où vous positionnez votre bateau, vous pouvez dériver onze mois ou cinq ans. Il faut faire attention, cela devient de plus en plus aléatoire de savoir où se mettre, parce que cela change beaucoup. Tara a fait, lors de cette dérive, deux fois plus de distance en deux fois moins de temps que le « Fram », soit quatre fois plus vite que le « Fram », un siècle plus tard. Des choses profondes et drastiques se passent aujourd'hui en Arctique. Nous sommes retournés en Arctique cinq ans plus tard pour nous intéresser à l'écosystème, pour comprendre la biologie de cette « machine », comment cela fonctionne, comment elle nous rend autant de services chaque jour. Nous sommes allés nous intéresser aux écosystèmes autour de l'Arctique. Nous avons fait le tour. Nous avons fait énormément de sampling, d'échantillonnage, en Russie. Nous avons une très forte collaboration avec ce pays. Nous avons souvent tendance à croire qu'ils ne partagent pas, mais là, ils ont ouvert toutes les vannes. Nous avons pu faire tout ce que nous voulions en Arctique, ce qui a permis trois publications dans Cell. Ce magazine parle de cancer, de cellules humaines. Il publie des analyses sur des enjeux écosystémiques de biologie marine au pôle Nord. Il est très important de comprendre toute cette interconnexion entre la vie de la planète et notre vie à nous.

Quand je suis venu devant votre groupe d'étude, la présidente Marielle de Sarnez m'avait demandé quelle pouvait être l'influence de la France en Arctique demain. La science est notre seul moyen d'exister. Nous sommes tout juste tolérés au Conseil de l'Arctique. Nous n'avons pas le droit de prendre la parole. Je pense que lancer des projets de recherche internationaux de coopération avec nos partenaires de l'Arctique, c'est la seule façon de peser, d'être considérés et d'être légitimes pour y prendre la parole et contribuer à la connaissance de cet écosystème. Forts de cette dérive de Tara, nous sommes en train de monter un projet de base dérivante, c'est encore confidentiel. Nous préparons à la fois le projet scientifique, la technologie associée, mais également son financement par appel de fonds. Je pense que c'est l'avenir de l'Arctique, parce qu'il faut y rester longtemps pour comprendre ce qu'il s'y passe. Nous sommes en train de préparer une base, un bateau, comme Tara, qui est en aluminium, qui flotte, qui pourra accueillir douze personnes pendant toutes les dérives, dont six scientifiques, qui seront soutenus par des consortiums qui vont dès aujourd'hui inclure la Russie, le Canada, le Danemark, la Norvège, l'Europe la Suisse, les États-Unis. Tous les riverains de l'Arctique sont impliqués dans un projet pour comprendre cette dynamique des écosystèmes en Arctique, et savoir comment cela va se passer demain. Cette glace qui va disparaître nous fera perdre ce qui vit dedans. Les gènes, qui sont endémiques, n'existent que là. Les fonctions que la vie a imaginées n'existent que là. Nous allons perdre cette information. Comment faire pour aller la chercher avant qu'elle ne disparaisse ? C'est un des enjeux de ce projet.

Pour résumer : disparitions estimées de la banquise arctique à l'été 2035-2040. Perte probable de la flore encore inconnue associée à la banquise. Impact sur la faune inconnu.

Je rappelle que le Conseil de l'Arctique a déterminé il y a un an un moratoire de seize ans sur la pêche en Arctique. C'est facile, parce que c'est pris par la glace, on ne peut pas pêcher, mais la raison pour laquelle ils l'ont fait, c'est qu'ils ont admis que nous ne connaissions rien sur ces écosystèmes, sur leur dynamique des écosystèmes, sur les pêcheries, sur les stocks. C'est un signal qui indique que nous devons vraiment nous y pencher.

Comme d'habitude pour Tara, nous avons des financements privés internationaux et publics. Aujourd'hui, c'est le prince de Monaco qui a mis le premier à la main à la poche pour financer le développement de ce projet, passionné qu'il est des pôles et de cet enjeu. Le budget est estimé de 60 millions d'euros, avec 30 millions d'euros de contribution de recherches scientifiques et 30 millions d'euros d'opérations sur les cinq ans qui viennent.

Pour garder une légitimité dans ce projet et pour garder le contrôle de ce projet qui va être international, je pense qu'une contribution de la France serait indispensable pour asseoir notre légitimité.

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Je voudrais associer à ma question mon excellent collègue Buon Tan, qui est président du groupe d'amitié France-Chine. Moi-même qui en suis l'une des secrétaires, je voudrais évoquer un sujet de politique étrangère. Madame Escudé, s'agissant de la Chine, je voudrais parler de l'Arctique et, avec la fonte des glaces, de l'apparition probable de nouveaux gisements de terres rares. Cela ne plaira peut-être pas à tout le monde, mais il faut savoir que la Chine détient un monopole sur trois quarts de cette production, cette exploitation. Les terres rares, nous les trouvons dans tous nos téléphones portables, dans tous nos instruments numériques, nous en avons absolument besoin. Cela veut dire, en résumé, que nous sommes dépendants de la Chine sur ce sujet. Contre ce monopole, les perspectives s'ouvrent, les convoitises des grandes puissances sur ces terres rares, au premier rang desquelles les États-Unis, la Chine, la Russie, sont attisées. Chacun cherche à renforcer sa présence dans cette zone, vous l'avez exposé tout à l'heure. La course que se livrent ces pays a des répercussions environnementales, parce que l'exploitation de ces terres rares va aussi avec des conséquences environnementales dramatiques. Cela a également des répercussions économiques et géopolitiques qui posent une question plus large, celle de la gouvernance de l'Arctique qui est actuellement partagée entre souverainetés nationales ou coopérations régionales, et une partie de droit international. Nos questions sont les suivantes : pouvez-vous, madame, partager avec nous votre analyse sur la stratégie que suit la Chine pour accroître son influence en Arctique, ce que vous voyez, et peut-être ce qui est moins visible, plus particulièrement au Groenland, afin de mettre la main sur ces terres rares, et ainsi conserver son monopole sur cette ressource qui est essentielle pour nous tous ? Vous pourriez nous préciser quelle est la position que défend la France dans cette course aux ressources et, de manière plus globale, les ambitions dont fait preuve notre pays dans la gouvernance de la zone arctique.

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Je voudrais vous poser deux questions, la première à vous, madame Escudé. La question de « l'achat » du Groenland par les États-Unis a fait couler beaucoup d'encre, mais c'est une question qui n'a pas été abordée au G7. Je pensais que ce sommet international aurait pu être l'occasion de l'évoquer. Il n'en a rien été. En tous les cas, cela n'a pas été relayé par les médias. Je voulais savoir si la France avait réagi vigoureusement, parce que je n'ai pas entendu de la part ni du ministre des affaires étrangères ni du Président de la République de réactions à ce sujet, notamment à Biarritz.

Ma deuxième question concerne la couche d'ozone, au-dessus de l'Arctique principalement. Il y a une vingtaine d'années, nous nous souvenons toutes et tous des médias qui se sont focalisés sur cette question. J'ai ouï dire il y a quelques mois que les choses s'étaient améliorées, mais finalement sans avoir ni de bases scientifiques ni d'éléments très précis à ce sujet. Pouvez-vous nous éclairer ?

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Vous avez dit, madame Escudé, dans votre propos liminaire, que vous n'aviez pas beaucoup d'inquiétudes sur la gouvernance actuelle ou la capacité de cette gouvernance à contrôler le suivi des activités en Arctique. Il faut regarder tout de même plusieurs points, qu'il s'agisse de la politique de la Chine ou encore celle des États-Unis. Ces derniers ont bloqué, en mai dernier, une déclaration commune du Conseil de l'Arctique, car ils refusaient d'y voir mentionner les enjeux liés au réchauffement climatique. Nous avons parlé aussi de la déclaration récente du président Trump. Nous venons d'apprendre également que les Russes ont déployé des missiles S-400 Triumph, ce qui accroît significativement l'étendue de la zone de l'espace aérien dans l'Arctique sous leur contrôle. Nous nous rappelons en 2007 de ce drapeau russe qui a été planté à 4 200 mètres dans les fonds sous-marins. Le Canada a lancé une démarche de reconnaissance de sa souveraineté sur une partie plus importante de l'océan Arctique. Nous voyons bien que les convoitises sont extrêmement fortes et qu'elles ont tendance aujourd'hui à s'exacerber. Quelle gouvernance nouvelle faut-il ? Jusqu'où peut-on accepter une exploitation touristico-économique de cette zone du monde ?

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Un ambassadeur, cela ne suffit pas. Un ambassadeur pour faire plaisir à un ancien Premier ministre ou une ancienne candidate à l'élection présidentielle, cela ne suffit assurément pas. Je crois que notre commission a raison de s'intéresser au sujet, d'autant plus que cela bouillonne en ce moment, depuis peu. C'est très étonnant, c'était gelé. Des puissances mondiales, peut-être un peu invasives, ont décidé de s'y intéresser d'un seul coup. Notre commission doit s'intéresser particulièrement au sujet, parce que nous disposons d'une grande capacité scientifique, que vous venez de prouver dans le cadre de vos exposés, nous avons l'histoire, et nous avons peut-être aussi un rapport à la protection de l'environnement qui n'est pas celle d'autres pays. Cette assemblée vote le budget de l'État. Monsieur Chappellaz, le niveau d'investissement de la France, ne serait-ce que financier aujourd'hui, est-il suffisant ou ridicule ? Nous n'avons pas de navire, vous le disiez tout à l'heure. Pourrions-nous le faire au niveau européen ? Peut-être, mais c'est très complexe, notamment parce qu'au niveau européen, tout le monde n'est pas sur la même ligne. Nous avons vendu la Louisiane il y a quelque temps. Maintenant, c'est l'inverse, ce sont les États-Unis qui veulent acheter le Groenland, c'est surréaliste. Nous sommes dans la folie, dans un délire qui pourrait correspondre à ce qui, historiquement, a eu des conséquences graves pour notre continent, à savoir une volonté d'acquisition de territoires. Cela peut nous emmener très loin. Je pense que cette commission peut être motrice sur le sujet. Je pense que, pour pas trop cher, nous pouvons exister aux pôles. Exister aux pôles aujourd'hui, c'est peut-être aussi historiquement quelque chose d'essentiel.

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Mon collègue qui vient de s'exprimer à l'instant a bien dit que nous sentons que notre intuition était la bonne. Il y a une agitation autour des pôles et une aggravation d'un certain nombre de tensions.

Pour l'Antarctique, l'affaire paraît à peu près cadrée. En tout cas, nous y sommes bon pied bon oeil, et nous ne voyons pas ce qui pourrait nous en déloger ou nous interdire d'avoir à dire ce que nous avons à dire. Le bateau que nous y avons mis, je l'ai vu au moment où on le construisait. C'est quelque chose de magnifique. Vous avez raison de le dire, nous avons besoin d'autres matériels.

Pour le pôle Nord, la situation est plus complexe. Je pense qu'il faut prendre très au sérieux l'intervention des États-Unis, parce qu'ils sont agressifs partout où ils sont. En deux cent vingt-neuf ans d'histoire, ils ont deux cent vingt-deux ans de guerre, et leur habitude est bien de s'emparer – c'est une constante –, comme ils l'ont fait pour la moitié du Mexique, l'Alaska et le reste. S'ils proposent d'acheter le Groenland, c'est que c'est tendu. Proximité n'est pas raison. Comme disait le roi François 1er, au moment de l'accord de Tordesillas, « je voudrais bien voir la clause du testament d'Adam qui m'exclut du partage du monde ». Précisément, moi aussi j'aimerais voir celle qui dit que les Français n'ont rien à faire là-dedans. Nous y avons un intérêt très fort et je crois qu'il va falloir que nous travaillions un peu plus là-dessus, parce qu'il faut que nous arrivions à comprendre ce que les États-Unis veulent. Je crois que c'est un bienfait que les Chinois y mettent les doigts, parce que cela fait moins de face-à-face. Cela fait de potentiels alliés. Cela fait des gens qui rentrent dans la discussion. Qu'ils veuillent des terres rares, etc., les uns veulent des poissons, les autres du pétrole, peu importe, tout le monde veut quelque chose. L'important c'est quelle part de raison et de droit international on peut introduire dans tout cela. Pour nous, les Français, c'est cela notre chance, c'est d'être producteur de droit international et d'accords. Nous le faisons à partir de la recherche scientifique. Je vous donne tout à fait raison, parce que c'est la seule langue internationale universaliste que nous parlons tous.

Ma question ne s'attardera que sur un seul point, c'est la question des routes maritimes au pôle Nord. Nous avons été assez fascinés par tout ce qui nous a été dit. L'impact environnemental a l'air considérable, mais vous nous avez dit tout à l'heure que c'est un mythe, les routes ne s'ouvriront pas plus de trois mois par an. Cela change beaucoup de choses. Dans l'idée que je m'en faisais, c'était un processus qui allait maintenant être en expansion, on n'y pouvait rien, les routes allaient s'ouvrir et se changer au niveau du monde. Ni le canal de Panama ni le canal de Suez n'allaient être le gabarit final des routes maritimes. Pouvez-vous préciser sur ce point, parce que cela va changer beaucoup de choses dans l'approche que nous allons avoir de la géopolitique dans cette zone ?

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Nous regardons souvent la Chine et la Russie d'un oeil craintif. Il est possible que la paix dans le monde se construise en regardant les autres d'un autre oeil et en considérant que les enjeux climatiques et de la biodiversité, que tous les enjeux scientifiques sont ceux qui vont peut-être nous rassembler. C'est ce que vous êtes venus nous exposer ici ce matin, à nous qui votons le budget : « Ne nous oubliez pas, parce que financer nos recherches, c'est aussi soutenir vos déclarations sur l'écologie, etc. Si vous faites des déclarations de COP 21, de COP 22, de COP 25, etc., la moindre des choses est de donner les moyens aux chercheurs pour que les choses puissent être encore plus enrichies et que les déclarations politiques s'accompagnent d'arguments scientifiques. » C'est, en effet, quand même comme cela que nous serons le mieux armés et que nous éviterons des déclarations populistes ou toutes autres destinées à faire peur aux gens. La science éclaire les peuples et c'est sur ce principe que nous devons nous appuyer. Je suis très attentif aussi aux questions de relations entre les États. C'est pour cela que nous abordons la question des relations avec la Chine, avec la Russie. La protection des pôles, c'est aussi les laisser dans un espace de paix. Nous voyons bien combien les guerres sont destructrices et il faudrait sanctuariser les pôles. Quand les militaires font des oeuvres de paix, je cherche où il y a la guerre. J'entends bien ce qu'a dit sur l'Antarctique Mme Choquet. Admettons que les militaires aient les compétences techniques pour travailler à la paix…

Je ne vous ai pas entendu parler de magnétisme. Comme je suis électricien, la première fois que j'ai entendu parler des pôles, c'était par le champ magnétique. Anne Genetet nous parlait des terres rares avec nos téléphones. Le champ magnétique et les tempêtes spatiales, etc., nous savons que cela a un impact colossal. Comment cela bouge-t-il ? Est-ce que cela bouge sans que nous puissions intervenir ? L'intervention humaine fait-elle bouger, dégrade-t-elle le champ magnétique ? J'interpelle les scientifiques là-dessus pour nous éclairer. Pouvons-nous agir là-dessus ? Quel est l'impact, si vous l'avez étudié, de ces modifications sur notre vie quotidienne, puisque c'est aussi comme cela que nous voyons les choses ? Le brevetage, je pense que c'est un enjeu colossal de pouvoir faire ce travail. J'ai connu des chercheurs qui m'ont expliqué que nous faisions une banque internationale des graines, y compris de tout ce qui disparaît, et que c'est vital pour l'avenir, pour notre espèce, pour la condition humaine. Je me demande si, à un moment donné, sur la biodiversité d'une manière générale, il ne faudrait pas créer des espaces pour la conserver, avec des moyens internationaux pour le faire. Proposer au reste du monde de travailler sur ces questions-là, je le maintiens, c'est un gage de paix. Ce matin, quand vous vous êtes levés, quand vous vous êtes rasés, messieurs, notre pays a dépensé 14 millions et demi d'euros pour la modernisation de la bombe atomique. Quand j'ai vu les sommes que vous nous demandiez, je me dis que, peut-être, une journée de moins de dépenses pour la bombe atomique pourrait servir la recherche dans les pôles.

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Je voudrais revenir sur les propos de Mme Escudé concernant la mise en cause du multilatéralisme par les États-Unis, ce qu'elle a indiqué sur les positions respectives de la Chine avec les routes polaires de la soie, avec la position des États-Unis, avec les coups de boutoir des États-Unis, les déclarations dudit Pompeo qui inquiètent beaucoup. Vous avez dit, madame, à la fin de votre exposé, que l'Union européenne était hors-jeu. Dans l'Union européenne, il y a la France. Est-ce que dans le Conseil de l'Arctique, la France aussi est hors-jeu ? Comment peut-on remettre l'Union européenne et la France dans le jeu en ce qui concerne l'Arctique ? Parce que cela me paraît un enjeu extrêmement important, d'autant plus que, dans ce domaine, vous avez indiqué que, dans le passé, le multilatéralisme avait eu du succès. J'en viens au fait. Il y a un nom qui n'a même pas été cité. Je veux parler de Ségolène Royal, qui a une fonction d'ambassadrice pour les pôles Arctique et Antarctique depuis le 1er septembre 2017, c'est-à-dire deux ans. Nous ne l'avons pas auditionnée ici. Je ne sais pas si c'est à dessein ou pour des questions d'emploi du temps. En tout cas, je pense qu'il serait de la vocation de notre commission, comme nous recevons d'autres ambassadeurs, d'évaluer le bilan de l'ambassadrice sur ces questions-là, d'autant plus qu'il me semble me souvenir qu'elle est ancienne ministre de l'écologie. Que dit notre ambassadrice pour les pôles Arctique et Antarctique au nom de la France dans ces instances, notamment dans le Conseil de l'Arctique ? Quelle est l'évaluation que nous pouvons faire de cette action ? Si l'Union européenne est hors-jeu, si la France est hors-jeu, ce questionnement que je me permets de faire me paraît légitime. Enfin, si vous vous intéressez à ces questions, je ne peux que vous conseiller un magnifique livre de Jean-Paul Kauffmann. Tout le monde connaît cet auteur qui a été otage au Liban, qui a écrit et continue à écrire des livres merveilleux, et je ne saurais que trop vous recommander la lecture de celui qui est paru en 1993, qui s'appelle L'arche des Kerguelen, avec pour sous-titre Voyage aux îles de la Désolation. Je le cite pour terminer : « Ce district merveilleux que le chevalier de Kerguelen, emprisonné après avoir découvert ces îles en 1772, appelait le troisième monde. »

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En Arctique, les fortes chaleurs ont causé de terribles dégâts depuis juin. Des feux de forêt très importants se sont multipliés. Le service de surveillance de l'atmosphère Copernicus (CAMS) a ainsi recensé plus de cent incendies de forêt intenses et de longues durées dans le cercle polaire arctique. Problème majeur, ces incendies émettent des mégatonnes de dioxyde de carbone dans l'atmosphère comportant des polluants très nocifs transportés sur de longues distances dans les régions voisines et à l'abord des villes. Comme vous le savez, le pôle Nord se réchauffe plus vite que l'ensemble de la planète. Alors que l'Arctique est en proie à des conflits géopolitiques où plusieurs pays se disputent l'exploitation de ressources naturelles, la recherche de solutions communes est très difficile. Mes questions portent donc sur la gouvernance ; comme l'Arctique dépend, d'une part, des législations nationales et, d'autre part, des instruments mondiaux, quel est pour vous le bilan de la COP 21 sur la question des pôles ? Deuxième question : pensez-vous qu'un traité spécifique constituerait une solution appropriée pour répondre à la vulnérabilité de la région polaire en alternative au Conseil de l'Arctique ?

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En écoutant le croisement des idées, des réflexions, je me dis que nous avons là, au moment où je m'y attendais le moins, peut-être un territoire de nature à rétablir du bon sens et de la paix.

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Ma question porte exactement sur la même trajectoire que celle qui a été posée par Anne Genetet et qui était adressée à Mme Escudé. Selon vous, la prise de conscience collective internationale est-elle à la hauteur des défis qui sont face à nous concernant cette notion de sauvegarde des territoires des pôles ?

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Je suis chargé, avec mon collègue Frédéric Petit, député de la septième circonscription des Français établis hors de France, d'une mission sur les conséquences géostratégiques du changement climatique. Nous avons même envisagé un déplacement en Arctique avant de nous décider pour une destination plus chaude, mais qui concentre de nombreuses problématiques liées au changement climatique, à savoir le Bangladesh. Cette table ronde est donc particulièrement bienvenue et alimente notre réflexion, faute de pouvoir nous rendre sur tous les lieux évoqués. Je voudrais ainsi revenir et obtenir votre éclairage complémentaire sur une récente étude de la NASA qui étudie en détail un paradoxe selon lequel, malgré le réchauffement climatique, les banquises de l'Antarctique avaient continué à gagner en surface avant de fondre spectaculairement depuis 2014.

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Je voudrais évoquer quelque chose dont vous avez peu parlé, hormis vous, madame Escudé. Nous ne cessons de répéter que les pôles, et surtout l'Arctique, aiguisent les ambitions des puissances mondiales et excitent leur convoitise pour exploiter des ressources jusqu'alors inaccessibles, sans que jamais le prix à payer de l'enjeu environnemental, climatique, et humain ne soit évoqué. Nous en parlons comme si ces terres étaient à la disposition de tous, car inhabitées, en observateur absolument détaché. Finalement, il n'y a pas que les oursins qui deviennent des espèces invasives. Nous oublions vite que ces zones inhospitalières sont peuplées depuis la nuit des temps par des populations qui ont réussi à vivre dans cet environnement hostile en respectant les équilibres environnementaux. La France a eu deux grands explorateurs qui étaient également anthropologues, Paul-Émile Victor, qui a donné son nom au centre de recherche, et Jean Malaurie, qui a créé la collection Terre Humaine, que j'ai eu la chance de rencontrer très récemment et avec lequel j'ai pu discuter longuement. Ces peuples indigènes, Inuits, Iakoutes, ou Sâmes, pour les plus connus, sont au nombre de dix-neuf ethnies. De l'Ouest à l'Est – c'est vous qui donnez les noms – Sâmes, Nénetses, Mansis, Selkoupes, Énetses, Khantys, Kètes, Nganassanes, Dolganes, Évenks, Évènes, Youkaghirs, Tchouvantses, Tchouktches, Kéreks, Alioutors, Koriaks, Aléoutes, Inuits. Je tenais vraiment à les nommer parce que je pense que nous l'avons rarement fait, que ce soit ici ou même dans d'autres salles de l'Assemblée nationale.

La fonte des glaces a pour conséquence de modifier complètement leur mode de vie traditionnel. Elle accélère l'acculturation par une nouvelle forme de migration du Sud vers le Nord. Elle les exproprie de leurs territoires ancestraux, l'intérêt économique prévalant sur toute chose. Ils sont pourtant partie intégrante de notre biodiversité humaine. Leur disparition n'est que l'un des reflets supplémentaires de celle de la biodiversité tout court. La coopération régionale dans les États arctiques les associe parfois, comme dans le cadre du Conseil de l'Arctique créé en 1996, et largement évoqué par vous, madame Escudé. Malheureusement, les pouvoirs de ce Conseil sont limités et jamais contraignants. Jean Malaurie ne cesse de répéter que, sans les peuples autochtones, nous ne pourrons jamais envisager un avenir pérenne de l'Arctique, car leurs connaissances intrinsèques de tous ces écosystèmes sont uniques. L'homme a su, plus qu'il ne sait. Ma question a vocation de plaidoyer pour parler d'eux et rappeler leur existence. Mesdames et messieurs, pourriez-vous m'éclairer sur la place et le poids réel de ces peuples face aux États ? Ont-ils une voix réelle au chapitre, et comment pourrait-on les inclure vraiment dans les processus décisionnels, dans des organisations déjà existantes, ou dans de nouvelles à concevoir ?

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Ma question s'adresse davantage au Dr Anne Choquet et à Camille Escudé puisqu'elle porte sur l'opportunité de faire évoluer le statut juridique de l'Arctique. L'Arctique est reconnu comme une zone maritime gelée, et de fait protégé par le droit de la mer régi par la convention de Montego Bay. Est-ce aujourd'hui suffisant ? L'Antarctique est, pour sa part, régi par le traité de Madrid. Il est donc un espace neutre, libre de toute souveraineté. Harmoniser les situations juridiques des deux pôles pourrait permettre de mettre un terme à la spirale incontrôlée des revendications des pays frontaliers que nous évoquions, c'est la position européenne portée en 2008. Plusieurs obstacles néanmoins à ce projet : l'opposition des pays du Conseil de l'Arctique, qui verraient leurs droits bridés, la complexité de cette transposition à un espace maritime et, enfin, les lacunes de ce système, puisque le statut de l'Antarctique n'empêche pas son territoire d'être utilisé pour définir des espaces maritimes nationaux plus étendus. Face à la complexité de cette question, je souhaitais entendre vos avis, notamment les vôtres mesdames. Pensez-vous que cette évolution du droit soit souhaitable ? Pensez-vous, le cas échéant, qu'elle soit envisageable ?

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Sur la question géopolitique, ce « deuxième Moyen-Orient » décrit par Michel Rocard, les États-Unis semblent vouloir ouvrir un nouveau front face à la Chine et la Russie pour un ensemble de raisons : projet Belt and Road, cela a été cité, et tensions économiques avec la Chine. Sur l'attitude du Conseil de l'Arctique, quelle réponse peut être donnée après les provocations du trio Pence-Pompeo-Trump ?

La question a été souvent posée de la place de l'Union européenne et de l'influence française. Oui, nous avons eu une fenêtre arctique, pendant un certain temps, qui a assez mal fonctionné pour des questions de moyens notamment, mais aussi, il faut le dire, du fait d'un regard pas toujours bienveillant du Conseil arctique ou du Conseil nordique. Quel avenir pour ce Conseil et cette politique de l'Union européenne ? Question de moyens, question d'influence, comment l'Union européenne peut-elle être plus efficace en Arctique ? C'est une question délicate. Nous savons que le Groenland, principal territoire danois, n'est plus dans l'Union européenne. Pourriez-vous nous éclairer sur ce sujet ?

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Comme vous l'avez rappelé, le traité de l'Antarctique de 1959 est parvenu à mettre en place une gouvernance institutionnelle solide pour ce continent à même d'assurer la préservation de la biodiversité et des ressources naturelles qui est la priorité dans cette zone. Il a ainsi permis pour le moment de protéger l'Antarctique des effets parfois désastreux de la présence et de l'activité humaine. Cette architecture institutionnelle n'est toutefois pas parfaite, puisque seulement cinquante États sont signataires du traité de l'Antarctique, alors que les perspectives qui apparaissent progressivement dans cette zone attisent de plus en plus les convoitises. De telles ambitions seraient alors à même de porter atteinte à ce sanctuaire qu'est l'Antarctique et d'accélérer sa dégradation déjà entamée par le réchauffement climatique. Je voudrais connaître votre point de vue sur les dynamiques géopolitiques actuellement à l'oeuvre en Antarctique. Est-il envisageable que de nouveaux États signent le traité sur l'Antarctique ? Certains États envisagent-ils au contraire de s'en retirer afin de mieux s'approprier les ressources de ce continent ? En résumé, comment garantir une protection efficace et durable de l'Antarctique compte tenu des nouveaux défis qui se posent ?

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Camille Escudé, doctorante sur la construction de la gouvernance régionale de l'Arctique

Tout d'abord, je n'ai pas dit que je n'avais pas d'inquiétude sur la gouvernance. Ce que je voulais dire, c'est que, jusqu'à présent, nous n'avions pas d'inquiétude pour la gouvernance et qu'effectivement, les choses changent. Je ne cherche pas non plus à minimiser absolument le rôle de la Russie. J'essaie juste de me mettre à leur place et de changer un peu les discours que l'on entend très souvent. L'Arctique russe est une zone qui a été démilitarisée dans l'après-guerre froide. Aujourd'hui, le réinvestissement que nous remarquons est chez eux. C'est une question de souveraineté. Ils ont des biens économiques et de sécurité à défendre. Par ailleurs, je rappelle que l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) fait également des exercices Cold Response en Norvège qui impliquent plusieurs milliers de soldats. Je ne veux pas diminuer la place de la Russie, mais, dans l'Arctique, elle est tout simplement chez elle. D'après moi, sa position est avant tout défensive. Elle n'a aucun intérêt à ce qu'il y ait un conflit en Arctique parce qu'elle y a des intérêts économiques énormes.

À propos du Canada qui revendique le plateau continental, je rappelle que c'est également le cas du Danemark, de la Russie, de tous les États souverains sauf les États-Unis qui n'ont pas ratifié la convention de Montego Bay. Actuellement, 95 % des ressources de l'Arctique se trouvent dans les zones économiques exclusives. Ces États qui cherchent à augmenter encore leur plateau continental au-delà de ces zones économiques exclusives, c'est finalement peu pour des questions de ressources. J'essaie juste de calmer le jeu sur ces questions.

Effectivement, nous ne pouvons pas nier qu'il y ait un réinvestissement politique global et qu'à cet égard, l'Union européenne est un peu hors-jeu. Cela se recoupe avec la question du traité qui a été posée plusieurs fois. Proposer un traité sur l'Arctique est une des raisons pour laquelle l'Union européenne est justement hors-jeu, et pour laquelle la France est hors-jeu. Michel Rocard avait proposé un traité pour l'Arctique. L'Union européenne a proposé un traité pour l'Arctique. Ce sont des choses qui ont été interprétées comme de grosses bourdes diplomatiques. En Arctique, il y a des États souverains qui estiment avoir des droits sur leur souveraineté et sur leurs ressources. Proposer un traité de sanctuarisation, c'est oublier qu'il y a des personnes qui vivent en Arctique, et notamment des peuples autochtones – il faut peut-être également sortir un peu des schémas simplifiés – qui sont nombreux, qui ne disparaissent pas nécessairement. Il y a un très fort taux de démographie chez les Inuits, par exemple. Ils sont peut-être assimilés, mais ils sont toujours là. Contrairement à ce que l'on entend, ces personnes-là bénéficient des activités liées aux terres rares, aux mines. Nous avons tendance à opposer la question environnementale et les populations autochtones, qui aujourd'hui sont dans un état de très grande fragilité. Au Groenland, il y a de très graves problèmes sociaux et économiques qui se posent. Justement, pour les Groenlandais, voir la naissance de mines, de terres rares, de minerais d'uranium, c'est une source de revenus. Certains indépendantistes groenlandais voient dans la présence de la Chine et des entreprises chinoises une chance de s'émanciper de la tutelle danoise. Est-ce que c'est se mettre sous une autre tutelle qui serait une tutelle économique chinoise ou celle des entreprises australiennes, etc., c'est une autre question. Mais ce sont des personnes qui verraient dans ces mines un moyen de subsistance et qui qualifient bien souvent Greenpeace et autres organisations non gouvernementales de puissances éco-colonialistes qui leur expliquent ce qu'il faut faire. Malheureusement, ce n'est pas toujours si simple.

Effectivement, Ségolène Royal se place dans la lignée de Michel Rocard en étant très ferme sur les questions environnementales, ce qui lui vaut de se faire écarter des forums. La France, d'une manière générale, la diplomatie française n'est pas du tout contente de ce « strapontin », comme le disait Michel Rocard, au Conseil de l'Arctique. La France est mise au même plan que toutes les autres puissances observatrices, et elle est juste observatrice. Je rejoins complètement mes collègues, le seul moyen d'agir, c'est sur la question scientifique, et là nous manquons de moyens. Moi, je suis chercheuse en sciences sociales, et les moyens dans ce domaine de la recherche y sont encore plus réduits. Ségolène Royal, quand elle intervient dans les réunions autour du Conseil de l'Arctique, les réunions arctiques, les grands forums, etc., elle le fait surtout par la voix de scientifiques qui sont envoyés dans les groupes de travail du Conseil, qui y contribuent et dont le travail est apprécié. Quand je vois la Suisse ou d'autres pays qui mettent des moyens importants sur cette question, nous ne sommes pas tous au même niveau.

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Je pense que c'est toute la question des biens communs de l'humanité. C'est un débat pour notre commission. Nous allons considérer qu'il y a un certain nombre de biens communs de l'humanité – nous pouvons parler de la forêt amazonienne comme des pôles – et, en même temps, il y a un droit des populations qui y habitent de co-décider de la souveraineté et de l'usage de ce bien commun de l'humanité. C'est tout un réglage et tout un équilibre à trouver. Je pense que cet équilibre n'est pas encore trouvé, qu'il faut au minimum – puisque je suis entourée de chercheurs – le chercher, et qu'il faut essayer, en tous les cas pour ce qui est de notre commission, de contribuer à une réflexion sur cette question. À mon sens, c'est l'une des questions fondamentales de notre siècle. Il y a une tension entre l'existence de biens communs de l'humanité et la question de la revendication de souverainetés partagées. L'Arctique en est l'exemple typique.

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Dr Jérôme Chappellaz, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), directeur de l'Institut polaire français Paul-Émile Victor (IPEV)

Concernant l'évolution de la couche d'ozone, vous savez que l'évolution de cette couche est influencée par l'émission humaine de gaz qui comprennent des composés « halogénés », c'est-à-dire du brome, du chlore, de l'iode, du fluor. Le protocole de Montréal fait en sorte que nous sommes en train de diminuer ces émissions, ou en tout cas de les remplacer par des gaz beaucoup moins présents dans l'atmosphère, en beaucoup moins longtemps. Le processus de reformation ou de diminution du trou d'ozone est en cours. C'est en train de s'améliorer, mais lentement, notamment par le fait que l'ajout de gaz à effet de serre dans l'atmosphère contribue à refroidir la haute atmosphère, donc au-dessus de quinze ou vingt kilomètres, et à contrecarrer cet effet de diminution par la source. C'est en devenir et fortement surveillé par la communauté scientifique.

Sur le magnétisme, l'homme n'y peut pas grand-chose. Le magnétisme terrestre est essentiellement contrôlé par ce qui se passe dans le noyau terrestre – donc vraiment en profondeur –, par la dynamique du noyau terrestre et par l'activité solaire. En revanche, la question de la météorologie de l'espace est extrêmement importante. Là-dessus, les stations d'observation que nous mettons en place notamment dans les îles subantarctiques et en Antarctique sont extrêmement importantes. Nous avons besoin de transmettre aujourd'hui des données en temps réel à fort débit et à différentes fréquences pour anticiper les orages solaires et faire en sorte de protéger les systèmes de télécommunication mondiaux. C'est une tâche d'observation qui ne dépend pas de l'homme en tant qu'acteur, mais en tant qu'observateur et anticipateur.

Alain David a posé une question sur l'évolution de la banquise antarctique. D'abord, la banquise antarctique se comporte tout à fait différemment de la banquise arctique, puisqu'elle se défait et se forme chaque année. Il n'y a pratiquement pas de glace pérenne qui survit année après année. Les observations sont très disparates. Nous sommes en ce moment en train d'observer une tendance plutôt à la diminution. Nous ignorons si elle est solide ou pas. Il y a beaucoup d'observations aujourd'hui. C'est en devenir.

Sur la question concernant le niveau d'investissement français, pouvons-nous exister pour pas trop cher ? Oui, nous le prouvons depuis des décennies, mais tout système a ses limites. Aujourd'hui, il faut bien réaliser qu'en Antarctique, les nations sont en train de réinvestir, notamment la Chine très fortement. Cette dernière est en train de construire une cinquième station de recherche en Antarctique, et s'implante à peu près partout sur le continent. Nous sommes pays possessionné. Nous revendiquons la Terre Adélie. Cela se fait à condition de maintenir un minimum d'activité. Cette activité passe par nos recherches. Je souligne à cette occasion que je suis actuellement en contact avec la ministre de la recherche, Frédérique Vidal, qui envisage de venir en Antarctique au mois de novembre pour affirmer cette présence française par la recherche. Sauf cas de force majeure, nous aurons une présence du gouvernement, pour la première fois, une ministre du gouvernement français en activité en Antarctique. J'espère que nous allons y arriver.

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Dr Anne Choquet, enseignante-chercheuse en droit à la Brest Business School

C'est vrai, nous avons beaucoup parlé d'un traité sur l'Arctique, vous en avez parlé à différentes reprises. Il faut peut-être envisager, non pas un traité sur l'Arctique, mais plusieurs traités, selon une approche sectorielle. Je crois beaucoup au droit international et à une coopération internationale avec des États du territoire, mais également d'autres États, pour avoir une approche effective et avec une volonté de disposer de nouvelles règles. Il est vrai que nous ne pouvons pas envisager un traité global sur l'Arctique. Nous avons un traité sur l'Antarctique et une approche globale. Néanmoins, le droit doit évoluer. Le traité sur l'Antarctique doit évoluer. Concernant les États, il n'y a pas, à ma connaissance, d'État qui ait envie de quitter le groupe du traité sur l'Antarctique. Petit à petit, de nouveaux États rejoignent ce groupe. La difficulté de tous les traités, que ce soit pour l'Arctique ou l'Antarctique, c'est que le droit se crée de manière assez lente. L'approche juridique repose avant tout sur l'expertise scientifique. Que ce soit dans le Conseil de l'Arctique ou le système de traité sur l'Antarctique, il y a des comités, des conseils scientifiques, qui sont fondamentaux dans la négociation internationale. Nous avons besoin d'expertise, de nouvelles recherches, pour ensuite nous appuyer sur ces travaux pour adapter la réglementation en vigueur.

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Dr Laurent Chauvaud, directeur de recherche au CNRS

L'ouverture de la glace sur trois mois peut paraître courte. Je voudrais noter que les bateaux et les histoires de navigation et d'ouverture du passage du Nord-Est et les chiffres qui sont donnés n'incluent pas forcément les bateaux qui sont utilisés pour le tourisme. Il faut séparer cela et essayer d'imaginer qu'arrivent en Arctique massivement en milieu côtier des Australiens, des Chinois, et qu'ils débarquent à hauteur de deux ou trois cents personnes dans des écosystèmes fragiles. Nous l'échantillonnons avec les Danois au nord-est du Groenland, il n'y a jamais eu de peuples autochtones là-bas, il fait mille fois trop froid. Les conditions sont trop dures pour qu'il y ait des populations humaines installées.

Ce qu'il faut retenir, c'est qu'en écologie un événement peut intervenir de manière très ponctuelle et avoir des conséquences durables. Ainsi, la gelée qui a eu lieu en Bretagne durant l'hiver 1963-1964, au-delà de moins 20 degrés, a fait disparaître le poulpe de la région pendant cinquante ans. L'évènement dure quinze jours et vous en voyez encore les effets cinquante ans après. Il n'y a pas besoin que l'évènement dure un an pour que nous ayons une nouvelle répartition des espèces, les cartes étant rebattues complètement. Un ouragan qui dure deux jours, deux jours plus tard, votre écosystème a complètement changé. Un bateau qui passe, même pendant un mois, même pendant deux mois, avec des touristes qui font du bruit, peut avoir des effets sur un invertébré, une coquille Saint-Jacques, un pétoncle qui se reproduit pendant cette période. Dans ce cas, c'est pendant cette période-là qu'il ne faudrait pas faire de bruit. Ce n'est pas parce que cela ne dure pas longtemps que ce n'est pas très grave.

Pour le magnétisme, je vous ai parlé de transfert. On nous pose souvent la question en France, en liaison avec l'installation de champs éoliens et de transport d'électricité, de l'impact des champs magnétiques sur les invertébrés, les coquilles Saint-Jacques, les homards, les espèces à intérêt commercial. Nous sommes prêts à transférer ce savoir dans les régions polaires. Mais ce n'est pas facile à faire. Cela paraît simple, mais ce n'est pas très simple de mesurer l'impact d'un champ magnétique sur le comportement d'une « bestiole » migratrice. Si vous nous en donnez les moyens, il est possible de transférer cela en milieu polaire.

Quand on parle de la valeur et du côté brevetable de la biodiversité, de ces gènes ou d'enzymes, ou quand on essaye d'imaginer des choses qui sont applicables à la médecine ou à l'industrie de la chimie – c'est ce que l'on imagine –, je vous invite à réfléchir au fait que nous ne pouvons pas éternellement dire que nous sommes capables de chiffrer les biens et services que la nature nous rend en termes d'euros au mètre carré. Ce n'est pas possible, et il y a une raison intrinsèque à cela, c'est que c'est très dépendant de nos connaissances. Je vous donne un exemple. La coquille Saint-Jacques est le plat festif des Français à Noël. Quand vous réfléchissez à la valeur de la rade de Brest, vous dites : « Il y a tant de coquilles Saint-Jacques au mètre carré, je vais vous calculer combien cela rapporte parce qu'il y a des emplois derrière. » Nous faisons ce chiffrage avec les économistes, on vous fournit un chiffre. Je travaille depuis vingt ans sur le fait que la coquille Saint-Jacques est comme un arbre. Nous développons l'idée que cet animal est finalement une archive et enregistre la température de l'eau de mer avec une précision médicale à l'échelle du jour. Nous sommes même descendus à Saint-Pierre-et-Miquelon à l'échelle de dix minutes. Cela veut dire qu'il y a des animaux qui enregistrent la température de l'eau de mer toutes les dix minutes pour nous. Vous n'avez pas besoin de mettre un thermomètre dans l'eau. Il y a des thermomètres partout sur la planète que sont les pétoncles, les coquilles Saint-Jacques, et les invertébrés en général. Immédiatement, votre plat festif est devenu un thermomètre qui a une valeur scientifique qui n'est plus mesurable. Vous nous demandez comment ont évolué les propriétés de l'eau ? Vous avez un animal qui répond à cette question, à laquelle nous ne pouvions pas répondre avant. Sa valeur vient de changer. Cela devient aussi absurde de poser la question : « Quelle est la valeur de cette coquille Saint-Jacques ? » que de poser celle de la valeur de la Joconde. Elle est absolue. Elle est infinie. Vous pouvez étendre cette idée à l'ensemble de la biodiversité. Cela dépend tellement de nos connaissances qu'il faut arrêter de se poser cette question. Il faut intégrer des concepts un peu plus complexes en termes de valeurs.

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Dr Paul Tréguer, océanographe chimiste, professeur émérite à l'université de Bretagne Occidentale

Je reviens sur les fluctuations de l'extension de la banquise, qui a fait l'objet d'une question. Il faut se rendre compte que l'océan Arctique est relié à l'océan Atlantique nord. En particulier, il y a ces grands courants. Pour faire simple, le Gulf Stream, la dérive nord-atlantique impacte directement la température, par exemple, de l'océan Arctique. Vous avez des fluctuations. Pour être sûr d'établir une tendance, quand on dit par exemple que, selon certaines projections, la banquise arctique disparaîtrait dans quelques décennies, il faut pour cela disposer d'une longue durée d'observation. Soutenir la mise en place des observatoires est absolument essentiel sur les moyens de la recherche. Ceci est vrai non seulement pour l'océan Arctique, mais pour l'océan Antarctique.

Arrêtons de voir de façon négative la manière dont la Chine s'investit en Arctique ou en Antarctique. Je fais partie de ceux en France qui, depuis l'an 2000, développent des relations suivies avec des scientifiques chinois. Nous voyons leur montée en puissance, en termes de publications en particulier. Nous avons plutôt tout intérêt à dégager des visions géostratégiques sur les relations avec la Chine. C'est ce que je fais à titre personnel en tant que membre de l'Académie européenne des sciences. En juin prochain, à Shanghai, avec nos partenaires de l'Académie chinoise des sciences, nous avons un atelier stratégique sur les sciences marines au sens large, y compris sur le polaire. Ce genre d'information pourrait intéresser aussi certains membres de votre commission.

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Romain Troublé, directeur général de la Fondation Tara Océan

Je répondrai à M. Mélenchon sur les enjeux du shipping et des routes maritimes du Nord. Le trafic aujourd'hui en mer, ce sont les hydrocarbures et les liquides, le vrac, et les containers. L'économie du transport containers aujourd'hui, c'est de faire dix escales entre le fond de l'Asie et l'Europe pour charger et décharger à chaque fois. Au moment où le bateau passe à Singapour, il est plein et il part en Europe plein. Cela se remplit tout autour. Il y a beaucoup d'escales, beaucoup d'interactions avec beaucoup de territoires sur la route des containers, ce qui fait que le business existe et que les bateaux, que nous construisons aujourd'hui de plus en plus gros, arrivent à avoir assez de boîtes à transporter. Cela marche par le Sud, pas par le Nord et c'est la raison pour laquelle la compagnie maritime d'affrètement CMA-CGM a déclaré, il y a quelques jours avant le G7, qu'aucune de ses lignes containers ne passerait par le Nord demain. Ce n'est pas un enjeu de business pour le container shipping. En revanche, il y a des enjeux de business, bien sûr, pour sortir les ressources de l'Arctique. Des bateaux vont chercher le nickel, ils le font quasiment toute l'année, sauf pendant deux mois. Ces bateaux partent de Norilsk avec du nickel et vont à Mourmansk en Russie. Ce sont des bateaux qui sont modernes, dédiés à ces choses-là, adaptés. Il y a aussi les bateaux de transport de gaz naturel liquéfié (GNL) bien entendu, le « Christophe-de-Margerie » notamment, l'un des premiers transporteurs de GNL brise-glace qui transporte du GNL au nord de l'Arctique. Ce bateau-là l'a fait à dix reprises cette année 2018. Pour le vrac, le grain, ce n'est pas par-là que passent les échanges internationaux. Cela passe entre les greniers de l'Amérique latine et l'Asie. Cela passe d'est en ouest, et pas du tout par le pôle. Le tourisme a un impact. L'Organisation maritime internationale (OMI) a édicté un code polaire, le Polar Code, qui interdit le fioul lourd arctique parce que cela fait beaucoup de poussière, de black carbon, qui se dépose sur la neige qui devient noire et fond deux à trois fois plus vite avec le soleil, selon le phénomène d'albédo.

Je pense qu'il y a un enjeu que la France doit garder en tête et porter à la COP 15 de la biodiversité à Kunming l'an prochain en Chine, c'est cette biodiversité arctique, qui n'est pas seulement terrestre. Souvent, la biodiversité marine est le parent pauvre de ces enjeux-là, et l'Antarctique encore plus. Plus que de bien commun, il faut parler de responsabilité commune. Celle-ci sera un droit. Cela a été décidé et reconnu. La notion de bien commun est une notion juridique très floue, qui n'a pas d'assise. C'est un problème que nous rencontrons aussi sur la haute mer aujourd'hui. C'est un bien commun certes, mais surtout une responsabilité commune de protéger ces écosystèmes pour le futur.

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Cette matinée nous a permis, au sein de notre commission, de mieux saisir les enjeux stratégiques, scientifiques, environnementaux, concernant les pôles. Nous allons continuer au sein de notre commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale à nous préoccuper de ces questions. Notre présidente, Marielle de Sarnez, est très impliquée aussi sur ces questions, et a emmené la commission sur ces chemins que nous ne regrettons pas de suivre. Je vous remercie aussi d'avoir passé un certain nombre de messages aux élus de l'Assemblée nationale que nous sommes pour bien veiller au grain au moment de l'examen des budgets. Je vous remercie infiniment.

La séance est levée à 12 heures 15.

Membres présents ou excusés

Réunion du mercredi 18 septembre 2019 à 9 h 40

Présents. - Mme Aude Amadou, Mme Clémentine Autain, M. Pierre Cabaré, Mme Annie Chapelier, Mme Mireille Clapot, M. Pierre Cordier, M. Alain David, M. Christophe Di Pompeo, M. Michel Fanget, M. Bruno Fuchs, Mme Anne Genetet, M. Éric Girardin, M. Michel Herbillon, M. Christian Hutin, M. Bruno Joncour, M. Hubert Julien-Laferrière, M. Rodrigue Kokouendo, Mme Amélia Lakrafi, M. Jean Lassalle, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Marion Lenne, Mme Brigitte Liso, M. Mounir Mahjoubi, M. Jacques Maire, Mme Jacqueline Maquet, M. Jean François Mbaye, M. Jean-Luc Mélenchon, M. Frédéric Petit, Mme Isabelle Rauch, M. Bernard Reynès, Mme Laetitia Saint-Paul, Mme Marielle de Sarnez, Mme Sira Sylla, M. Buon Tan, M. Guy Teissier, Mme Valérie Thomas, Mme Nicole Trisse, M. Sylvain Waserman

Excusés. - M. Lénaïck Adam, Mme Ramlati Ali, M. Moetai Brotherson, M. Bernard Deflesselles, Mme Laurence Dumont, M. Philippe Gomès, M. Meyer Habib, Mme Aina Kuric, Mme Nicole Le Peih, Mme Marine Le Pen, Mme Bérengère Poletti, M. Hugues Renson

Assistaient également à la réunion. - M. Jean-Michel Jacques, Mme Brigitte Kuster, M. Jean-Charles Larsonneur